Étiquette : Éditions des Vanneaux


  • Claire Massart | Novembre




    NOVEMBRE



    Novembre ancien, orient de terre : on meurt tous les soirs ; on meurt de tous les couchants, après avoir rageusement brandi, reliquat, un regard fauve. Dans le désespoir de l’achevé, on part vers un très vague néant.

    On avance, des vaisseaux aiguisés dans le dos. On se donne en pâture. On est incertain. Pourtant, un certain oiseau s’est fiché dans mon œil droit, me nommant dans son éclaboussure.

    Dernière poésie avant le rivage… Tendu, un flamant rose accompagne la vision.

    J’allais, clinquante, claquante. Maintenant le silence est l’allié.

    Matin africain : la ville appartient aux chiens, en d’arrières faubourgs, en d’arrières banlieuse. Instant tondu.
    Soir africain : la rue appartient à la foule comme la foule appartient à la rue.

    L’Atlas, c’est le sang du monde, veines ouvertes. Chaque soir, le monde y éteint son regard.




    Claire Massart, Le Calendrier oublié in L’Aveu des nuits suivi du Calendrier oublié, Éditions des Vanneaux, Collection L’Ombellie, Bordeaux, 2017, page 71.






    Claire Massart  L'aveu des nuits 2




    CLAIRE MASSART


    Claire Massart 3
    Source




    ■ Claire Massart
    sur Terres de femmes

    À Rebours (extrait de L’Aveu des nuits)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur lelitteraire.com)
    une recension de L’Aveu des nuits suivi du Calendrier oublié par Jean-Paul Gavard-Perret
    Les Tempes du Temps, le blog de Claire Massart





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  • Pascal Commère | Sur la poussière



    SUR LA POUSSIÈRE



    Entre les vitres certains jours et les fumées,
    les yeux hésitent un instant. Savent-ils que les jardins,
    avec leurs tas de cendre et les touffes des herbes
    — et le verre certains jours est poussière.
    Lente dans les yeux la poussière disperse ses maisons.
    où se glissent les chats, sont du verre pilé
    Des maisons grises et leurs toits, mais les maisons
    ont toutes peur du soir, et leurs couleurs s’éloignent.
    Les yeux certains jours habitent nulle part, ni les jardins
    en bas qui rôdent autour des herbes. Et quand la lumière penche
    quelque chose des yeux, ou une main qui bouge,
    un instant se dessine sur la poussière.




    Pascal Commère, Et nous ne savons pas in Amandine Marembert, Pascal Commère, Éditions des Vanneaux, Collection Présence de la Poésie, 2018, page 127.






    Pascal Commère Vanneaux








    PASCAL COMMÈRE


    Commere
    Source




    ■ Pascal Commère
    sur Terres de femmes

    [Blanche, la gelée aux quatre coins] (poème extrait de « Songe du petit cheval déplacé en terre franque »)
    Mémoire, ce qui demeure (note de lecture d’AP)
    Lettre de la mère (extrait de Mémoire, ce qui demeure)
    [Crayonné paysage] (poème extrait de « Sur une ligne de crête en Toscane »)
    [La courbe des fumées là-bas] (poème extrait de Territoire du Coyote)
    Territoire du Coyote (note de lecture d’AP)




    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur Terre à ciel)
    une page consacrée à Pascal Commère (nombreux extraits + notice bibliographique)
    → (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Pascal Commère
    → (sur le site de France Culture)
    Pascal Commère dans Ça rime à quoi de Sophie Nauleau (émission du 13 mai 2012)





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Guillaume Déloire, Le Graillon

    par Angèle Paoli

    Guillaume Déloire, Le Graillon,
    éditions des Vanneaux, Collection l’Ombellie, 2018.



    Lecture d’Angèle Paoli


    Puteaux
    La Chope formidable, 22 quai National, Puteaux
    Photo de première de couverture du Graillon
    (Ph. D.R. archives personnelles de Guillaume Déloire)








    FACE À L’ABSTRACTION



    Feuillets de vie soustraits à l’effacement d’un monde, journal rédigé sur un coin de table de bistrot, pages écrites à la volée dans les journées ponctuées de haltes quotidiennes répétitives, Le Graillon est tout cela mais bien plus encore. Sous-titré « poésie ouvrière » par l’auteur de l’ouvrage, le projet d’écriture — et de mémoire — de Guillaume Déloire se lit d’une traite, d’un seul tenant, dans l’enthousiasme de la découverte d’un temps et d’un espace autres. D’une poésie autre.

    Un autre monde fait irruption dans ma vie de lectrice insulaire, à bord d’une « Fiat 126 pétaradante », conduite par un jeune homme enthousiaste, passionné de photographie et de « poésie pauvre ».

    Dans la première partie du livre, intitulée « Fiat Lux », l’aventure poétique et humaine de Guillaume Déloire s’ouvre en mars 2011, avec deux poèmes préliminaires, mais ne commence en réalité qu’en novembre 2014, pour se poursuivre jusqu’en décembre 2015. Chaque poème est annoncé par un titre. Lequel reprend une idée, une expression, un vers du poème. Chaque poème est daté et comporte la mention de son lieu d’écriture. Précédant la seconde partie « Facta est lux », six pages hors-texte de photos prises par l’auteur. On y retrouve les lieux qu’affectionne le poète — sans que soit oubliée la Fiat 126 indissociable de son propriétaire et complice de ses virées — et les personnes qui les occupent. Areski Ghanem, « patron » du Café Europa ; Joaquim Patricio et Ana da Glória (qui écrit des poèmes, dont plusieurs sont insérés au fil du texte des deux parties, traduits du portugais par Loïs Ramos), qui se partagent le Café Portugal, 23, rue Arsène Houssaye ; Madjid Achourane, patron du Café de l’Avenue, 99, avenue Marcel Paul ; Moma Paunovic, patron de La Gondole, ancienne église transformée en café-restaurant, 42, avenue Louis Roche ; et Moha le ferrailleur ; un ancien ouvrier de chez Thomson, rue du Fossé Blanc ; le Rrom, avenue Louis Roche ; Timzguida, rue Arsène Houssaye, Nikola Svitlic, rue Louis Roche.

    Après le cahier hors-texte de photos, le voyage se poursuit encore, de janvier à août 2016. Cette seconde partie, « Facta est lux », s’ouvre sur un poème interrogatif de quelques lignes (« de sa vie un poème ») :

    « comment faire de sa vie un poème

    comment faire d’un poème sa vie

    Déjeuner au Café Portugal. Le petit monsieur est toujours à l’hôpital. Ma mère l’est aussi. Sous morphine. Les hanches.

    04.01.16 – Café Portugal »

    Elle se clôt sur une page-photo où l’on voit un émouvant face-à-face. Celui de Madeleine en dialogue avec Carmen, son arrière-petite-fille. La mort de la grand-mère du poète signe la fin du projet, son dénouement. Les deux événements coïncident qui marquent l’effondrement de tout un pan de vie. Et laissent le poète anéanti, au bord du gouffre :

    « Je suis dévasté, je ne peux pas être à mon travail, les choses m’échappent, je pers contrôle, un trésor va s’enfouir à des centaines de kilomètres de moi. »

    « Poésie pauvre » ? L’expression surprend parce qu’inusitée dans le domaine de la poésie. Il y a bien, dans le domaine artistique contemporain, l’arte povera italien, manifeste politico-social apparu sur la scène internationale dans les années 1960. Guillaume Déloire, lui, jeune fonctionnaire qui s’en veut d’avoir échoué au concours qui lui aurait permis d’offrir davantage d’aisance à sa petite famille, s’invente délibérément en poète pauvre. La poésie qu’il admire est celle de Richard Brautigan dans le Journal japonais, que Déloire tient pour un « summum de poésie simple, nue, sans manières. » Poésie pauvre, poésie simple. Telle est la ligne directrice que défend le poète dans son ouvrage. Poésie en prise directe avec sa passion de la « zone », de son langage et de ses signes, la poésie de Guillaume Déloire rend compte de ses habitudes et de ses préoccupations, de ses désirs. Du désir fiévreux qui le pousse à donner corps à son projet d’écriture. Un projet fragile qui pourrait s’effondrer d’un instant à l’autre. Mais qui lui tient au corps et au cœur : « manger ouvrier » / « restos… ouvriers » / écrire ouvrier. La langue qui est celle de Guillaume Déloire est une langue volontiers parlée, prompte à s’attacher aux mots des autres et à les faire siens, à leur histoire et à leur idiome propre. Derrière cette pauvreté, revendiquée comme un trésor, c’est toute une philosophie de l’accueil et de la générosité qui se dégage. Poésie spontanée, détachée de toute ambition de style, la poésie de Guillaume Déloire est directe, sans chiqué. Prosaïque plutôt, non seulement parce qu’elle adopte le rythme de la prose, son déroulé narratif, mais parce qu’elle est ancrée dans la langue quotidienne de gens modestes. Héritier d’une famille d’ouvriers, le poète aime partager son temps libre dans le quartier qu’il affectionne, avec les habitués des cafés qu’il fréquente et où il lui arrive de venir « grailler » avec son ami peintre, Cyrille Brégère. À l’affût du détail qui le bouleverse, détail futile le plus souvent, comme ce carrelage de bistrot qu’il voudrait prendre en photo, le poète note au jour le jour ce qui fait le sel de sa vie, non sans jouer sur les mots, non sans un certain humour :

    « bâbord on mange le couscous royal

    tribord des tripes »

    ou encore :

    « la carte propose des vins arabes

    le chef demande si j’ai aimé ses tripes

    et me ramène du rab »

    ou bien

    « les jeunes déjeunent

    les vieux dévieillissent »

    Parfois la plume s’envole vers des notations subtiles :

    « chaque visage recèle une histoire qui s’épuise

    chaque histoire une âme qu’on épouse

    avant qu’elle ne s’évanouisse »

    Passionné de rencontres, de liens fondés sur l’écoute, l’amitié et le partage, Guillaume Déloire sillonne « la zone », ses friches ses terrains vagues ses grilles et ses murs, dans l’espoir d’arracher un instant d’éternité au passé disparu ; ou à un avenir incertain, sur le point d’être anéanti à son tour avant qu’il laisse place à l’oubli. « La zone » qu’affectionne le poète vagabond a pour nom Gennevilliers. Son port ses docks ses maisons de briques livrées à la démolition recèlent des trésors. À la fois objets de la quête et butin du poète. Aimanté par les rues de la ville, Guillaume Déloire photographie ferrailleurs et ouvriers, émigrés, apatrides, Rroms et maghrébins, portugais et serbes. « Poésie ouvrière, la classe » — elle aussi menacée, au même titre que les usines où tous travaillaient jadis, et dont il ne subsiste que ruines.

    Écrire /Photographier. Les deux activités vont de pair. Pour témoigner d’une France que tous aimaient, et qui a sombré. Où ? Comment ? Depuis combien de temps ? En matière de photographie, l’artiste qui retient l’attention du jeune poète est le peintre Jürg Kreienbühl, « l’une des références esthétiques majeures pour mon projet », écrit-il.







    Kreienbühl
    Jürg Kreienbühl (1932-2007), Le Coup de rouge, 1965
    Source







    Ainsi exulte le poète lorsqu’il prend en photo le Rrom qui vient d’être délogé de son squat :

    « Je le photographie, avec son outil de travail à la main : sa pancarte de mendiant. Il se laisse faire, il veut bien être mon modèle pour ce court moment, je le photographie à différents endroits de la friche, ça y est, je suis dans une toile de Kreienbühl, avec un sujet misérable et des couleurs magnifiques, je le photographie dans la pièce qui est sa chambre, sur son lit, puis avec sa famille, ces gens n’ont rien et ils l’offrent à ma vue. »

    (12.05.15 – Dans la Fiat, p. 100)

    Tout le projet de Guillaume Déloire est là, contenu dans ces lignes où se lit aussi l’authenticité de son émotion.

    L’auteur de ce voyage poétique peu ordinaire n’en revient pas de la ferveur qui l’étreint, jour après jour ; celle qui le pousse dans ce projet ouvrier qui le taraude : écrire ce livre qui l’habite autant qu’il l’habite. Le conduire jusqu’à son terme. Jusqu’à « la dernière feuille blanche ». Dans la peur tenace d’une page qui se tourne.

    Happé de manière irrépressible par la zone de Gennevilliers qui vit au ralenti, dans une sorte de bonhomie bienveillante, accueillante et conviviale où se retrouvent les habitués du petit salé aux lentilles ou du foie de veau persillade, autour d’une bière ou d’un verre de Boulaouane, Guillaume Déloire découvre un jour, tardivement, le pourquoi de cette aimantation qui a occupé sa vie son temps ses loisirs deux années durant.

    Une révélation qui lui vient de Madeleine, sa grand-mère, évoquant pour lui le bistrot que tenaient sur le quai National à Puteaux ses arrière-grands-parents, La Chope formidable :

    « Je connaissais évidemment cette page de notre histoire familiale, mais c’est à cet instant comme une révélation, une évidence, mon obsession depuis bientôt 2 ans pour cette zone industrielle qui tombe en désuétude, avec ses quelques restos ouvriers et ses ouvriers de plus en plus rares, mais toujours présents, bon sang mais c’est bien sûr, ça vient de là, et c’est presque inconsciemment que j’ai remonté jusqu’à l’origine, que j’ai remonté l’avenue comme on remonte le temps, je n’ai fait que clamer l’appartenance à une région, une région sans drapeau, rouge, ouvrière, ici quai National il ne reste plus trace du passé, de ce qui s’est passé, plus de Chope formidable, mais je sais qu’il existe, on me les a déjà montrées, deux-trois précieuses photos de la Chope formidable, avec mes aïeuls qui posent devant, il me faut absolument remettre la main dessus.

    17.04.16 — Chez moi »

    L’aventure du livre prend fin avec la mort annoncée de Madeleine et le désespoir du poète.

    « Je suis dans une impasse, qui n’a pas encore de nom et donne au bout de la rue des Cabœufs, sur l’immense terrain vague duquel émergent des structures métallisées qui préfigurent à quoi ressemblera peut-être cette zone dans quelques années, des entreprises sans ouvriers, mais pour l’heure on peut encore voir l’horizon, c’est sûrement pour ça que j’ai choisi instinctivement de me poster à cet endroit pour recevoir ce coup de fil décisif qui menace d’amputer ma vie d’une force d’amour, de rituels précieux, si les nouvelles sont mauvaises et m’étriquent, au moins je vois loin […]

    Je suis face à l’abstraction, je dois trouver une parade alors je roule dans les mêmes rues désertes, Le Viking, Le Père tout va bien, tous les cafés sont fermés, je roule dans l’abstraction […] je suis dévasté. »

    Face à l’abstraction de la disparition d’un être cher, il reste l’œuvre d’un poète. Son témoignage bouleversant.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Guillaume Déloire  Le Graillon





    GUILLAUME DÉLOIRE


    Guillaume Déloire




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site du Parisien)
    une lecture du Graillon par Olivier Bureau
    le site des éditions des Vanneaux



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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Claire Massart | À Rebours


    Série Nuit

    5. À Rebours




    Souvent en fin de nuit viennent d’anciens lieux de pierre et de mémoire.
    Une bousculade à rebours
    Juste l’écho de quelques vies et leurs méplats
    Dans un silence qui peluche

    Tant d’enfuis parfois à leur insu
    Jonglant avec leur sosie
    Dans les rêves
    Dans les dédales de l’oubli
    Une fenêtre dans la paume.



    Janvier 2016



    Claire Massart, L’Aveu des nuits suivi de Le Calendrier oublié, Éditions des Vanneaux, Collection L’Ombellie, Bordeaux, 2017, page 28.






    Claire Massart  L'aveu des nuits 2




    CLAIRE MASSART


    Claire Massart 3
    Source




    ■ Claire Massart
    sur Terres de femmes

    Novembre (extrait du Calendrier oublié)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur lelitteraire.com)
    une recension de L’Aveu des nuits suivi du Calendrier oublié par Jean-Paul Gavard-Perret
    → (sur le blog Jacques Louvain)
    une recension de L’Aveu des nuits par Dominique Boudou
    Les Tempes du Temps, le blog de Claire Massart





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  • Jean Portante, L’Aquila

    par Angèle Paoli

    Jean Portante & David Hébert, L’Aquila,
    Éditions des Vanneaux, collection Carnets nomades, 2015.



    Lecture d’ Angèle Paoli


    DH Aquila
    Dessin de David Hébert
    in Jean Portante, L’Aquila, Éditions des Vanneaux, Carnets nomades.









    DÉSESP-ERRANCE À TRAVERS LES RUINES




    Septembre 2017 : Tavoliere della Puglia, les étendues s’étirent sous mes yeux, vastes et dorées sous ciel d’automne. Les éoliennes tournent plein Sud. Les villages sur éperons rocheux s’accrochent plein ciel. Veillés par les cimes du Gran Sasso. Les Tavoliere, anciennes terres de transhumances des rois d’Aragon, traversent de part en part. De Naples à Foggia et de Foggia à Naples.

    J’observe les noms qui surgissent le long de la transversale qui va de la Campanie aux Pouilles. Certains éveillent en moi le souvenir lointain de textes étudiés jadis au lycée. Pescara, Foggia, L’Aquila. Et celui des Abruzzes. J’aimerais bifurquer, prendre la tangente. Mystérieuses Abruzzes. Ce ne sera pas pour ce voyage. Heureusement, il y a les livres. Et parmi eux, depuis quelques jours, celui de Jean Portante. Il vient combler un vide et raviver un désir. L’Aquila/Carnets Nomades/Éditions des Vanneaux. Et des dessins signés David Hébert. L’Aquila. J’ignorais jusqu’à ce jour que la famille de Jean Portante — qui est né, vit et réside au Luxembourg — fut originaire de cette ville. L’Aquila. Un fantôme de ville. Détruite par le séisme du 6 avril 2009. Un coup de poignard pour le poète Jean Portante. Secousse dans les entrailles. Déchirement. Il faut retourner à L’Aquila. Impérativement. Et écrire, écrire. D’urgence. Pour tenter de saisir ce qu’il est advenu d’elle : « où va l’âme d’une ville quand elle s’évapore ? », s’interroge le poète. Comment ranimer les souvenirs de ce qu’elle fut sinon en remettant ses pas dans les pas de l’enfance ? Ce qu’il reste d’une vie partagée par l’enfant avec les siens. Si peu de choses. Le souvenir d’une épicerie et de son coupe-mortadelle, quelques bons mots, des visages et des sourires. Des accents. Des timbres de voix. Des fantômes, habillés de tendresse par le poète.

    Revenir sur ses pas, revenir sur le passé, celui défunt de la Città, celui, tout aussi défunt, des siens. Père/mère/grands-parents, paternels/maternels, auxquels le livre est dédié. De même qu’il joue sur la trajectoire Nord/Sud (ou Sud/Nord), le texte de Jean Portante joue sur cette alternance ou cette double localisation. Connaissances historiques d’un côté. Souvenirs personnels de l’autre, ravivés par les photos prises par le père aux côtés de l’enfant de cinq ans, de douze ans… « Douze photos, pas une de plus ». Plutôt onze, parce que la dernière, celle du grand-père mineur, mort dans le Nord, est noire. S’inventer cette contrainte : « c’est comme si j’écrivais un sonnet. quatorze vers, pas un de plus. la contrainte ne bride pas. elle pousse vers l’essentiel. vers les douze stations du départ… ». Une fois fixé son cadre, le poète peut écrire. Il évoque la vie à San Demetrio, « à un battement d’aile de l’aquila ». Une vie de tous les jours, un peu à l’ancienne. Celle des années 1950. Une vie modeste. Famille de paysans du Sud, de mineurs contraints à l’exil dans le Nord pour vivre. Une vie un peu ralentie mais de qualité, et non dépourvue de grandeur. Peut-être héritée de l’Antiquité. Une grandeur qui nourrit la fierté de l’enfant. Car L’Aquila est ville sabine. Le rapt de ses femmes par les Romains a été immortalisé. Les historiens de l’Antiquité s’en sont emparé. Plus tard, les peintres. Poussin, David Cortone, Schönfeld… L’Aquila est aussi la patrie de Célestin V (1209 -1296), élu pape en 1294, dont le gisant repose à Sainte-Marie de Collemaggio. Elle est aussi celle du célèbre Salluste, né en —86 à Amiternum, ville fondée par les Sabins. Devenue par la suite Aquila. Puis L’Aquila.

    « salluste l’aquilain, dont la statue de bronze noir est plantée au milieu de piazza palazzo, à l’aquila, au cœur du centre historique… ».

    Ces évocations raniment en moi le souvenir des Lettres Latines de Morisset-Thevenot. La Conjuration de Catilina. L’enfant Jean Portante, lui, ne rêve que d’aigle. « L’Aigle est un rêve d’enfance qui a tenu bon », écrit-il dans « journal d’un tremblement » (29/03/2013). Qui plus est, la vieille cité des Abruzzes s’offre le luxe d’une double étymologie. Celle de l’aigle bien sûr — aquila —, devenu l’emblème de la ville et de toute la région. Mais aussi celle de l’eau (Aquila est également un dérivé du latin acqua). La ville est en effet célèbre pour sa richesse en eau. Symbolisée par la fontaine aux 99 cannelle. 99 mascarons d’où jaillissent les eaux de l’Aterno.

    Pourtant, dans la nuit du 6 avril 2009, pareille grandeur n’a servi à rien. Une fois encore, L’Aquila, capitale des Abruzzes, a subi les assauts de la Terre, a vécu déchirures et tremblements imprévisibles. En quelques heures, comme cela s’était déjà produit en 1461 et en 1703, les plus beaux monuments, leurs architectures ouvragées, témoignages d’art et d’histoire, se sont écroulés, transformant les rues et les places en un vaste champ de ruines. Un paysage de guerre sans le vrombissement des avions de bombardement.

    Les allusions à cette tragédie récente sont consignées dans le « journal du tremblement. » Lequel s’étire sur quelques années. Du 3 avril 2009 au 3 mai 2014. Rédigé en italiques, le texte de ce journal alterne avec le texte courant en caractères romains et non daté. Cependant, quelle que soit la forme choisie, ce qui caractérise l’écriture de ce Carnet nomade consacré à L’Aquila, c’est le « brouillage de pistes », dont l’absence totale de capitales après les points. De sorte que les phrases s’enchaînent sans répit et que patronymes et toponymes sont mis au même rang que les noms communs. De sorte aussi qu’il faut garder son calme pour retrouver l’histoire du cantore epico dell’[a]quila [b]uccio di [r]anallo (1294-1363), noyée dans le texte courant. Il arrive que les yeux tombent par hasard sur les noms de « natalia ginzburg, moravia, calvino, pasolini, gadda, pirandello » et de tant d’autres encore… La lecture bute quelques instants, le temps de revenir à la phrase précédente pour vérifier si un enchaînement possible aurait échappé. Puis l’œil s’accoutume et imprime lui-même ses pauses et ses reprises sans la moindre hésitation. Parfois un souffle puissant s’empare de la page, secoue les torpeurs, emporte dans sa flamme. On ne peut qu’être pris par ce récit qui mêle intime et explicitations savantes, références historiques et gestes du quotidien. Avec toujours, en ligne de fond, pareille à une trajectoire imprimée en filigrane, cette déchirure qui va du Nord au Sud et du Nord au Sud. Ligne qui suit les déplacements imposés par l’exil ; depuis les terres ancestrales jusqu’aux terres d’accueil.

    Ainsi de cet extrait :

    « le lac de sinizzo. en face il y a le cimetière. le cimetière sud. avec son allée de cyprès. y dort grand-père. l’autre grand-père dort sous un bloc de minerai. un bloc du nord. on dit que mourir est une tasse d’obscurité. et on dit que boire dans cette tasse n’empêche pas de voir que les aigles qui passent ont un brin de temps dans leur bec. grand-mère est morte à quatre-vingt-dix-neuf ans. comme elle, l’aquila est restée dévouée au nombre quatre-vingt-dix-neuf. »

    Au détour d’une rue, au détour d’une réflexion, une question brûlante fait soudain irruption. Que deviennent les morts dont les tombes ont été éventrées par le séisme ? Où vont les âmes secouées par les déchirures de la croûte terrestre ? Il faut être originaire de pays méditerranéens pour s’interroger de la sorte. Jean Portante, davantage homme du sud que luxembourgeois, résout avec humour cette préoccupation :

    « on m’a dit que le cimetière de san demetrio n’a pas été épargné par le séisme. c’est là que vit l’âme de mon grand-père. au pied d’un énorme cyprès qui lui fait de l’ombre. j’imagine la tombe, la dalle qui tremble et grand-père qui par une fente toute fine se glisse dans le monde des tremblants. je le vois jouant aux cartes devant sa tombe avec les autres âmes qui se sont faufilées hors de leurs demeures crevassées. ils jouent à quatre trois sept, ils jouent à scopa, ils se racontent des histoires. à quoi bon peuvent bien ressembler les histoires des âmes après le tremblement de terre ? »

    Ainsi s’interroge Jean Portante dans son journal d’un tremblement (30/04/09)

    Les dessins de David Hébert disent tout cela, qui émaillent le texte et l’enrichissent dans l’important dossier qui fait suite. Structures éventrées, échafaudages, imbrications de lignes distordues, colonnes déstructurées, clochers tremblant sur leurs fondations, rosaces décentrées. Les étais, les écoperches et les traverses empêcheront-ils les murs de s’effondrer à la prochaine colère de la croûte terrestre ? Des traits grillagent l’espace. Le regard tente une percée dans ces enchevêtrements. L’architecture ainsi bousculée prend des allures piranésiennes inquiétantes et fascinantes. Parfois un ange s’élance, acrobate ailé, à la rescousse des cloches muettes. D’autres fois, la silhouette d’un chien solitaire traverse la page blanche. Trouée de silence. Le vide prend à la gorge. Une étrange tristesse nous saisit. Celle d’une longue errance éperdue à travers ruines.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Jean Portante  L'Aquila 3





    JEAN PORTANTE


    Jean Portante
    Ph. Guy Jallay
    Source




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions des Vanneaux )
    la fiche de l’éditeur sur L’Aquila






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  • Matthieu Gosztola | [Les masques | Nous parlent]



    Villa d'Este  Tivoli
    Ph., G.AdC
    Les masques | Nous parlent | À chaque instant








    [LES MASQUES | NOUS PARLENT]




    Les masques
    Nous parlent

    À chaque instant
    Ils nous disent

    Nous parlant
    Ils parlent de nous

    Nous parlant
    Ils nous font advenir

    Qu’advient-il de nous ?
    Qu’advient-il de vous ?

    Chaque « je » est un « nous »
    Chaque « je » est un « vous »

    *

    Vous vous retournez
    Pour parler

    Vous parlez

    Vous vous taisez

    Vous faites
    Quelques pas

    Vous ouvrez
    La première porte

    Vous entrez
    Dans le jardin

    Vous effleurez
    Les ruines
    Avec votre émotion

    (Votre émotion
    Est une main
    Frémissante)

    Ce que vous voyez
    Partout
    C’est ce qui redonne

    (Ces ruines
    Ce ne sont pas des ruines)

    À notre langue
    À nos mœurs

    Leur mystère
    Et leur sensibilité

    Chaque fois
    Que vous lisez Hypnerotomachia Poliphili
    Vous en êtes convaincu

    Davantage



    Matthieu Gosztola, « III. Les masques » in Ce masque, éditions des Vanneaux, 2017, pp. 163-164.






    Matthieu Gosztola  Ce masque.jpg 2







    MATTHIEU GOSZTOLA


    Matthieu-gosztola
    Source



    ■ Matthieu Gosztola
    sur Terres de femmes

    15 juillet 1925 | Matthieu Gosztola, lettre-poème (extrait de Lettres-Poèmes | Correspondance avec Gaudí)
    Matthieu Gosztola, Lettres-Poèmes | Correspondance avec Gaudí (lecture d’AP)



    ■ Voir aussi ▼

    le site de Matthieu Gosztola





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  • 3 mars 1994 | Lambert Schlechter | [cahier mou brouillon]

    Éphéméride culturelle à rebours



    [CAHIER MOU BROUILLON]




    Épilogues & incises, printemps 1994. — Je vais mourir. J’écris mon dernier livre. Il m’a fallu dix insomnies consécutives pour mettre bas ces deux phrases. Et maintenant elles sont là, — et ne signifient presque rien. Et pourtant il fallait les noter comme ça et pas autrement. Parmi ce que j’écris ces jours-ci il y a ces phrases-là. // J’écris à coups d’insomnie. // Il est vrai aussi qu’à M je rêve, à la tiédeur de ses nymphes au moment où je les effleure — et son soupir quand en elle plus loin je vais. // Nommer des choses simples, parce rien n’est compliqué. // Dix fois la nuit je me lève, me rhabille. La mort n’est pas ésotérique. La solitude n’est pas mystérieuse. La mort est froide et la solitude est banale. // Et j’ai envie de mourir et j’ai peur de mourir, — envie, parce que cela me permettrait de dormir ; peur parce que demain est un autre jour. // Et dehors le long du mur de la maison, les crocus jaunes sont là depuis deux semaines. Et les crocus jaunes, ça me rappelle quelque chose. // Et plusieurs fois la nuit je descends dans la chambre de mon fils, le regarde, m’accroupis, pose la main sur son front. C’est la nuit. Le silence. J’entends respirer l’enfant. // Cinq ans que ma femme est partie. Ce soir, en rangeant de vieux papiers, j’ai retrouvé une lettre qu’elle m’a écrite à dix-neuf ans, sur les joies de nos corps les premiers mois, — ce sont des mots qui comptent encore vingt-cinq ans plus tard. Ce bonheur-là, nous l’avons connu. Je suis en vie. Je m’en souviens, avec ses mots à elle. À sentir ton corps si chaud contre le mien, je pourrais pleurer de joie. Plus je suis enveloppée de tes bras et serrée contre toi, plus j’ai cette conviction que plus rien ne pourra m’arriver, lettre du 7 janvier 1970, elle avait dix-neuf ans. J’ai réussi à la protéger pendant vingt ans, puis j’ai échoué. Elle est morte. / cahier mou brouillon, 3 mars 1994



    Écrire, 1994. — Je passerai cette année-ci à écrire/détruire ce livre. Je fais un livre en le défaisant. Je jette la moitié et je refais la moitié de ce qui reste. Je construis un texte avec des ruines. // Un livre sans fin ni commencement. Un livre parce que je vais mourir. Un livre à cause de la mort. Un livre après ma femme morte. Un livre pour une femme qui me tue. Un livre parmi tous les autres livres. Un livre offert à Chen Fou. Un livre pour rien. // Un livre parce que je ne sais rien faire d’autre. Un livre le long de ma déroute. No hay caminos, n’y a que la déroute. Au jour le jour ; je ne sais ce qu’il y a demain. // Je ne sais quand la mort commence. J’écris jusqu’à la mort. J’écris le livre, parce que c’est le dernier. Cela ne m’amuse pas, — cela me dévore, m’excite, m’épuise, me tue. // Pendant mes embrassements avec M j’arrêterai d’écrire, mais après j’écrirai nos embrassements, aussi. Les crocus jaunes, les insomnies, la mort, les embrassements ; il n’y a rien d’autre à dire. // Je n’écris même pas dans un style à peu près classique — j’écris sans style. Les mots comme ils viennent. Et ils viennent simplement, s’installant au fil de la plume, le long des lignes, les pages se remplissent, c’est bien, je ne débloque pas, j’écris mes mots. / cahier mou brouillon, 3 mars 1994



    Lambert Schlechter, « Cinquième Cahier » (extrait), in Le Ressac du temps, Le murmure du monde 5, fragments, Éditions des Vanneaux, 2016, pp. 260-261-262.






    Lambert Schlechter, Le Ressac du temps 2






    LAMBERT SCHLECHTER




    Lambert SCHLECHTER
    Source




    ■ Lambert Schlechter

    sur Terres de femmes


    [liste des choses arrivées…] (extrait d’Agonie Patagonie)

    Inévitables bifurcations (note de lecture d’AP)

    [on ne sait plus où se réfugier] (extrait de L’Envers de tous les endroits)

    [J’ai deux fois l’âge maintenant] (extrait de Mais le merle n’a aucun message)
    [trop de murs] (extrait de Milliards de manières de mourir)

    [Je ne sais pas ce qu’elle devient] (extrait de Monsieur Pinget saisit le râteau et traverse le potager)

    4 décembre 2008 | Lambert Schlechter, Les Parasols de Jaurès

    [Sans agrafe ni trombone] (extrait d’Une mite sous la semelle du Titien)




    ■ Voir aussi ▼


    → (dans le dictionnaire des auteurs luxembourgeois du site du Centre national de littérature du Luxembourg)
    une fiche bio-bibliographique sur Lambert Schlechter

    Le Murmure du monde, le blog de Lambert Schlechter






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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Jeanine Baude & David Hébert, Ouessant

    par Angèle Paoli

    Jeanine Baude & David Hébert, Ouessant,
    Éditions des Vanneaux,
    Collection Carnets nomades, 2016.



    Lecture d’Angèle Paoli


    Phare de Kéréon
    Source






    « DANS LE PERPÉTUEL MOUVEMENT D’UNE EXISTENCE ET D’UNE ÉCRITURE »



    Enez Euza. L’île lointaine. L’île extrême. Phares et vents, courants marins puissants tempêtes et naufrages, écueils et légendes. L’île « la plus élevée » de la mer d’Iroise charrie avec son nom — Ouessant — des houles insoumises des navires échoués des épaves des batailles engagées contre les éléments déchaînés. Mémoire d’Ouessant. Mémoire lointaine. Toujours vive.

    Ouessant, « l’île baguée de ses cinq phares », est l’île que Jeanine Baude a élue parmi toutes. La posséder est impensable. Être possédé par elle s’inscrit dans le possible. « […] Possède-t-on jamais une terre aimée ? Elle nous emporte et nous prend dans sa magie, sa plénitude, son isolement qui la rendent si singulière. Elle nous façonne de ses doigts de fée. »

    Jeanine Baude consacre à l’île aimée un petit livre. Ouessant. Qu’elle dédie aux Ouessantins et aux gardiens de phares. Édité en 2016 aux Éditions des Vanneaux, accompagné des dessins-esquisses de David Hébert, Ouessant rejoint la collection des Carnets nomades. Ce petit opus, elle le livre tout entier (ou presque) à l’écriture lyrique d’une passionnée. La poète a beau vouloir tenir à distance cette forme d’expression — « Basta du lyrisme », écrit-elle —, sa nature profonde la déborde, qui fait de son écriture ouessantine un hommage vibrant et magnifique. Tout de tensions de volutes d’enroulements de jets d’écume de parfums de rocaille de houle de marches insatiables de lumière océane et de bleu arrimé aux cinq phares et/ou sémaphores qui ceinturent l’île. Le Créac’h, le Stiff, Kéréon, la Jument, Nividic. Et, à vrai dire, l’insulaire que je suis s’interroge. Pourquoi vouloir gommer atténuer nuancer toujours ce qui nous porte vers, qui nous dépasse, qui nous pousse au-delà de ce qui submerge ? Pourquoi ne pas vouloir vouloir prendre en compte « ce qui parle à notre place. Ce que nous ne pouvons éviter. Ce que nous cherchons dans un faisceau de réalités, la luminescence de cette roche qui non pas écrase mais traverse le regard jusqu’aux tréfonds, dans le silence du corps, celui des chairs, des vaisseaux. » ? Et la poète de poursuivre par cette interrogation d’un lyrisme existentiel à la fois juste et nécessaire : « Comment poursuivre, sinon par nos pas incertains, notre faiblesse à tenir debout face aux vents contraires ? Dans la raréfaction des présages, en allumant la torche des yeux, irradiant les nerfs pour comprendre, ajuster la limaille de nos os à cette marche du présent. »

    Jeanine Baude a élu Ouessant par passion. Pour y vivre au plus près au plus profond au plus intime son attachement viscéral à elle. Elle est l’Uxisama de Pythéas. Ce grand navigateur phocéen qui, en son temps, hanta les mers du Nord. D’origine marseillaise, la poète s’y rend, comme tant d’autres amoureux des solitudes, pour larguer les amarres « au propre et au figuré ». Pour renaître. Et pour renaître, il faut se défaire. Laisser derrière soi ses us et coutumes, les pensées ordinaires, les gestes coutumiers, ses attachements et conforts. Il faut s’engager. Quitter la terre ferme, larguer « le roulis de la ville, sa torpeur, sa cadence inhumaine ». Et de là, une fois embarqué, s’en remettre à l’appel du large, celui-là même qui rince à grande eau et recentre les identités malmenées par la frénésie de ces temps. Ici, sur le navire qui vient de quitter Le Conquet et se prépare à affronter le courant du Fromveur, l’esprit porté par le roulis rôde autour des naufrages d’antan. En longeant Molène, impossible de ne pas avoir en mémoire la catastrophe du Drummond Castle survenue en juin 1896. La poète retrace la tragique histoire des passagers dont les corps flottèrent des jours durant autour de Molène :

    « Le Fromveur fut jonché de corps à la dérive, flottant au milieu d’un amoncellement de débris : objets précieux, vaisselles, vêtements, planches et matériaux divers auxquels, peut-être, s’accrocher. Les pêcheurs molènais furent les premiers à découvrir le drame », dont rendit compte « le célèbre hebdomadaire français L’Illustration. »

    Il faut attendre de retrouver la terre ferme, pour que vienne le temps du poème. Il apparaît dès que la poète reprend pied dans sa maison du Prat et que se met en place la fusion du dedans et du dehors ; que s’ajuste la partition de leur chant jumeau. À ancrer ses pas dans le sol mouvant d’Ouessant, la passante renoue avec la sfuggita qui habite ses entrailles. Curieusement, la sfuggita retrouve intactes les effluves d’Italie. Venise inscrite au creux des muscles et de l’esprit refait surface, qui requiert la poète « par sa luxuriante beauté mais aussi par ce passage de la vie à la mort qui se frotte aux pierres des soubassements rongées par le sel ». Surgissent aussi les souvenirs de pages vénitiennes — celles de « l’ami Jean Clausel » — évoquant « l’enterrement d’Igor Stravinsky », la tombe de Diaghilev, le cimetière San Michele… le Requiem de Scarlatti… L’écriture se fait ainsi l’écho d’un vécu plus ancien. Les réminiscences de lectures se joignent aux souvenirs personnels de voyages et de rencontres, façonnant avec l’histoire de l’île ce curieux « carnet de voyage » qui « se déplie, s’ouvre et se ferme en suivant les vents forts de noroît ou de suet, la marée, son flux et son reflux ». Accord parfait du poïein avec la mouvance du paysage. « Dans le perpétuel mouvement d’une existence et d’une écriture. »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Baude-ouessant 2




    JEANINE BAUDE


    Jeanine Baude
    Source



    ■ Jeanine Baude
    sur Terres de femmes

    Aveux simples & Soudain (lecture de Michel Ménaché)
    C’est affaire de corps
    [Dans la démesure des torrents]
    Oui (lecture d’Angèle Paoli)
    Ô, solitude, l’île (extrait de Oui)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la mél [Maison des écrivains et de la littérature])
    une fiche bio-bibliographique sur Jeanine Baude





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  • Michaël Glück | [où de vivants piliers]




    [OÙ DE VIVANTS PILIERS]



    où de vivants piliers

    où de vivants piliers

    où de vivants piliers
    laissent parfois sortir de confuses paroles


    nous sommes
    adossés à la nuit
    immobiles et passants

    nous allons nous restons
    arbres et oiseaux
    nous tenons le ciel
    entre nos serres jointes
    oiseaux de pierre

    des voix chuchotent dans la fraîcheur
    circulent entre les ombres
    le temps pèlerin écoute les corps
    qui cherchent les corps
    sous les phrases obscures
    on ne voit rien on sait on sent
    ce sont présences de chair
    qui appellent la chair



    Michaël Glück, « Verticales de nuit », in Lysiane Schlechter | Michaël Glück, Poser la voix dans les mains, Éditions des Vanneaux, 2015, page 52.






    Lysiane Schlechter





    MICHAËL GLÜCK


    Michaël Glück
    Source




    ■ Michaël Glück
    sur Terres de femmes


    Choral des Septantes, 6 (extrait de Ciel déchiré, après la pluie)
    [commence une phrase] (extrait de …Commence une phrase)
    …Commence une phrase (lecture d’AP)
    L’Enceinte (note de lecture d’AP)
    « cette chose-là, ma mère… »
    Matières du temps (extrait de D’après nature)
    [le ciel emporte le reflet des îles](extrait d’Errances célestes)
    Passion Canavesio | Passion-Judas (lecture d’AP)
    [Certains matins les mots] (extrait de Tenir debout dans le grand silence)
    [nous sommes venus d’un ciel à l’envers] (extrait d’Un livre des morts)
    [toujours avoir à se justifier devant la norme] (extrait de Tournant le dos à)
    Tournant le dos à (lecture d’AP)
    Jean-Pierre Chambon | Michaël Glück, Une motte de terre (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Jean-Pierre Chambon | Michaël Glück, Une motte de terre (extraits)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions des Vanneaux)
    Lysiane Schlechter : Demeures d’espacement (article de Catherine Pomparat)



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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Jean Malrieu | [Depuis que le désert est arrivé devant ma porte]




    Tu es partie, avec des rires autour du cou.
    Ph., G.AdC







    [DEPUIS QUE LE DÉSERT EST ARRIVÉ DEVANT MA PORTE]



    Depuis que le désert est arrivé devant ma porte chargée de myrrhe et de questions
    Et que la pluie a enfin trouvé assez de consistance pour répondre à mon visage,
    Tu es partie, avec des rires autour du cou.
    Maintenant, le petit jour se lève, pâle comme le couteau et le visage de l’assassin,
    Perdu entre les siècles et les distances.
    Il faut se réveiller, sauter du lit, plonger les yeux dans le bassin de la lumière.
    Je bouge, appartenant au chœur des choses, serviteur des tables et des meubles, responsable des portes battantes, gardien du déluge qui monte entre le lit et le fauteuil.
    J’ai accueilli les mots trop grands pour ma mémoire.
    Des abîmes naissent sous mes pas.
    Au sein du jour, je me jette à la fenêtre pour qu’elle saigne.



    Jean Malrieu in Pierre Dhainaut, Jean Malrieu, Éditions des Vanneaux, Collection Présence de la poésie dirigée par Cécile Odartchenko, 2007, page 106.






    Dhainaut, Malrieu




    JEAN MALRIEU


    Portrait de Jean Malrieu
    Image, G.AdC



    ■ Jean Malrieu
    sur Terres de femmes

    21 juillet 1955 | Jean Malrieu, Lettre à Jean-Noël Agostini



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la revue Possibles, n° 23, août 2017)
    trois poèmes de Jean Malrieu
    → (sur Esprits nomades)
    plusieurs pages consacrées à Jean Malrieu






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