éditions Gallimard,
Collection Continents Noirs dirigée par Jean-Noël Schifano, 2021.
Lecture d’Angèle Paoli
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| LOUISE GLÜCK Ph. © Katherine Wolkoff Louise Glück sur Terres de femmes ▼ → Snowdrops (autre poème extrait de L’Iris sauvage) Voir aussi ▼ → (sur Poetry Foundation) une notice bio-bibliographique sur Louise Glück → (sur ActuaLitté) La poétesse américaine Louise Glück, Prix Nobel de Littérature 2020 → (sur cairn.info) d’autres poèmes issus de L’Iris sauvage, traduits et présentés par Marie Olivier (in Po&sie 2014/3-4 [n° 149-150], pp. 46 à 53) |
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[CONSIDÉREZ LE CIEL SOLAIRE] Considérez le ciel solaire à l’heure de l’extrême incandescence : c’est là qu’il nous faut traverser. Des barques croisent dans ce lac de lumière. Aiguisez mieux votre regard : vous les verrez franchir sans bruit cette brume éblouie et, par-delà, s’ancrer dans les eaux de la nuit pour y plonger éternellement leurs filets dans les profondeurs.
Philippe Jaccottet, Le Dernier Livre de Madrigaux, II, poèmes, éditions Gallimard, Collection Blanche, 2021, page 31. feuilleter le livre |
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| JEAN MARC SOURDILLON Source ■ Jean Marc Sourdillon sur Terres de femmes ▼ → Le milan (autre poème extrait de L’Unique Réponse) → Comme des frères → [Cet imperceptible oiseau très loin] (extrait de Dix secondes tigre) → Au commencement (extrait des Miens de Personne) → [Deux fois l’an, pendant l’été] (extrait d’En vue de naître) → Les Tourterelles (lecture d’AP) ■ Voir aussi ▼ → une lecture de L’Unique Réponse par Jean-Michel Maulpoix [PDF] ■ Note de lecture de Jean Marc Sourdillon sur Terres de femmes ▼ → Isabelle Lévesque, Le Fil de givre |
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Images satellite du Lac Tchad Source : NASA Earth Observatory EN REMONTANT LE LAC TCHAD Un lac ne se remonte jamais. Il malmène la droite ligne qui va de A à B. Bien des phénomènes obéissent à cette loi, excepté ceux qui gouvernent le lac Tchad. La grande réserve d’eau est formée de panses et bagatelles, on dirait des bourses entre ses jambes de grand mâle. Un esprit mal tourné le comparerait à la démarche des femmes opulentes, qui sont de véritables océans portatifs. Le lac Tchad est une gourde que les filets des marins pêcheurs draguent sans discernement.
Ainsi se dessine son courant animé par un mouvement pendulaire. Alors, les eaux se répandent, heureusement endigués par le cercle magnétique terrestre qui, à l’image de l’horizon, met à contribution ses vitrines blindées en vue de les empêcher de verser hors du monde, quand les Martiens prennent le frais au crépuscule.
Le lac Tchad est la dernière station des eaux douces du monde. Les courants intersidéraux les ont déposées dans la galaxie de l’Orient pour notre aise. Tous les soirs, les étoiles nous rappellent à son bon souvenir. Et les randonneurs aussi, qui vont y boire pour l’ivresse et la joie.
Nimrod, Le Temps liquide, récits, éditions Gallimard, Collection Continents Noirs dirigée par Jean-Noël Schifano, 2021, page 18. |
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| ÉRIC SARNER Source ■ Voir aussi ▼ → (sur le site des éditions Gallimard) la fiche de l’éditeur sur Sugar et autres poèmes (Poésie/Gallimard) |
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L’ŒIL DE LA NUIT « Pourquoi ne sommes-nous pas restés des enfants ? » Tout ce que nous écrivons a ses racines dans le sentiment de la vie qui nous habite. Il trouve sa source plus ou moins heureuse dans le passé et ses forces favorables ou contraires dans le présent. Le romancier qui illustre cette vérité donne à voir et à penser nos destins, singulier et collectif, à travers des visages, des lieux et des temps mais aussi des savoirs qui rencontrent ses obsessions personnelles et quelques-unes de nos interrogations communes. Ainsi le dernier livre de Pierre Péju, L’Œil de la nuit, paru en 2019 aux éditions Gallimard et repris en 2020 en bande dessinée, avec le dessinateur Lionel Richerand, chez Casterman, met-il en scène un personnage réel, Horace W. Frink, dont le parcours nous éclaire sur l’état de la société et de l’être à un moment de son histoire et peut-être aussi de la nôtre. C’est après des voyages aux États-Unis en effet que l’auteur a eu le désir de questionner la persistance « du rêve américain » et les effets de « son optimisme de principe ou de façade » confronté aux évolutions de la modernité et du capitalisme. L’arrivée, à l’aube du XXe siècle, de la psychanalyse en fait partie et a infléchi les manières de penser l’homme et sa liberté. Au cours de ses recherches, l’auteur découvre un de ses pionniers en Horace Frink, un adepte, confrère et patient de Freud, dont le rôle lui apparaît étrangement méconnu. N’a-t-il pas tenu une place certaine dans l’implantation de cette nouvelle science de par sa pratique personnelle de médecin et d’essayiste ? Ces éléments, joints à sa fin tragique et au mystère de son effacement dans l’histoire de la psychanalyse, poussent Pierre Péju à s’emparer de son histoire pour en faire une nouvelle figure romanesque : un héros, réinventé, proie de son inconscient et toujours en quête de lui-même dans un Nouveau Monde et un Ancien Monde, troublés par la guerre, ébranlés par les mutations techniques, sociales et humaines que chacun doit y affronter, ainsi que nous l’exposent les premières pages du roman : « L’Europe à feu et à sang. Là-bas sur le Vieux Continent, c’était la guerre ! […] Innombrables étaient ceux, de toutes origines, qui ne songeaient qu’à oublier un vieux monde qu’ils avaient quitté au prix de peines et de souffrances. » […] « Que se passait-il dans les corps et dans les têtes ? Malaises et malheurs. Espérances et naïvetés. Incertitudes et violences. Et voilà qu’on entreprenait de soigner les gens en les invitant à parler de leur sexualité et à reconstituer ce qui avait bien pu leur arriver de funeste, dans leur enfance. » L’histoire commence donc un soir de printemps 1915 dans le quartier où vit et exerce le « docteur Frink », psychiatre-psychanalyste reconnu. À trente-deux ans, sa réussite professionnelle et son mariage n’empêchent pas son déséquilibre intérieur perceptible : « Tandis qu’il errait dans Manhattan […] des bribes de phrases énigmatiques […] des images le hantaient. Des rêves faits par d’autres mais qui semblaient mystérieusement décalqués de ses propres rêves. ». L’espace extérieur – la ville de New York de nuit – semble en être contaminé car le narrateur omniscient adopte le point de vue interne pour nous entraîner dans son atmosphère ténébreuse. L’oppression causée par les tours, la fièvre agressive des rues et le visage hanté d’Horace seront habilement traduites dans la bande dessinée par les vignettes expressives, en noir et blanc, de Lionel Richerand. La coloration psychologique et les descriptions hallucinatoires de l’incipit donnent sa tonalité d’ensemble au roman, et mettent l’accent sur le caractère tourmenté du héros. L’auteur nous plonge dans ses errances insomniaques et nous révèle sa tendance à l’alcoolisme qu’expliquent ses conflits existentiels profonds. Le titre, L’Œil de la nuit, dont l’image demande interprétation, s’éclaire : Frink est d’abord celui qui, au sens propre, ne peut pas « fermer l’œil de la nuit » parce qu’il est assailli par des visions cauchemardesques : « la main réduite en cendres, le cheval qui sue du sang ». Les soliloques incessants du personnage tournent vertigineusement sous et dans « l’œil de la nuit », maelstrom de son angoisse et cœur de ses ressassements, comme le font sentir les mots de l’auteur et le crayon de l’artiste. Sujet d’une analyse en cours, Frink, qui soigne ses propres malades par l’hypnose et par la parole, semble paradoxalement travaillé de doutes sur sa discipline : « J’ai du mal à considérer la psychiatrie comme une spécialité médicale à part entière », avoue-t-il à son confident Nathan Ashmeyer, un cardiologue victime lui-même d’un mal-être solitaire qui finira par le conduire au suicide. Sorte de double silencieux du héros, celui-ci préfigure ses renoncements, sa défaite et sa mort précoce. Ces hommes jeunes, mais l’un et l’autre désespérés, sont peu convaincus que la cure analytique puisse « soigner les esprits malades à partir de souvenirs ou d’oublis », d’autant plus qu’elle apparaît déjà à Frink impuissante sur sa propre névrose. Victime dans l’enfance de la relation « ravageuse, incandescente » du couple parental, « créature bicéphale », Horace, écrasé par son père et mal aimé par sa mère, a subi une suite de traumatismes, dont plus tard une blessure à la main qui l’empêche d’être chirurgien tel son grand-père, figure tutélaire et aimée. Les parents ont en effet fini par l’abandonner aux grands-parents, pour recommencer seuls le « rêve américain » à l’Ouest, après l’incendie de leur entreprise. Ce drame, suggère l’auteur, où l’enfant a failli périr par oubli, exacerbé ensuite par leur disparition définitive, expliquent les instabilités du héros et sa phobie du feu dont la bande dessinée illustre concrètement les récurrences. Ces failles intérieures, Lionel Richerand, fidèle aux mots du romancier, les pointe à travers les expressions torturées de son visage, ses postures régressives, la consumation de son corps. Horace lui-même, malgré son narcissisme, prend vite conscience des séquelles d’une telle enfance et culpabilise sur son incapacité à aimer ou à s’intéresser véritablement aux autres, à Nathan notamment ou à ses propres enfants. Il sent en lui l’alternance de l’euphorie et de l’abattement, sa bipolarité. Ses relations sont celles d’un homme clivé, faible ou cruel sans l’assumer, en particulier dans l’amour qu’il fuit et qui le fuit : « Vivre selon ses sentiments, Horace aurait bien été incapable de dire en quoi cela consistait pour lui », et dans la reconnaissance de sa légitimité : « Il se sent perdu en tant que père, en tant qu’époux, […], en tant qu’analyste […]. En tant qu’homme ? », écrit Pierre Péju. Le seul moment où il semble en accord avec lui-même, et dans une forme de légèreté, est lorsqu’il se retrouve seul dans le milieu artistique des années vingt à Paris. « Véritable aimant », et lieu de « pur plaisir », le Montparnasse mythique surgit dans les vignettes cinématographiques du dessinateur. Mais ce bonheur n’existe que parce qu’il n’y est alors que de passage, sans attaches ni responsabilités. L’intrigue du roman, et ce n’est pas étonnant dans ce contexte, repose pourtant en partie sur la relation du héros à trois femmes. Oscillant entre besoin de reconnaissance, attirance et rejet, elle est l’illustration de ce que la psychanalyse révèle de l’inconscient masculin et féminin au miroir de la société patriarcale et capitaliste de l’époque. C’est à cause d’une emprise sexuelle plus qu’amoureuse que Frink va sombrer. Dans son univers familial bourgeois et puritain, l’apparition d’Angelica Bijur, d’une beauté sensuelle, « d’une indépendance et d’une liberté de conduite que seule son immense fortune, jointe à des manières de reine, rendait acceptables » possède une attraction à laquelle il ne peut résister. Elle devient sa maîtresse, sapant les fondations de son mariage raisonnable avec Doris, son amie d’enfance, et jusqu’à sa déontologie professionnelle. L’une et l’autre de ces deux femmes correspondent à des archétypes de la condition féminine dont l’auteur se plaît à jouer. L’épouse, parfaite et réservée, lui apporte un ancrage par un amour patient, protecteur et inconditionnel où il profite de la sécurité d’un foyer – stabilité qui, malgré ses échappées, le rassure. La seconde, femme fatale et maîtresse ardente, lui fait découvrir la volupté, les affres de la passion et un mode de vie luxueux, étranger à son milieu d’origine. Ensemble ils vont jusqu’à braver, l’un l’interdit du lien entre analyste et patient, l’autre l’autorité toute puissante d’un mari, symbole d’énergie et de réussite. Tous doivent affronter le scandale d’une relation adultère puis un divorce. La bande dessinée de Lionel Richerand, comme les descriptions métaphoriques ou analytiques de Pierre Péju, souligne l’opposition des deux femmes, leurs choix tranchés, leur apparence physique contrastée : visages, vêtements et maintiens symboliques de leurs personnalités. Le réalisme des lieux de fête pour l’une ou du quotidien pour l’autre insiste sur la différence de leurs milieux sociaux respectifs et fait songer à l’univers de Scott Fitzgerald dans Gatsby le Magnifique. Ces deux femmes pourtant vont être mal aimées et délaissées, ballottées entre le désir égoïste et les effondrements psychiques du personnage, ses dérobades et ses scrupules moraux intermittents. On ne peut dire d’ailleurs qu’Horace les ait vraiment choisies ni dans le mariage, ni dans l’adultère, ni dans le divorce. Soumis en quelque sorte à leur désir plus affirmé que le sien, il reste dans l’insatisfaction et l’échec. L’une et l’autre vont en payer le prix, mais Doris bien plus encore qu’Angelica dont l’argent est une aide indéniable. Son amour ne la conduit pas à la mort comme l’épouse mais au divertissement des voyages et des liaisons sans lendemain, et insiste surtout l’auteur, à une lucidité sans illusion sur les pouvoirs de l’analyse et sur le possible étroit qu’offre toute vie, même aux nantis. Quant à la troisième femme, Mary-Ann, dont le rôle est moins important, témoin inquièt(e) et dévoué(e) de son renoncement à toute sociabilité, ville, relation et métier de psychanalyste, elle ne parviendra pas non plus à le sauver. Les dernières images de la bande dessinée montrent un héros lunaire, choisissant l’état de nature. Son suicide solitaire, comme celui de son ami Nathan, le ramène à l’enfance et à Doris, dans la réminiscence des promesses – non tenues – de la vie. Le but de Pierre Péju, à travers le récit de la destinée tragique de ce médecin brillant, est de dépeindre une expérience singulière vécue au sein d’une condition humaine universelle et d’une aventure intellectuelle collective : celle de l’implantation en Europe et aux États-Unis de la psychanalyse et ce qu’elle bouscule dans nos vies, thème principal du roman. Il introduit ainsi les débats et les luttes qu’elle suscite dès sa naissance, non seulement dans la société de l’époque en Europe et en Amérique, mais à l’intérieur même de son cercle d’initiés. Et cela n’est pas sans nous ramener aux polémiques actuelles sur ses pouvoirs, leurs limites et leurs méfaits. La narration met en scène ses acteurs principaux, à commencer par Freud lui-même, entouré de Jung et de Ferenczi. Elle saisit Freud dans sa vie quotidienne, intime et professionnelle au cours de son séjour et chez lui à Vienne. Il y apparaît « humain, trop humain », pour certains qui reprochent à l’auteur d’« avoir déboulonné la statue », car sont mises en avant ses angoisses et ses exigences, ses superstitions et ses hantises personnelles. Mais les héros, plus encore que les dieux, ne sont-ils pas tous destinés à « tomber », comme le dit Pavese ? Si, dans la bande dessinée, le Maître fait l’ouverture du récit avec sa prestance et la dévotion qu’on lui porte, subordonnant ainsi la place de Frink devenu son « patient américain », les retours en arrière et l’ironie du narrateur dans le roman permettent de moduler cette image. C’est bien Frink le premier héros qui ouvre le labyrinthe du temps et de l’intériorité en explorant son cas avec Abraham Brill. Analyste et mentor, juif venu d’Europe, donc chargé d’histoire et de pensée, « représentant quasi officiel de Freud, et son traducteur », celui-ci semble même plus clairvoyant que Freud dont les séances d’analyse se soldent par l’échec. À l’origine de leur rencontre, c’est Brill qui annonce à Horace Frink « que le professeur Freud allait venir en personne en Amérique ! Un événement exceptionnel. À peine croyable. » Et qui le choisit pour l’accompagner dans ses déplacements. Plus tard il lui conseille son départ en Europe et son entrée en analyse avec Freud. Grand sceptique, il connaît les abîmes de l’âme humaine et il est persuadé de « manipuler une sorte de dynamite mentale » par sa pratique. Il met donc en garde Frink contre toute illusion de perfection des êtres, contre toute auto-flagellation. L’analyse faisant éclater « les conventions morales et professionnelles », la pureté étant un leurre, chacun, y compris Freud, a « son enfer portatif » dans cette société en mutation. Et si le voyage de Freud est l’occasion, pour le romancier autant que pour le dessinateur, de croquer les avancées techniques de l’époque (paquebot, train), il leur permet aussi de faire prendre conscience aux lecteurs des illusions du « rêve américain ». Pierre Péju en profite pour mettre l’accent sur les inégalités de prospérité entre les milieux et le rôle déterminant de l’argent dans le monde des affaires, de l’université et de la psychanalyse, tant en Europe qu’aux États-Unis. Le personnage d’Alexandre Bijur, caricaturé par Lionel Richerand comme un ogre face au maigre et chancelant Horace Frink, montre qui détient la puissance, au moins économique. La venue de Freud, comme plus tard les voyages de Frink puis d’Angelica à Vienne, dépendent de son bon vouloir. Et la faillite de leurs analyses donne raison à la mise en garde de Brill, écornant ainsi le mythe de Freud comparé à « une vieille araignée » : la toile qu’il tisse, « l’obscure clarté qu’il émet », sont parfois des effets de sa propre névrose ou de ses désirs inavouables, comme l’indiquent sa fascination pour Angelica ou son choix de Frink au poste de président de la Société américaine de psychanalyse. Celle-ci ne peut guérir l’homme, murmure l’auteur, au mieux « elle peut soulager parfois la souffrance » et adapter les existences à la réalité de la vie et des névroses qu’elle produit. Dans le cas d’Horace, son échec est total. À son retour, Doris est malade, Alexandre Bijur prépare une cabale contre Freud, « un gourou maléfique », « un charlatan » dont les idées menacent la société et ses valeurs. Et l’Amérique entière a rebasculé du côté de ses démons : prohibition, racisme, peine de mort et misère. « Le rêve américain » s’écroule et l’Europe prépare l’arrivée du nazisme. « La psychanalyse », ironise l’écrivain, « a de beaux jours devant elle. » La fin de ce roman et de sa bande dessinée, nous ramène à son commencement, comme Horace Frink, qui à l’heure de sa mort accomplit une remontée vers l’enfance et la jeunesse. L’auteur boucle ainsi dans l’écriture un cycle de vie qui mêle réalité et fiction pour nous livrer une vision du monde. Comme celle de ses deux héros, elle est empreinte d’un pessimisme tragique. Grâce à sa narration descriptive, lyrique et réflexive qui varie les registres, et à travers l’histoire foisonnante de deux personnages de psychanalystes mis en résonance, l’auteur a pu nous ouvrir à la difficulté infrangible des existences. Il a aussi montré le rôle décisif de cette science dans la transformation du regard sur l’homme, tout en embrassant les avancées, les problèmes et les errements d’une époque qui s’étend de la fin du XIXe siècle aux Années folles. Comme la nôtre, nous souffle Pierre Péju, celle-ci tangue funambule sur la passerelle d’un siècle à l’autre. Ce roman, qui s’apparente à une véritable fresque littéraire, sociale et humaine, déborde chronologie ou durée pour s’intéresser à l’humain universel. Son ambition, par-delà la peinture d’une époque et de ses enjeux, est peut-être d’abord de nous rappeler les complexités de toute psyché et le combat intérieur que chacun doit mener, parfois contre lui-même et souvent contre les autres, pour arriver à tenir debout en un monde de désordre, de souffrance et de mort. Comme le dévoilent pour nous le vécu du héros et la pensée du deuxième personnage important du récit, Sigmund Freud, ce combat, quels que soient les espoirs suscités par la psychanalyse, ou plus largement encore par ce que l’on appelle « le progrès », a sans doute plus de perdants que de gagnants. Nos déterminismes sociaux et psychologiques, nos incomplétudes morales et les violences du monde y pourvoient.
Sylvie Fabre G. D.R. Texte Sylvie Fabre G. feuilleter le livre |
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[UN IMMENSE BRASIER] À la fenêtre de sa chambre, Horace, en chemise de nuit, est hypnotisé par le spectacle. Les hommes qui courent en tous sens sont de petits insectes. L’eau, ils la projettent à l’aide de pompes grinçantes dont les ombres s’allongent sur le sol. Mais les jets n’atteignent le grand feu que par petits crachats dérisoires. L’incendie progresse. Le vent l’attise. L’enfant assiste sans broncher à l’affreux spectacle.
Brusquement, deux bras puissants l’arrachent à la fascination, le soulèvent, l’emportent dans l’obscurité. Depuis l’atelier le plus proche qui brûle lui aussi, les flammes se sont propagées jusqu’aux bâtiments des bureaux, ravageant tout. Les fenêtres de l’administration de la fonderie Frink sont béantes, les nuages de fumée qui en sortent emportent de noirs oiseaux de papier vers le ciel rougi. Les appartements des Frink risquent de flamber à leur tour. Rester, c’est risquer l’asphyxie. D’un moment à l’autre chacun peut se transformer en torche vivante mais surtout étouffer s’il ne fuit pas assez vite. Horace, solidement entravé par des bras musclés, a l’impression de voler à travers les corridors et les salles du rez-de-chaussée. Il ne crie pas, se débat à peine. L’homme qui est venu à son secours n’est pas son père, mais Tom, un colosse, chauffeur et homme à tout faire de George Frink. Ne voulant pas lâcher l’enfant, il défonce d’un coup de pied la porte-fenêtre du salon, dont la vitre se brise, et se précipite dehors. La chaleur du brasier augmente. Un brouillard chargé de fragments noircis et de cendres blanches plane entre les arbres. Tom dépose finalement le petit rescapé, comme un paquet sur le gazon, près du portique d’entrée dans la fonderie, le plus loin possible du drame.
Dans leurs dos, à la lueur de l’incendie, Horace a cru reconnaître son père allant, venant, hurlant près des premières charrettes à chevaux, aux grandes roues rouges, surmontées d’un réservoir d’eau doré, d’où les lances gonflées partent tant bien que mal à l’assaut du brasier. Les pompiers, coiffés de ce casque immense qui leur descend sur la nuque et les épaules, actionnent de toutes leurs forces les pompes à bras. Mais le grand récipient de cuivre sur la plate-forme du véhicule se vide en quelques minutes. Il ne fait que refléter la catastrophe. Déjà d’autres charrettes arrivent au grand galop. Et cette silhouette qui tourne en rond, lève les bras au ciel, s’accroupit, se relève et court de plus belle, c’est Henrietta, la maman d’Horace, échevelée dans son déshabillé blanc. Elle ne peut pas quitter son mari. Elle le suit en hurlant. À plusieurs centaines de mètres des flammes, Tom, essoufflé, s’est accroupi à côté du petit garçon. Assise dans l’herbe, la vieille Mary pleure et se lamente en serrant contre elle Henry, le petit frère. Sauvés ! Horace n’appelle ni « papa », ni « maman ». Il finit par s’asseoir dans l’herbe, lui aussi, loin du brasier, le visage contre la poitrine de Mary qui chantonne une autre ancienne chanson, douce et désespérée. À l’aube, le feu n’est pas complètement maîtrisé.
Pierre Péju, L’Œil de la nuit, éditions Gallimard, Collection Blanche, 2019, pp. 76-78. feuilleter le livre |
| PIERRE PÉJU Source ■ Pierre Péju sur Terres de femmes ▼ → L’Œil de la nuit (lecture de Sylvie Fabre G.) → Enfance obscure (lecture de Sylvie Fabre G.) → L’État du ciel (lecture de Sylvie Fabre G.) ■ Voir aussi ▼ → (sur le site des éditions Gallimard) la fiche de l’éditeur sur L’Œil de la nuit |
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Ph., G.AdC DE MES « ENTRETIENS » le Maitre dit :
le Ciel ne parle pas
l’Univers jamais ne rit
rire est d’un porc
le Maître dit :
je n’ai d’égard qu’aux choses
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| JUDE STÉFAN Source ■ Jude Stéfan sur Terres de femmes ▼ → trois haï-kou (extrait de Que ne suis-je Catulle) ■ Voir aussi ▼ → (sur le site des éditions Gallimard) la fiche de l’éditeur sur Désespérance, Déposition → (sur le site du Monde) La mort du poète Jude Stéfan, par Patrick Kéchichian → (sur le site de la revue Esprit) Jude Stéfan. Exercices d’exorcismes, par Jacques Darras |
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