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  • Nimrod, Le Temps liquide

    par Angèle Paoli


    Nimrod, Le Temps liquide, récits,
    éditions Gallimard,
    Collection Continents Noirs dirigée par Jean-Noël Schifano, 2021.



    Lecture d’Angèle Paoli


    LES GENÈSES DU LAC TCHAD




    Le Temps liquide. Dans la filiation de Gaston Bachelard est le titre que le poète Nimrod a choisi pour insérer sous cette enseigne ses dix-sept récits. Un titre à double hélice pour nommer ce qui dans nos vies passe, sans que nous n’y puissions rien. Le temps coule s’écoule tout comme l’eau, dont il possède tant le flux que la fluidité. Le temps est la pièce maîtresse des récits autobiographiques rassemblés dans ce récent recueil. Le temps, pris dans son mouvement irréversible, incontrôlable, inépuisable. Celui qui mène tout un chacun entre ses rives intangibles, d’un commencement à une fin. La fluidité du temps pourrait n’être qu’une métaphore. Chez Nimrod, elle fait partie intégrante de sa personne, de son esprit, de son écriture. Elle se jumelle avec les fluidités — fluviales et pluviales — qui traversent les terres sahéliennes, les irriguent par brusques accès. Fluidité primordiale liée au Tchad originel, à son lac immense, à ses fleuves. Au Chari et à ses affluents. Au Logone, aux bords duquel l’enfant Nimrod a grandi. Le fleuve qui a rythmé son adolescence continue de nourrir, par-delà ses rives, la mélancolie sans fond que le poète draine avec lui, dans son exil existentiel. Et dans son « irrémédiable » solitude. « Je suis un artésien », écrit-il dans « Festivals ». « Je vis au bord des larmes. »

    D’autres eaux que le Tchad nourricier, inoubliable et fondateur, surgissent sous la plume de Nimrod, grand conteur devant l’Éternel. Elles ouvrent d’autres sentiers. Qui sinuent vers d’autres histoires. Et bifurquent au hasard des rencontres. L’espace se démultiplie, repoussant les frontières bien au-delà des cartes qui les contiennent. Les récits ont aussi le pouvoir de « compresser les distances ». Qu’elles soient spatiales ou temporelles. Ce que Nimrod exprime de manière claire dans cet extrait du « Voyage de Clermont-Ferrand » :

    « En courant, je suis tout ensemble en gare de Bercy (qui s’arrache à mes talons tout en étirant et raccourcissant mes pas), en Auvergne et au Tchad. Ce chevauchement de lieux et de temps me caractérisait depuis bientôt six mois. Car le voyage de Clermont-Ferrand préludait à celui de N’Djamena que j’effectuerais dix jours plus tard. J’en avais une telle conscience que c’était pour ainsi dire chose faite. »

    D’autres voies/voix mêlent leurs échos, tantôt proches tantôt lointaines. Le temps s’étire entre présent et passé ; souvenirs d’enfance – visages et jeux — et vécu d’adulte. Ainsi le poète possède-t-il « le don inné » d’être, dans le même recueil, en de nombreux points de la terre. Dans les embouteillages d’un cortège présidentiel en Afrique ou sur la « guirlande magnifique et inutile de la muraille de Chine » ; dans l’église Notre-Dame de-Lorette à Paris ou perdu dans un voyage onirique entre le Darfour et la Sibérie. Ou encore, pris dans les mailles fallacieuses d’un « festival des lettres tchadiennes ». Événement qui, simultanément, le ramène quelques années en arrière dans les chorales de son enfance, lieu de formation inoubliable, et le cloue au pilori de la violence et de la cruauté du présent :

    « En ce qui me concerne, j’eus la sensation qu’on me dépeçait vivant et, surtout, qu’on sectionnait chacun de mes nerfs sous l’effet d’un faible anesthésiant, lequel ne m’empêchait ni de ressentir la douleur ni de voir les larmes couler à l’intérieur de moi. J’avais assisté, à mon corps défendant, à une mauvaise guillotine. »

    Il arrive que le narrateur se trouve dans un entre-deux. Soit en provenance de France pour rejoindre N’Djamena. Soit l’inverse. Est-ce cet entre-deux qui lui arrache ce singulier aveu, aux interprétations multiples : « Je souffre d’avoir échoué dans les marges. » ? Il arrive aussi que le récit convie le lecteur d’un pays d’Afrique à l’autre. Comme cette traversée mouvementée du Tchad au Cameroun qui narre la fuite du commandant Abdallah :

    « La Voie lactée a basculé vers l’ouest où lui répond l’étendue argentée du Logone. Un diamant liquide trace l’itinéraire que suivra le fugitif pour gagner le Cameroun. Mais où trouver des convoyeurs dignes de foi pour le mener à bon port ? »

    Le « diamant liquide » du fleuve n’est pas sans rappeler une autre évocation. Celle du récit onirique qui tourne autour du pur-sang Allahdj et du roi Absakine. Et l’on se trouve soudain emporté dans la magie purificatrice d’un conte des Mille et Une Nuits :

    « C’est alors que je vis La Mecque dans toute sa gloire ! Elle brillait telle un diamant, les pèlerins tournant autour de la pierre noire comme des phalènes immaculées. Je ne rêvais absolument pas. Après avoir contemplé la cité sainte comme si je rinçais mon corps avec ses eaux lustrales, je vis le roi Absakine en personne, qui me rendait Allahdj, mon pur-sang arabe, en se prosternant très bas. »

    Loin des eaux africaines, les eaux européennes sur lesquelles sont bâties nos villes sont parfois des miroirs trompeurs soumis à l’érosion et à la perte. Mais elles réservent aussi d’étonnantes surprises. Ainsi des eaux qui baignent le tout début du récit d’ouverture, lequel donne son titre à l’ouvrage. Le Temps liquide. C’est d’abord Venise. Dont la beauté même condamne le visiteur : « Il survole le temps ; il en est ébloui, effaré ou éconduit. Il glisse sur l’eau – il glisse sur tout. » Outre Venise, il y a au passage Bordeaux. Puis Béthune !

    Béthune ! Quelle surprise ! Sans s’en douter, le poète tchadien ramène sa lectrice quelques années en arrière, du côté de l’Ange-Gabriel, la péniche où les Escales des Lettres accueillaient cette année-là — était-ce en 2011 ? — Lambert Schlechter, dont elle fit alors la connaissance, Éric Pessan, Luis Mizon, Eva Almassy, Zoé Valdés… Et d’autres poètes encore pour lesquels elle s’était déplacée. Mais la lectrice dérive, tout comme dérive aussi le narrateur de ce récit. De manière inattendue. En effet, dans ses pérégrinations crépusculaires dans la ville des Hauts de France, l’Afrique fantôme ressurgit, qui dessine ses contours sur les eaux du fleuve (la Lawe, « affluent de la Lys, sous-affluent de l’Escaut » ?) ou sur les eaux du canal. Nimrod parle du « port de plaisance » où mouille la péniche. Avec un nom biblique si éloquent, la péniche qui l’héberge ne pouvait que servir son flâneur africain. Sous forme de « visitation ». Le récit, dès lors, prend un autre chemin et acquiert toute sa dimension. Poétique et spirituelle. Le jeune garçon qui « visite » le poète a la blondeur des anges de Botticelli. Ils se sont rencontrés « dans la coulée verte, à la jonction de la passerelle qui enjambe la rivière. » De leur dialogue naît la surprise. Une surprise réciproque qui transforme Hugo en bébé ange, et le narrateur en « archange Gabriel ». Une autre rencontre, plus bouleversante encore, est celle que le narrateur fait d’un « ange maléfique » rencontré sur le quai du train Amiens-Paris. Reconnaissant Nimrod, le jeune compatriote tchadien entreprend d’interroger celui dont il admire l’œuvre. Quant au poète, pressentant « une catastrophe imminente », il se tient sur la réserve et se montre réticent. Victime de ses « préjugés », le voilà embarqué au long cours dans la confusion des sentiments. Partagé entre attrait et répulsion, entre « révolte et remords », entre « désarroi » et « assaut d’amour », il finit par se lancer dans le récit complexe de la politique tchadienne, sans doute pour amener son jeune compagnon à mesurer ses élans idéologiques. Jusqu’au moment où se produit la catastrophe attendue. Nimrod prend alors conscience de ce qui le taraude depuis un moment. L’histoire du jeune tchadien, la violence de son vécu viennent se superposer à la vie de son propre fils, à qui est dédié « Le Voyage de Clermont-Ferrand ». À Claude, i.m. Au cours de ce récit fait de rebondissements, d’entrelacements d’époques et de lieux, l’idée que le poète se faisait du jeune tchadien a évolué. Perçu au début de leur rencontre comme un « ange maléfique », il est devenu « un Christ ». Un « ange de la miséricorde » qui, par-delà les distances et la mort, s’ingénie à lui envoyer des signes.

    Alliages de réalisme et de poésie, les récits de ce recueil offrent à voir « un théâtre du monde » qui n’exclut nullement le regard critique du poète. Un regard non dénué d’humour – même si « l’humour n’a rien d’universel » — ni de tendresse bienveillante. La plume de Nimrod cependant n’épargne ni le nationalisme exacerbé de certaines personnalités ni l’hypocrisie haineuse dont elles font preuve à son égard ; ni la violence des procédés ni les bassesses qui permettent de la mettre en scène. Ni sa propre souffrance. La lucidité du poète envers ceux de son peuple et envers lui-même confèrent à l’ensemble de ces mosaïques de visages et de formes une authenticité et une force qui vont de pair avec l’attachement que Nimrod nourrit pour son pays d’origine. Et même si l’aveu est douloureux qui lui dicte cette phrase d’« Une dispute imaginaire » : « Je portais le pays dans les veines, à l’image d’une galerie de souvenirs destinée à m’humilier », il existe dans l’univers de l’écrivain des moments de bonheur qui affleurent, des souvenirs d’insouciance et de joies enfantines inoubliables. Il y a aussi des visions qui donnent au récit sa dimension mythique. Ainsi de cette évocation du lac Tchad, inattendue et admirable :

    « L’autre nuit, en errant autour de la maison de ma mère, j’ai eu cette lueur : nous étions au commencement des batraciens qui barbotaient, heureux, dans le lac Tchad. Naguère, il s’étendait des rivages des Syrtes à ceux du Soudan du Sud jusqu’à la mer Rouge à l’est. Au fil d’un long ajustement, nous sommes devenus des êtres humains, jouant au football dans les clairières et les prés, à mesure que le lac rétrécissait. C’est bien plus tard que l’invention des dieux puis celle de l’Église ont accaparé notre appétence à chanter la gloire, la beauté, l’amour. Les étapes de toutes ces métamorphoses ne se peuvent conter. »

    Si elles ne se peuvent conter, « ces métamorphoses » évoquées en quelques lignes, donnent à réfléchir. Tout en compressant l’histoire du pays et des hommes, le poète-conteur n’ouvre-t-il pas pour nous mille chemins — de rêve et/ou d’interrogations —, depuis les genèses du lac Tchad, ses rives insituables mais heureuses, jusqu’à sa réalité d’hier prise entre football et Église ? Au lecteur paléontologue, ethnologue ou astronome d’aujourd’hui d’investir à son gré les pistes du silence qui jalonnent le « long ajustement » auquel le poète fait allusion. Il ne m’avait pas échappé non plus, en observant récemment les cartes satellitaires comparatives, que le lac avait singulièrement rétréci en quelques années à peine. De quoi inquiéter, soulever bien des questions et ouvrir la voie à la nostalgie de ce qui a été et s’avère définitivement perdu. Loin d’« une enfance buissonnant d’échos », laquelle sans cesse nourrit la « quête de sérénité ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Nimrod  Le Temps liquide





    NIMROD


    Nimrod 2





    ■ Nimrod
    sur Terres de femmes


    En remontant le Lac Tchad (extrait du Temps liquide)
    [J’ai aimé ma mère] (poème extrait de Sur les berges du Chari, district nord de la beauté)
    Nimrod | Des « paroles plus précieuses que l’or » (chronique d’AP)
    L’enfant n’est pas mort (lecture d’AP)
    Gens de brume (lecture d’AP)
    [je suis la dernière figure de l’homme] (poème extrait de Babel, Babylone)
    L’herbe (poème extrait d’En Saison)
    Sous les étoiles
    Sur les berges du Chari (lecture d’AP)
    [Tu poseras ton faix] (poème extrait de J’aurais un royaume en bois flottés)
    Le roman s’achève (poème extrait de Petit Éloge de la lumière Nature)
    La Traversée de Montparnasse (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Gallimard)
    la fiche de l’éditeur sur Le Temps liquide de Nimrod
    → (sur le site de la Mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une notice bio-bibliographique sur Nimrod
    → (sur le site du Point)
    un entretien de Nimrod avec Valérie Marin La Meslée
    → (sur le site de la revue Project-îles)
    une rencontre avec Nimrod (24 novembre 2020)





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  • Louise Glück | Vespers


    VESPERS




    I don’t wonder where you are anymore.
    You’re in the garden; you’re where John is,
    in the dirt, abstracted, holding his green trowel.
    This is how he gardens: fifteen minutes of intense effort,
    fifteen minutes of ecstatic contemplation. Sometimes
    I work beside him, doing the share chores,
    weeding, thinning the lettuces; sometimes I watch
    from the porch near the upper garden until twilight makes
    lamps of the first lilies: all this time,
    peace never leaves him. But it rushes through me,
    not as sustenance the flower holds
    but like bright light through the bare tree.






    VÊPRES




    Je ne me demande plus où tu te trouves.
    Tu es dans le jardin ; tu es où se trouve John,
    dans la poussière, abstraite, tenant sa truelle verte.
    Voici comment il jardine : quinze minutes d’effort intense,
    quinze minutes de contemplation extatique. Parfois
    je travaille à ses côtés, à gratter dans l’ombre,
    à désherber, à éclaircir les laitues ; parfois j’observe
    depuis le porche vers le haut du jardin, jusqu’à ce que

    le coucher du soleil
    transforme les premiers lys en candélabres : et pendant tout

    ce temps,
    la paix ne le quitte jamais. Mais ça s’élance en moi,
    pas comme le feu nourri que la fleur brandit
    mais comme une lumière ardente à travers l’arbre nu.




    Louise Glück, L’Iris sauvage, édition bilingue, poèmes, éditions Gallimard, Collection Du monde entier, 2021, pp. 106-107. Traduit de l’anglais (États-Unis) et préfacé par Marie Olivier.






    Louise Glück  L'Iris sauvage




    LOUISE GLÜCK


    Louise Glück
    Ph. © Katherine Wolkoff





    Louise Glück
    sur Terres de femmes


    Snowdrops (autre poème extrait de L’Iris sauvage)




    Voir aussi ▼


    → (sur Poetry Foundation)
    une notice bio-bibliographique sur Louise Glück
    → (sur ActuaLitté)
    La poétesse américaine Louise Glück, Prix Nobel de Littérature 2020
    → (sur cairn.info)
    d’autres poèmes issus de L’Iris sauvage, traduits et présentés par Marie Olivier (in Po&sie 2014/3-4 [n° 149-150], pp. 46 à 53)





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  • Philippe Jaccottet | [Considérez le ciel solaire]


    [CONSIDÉREZ LE CIEL SOLAIRE]



    Considérez le ciel solaire
    à l’heure de l’extrême incandescence :
    c’est là qu’il nous faut traverser.

    Des barques croisent dans ce lac de lumière.

    Aiguisez mieux votre regard :
    vous les verrez franchir sans bruit cette brume éblouie
    et, par-delà, s’ancrer dans les eaux de la nuit
    pour y plonger éternellement leurs filets

    dans les profondeurs.



    Philippe Jaccottet, Le Dernier Livre de Madrigaux, II, poèmes, éditions Gallimard, Collection Blanche, 2021, page 31.






    Philippe Jaccottet  Le dernier livre de madrigaux 2
    feuilleter le livre



    PHILIPPE JACCOTTET


    Jaccottet Poncet
    Ph. © F. Poncet
    Source






    ■ Philippe Jaccottet
    sur Terres de femmes


    Accepter ne se peut (poème extrait d’Airs)
    Tout à la fin de la nuit (autre poème extrait d’Airs)
    [Toute fleur n’est que de la nuit] (autre poème extrait d’Airs)
    [Les larmes quelquefois montent aux yeux] (poème extrait d’À la lumière d’hiver)
    (Tombeau du poète)[The poet’s tomb] (poème extrait de Cahier de verdure)
    1er janvier 1950 | Philippe Jaccottet, Agrigente (poème extrait de L’Effraie et autres poésies)
    [Sois tranquille, cela viendra !] (autre poème extrait de L’Effraie et autres poésies)
    [Encore des fleurs ? | Flowers again ?] (poème extrait d’Et, néanmoins)
    Toute fleur qui s’ouvre (poème extrait d’Et, néanmoins)
    Ponge, Pâturages, Prairies (note de lecture d’AP)
    3 décembre 1971 | Lettre d’André Dhôtel à Philippe Jaccottet
    Mai 1977 | Philippe Jaccottet, La Semaison
    Septembre 1981 | Philippe Jaccottet, La Seconde Semaison
    26 juin | Philippe Jaccottet, L’Ignorant
    20 avril 2001 | Philippe Jaccottet, Truinas
    Le Grand Prix Schiller 2010 remis à Philippe Jaccottet




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur le site de la Radio Télévision suisse)
    un entretien avec Philippe Jaccottet (émission En personne du 21 avril 1975)





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  • Jean Marc Sourdillon | On naît


    LUMIÈRE 2
    « … on fait de nous une lumière
    une seule et même lumière hors l’éparpillement des étincelles »
    Ph., G.AdC






    ON NAÎT



    On naît on écrit
    c’est d’un même élan d’une même poussée

    On naît comme on aime
    moitié veillant moitié dormant.

    On s’éveille à l’intérieur d’un rêve.

    *

    On naît on ne sait comment.

    On garde en soi cette poussée, cet appel, comme une trace, un trésor secret, un moment du mouvement perpétuel qui nous entraîne.

    Le long de cet élan, on se déploie, on écrit, on se révèle.

    Mouvement qui fait de nous comme une aurore discontinue, un clignotement dans le temps, une présence de plus en plus réelle.

    *

    On naît on aime on écrit
    parce qu’il y a un toi en face de soi
    qui nous éclaire qui nous appelle.

    *

    On naît on ne sait comment ni pourquoi
    on n’en finit pas de naître
    on est du temps qui s’allume et se déploie.

    *

    On naît on aime on écrit
    on nous éclaire, on fait de nous une lumière
    une seule et même lumière hors l’éparpillement des étincelles



    Jean Marc Sourdillon, « La naissance inachevée », L’Unique Réponse, poèmes, éditions Gallimard, Collection Blanche, 2020, pp. 86-87.






    Sourdillon



    JEAN MARC SOURDILLON


    Jean-Marc Sourdillon 2
    Source




    ■ Jean Marc Sourdillon
    sur Terres de femmes


    Le milan (autre poème extrait de L’Unique Réponse)
    Comme des frères
    [Cet imperceptible oiseau très loin] (extrait de Dix secondes tigre)
    Au commencement (extrait des Miens de Personne)
    [Deux fois l’an, pendant l’été] (extrait d’En vue de naître)
    Les Tourterelles (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼

    une lecture de L’Unique Réponse par Jean-Michel Maulpoix [PDF]




    ■ Note de lecture de Jean Marc Sourdillon
    sur Terres de femmes


    Isabelle Lévesque, Le Fil de givre





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  • Nimrod | En remontant le Lac Tchad




    Lac-Tchad-1963-2017
    Images satellite du Lac Tchad
    Source : NASA Earth Observatory








    EN REMONTANT LE LAC TCHAD





    Un lac ne se remonte jamais. Il malmène la droite ligne qui va de A à B. Bien des phénomènes obéissent à cette loi, excepté ceux qui gouvernent le lac Tchad. La grande réserve d’eau est formée de panses et bagatelles, on dirait des bourses entre ses jambes de grand mâle. Un esprit mal tourné le comparerait à la démarche des femmes opulentes, qui sont de véritables océans portatifs. Le lac Tchad est une gourde que les filets des marins pêcheurs draguent sans discernement.

    Ainsi se dessine son courant animé par un mouvement pendulaire. Alors, les eaux se répandent, heureusement endigués par le cercle magnétique terrestre qui, à l’image de l’horizon, met à contribution ses vitrines blindées en vue de les empêcher de verser hors du monde, quand les Martiens prennent le frais au crépuscule.

    Le lac Tchad est la dernière station des eaux douces du monde. Les courants intersidéraux les ont déposées dans la galaxie de l’Orient pour notre aise. Tous les soirs, les étoiles nous rappellent à son bon souvenir. Et les randonneurs aussi, qui vont y boire pour l’ivresse et la joie.



    Nimrod, Le Temps liquide, récits, éditions Gallimard, Collection Continents Noirs dirigée par Jean-Noël Schifano, 2021, page 18.






    Nimrod  Le Temps liquide




    NIMROD


    Nimrod 2





    ■ Nimrod
    sur Terres de femmes


    Le Temps liquide (lecture d’AP)
    [J’ai aimé ma mère] (poème extrait de Sur les berges du Chari, district nord de la beauté)
    Nimrod | Des « paroles plus précieuses que l’or » (chronique d’AP)
    L’enfant n’est pas mort (lecture d’AP)
    Gens de brume (lecture d’AP)
    [je suis la dernière figure de l’homme] (poème extrait de Babel, Babylone)
    L’herbe (poème extrait d’En Saison)
    Sous les étoiles
    Sur les berges du Chari (lecture d’AP)
    [Tu poseras ton faix] (poème extrait de J’aurais un royaume en bois flottés)
    Le roman s’achève (poème extrait de Petit Éloge de la lumière Nature)
    La Traversée de Montparnasse (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Gallimard)
    la fiche de l’éditeur sur Le Temps liquide de Nimrod
    → (sur le site de la Mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une notice bio-bibliographique sur Nimrod
    → (sur le site du Point)
    un entretien de Nimrod avec Valérie Marin La Meslée
    → (sur le site de la revue Project-îles)
    une rencontre avec Nimrod (24 novembre 2020)





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  • Philippe Jaccottet | [Les larmes quelquefois montent aux yeux]


    [LES LARMES QUELQUEFOIS MONTENT AUX YEUX]




    Les larmes quelquefois montent aux yeux
    comme d’une source,
    elles sont de la brume sur des lacs,
    un trouble du jour intérieur,
    une eau que la peine a salée.

    La seule grâce à demander aux dieux lointains,
    aux dieux muets, aveugles, détournés,
    à ces fuyards,
    ne serait-elle pas que toute larme répandue
    sur le visage proche
    dans l’invisible terre fît germer
    un blé inépuisable ?





    Philippe Jaccottet, À la lumière d’hiver, éditions Gallimard, Collection Blanche, 1977, in Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, éditions Gallimard, 2014, page 579. Édition établie par José-Flore Tappy, avec Hervé Ferrage, Doris Jakubec et Jean-Marc Sourdillon. Préface de Fabio Pusterla.







    Jaccottet Pléiade




    PHILIPPE JACCOTTET


    Jaccottet Poncet
    Ph. © F. Poncet
    Source






    ■ Philippe Jaccottet
    sur Terres de femmes


    Accepter ne se peut (poème extrait d’Airs)
    Tout à la fin de la nuit (autre poème extrait d’Airs)
    [Toute fleur n’est que de la nuit] (autre poème extrait d’Airs)
    (Tombeau du poète)[The poet’s tomb] (poème extrait de Cahier de verdure)
    [Considérez le ciel solaire] (poème extrait du Dernier Livre de Madrigaux)
    1er janvier 1950 | Philippe Jaccottet, Agrigente (poème extrait de L’Effraie et autres poésies)
    [Sois tranquille, cela viendra !] (autre poème extrait de L’Effraie et autres poésies)
    [Encore des fleurs ? | Flowers again ?] (poème extrait d’Et, néanmoins)
    Toute fleur qui s’ouvre (poème extrait d’Et, néanmoins)
    Ponge, Pâturages, Prairies (note de lecture d’AP)
    3 décembre 1971 | Lettre d’André Dhôtel à Philippe Jaccottet
    Mai 1977 | Philippe Jaccottet, La Semaison
    Septembre 1981 | Philippe Jaccottet, La Seconde Semaison
    26 juin | Philippe Jaccottet, L’Ignorant
    20 avril 2001 | Philippe Jaccottet, Truinas
    Le Grand Prix Schiller 2010 remis à Philippe Jaccottet




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur le site de la Radio Télévision suisse)
    un entretien avec Philippe Jaccottet (émission En personne du 21 avril 1975)





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  • Éric Sarner | Dezir —



    DEZIR —





    Exprimer, par la parole ou par l’écrit.
    Signifier, vouloir dire.
    Ke kyizo dezir, qu’est-ce qu’il a voulu dire ?
    (Faut-il aller jusqu’à demander,
    comme l’auteur du dictionnaire :
    « quel sens caché donne-t-il à ses propos ? » ?)
    Il a dû arriver souvent que la mère
    se retienne de poser une question,
    par crainte d’entrer dans une situation inextricable.
    Por dezir jwego no se kema la boka,
    Ce n’est pas en prononçant le mot feu
    qu’on se brûle la bouche,
    et donc un pronostic d’échec
    n’entraîne pas forcément des choses fâcheuses

    Por no dezir mas,
    on pourrait dire bien davantage.





    Éric Sarner, « Presque un chant d’errance », 80 mots de judéo-espagnol rapportés de voyage, 67, Cœur chronique, Le Castor Astral, 2013, in Sugar et autres poèmes, éditions Gallimard, Collection Poésie/Gallimard n° 558, 2021, page 261. Préface de Jacques Darras.







    Sarner  Sugar



    ÉRIC SARNER


    Eric sarner
    Source




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Gallimard)
    la fiche de l’éditeur sur Sugar et autres poèmes (Poésie/Gallimard)





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  • Pierre Péju, L’Œil de la nuit

    par Sylvie Fabre G.

    Pierre Péju, L’Œil de la nuit,
    éditions Gallimard, Collection Blanche, 2019.



    Lecture de Sylvie Fabre G.


    L’ŒIL DE LA NUIT


    « Pourquoi ne sommes-nous pas
    restés des enfants ? »



    Tout ce que nous écrivons a ses racines dans le sentiment de la vie qui nous habite. Il trouve sa source plus ou moins heureuse dans le passé et ses forces favorables ou contraires dans le présent. Le romancier qui illustre cette vérité donne à voir et à penser nos destins, singulier et collectif, à travers des visages, des lieux et des temps mais aussi des savoirs qui rencontrent ses obsessions personnelles et quelques-unes de nos interrogations communes. Ainsi le dernier livre de Pierre Péju, L’Œil de la nuit, paru en 2019 aux éditions Gallimard et repris en 2020 en bande dessinée, avec le dessinateur Lionel Richerand, chez Casterman, met-il en scène un personnage réel, Horace W. Frink, dont le parcours nous éclaire sur l’état de la société et de l’être à un moment de son histoire et peut-être aussi de la nôtre.

    C’est après des voyages aux États-Unis en effet que l’auteur a eu le désir de questionner la persistance « du rêve américain » et les effets de « son optimisme de principe ou de façade » confronté aux évolutions de la modernité et du capitalisme. L’arrivée, à l’aube du XXe siècle, de la psychanalyse en fait partie et a infléchi les manières de penser l’homme et sa liberté. Au cours de ses recherches, l’auteur découvre un de ses pionniers en Horace Frink, un adepte, confrère et patient de Freud, dont le rôle lui apparaît étrangement méconnu. N’a-t-il pas tenu une place certaine dans l’implantation de cette nouvelle science de par sa pratique personnelle de médecin et d’essayiste ? Ces éléments, joints à sa fin tragique et au mystère de son effacement dans l’histoire de la psychanalyse, poussent Pierre Péju à s’emparer de son histoire pour en faire une nouvelle figure romanesque : un héros, réinventé, proie de son inconscient et toujours en quête de lui-même dans un Nouveau Monde et un Ancien Monde, troublés par la guerre, ébranlés par les mutations techniques, sociales et humaines que chacun doit y affronter, ainsi que nous l’exposent les premières pages du roman : « L’Europe à feu et à sang. Là-bas sur le Vieux Continent, c’était la guerre ! […] Innombrables étaient ceux, de toutes origines, qui ne songeaient qu’à oublier un vieux monde qu’ils avaient quitté au prix de peines et de souffrances. » […] « Que se passait-il dans les corps et dans les têtes ? Malaises et malheurs. Espérances et naïvetés. Incertitudes et violences. Et voilà qu’on entreprenait de soigner les gens en les invitant à parler de leur sexualité et à reconstituer ce qui avait bien pu leur arriver de funeste, dans leur enfance. »

    L’histoire commence donc un soir de printemps 1915 dans le quartier où vit et exerce le « docteur Frink », psychiatre-psychanalyste reconnu. À trente-deux ans, sa réussite professionnelle et son mariage n’empêchent pas son déséquilibre intérieur perceptible : « Tandis qu’il errait dans Manhattan […] des bribes de phrases énigmatiques […] des images le hantaient. Des rêves faits par d’autres mais qui semblaient mystérieusement décalqués de ses propres rêves. ». L’espace extérieur – la ville de New York de nuit – semble en être contaminé car le narrateur omniscient adopte le point de vue interne pour nous entraîner dans son atmosphère ténébreuse. L’oppression causée par les tours, la fièvre agressive des rues et le visage hanté d’Horace seront habilement traduites dans la bande dessinée par les vignettes expressives, en noir et blanc, de Lionel Richerand. La coloration psychologique et les descriptions hallucinatoires de l’incipit donnent sa tonalité d’ensemble au roman, et mettent l’accent sur le caractère tourmenté du héros. L’auteur nous plonge dans ses errances insomniaques et nous révèle sa tendance à l’alcoolisme qu’expliquent ses conflits existentiels profonds. Le titre, L’Œil de la nuit, dont l’image demande interprétation, s’éclaire : Frink est d’abord celui qui, au sens propre, ne peut pas « fermer l’œil de la nuit » parce qu’il est assailli par des visions cauchemardesques : « la main réduite en cendres, le cheval qui sue du sang ». Les soliloques incessants du personnage tournent vertigineusement sous et dans « l’œil de la nuit », maelstrom de son angoisse et cœur de ses ressassements, comme le font sentir les mots de l’auteur et le crayon de l’artiste.

    Sujet d’une analyse en cours, Frink, qui soigne ses propres malades par l’hypnose et par la parole, semble paradoxalement travaillé de doutes sur sa discipline : « J’ai du mal à considérer la psychiatrie comme une spécialité médicale à part entière », avoue-t-il à son confident Nathan Ashmeyer, un cardiologue victime lui-même d’un mal-être solitaire qui finira par le conduire au suicide. Sorte de double silencieux du héros, celui-ci préfigure ses renoncements, sa défaite et sa mort précoce. Ces hommes jeunes, mais l’un et l’autre désespérés, sont peu convaincus que la cure analytique puisse « soigner les esprits malades à partir de souvenirs ou d’oublis », d’autant plus qu’elle apparaît déjà à Frink impuissante sur sa propre névrose. Victime dans l’enfance de la relation « ravageuse, incandescente » du couple parental, « créature bicéphale », Horace, écrasé par son père et mal aimé par sa mère, a subi une suite de traumatismes, dont plus tard une blessure à la main qui l’empêche d’être chirurgien tel son grand-père, figure tutélaire et aimée. Les parents ont en effet fini par l’abandonner aux grands-parents, pour recommencer seuls le « rêve américain » à l’Ouest, après l’incendie de leur entreprise. Ce drame, suggère l’auteur, où l’enfant a failli périr par oubli, exacerbé ensuite par leur disparition définitive, expliquent les instabilités du héros et sa phobie du feu dont la bande dessinée illustre concrètement les récurrences. Ces failles intérieures, Lionel Richerand, fidèle aux mots du romancier, les pointe à travers les expressions torturées de son visage, ses postures régressives, la consumation de son corps. Horace lui-même, malgré son narcissisme, prend vite conscience des séquelles d’une telle enfance et culpabilise sur son incapacité à aimer ou à s’intéresser véritablement aux autres, à Nathan notamment ou à ses propres enfants. Il sent en lui l’alternance de l’euphorie et de l’abattement, sa bipolarité. Ses relations sont celles d’un homme clivé, faible ou cruel sans l’assumer, en particulier dans l’amour qu’il fuit et qui le fuit : « Vivre selon ses sentiments, Horace aurait bien été incapable de dire en quoi cela consistait pour lui », et dans la reconnaissance de sa légitimité : « Il se sent perdu en tant que père, en tant qu’époux, […], en tant qu’analyste […]. En tant qu’homme ? », écrit Pierre Péju. Le seul moment où il semble en accord avec lui-même, et dans une forme de légèreté, est lorsqu’il se retrouve seul dans le milieu artistique des années vingt à Paris. « Véritable aimant », et lieu de « pur plaisir », le Montparnasse mythique surgit dans les vignettes cinématographiques du dessinateur. Mais ce bonheur n’existe que parce qu’il n’y est alors que de passage, sans attaches ni responsabilités.

    L’intrigue du roman, et ce n’est pas étonnant dans ce contexte, repose pourtant en partie sur la relation du héros à trois femmes. Oscillant entre besoin de reconnaissance, attirance et rejet, elle est l’illustration de ce que la psychanalyse révèle de l’inconscient masculin et féminin au miroir de la société patriarcale et capitaliste de l’époque. C’est à cause d’une emprise sexuelle plus qu’amoureuse que Frink va sombrer. Dans son univers familial bourgeois et puritain, l’apparition d’Angelica Bijur, d’une beauté sensuelle, « d’une indépendance et d’une liberté de conduite que seule son immense fortune, jointe à des manières de reine, rendait acceptables » possède une attraction à laquelle il ne peut résister. Elle devient sa maîtresse, sapant les fondations de son mariage raisonnable avec Doris, son amie d’enfance, et jusqu’à sa déontologie professionnelle. L’une et l’autre de ces deux femmes correspondent à des archétypes de la condition féminine dont l’auteur se plaît à jouer. L’épouse, parfaite et réservée, lui apporte un ancrage par un amour patient, protecteur et inconditionnel où il profite de la sécurité d’un foyer – stabilité qui, malgré ses échappées, le rassure. La seconde, femme fatale et maîtresse ardente, lui fait découvrir la volupté, les affres de la passion et un mode de vie luxueux, étranger à son milieu d’origine. Ensemble ils vont jusqu’à braver, l’un l’interdit du lien entre analyste et patient, l’autre l’autorité toute puissante d’un mari, symbole d’énergie et de réussite. Tous doivent affronter le scandale d’une relation adultère puis un divorce. La bande dessinée de Lionel Richerand, comme les descriptions métaphoriques ou analytiques de Pierre Péju, souligne l’opposition des deux femmes, leurs choix tranchés, leur apparence physique contrastée : visages, vêtements et maintiens symboliques de leurs personnalités. Le réalisme des lieux de fête pour l’une ou du quotidien pour l’autre insiste sur la différence de leurs milieux sociaux respectifs et fait songer à l’univers de Scott Fitzgerald dans Gatsby le Magnifique. Ces deux femmes pourtant vont être mal aimées et délaissées, ballottées entre le désir égoïste et les effondrements psychiques du personnage, ses dérobades et ses scrupules moraux intermittents. On ne peut dire d’ailleurs qu’Horace les ait vraiment choisies ni dans le mariage, ni dans l’adultère, ni dans le divorce. Soumis en quelque sorte à leur désir plus affirmé que le sien, il reste dans l’insatisfaction et l’échec. L’une et l’autre vont en payer le prix, mais Doris bien plus encore qu’Angelica dont l’argent est une aide indéniable. Son amour ne la conduit pas à la mort comme l’épouse mais au divertissement des voyages et des liaisons sans lendemain, et insiste surtout l’auteur, à une lucidité sans illusion sur les pouvoirs de l’analyse et sur le possible étroit qu’offre toute vie, même aux nantis. Quant à la troisième femme, Mary-Ann, dont le rôle est moins important, témoin inquièt(e) et dévoué(e) de son renoncement à toute sociabilité, ville, relation et métier de psychanalyste, elle ne parviendra pas non plus à le sauver. Les dernières images de la bande dessinée montrent un héros lunaire, choisissant l’état de nature. Son suicide solitaire, comme celui de son ami Nathan, le ramène à l’enfance et à Doris, dans la réminiscence des promesses – non tenues – de la vie.

    Le but de Pierre Péju, à travers le récit de la destinée tragique de ce médecin brillant, est de dépeindre une expérience singulière vécue au sein d’une condition humaine universelle et d’une aventure intellectuelle collective : celle de l’implantation en Europe et aux États-Unis de la psychanalyse et ce qu’elle bouscule dans nos vies, thème principal du roman. Il introduit ainsi les débats et les luttes qu’elle suscite dès sa naissance, non seulement dans la société de l’époque en Europe et en Amérique, mais à l’intérieur même de son cercle d’initiés. Et cela n’est pas sans nous ramener aux polémiques actuelles sur ses pouvoirs, leurs limites et leurs méfaits. La narration met en scène ses acteurs principaux, à commencer par Freud lui-même, entouré de Jung et de Ferenczi. Elle saisit Freud dans sa vie quotidienne, intime et professionnelle au cours de son séjour et chez lui à Vienne. Il y apparaît « humain, trop humain », pour certains qui reprochent à l’auteur d’« avoir déboulonné la statue », car sont mises en avant ses angoisses et ses exigences, ses superstitions et ses hantises personnelles. Mais les héros, plus encore que les dieux, ne sont-ils pas tous destinés à « tomber », comme le dit Pavese ? Si, dans la bande dessinée, le Maître fait l’ouverture du récit avec sa prestance et la dévotion qu’on lui porte, subordonnant ainsi la place de Frink devenu son « patient américain », les retours en arrière et l’ironie du narrateur dans le roman permettent de moduler cette image. C’est bien Frink le premier héros qui ouvre le labyrinthe du temps et de l’intériorité en explorant son cas avec Abraham Brill. Analyste et mentor, juif venu d’Europe, donc chargé d’histoire et de pensée, « représentant quasi officiel de Freud, et son traducteur », celui-ci semble même plus clairvoyant que Freud dont les séances d’analyse se soldent par l’échec. À l’origine de leur rencontre, c’est Brill qui annonce à Horace Frink « que le professeur Freud allait venir en personne en Amérique ! Un événement exceptionnel. À peine croyable. » Et qui le choisit pour l’accompagner dans ses déplacements. Plus tard il lui conseille son départ en Europe et son entrée en analyse avec Freud. Grand sceptique, il connaît les abîmes de l’âme humaine et il est persuadé de « manipuler une sorte de dynamite mentale » par sa pratique. Il met donc en garde Frink contre toute illusion de perfection des êtres, contre toute auto-flagellation. L’analyse faisant éclater « les conventions morales et professionnelles », la pureté étant un leurre, chacun, y compris Freud, a « son enfer portatif » dans cette société en mutation. Et si le voyage de Freud est l’occasion, pour le romancier autant que pour le dessinateur, de croquer les avancées techniques de l’époque (paquebot, train), il leur permet aussi de faire prendre conscience aux lecteurs des illusions du « rêve américain ».

    Pierre Péju en profite pour mettre l’accent sur les inégalités de prospérité entre les milieux et le rôle déterminant de l’argent dans le monde des affaires, de l’université et de la psychanalyse, tant en Europe qu’aux États-Unis. Le personnage d’Alexandre Bijur, caricaturé par Lionel Richerand comme un ogre face au maigre et chancelant Horace Frink, montre qui détient la puissance, au moins économique. La venue de Freud, comme plus tard les voyages de Frink puis d’Angelica à Vienne, dépendent de son bon vouloir. Et la faillite de leurs analyses donne raison à la mise en garde de Brill, écornant ainsi le mythe de Freud comparé à « une vieille araignée » : la toile qu’il tisse, « l’obscure clarté qu’il émet », sont parfois des effets de sa propre névrose ou de ses désirs inavouables, comme l’indiquent sa fascination pour Angelica ou son choix de Frink au poste de président de la Société américaine de psychanalyse. Celle-ci ne peut guérir l’homme, murmure l’auteur, au mieux « elle peut soulager parfois la souffrance » et adapter les existences à la réalité de la vie et des névroses qu’elle produit. Dans le cas d’Horace, son échec est total. À son retour, Doris est malade, Alexandre Bijur prépare une cabale contre Freud, « un gourou maléfique », « un charlatan » dont les idées menacent la société et ses valeurs. Et l’Amérique entière a rebasculé du côté de ses démons : prohibition, racisme, peine de mort et misère. « Le rêve américain » s’écroule et l’Europe prépare l’arrivée du nazisme. « La psychanalyse », ironise l’écrivain, « a de beaux jours devant elle. »

    La fin de ce roman et de sa bande dessinée, nous ramène à son commencement, comme Horace Frink, qui à l’heure de sa mort accomplit une remontée vers l’enfance et la jeunesse. L’auteur boucle ainsi dans l’écriture un cycle de vie qui mêle réalité et fiction pour nous livrer une vision du monde. Comme celle de ses deux héros, elle est empreinte d’un pessimisme tragique. Grâce à sa narration descriptive, lyrique et réflexive qui varie les registres, et à travers l’histoire foisonnante de deux personnages de psychanalystes mis en résonance, l’auteur a pu nous ouvrir à la difficulté infrangible des existences. Il a aussi montré le rôle décisif de cette science dans la transformation du regard sur l’homme, tout en embrassant les avancées, les problèmes et les errements d’une époque qui s’étend de la fin du XIXe siècle aux Années folles. Comme la nôtre, nous souffle Pierre Péju, celle-ci tangue funambule sur la passerelle d’un siècle à l’autre. Ce roman, qui s’apparente à une véritable fresque littéraire, sociale et humaine, déborde chronologie ou durée pour s’intéresser à l’humain universel. Son ambition, par-delà la peinture d’une époque et de ses enjeux, est peut-être d’abord de nous rappeler les complexités de toute psyché et le combat intérieur que chacun doit mener, parfois contre lui-même et souvent contre les autres, pour arriver à tenir debout en un monde de désordre, de souffrance et de mort. Comme le dévoilent pour nous le vécu du héros et la pensée du deuxième personnage important du récit, Sigmund Freud, ce combat, quels que soient les espoirs suscités par la psychanalyse, ou plus largement encore par ce que l’on appelle « le progrès », a sans doute plus de perdants que de gagnants. Nos déterminismes sociaux et psychologiques, nos incomplétudes morales et les violences du monde y pourvoient.


    Sylvie Fabre G.
    D.R. Texte Sylvie Fabre G.






    Pierre Péju  L'Oeil de la nuit
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    PIERRE PÉJU


    Pierre-peju-ecrivain denim
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    ■ Pierre Péju
    sur Terres de femmes



    [Un immense brasier] (extrait de L’Œil de la nuit)
    Enfance obscure (lecture de Sylvie Fabre G.)
    L’État du ciel (lecture de Sylvie Fabre G.)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Gallimard)
    la fiche de l’éditeur sur L’Œil de la nuit




    ■ Autres lectures de Sylvie Fabre G.
    sur Terres de femmes


    Caroline Boidé, Les Impurs
    Jean-Pierre Chambon, Le Petit Livre amer
    Jean-Pierre Chambon, Tout venant
    Jean-Pierre Chambon | Michaël Glück, Une motte de terre
    Patricia Cottron-Daubigné, Visage roman
    Pierre Dhainaut, Après
    Ludovic Degroote, Un petit viol, Un autre petit viol
    Alain Freixe, Vers les riveraines
    Luce Guilbaud, Demain l’instant du large
    Emmanuel Merle, Ici en exil
    Emmanuel Merle & Thierry Renard, La Chance d’un autre jour, Conversation
    Angèle Paoli, Lauzes
    Didier Pobel, Un beau soir l’avenir
    Erwann Rougé, Passerelle, Carnet de mer
    Fabio Scotto, La Peau de l’eau
    Roselyne Sibille, Entre les braises
    Une terre commune, deux voyages (Tourbe d’Emmanuel Merle et La Pierre à 3 visages de François Rannou)





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  • Pierre Péju | [Un immense brasier]


    [UN IMMENSE BRASIER]




    À la fenêtre de sa chambre, Horace, en chemise de nuit, est hypnotisé par le spectacle. Les hommes qui courent en tous sens sont de petits insectes. L’eau, ils la projettent à l’aide de pompes grinçantes dont les ombres s’allongent sur le sol. Mais les jets n’atteignent le grand feu que par petits crachats dérisoires. L’incendie progresse. Le vent l’attise. L’enfant assiste sans broncher à l’affreux spectacle.

    Brusquement, deux bras puissants l’arrachent à la fascination, le soulèvent, l’emportent dans l’obscurité. Depuis l’atelier le plus proche qui brûle lui aussi, les flammes se sont propagées jusqu’aux bâtiments des bureaux, ravageant tout. Les fenêtres de l’administration de la fonderie Frink sont béantes, les nuages de fumée qui en sortent emportent de noirs oiseaux de papier vers le ciel rougi. Les appartements des Frink risquent de flamber à leur tour. Rester, c’est risquer l’asphyxie. D’un moment à l’autre chacun peut se transformer en torche vivante mais surtout étouffer s’il ne fuit pas assez vite. Horace, solidement entravé par des bras musclés, a l’impression de voler à travers les corridors et les salles du rez-de-chaussée. Il ne crie pas, se débat à peine. L’homme qui est venu à son secours n’est pas son père, mais Tom, un colosse, chauffeur et homme à tout faire de George Frink. Ne voulant pas lâcher l’enfant, il défonce d’un coup de pied la porte-fenêtre du salon, dont la vitre se brise, et se précipite dehors. La chaleur du brasier augmente. Un brouillard chargé de fragments noircis et de cendres blanches plane entre les arbres. Tom dépose finalement le petit rescapé, comme un paquet sur le gazon, près du portique d’entrée dans la fonderie, le plus loin possible du drame.

    Dans leurs dos, à la lueur de l’incendie, Horace a cru reconnaître son père allant, venant, hurlant près des premières charrettes à chevaux, aux grandes roues rouges, surmontées d’un réservoir d’eau doré, d’où les lances gonflées partent tant bien que mal à l’assaut du brasier. Les pompiers, coiffés de ce casque immense qui leur descend sur la nuque et les épaules, actionnent de toutes leurs forces les pompes à bras. Mais le grand récipient de cuivre sur la plate-forme du véhicule se vide en quelques minutes. Il ne fait que refléter la catastrophe. Déjà d’autres charrettes arrivent au grand galop. Et cette silhouette qui tourne en rond, lève les bras au ciel, s’accroupit, se relève et court de plus belle, c’est Henrietta, la maman d’Horace, échevelée dans son déshabillé blanc. Elle ne peut pas quitter son mari. Elle le suit en hurlant. À plusieurs centaines de mètres des flammes, Tom, essoufflé, s’est accroupi à côté du petit garçon. Assise dans l’herbe, la vieille Mary pleure et se lamente en serrant contre elle Henry, le petit frère. Sauvés ! Horace n’appelle ni « papa », ni « maman ». Il finit par s’asseoir dans l’herbe, lui aussi, loin du brasier, le visage contre la poitrine de Mary qui chantonne une autre ancienne chanson, douce et désespérée. À l’aube, le feu n’est pas complètement maîtrisé.



    Pierre Péju, L’Œil de la nuit, éditions Gallimard, Collection Blanche, 2019, pp. 76-78.






    Pierre Péju  L'Oeil de la nuit
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    PIERRE PÉJU


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    ■ Pierre Péju
    sur Terres de femmes


    L’Œil de la nuit (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Enfance obscure (lecture de Sylvie Fabre G.)
    L’État du ciel (lecture de Sylvie Fabre G.)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Gallimard)
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  • Jude Stéfan | de mes « Entretiens »



    Jude stéfan l’Univers jamais ne rit
    Ph., G.AdC






    DE MES « ENTRETIENS »



    le Maitre dit :

    le Ciel ne parle pas

    l’Univers jamais ne rit

    rire est d’un porc

    le Maître dit :

    je n’ai d’égard qu’aux choses

    muettes et stables

    pierre ou forêt

    où m’aller prier obscur

    n’admire que les animaux

    leur patiente indifférence

    pas les héros d’escalade

    ni les Bienfaiteurs

    dit le Maître



    Jude Stéfan, « Désespérance », Désespérance, Déposition, poèmes, éditions Gallimard, Collection Blanche, 2006, page 24.






    Jude Stéfan  Désespérance  déposition





    JUDE STÉFAN


    Jude Stéfan portrait NB
    Source




    ■ Jude Stéfan
    sur Terres de femmes


    trois haï-kou (extrait de Que ne suis-je Catulle)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Gallimard)
    la fiche de l’éditeur sur Désespérance, Déposition
    → (sur le site du Monde)
    La mort du poète Jude Stéfan, par Patrick Kéchichian
    → (sur le site de la revue Esprit)
    Jude Stéfan. Exercices d’exorcismes, par Jacques Darras





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