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  • Zéno Bianu | Bleu Haïku

    Topique : Bleu



    BLEU HAÏKU



    Profond
    plus profond encore
    dans les montagnes bleues 1


    TANEDA SANTÔKA
    (1882-1940)



    Un homme avance sur des versants ardus. Sans doute un ermite, un homme-montagne, comme disent les sages. Il avance pour aller plus loin – plus loin à l’intérieur de soi. Il s’en va rejoindre le cœur du bleu. Méditer sur la nuance des nuages. Pas à pas, entre ciel et cime, agrippé à la roche nue, relié aux forces vitales de l’univers. Bien loin des rumeurs du siècle.
    Ce haïku, que je lis et relis lentement, au plus intense, m’offre toujours un surcroît de présence, une écoute de toutes les coïncidences. Il met en scène un je-univers, un esprit capable de se laisser habiter, visiter, un corps devenu antenne au diapason de l’espace. Dans une exaltation toujours neuve.

    Dieu ? Une onde, un flux, un abandon bleuté.



    Peu à peu mes poumons         
    se teignent de bleu –
    voyage en mer 2


    SHINOHARA HÔSAKU
    (1905-1936)



    Il y a ici une façon inimitable de faire sourdre l’invisible. Comme une perception accélérée de l’instant. Et mon cœur-esprit résonne. Voici le monde éprouvé pour ce qu’il est vraiment : un espace où se nouent à jamais splendeur et mélancolie, où la nature devient si prenante, si contagieuse que « les poumons se teignent de bleu ».

    Ce haïku suscite en moi un acquiescement à la fois vigoureux et nostalgique, une conscience de la vie comme miracle. Il ravive mon intuition. Tel un frère d’absolu, il m’étreint le cœur avec la plus grande légèreté. Juste un tressaillement complice. Une savante simplicité. L’éclosion spontanée d’une fleur de songe.



    Sifflotant sans cesse      
    ce matin
    dans le bois qui bleuit 3


    OZAKI HÔSAI
    (1885-1926)



    Lisons de plus près — au plus près même —, regardons scintiller cette merveille. Où m’emmènes-tu poème, dans ce tremblement bleu de forêt électrique ? Où m’emmènes-tu ? Tu ouvres tout à coup une brèche dans la réalité. Un espace de reconnaissance infinie que ma lecture échoue à épuiser. Un espace de lucidité. Tu gambades aux limites du bleu tendre. Tu dis vrai.



    Zéno Bianu, Petit éloge du bleu, éditions Gallimard, Collection folio, 2020, pp. 37-39.



    ________________________
    1. Taneda Santôka, in Haïku, Anthologie du poème court japonais, édition et traduction de Corinne Atlan et Zéno Bianu, éditions Gallimard, Collection Poésie/Gallimard, 2002, page 84.
    2. Shinohara Hôsaku, ibid., page 196.
    3. Osaki Hôsai, ibid., page 37.







    Zéno Bianu  Petit éloge du bleu




    ZÉNO BIANU


    Zeno-bianu
    Source




    ■ Zéno Bianu
    sur Terres de femmes


    Credo (extrait d’Infiniment proche)
    Du plus loin… (extrait de Fatigue de la lumière)
    Miroir de tous les doubles (extrait de Satori Express)
    Zéno Bianu | Yves Buin | [Musique antérieure de l’origine océane] (extrait de Santana de toutes les étoiles)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site du Castor Astral)
    une notice bio-bibliographique sur Zéno Bianu




    ■ Voir encore ▼


    → (sur Terres de femmes)
    Anthologie du Bleu





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  • Étienne Faure, Et puis prendre l’air

    par Angèle Paoli

    Étienne Faure, Et puis prendre l’air,
    éditions Gallimard, Collection Blanche, 2020.



    Lecture d’Angèle Paoli


    LES CHUTES DU POÈTE-ÉCUREUIL




    Et puis prendre l’air. Le titre choisi par Étienne Faure pour son dernier recueil de poèmes m’a d’emblée fait sourire. Pour sa formulation familière perçue comme une incitation joyeuse à l’escapade. Pour les non-dits qui se cachent sous cette formulation. Et pour l’humour du poète qui déjà pointe sous cette invitation séduisante. Prendre l’air ? OUI. Peut-être et, paradoxalement, commodément installée dans mon fauteuil pendant que je parcours les pages du livre. Cet ouvrage m’encourage en effet à prendre l’air, sourire aux lèvres.

    Répartis en dix sections, où alternent dehors et dedans, fermé et ouvert, ville et campagne, campagne et littoral, proche et lointain, les poèmes en prose d’Et puis prendre l’air offrent un panaché de possibilités, de saisons et de lieux. D’humeurs. Un éventail très diversifié de portraits pris sur le vif, de natures mortes plus que vives et de saynètes drôles à souhait. Et qu’y avait-il donc antérieurement à ce « et puis » ? La vie, sans doute, avec son contingent d’obstacles, de contraintes et de pesanteurs, d’impedimenta quotidiens. Mais nous n’en saurons rien. Presque rien.

    Sortir donc. Pour quoi faire ? Les réponses sont multiples, comme le suggèrent les intitulés des différents chapitres du recueil (dix au total). « Sortir », intitulé de la première section, « Prendre l’air », intitulé de la dernière section. Entre ces deux pôles, le regard vagabonde, captant au passage des mots que tout semble opposer et que l’on pourrait s’amuser à classer par binômes : bancs/mûres, cloîtres/cave, etc. Une composition mouvante, tout en contrastes, pareille aux tableaux d’une exposition. Animée.

    Sortir donc, pour se ménager des « appels d’air ». Ce que suggère le vers de Charles Baudelaire, choisi par Étienne Faure en exergue de la dernière section de son recueil :

    « Oui, c’est là qu’il faut aller respirer, rêver, allonger les heures… » (Petits poèmes en prose).

    Sortir pour « changer de décor », pour mettre le temps au défi, pour résister à toute propension à l’enfermement ; pour voir la campagne défiler derrière la vitre d’un train, lequel « fabrique dans le paysage une écriture par hypallage, télescopage… » ; pour le bonheur de parler oiseau, de se prélasser dans un champ fraîchement coupé ou de s’adonner à un luxueux farniente sous le soleil des tropiques. Prendre l’air pour se livrer à l’observation de la nature, ce en quoi le poète excelle. Et puis, « prendre les airs » pour mieux « prendre ses distances. »

    Le programme — ou plutôt son envers ; voire son absence — est irrésistible. Et le plaisir du texte et des mots, assuré. Cela commence avec le choix des épigraphes. Qui sont à elles seules autant de fins scrupules (dans l’acception de « petits cailloux ») conduisant nos pas vers la liberté. Ainsi de ce vers d’Armen Lubin, cité en ouverture de la première section « Sortir » :

    « Je me suis fabriqué une fenêtre sans rien autour. » Ou cette autre, sur la même page, empruntée à Jacques Vaché :

    « Nous marchons au petit bonheur, et rien ne peut être prévu. »

    Ou encore cette citation empruntée aux Caractères de La Bruyère, qui annonce, me semble-t-il, la pirouette finale, sur laquelle se clôt le recueil :

    « Je descends dans la ville, où je n’ai pas couché deux nuits, que je ressemble à ceux qui l’habitent : j’en veux sortir. »

    Autant de considérations qui préludent à l’esprit du recueil et éveillent l’intérêt du lecteur, ivre à son tour de liberté grande.

    Plutôt concis dans leur ensemble, les poèmes en prose d’Étienne Faure sont autant de portraits croqués sur le vif. Réduits à l’état de passants ou d’éphémères protagonistes, les humains sont saisis dans une écriture marquée par sa vivacité. Ainsi du premier poème de « Sortir », constitué d’une suite énumérative remarquable de célérité. Une seule phrase interrogative, sans pause, avec des relances. Puis, soudain, une chute inattendue. Un mot pour couper court. Un seul. « Printemps ». Dans d’autres poèmes, ce sont les exclamatives qui donnent le tempo, celui échevelé de motardes, chasseresses vrombissantes dont les chevauchées s’harmonisent avec la « verve des oiseaux ». Le poète, tout comme les personnages qu’il montre en action, ne s’appesantit pas. « Dehors, les hommes sont des passants », écrit Joseph Roth cité en exergue de « Sortir ». Tournant la page, le poète fait de même.

    Cette démarche d’homme pressé n’empêche nullement le poète de prendre son temps. Le temps de l’observation et de l’analyse. Voire de la méditation. Mais, quel que soit le moment et quelle que soit l’humeur, le talent d’observateur d’Étienne Faure est toujours aux aguets. Tous sens en alerte, le poète capte les rumeurs de la ville, reconnaissables à leur compacité. Ainsi les bruits de la vie et les cris des oiseaux varient-ils en intensité selon les saisons. Les odeurs, selon les quartiers. Les images ramènent au premier plan une réalité empreinte de son bruitage habituel. Au passage, le Paris d’antan ressurgit lui aussi, avec ses mots anciens et ses jurons, ses vieilles calèches et ses rumeurs oubliées. Et ce projet qui s’énonce sous la plume enthousiaste du poète :

    « Il faudrait faire un livre rien qu’avec des phrases disparues de Paris, et les bruits qui allaient avec… »

    Les « natures mortes » s’animent, teintées d’une noble exaltation dans l’évocation savoureuse des pommes de terre :

    « … des Bintje, des Fontenay, des Charlotte et des Ratte, et des Roseval… Ô rues reconnaissantes à la chair dure et ferme, fondante ou farineuse, en gratin, en purée ou en robe des champs – ou en hachis. Il rôde une odeur de frites dans les rues adjacentes » (in « Sortir »).

    Le temps a passé sur les hommes, sur leurs petites histoires et sur la grande Histoire, mais les clichés du langage demeurent, avec leur accent désuet et cette gouaille d’une autre époque. L’ancien et le nouveau se côtoient et alternent sous la plume alerte et colorée, vive et savoureuse du poète, amoureux des mots et fin analyste de l’humain.

    Au premier volet de « Sortir », tout en mouvement, succède le théâtre des bancs publics, tout en ralentissement, en suspens et en attentes. Le cycle de « L’éloge appuyé des bancs » s’ouvre sur l’expression anglaise : Wait and see, devise de l’observateur patient qui a momentanément délaissé la vitesse urbaine et sa frénésie pour la lenteur qu’offre « l’auberge du banc ». Le cycle se clôt sur l’interjection Go !, signal de prompt départ, qui, en deux lettres et une seule syllabe, invite à une remise en orbite accélérée. En attendant, le poète prend plaisir à décliner toutes les variations qu’offre à son inspiration le banc des squares et jardins. Ici, prendre l’air, c’est avant tout « se tenir hors la pénombre de la cambuse – la turne, la piaule, le cagibi. » Et le banc, contrairement à la piaule, est un lieu ouvert, un lieu « collectif », où toutes les rencontres sont possibles avec les « collègues de planche ». On peut se poser là et se taire ou se lancer dans un discours digne d’un tribun ; on peut s’installer sur « les planches » pour capter sa part de soleil. Squatter pour un temps indéterminé ou, au contraire, ne séjourner que le temps d’un repas pris sur le pouce. Le poète ne craint pas de stationner, l’air de rien, parmi d’autres résidents, ou mêmes gisants, observant les us et coutumes des siégeants, grapillant ici et là des bribes de conversations « dans une langue des jours ouvrables », tendant l’oreille aux propos qui s’échangent et qui, sous sa plume, ne manquent pas de sel. L’occasion pour lui, au passage, de se moquer gentiment de la littérature people qui surgit au hasard de la lecture d’« un magazine oublié » là ; de donner quelques définitions des bancs, « ces noirs récifs que nul regard n’accroche » ; de méditer sur l’osmose qui tôt ou tard se fait entre l’occupant des planches et les planches qui l’hébergent : « Qui sommes-nous ? Pénombre et obstacle ensemble, ombres en peine. Les bancs. »

    Tout un théâtre de passants inconnus s’improvise sur les « planches » des bancs des villes. Échanges qui associent le regard et l’ouïe, ponctués d’exclamations, de jeux sur les mots et sur la polysémie. Chaque poème est un tableau vivant et drôle, dans lequel le poète jongle avec les registres de langue. Le rideau tombe parfois sur un mot unique qui clôt la scène. Ou par une réplique enlevée, à une tonalité inattendue :

    « Puis quittant le banc comme on sort de table, on joue les filles de l’air, salut les mecs, à la revoyure ! ».

    Le lecteur aurait pu imaginer que le Go ! final de la seconde section ouvrirait sur une échappée mouvementée et virevoltante. En réalité, c’est de retour de voyage qu’il s’agit et de retournement de situation. « Changements de saison », changement d’activités, changement d’état d’esprit. L’automne est là. Le voyageur troque son bronzage pour son corps fatigué ; range ses rêves et ses valises et sort son anorak aux poches débordantes de trésors oubliés. Loin des dattiers de Rabat, il renoue avec les natures mortes de l’automne, poires, noisettes et châtaignes :

    « Telle une lecture interrompue — et la pensée qui va avec —, on reprend la tournure d’esprit de la saison où on l’avait laissée : mélancolique. »

    Cependant, l’été indien, chaleureux mais trompeur, ravive les couleurs de l’automne « magnifique de bonté, généreuse saison ». Et rend le poète à ses rêveries enthousiastes. Mais si Étienne Faure, tout au plaisir sensuel de ses observations, se prend au jeu des portraits de l’enfance :

    « Si c’était un tableau — nature morte, je trouverais les couleurs surfaites, trafiquées… »,

    c’est pour revenir, non sans grande modestie, sur son travail d’écriture :

    « Mais ce n’est rien qu’un texte qui donne à voir présentement ce qu’il peut, du haut des mots que chacun utilise, selon sa palette et ses yeux ».

    C’est sans compter avec le grand talent dont le poète fait usage. Car il possède, plus que tout autre, cette « dextérité des mots » qui fait le régal du lecteur. Jouant en espiègle avec le temps, jonglant avec les saisons et les jours, le poète offre au lecteur des tableaux dignes des peintres flamands, lesquels excellaient en natures mortes de « comestibles » … « lièvres, perdreaux… sangliers, viandes faisandées bardées de poils, de plumes, de soies ensanglantées… ». Et le temps s’accélère, les nuits succèdent aux jours, et une saison chasse l’autre. On retrouve l’automne qui fait revenir, avec la chute des feuilles, le temps de l’enfance, « temps des dictées, des clichés, des rédacs, des poèmes, toutes ces feuilles resurgies pâles, jaunes, rousses, qui craquent dans les crânes. Puis le soleil rasant allongeant le pas, les ombres s’allongèrent plus avant. »

    Avec « Claustrales », d’une tonalité toute différente, nous pénétrons dans le monde clos de la méditation, un monde incisé dans la pierre — peut-être à la manière de Callot ou de Rembrandt — et habité par les ombres. Guidé par un vers extrait de Gaspard de la Nuit … « [v]os pas y heurteront sous l’herbe des pierres qui ont été des clés de voûtes », le poète met ses pas dans les pas du poète Aloysius Bertrand et entraîne le lecteur à sa suite dans une promenade au cœur d’un cloître « où l’ombre tourne autour des piliers » (in Gaspard de la Nuit, « École Flamande, Le Maçon »). Ombres et lumières qui jouent sur les chapiteaux ou dans les feuillages du jardin ; ombres des mots anciens qui circulent encore, tel le mot Réfectoire, chargé des souvenirs d’une « vie antérieure de moine ». Les poèmes se conforment aux déambulations du poète guidé par un « il » sans visage confondu avec l’ombre de son corps. « L’ombre de nos corps est moins dense que celle de l’if ou du cyprès, et nous la déplaçons avec nos bures… » confie le « il », soudain rejoint par des « voix aux contours mystiques », avant qu’il ne regagne le silence où règne le seul murmure du ruisseau.

    Un tout autre air succède à l’air révolu et nostalgique des cloîtres. C’est de « l’air du temps » que bruissent les lieux courus de la ville. « Cocktails, vernissages et théâtres ». La vie nocturne a aussi ses adeptes, « les fêtards, les noceurs, les noctambules de toutes plumes qui prospèrent nuitamment dans les caves… ». Le poète reprenant pied dans la vie sociale, in medias res, côtoie les masques qui déambulent, verre à la main, dans les salons à lambris. Il retrouve sa verve et sa langue tant ajustée, suit parfums et regards, observe les accolades amicales et les œillades, attrape au passage des bribes de conversation, suffisamment pour se faire une idée de la belle et de son « charme de butineuse », reprend à son compte — pour varier et agrémenter les tableaux de son prochain livre — les travers du langage à la mode :

    « à cette heure de la soirée le tic le mieux partagé, ce retour régulier d’un mot, d’une expression, tu vois, le mécanisme pendulaire à l’intérieur de soi qui ponctue la phrase, la scande et la relance à nouveau, tu vois, laisse un instant le temps mort des idées se reprendre, respirer puis repartir de plus belle, tu vois… ».

    C’est dans la section « Aux coins du globe » que je retrouve sous la plume d’Étienne Faure le mot « scrupule » employé supra dans le sens de « caillou ». C’est sans doute que je l’avais remisé dans un coin de ma mémoire après avoir lu les poèmes sur la Guyane. « Cayenne, vieux cailloux, faux scrupules » :

    « Disant Cayenne, c’est caillou qui surgit, cassé, roulé, descendu des ravines envahies de lianes, ou alors un oiseau excentrique, exotique, incompris, un cayenne aux plumes d’or et d’argent, rouge et bleu, qui caquette, non, cancane, non carcaille au passage des pirogues… ».

    Les sauts de puce dans les Caraïbes se poursuivent, où l’on croise, outre la Caravelle de Christophe Colomb et sa cohorte de flibustiers, une profusion tropicale, riche en formes et couleurs, mais étouffante. L’occasion pour le poète de s’adonner aux plaisirs de la langue et de tourner autour du participe passé offusqué, en déployant le champ lexical du feu/fournaise/touffeur/étouffement/asphyxie…

    Le retour hors du « bleu outremer » s’accompagne d’une certaine amertume face au côté dérisoire de ce qu’il reste du rêve. Et, sans doute, contrairement à la grande majorité des voyageurs friands d’exotisme, Étienne Faure est-il de ceux qui gardent pour eux leurs souvenirs égotistes :

    « Je ne vous envoie pas ma photographie », écrivait Arthur Rimbaud dans sa Correspondance.

    En revanche, Étienne Faure rapporte dans ses bagages quelques touches assez drôles sur lui-même et une philosophie de la vie exotique ramenée à l’essentiel :

    « Vivre en tongs fut longtemps son rêve…

    La vie envisagée via les doigts de pieds ».

    De retour à la ville, le poète voyageur s’active dans d’autres escapades. Entrer/sortir. Revenir/repartir. Les poèmes d’« Hôtels et retours » déclinent les passages d’un lieu à un autre, d’une région à l’autre. Égrener les noms vieillots des hôtels de France est déjà en soi une invitation au voyage, même si un peu compassée, comme les photos jaunies des albums. Une forme de poème en somme. Dans la chambre qui lui échoit, le voyageur « caméléon » s’adapte aux couleurs du temps et des lieux, observe, fidèle à lui-même, les va-et-vient, les mouvements, les apparitions/disparitions, les changements de rôles. Tout un théâtre de silhouettes prend vie derrière la fenêtre. Zone frontière, limen. Entre dedans et dehors. Lieu idéal d’observation. Tout cela sur fond d’ambiguïtés de sens et de jeux sur les mots. « Courant d’air » / « l’air au piano » / « à l’air libre » / « air fendu ». Il arrive qu’au gré d’une promenade dans les rues de la ville à découvrir, les choses s’inversent. « Tête en l’air », le poète se faufile en imagination derrière jalousies et persiennes. De l’extérieur où il se trouve, il tente une percée dans les intérieurs. Le linge qui flotte aux fenêtres fournit quelques indices, mais rien de ce qui est imaginé n’est assuré. Si ce n’est que les « drapeaux qui […] frémissent » sont « des étendards aux mille patries — aux apatrides. »

    Au hasard des poèmes et de l’écriture d’Étienne Faure, on croise d’autres poètes : André Breton, Charles Baudelaire (de manière implicite), Joseph Conrad, Jules Laforgue, Madame de Staël. Et Oscar Wilde — présent dans le poème sous le pseudonyme de Sébastien Melmoth — mort en 1900 à l’Hôtel d’Alsace (sis rue des Beaux-Arts, à Paris).

    Soudain la grisaille, les criailleries des mouettes et les monticules d’ordures ont raison du poète. Partir devient une urgence. Quitter l’Hôtel de la plage et « fuir fuir foutre le camp, mettre les bouts et jouer la fille de l’air pour quitter la ville avec la pluie sans bruit, sans heurts comme à la cloche de bois. »

    Tout cela qui a fini par s’accumuler et qui a rejoint ce que la mémoire a engrangé au fil du temps, constitue un lot de souvenirs. Souvenirs de voyage et souvenirs d’enfance, menus objets hétéroclites témoins ordinaires d’un temps et d’un lieu qui ont été ceux du poète. Objets exhumés qui ramènent à la surface des moments oubliés, des mots passés de mode, des jeux de vacances aujourd’hui inconnus, garants intemporels qui parent à l’ennui. C’était le temps des « lointaines éternités ». Dont le poète, étonné, recrée l’existence déposée dans les poèmes du « Voyage à la cave » :

    « On grattait les murs, la rumeur de la plage déferlait avec la voix d’un ténor, les variétés, le Tour de France, les échappées d’un pays en vacances, en ce vaste temps mort ignorant qu’un jour on écrit, surpris, serré comme on reprise dix fois un texte ajouré, la rature, laissant passer trop de clarté de soi, cœur à l’étroit, de joie après la peine. »

    Il faudrait que le lecteur prenne aussi le large, abandonne le poète à ses « rêves plumitifs », dégote une chute digne de celles dont le poète a le secret. Et je vois bien que la mélancolie me gagne à l’idée de refermer ce livre admirable. Alors ? Jouer les filles de l’air ? Le temps ne s’y prête guère. Me glisser dans les « jardins d’enfance chez une aïeule ou une voisine antique » pour me livrer à la cueillette des mûres, « membres étirés vers le ciel » ? La saison est passée et les mûres ont depuis longtemps déserté les buissons. Une seule chose à faire. M’en remettre à la plume d’Étienne Faure et boucler ma lecture par le poème de l’écureuil et du poète, section « Prendre l’air ». Et sourire.

    « Fuir, esquiver, changer d’arbre est une manie chez l’écureuil qui s’épargne ainsi la vie, croit-il, en sautant dans les airs, et contre la pesanteur reste en suspens, ne chute jamais, amasse des idées, les oublie, n’en finit pas d’aller de branche en branche ainsi qu’un écrivain — nouveaux chapitres, paragraphes, à la ligne —, ne sachant s’arrêter, s’y résoudre et comment atterrir, s’il faut atterrir, prévoir un rebondissement, craignant le faux mouvement qui terminerait l’aventure par inertie, sans rien qui relance et qui sauve : nul panache, mauvaise chute. »

    Comment ne pas sourire ?



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Faure montage
    Feuilleter le livre




    ÉTIENNE FAURE


    Faure portrait
    Source




    ■ Étienne Faure
    sur Terres de femmes


    Sortir, Éloge appuyé des bancs, Changements de saison (extraits d’Et puis prendre l’air)
    [Après les rigueurs inhumaines | du gel] (extrait de Ciné-plage)
    Les soirs d’été au pas des portes (extrait d’Horizon du sol)
    Tête en bas (lecture d’AP)
    sur « Le Poète à tête renversée » (extrait de Tête en bas)
    La Vie bon train, proses de gare (extrait)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site À la littérature de Pierre Campion)
    une lecture d’Et puis prendre l’air, par Henri Droguet
    → (sur le site Les Découvreurs)
    une lecture d’Et puis prendre l’air, par Georges Guillain
    → (sur le site des éditions Gallimard)
    la fiche de l’éditeur sur Et puis prendre l’air
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Étienne Faure






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  • Jude Stéfan | trois haï-kou


    Les gitanes s'évadent sous la lune 2
    Ph., G.AdC







    TROIS HAÏ-KOU




    Voix des bois le Vent
    du chant ne laisse trace

    Silence d’or

    Oiseaux
    comme l’enfance s’efface
    avez raison de l’Hiver

    Enchevelées de pluie
    les Gitanes s’évadent

    sous la lune



    Jude Stéfan, « III. Les 52 Semaines », Que ne suis-je Catulle | en ces presque 80 poèmes, éditions Gallimard, Collection Blanche, 2010, page 56.






    Jude Stéfan  Que ne suis-je Catulle 2





    JUDE STÉFAN


    Jude Stéfan portrait NB
    Source




    ■ Jude Stéfan
    sur Terres de femmes


    de mes « Entretiens » (extrait de Désespérance, Déposition)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Gallimard)
    la fiche de l’éditeur sur Que ne suis-je Catulle
    → (sur le site du Monde)
    La mort du poète Jude Stéfan, par Patrick Kéchichian
    → (sur Les Lettres françaises)
    Les caprices de Jude Stéfan, par Omar Berrada
    → (sur le site de la revue Esprit)
    Jude Stéfan. Exercices d’exorcismes, par Jacques Darras





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  • Erri De Luca | Due voci


    DUE VOCI





    Dicono : siete sud. No, veniamo dal parallelo grande,
    dall’ equatore centro della terra.

    La pelle annerita dalla più dritta luce,
    ci stacchiamo dalla metà del mondo, non dal sud.

    A spinta di calcagno sul tappeto di vento del Sahara,
    salone di bellezza della notte, tutte le stelle appese.

    L’acqua sopra una spalla, il fagotto sull’altro
    mantello, camicia e libro di preghiere.

    Il cielo è dritto, un cammino segnato,
    più breve della terra saliscendi.

    A sera ricuciamo il cuoio dei sandali col filo di budello
    e l’ago d’osso, ogni arnese ha valore, ma di più il coltello.

    Signore del mondo ci hai fatto miserabili e padroni
    delle tue immensità, ci hai dato pure un nome per chiamarti.





    Erri De Luca  Solo andata 2







    DEUX VOIX





    On dit : vous êtes le Sud. Non, nous venons du grand parallèle,
    de l’équateur centre de la terre.

    La peau noircie par la plus directe lumière,
    nous nous détachons de la moitié du monde, non pas du Sud.

    Par poussée de talon sur le tapis de vent du Sahara,
    salon de beauté de la nuit, toutes les étoiles en suspens.

    L’eau sur une épaule, le baluchon sur l’autre,
    manteau, chemise et livre de prières.

    Le ciel est droit, un chemin tracé,
    plus court que la terre vallonnée.

    Le soir nous recousons le cuir de nos sandales avec du fil de boyau
    et une aiguille en os, chaque outil a une valeur, mais le couteau plus encore.

    Seigneur du monde, tu nous as faits misérables et maîtres
    de tes immensités, tu nous as même donné un nom pour t’appeler.




    Erri De Luca, Aller simple [Solo andata, Giangiacomo Feltrinelli Editore, Milano, 2005], édition bilingue, éditions Gallimard, Collection Du monde entier, 2012, pp. 16-17 ; Collection Poésie/Gallimard, 2021, pp. 18-19. Poèmes traduits de l’italien par Danièle Valin.





    Erri De Luca  Aller simple





    Erri De Luca  Aller simple  Collection Poésie Gallimard



    ERRI DE LUCA


    Erri De Luca  portrait





    ■ Erri De Luca
    sur Terres de femmes


    Le plus et le moins (lecture de Martine Konorski)
    Considero valore (poème issu du recueil Œuvre sur l’eau)
    Qui a étendu ses bras au large (autre poème issu du recueil Œuvre sur l’eau)
    Volti (autre poème issu du recueil Œuvre sur l’eau)
    Piero della Francesca (poème issu du recueil L’Ospite incallito)
    Statua di Caino (autre poème issu du recueil L’Ospite incallito)
    Première heure (lecture d’AP)
    Le Tort du soldat (extrait)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Paysages écrits)
    une lecture d’Aller simple d’Erri De Luca par Marie-Hélène Prouteau
    le site de la fondation Erri De Luca (en italien)





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  • Étienne Faure | Sortir, Éloge appuyé des bancs, Changements de saison


    SORTIR
    (extrait)




    Le harnachement des motardes en juin développe un hippisme léger, une occasion de défiler guillerettes en cuir, casque et robe assortis au scooter, fugace monture chromée qui stoppe au feu rouge, une jambe effilée à terre. Nouvelles chasseresses, crinière au vent, les amazones motorisées soudain accélèrent – vert ! – et filent à toute allure sur le boulevard Diderot puis Voltaire. Hue ! Verve des oiseaux. On dirait la campagne si folâtre au solstice d’été. Herbe et chevaux.


    […]


    ÉLOGE APPUYÉ DES BANCS
    (extraits)




    Usant d’un carnet tête-bêche pour écrire, le remplir à l’endroit de ceci, à l’envers de cela, il sait qu’un jour les deux gageures, vers et prose qui progressent, vont se rencontrer, former un front redouté. L’une gagne du terrain – elle en est presque à la moitié du calepin –, quand l’autre ne hâte pas le pas. Piétine, même, tant l’avancée est mesurée. Prose et poème… Ainsi font les bavards du banc aux côtés des taciturnes – ou des résolument silencieux. Tempos et blancs.


    […]


    Attentifs, les collègues du banc écoutent un des leurs debout, face à eux, qui parle en avançant, recule, fait son théâtre, un bras levé pour asséner son texte, sa certitude. C’est le tribun du jour qui reste en vis-à-vis pour la conversation. Lui parti, les assis poursuivront leur dialogue côte à côte, sans même se regarder, l’œil rivé sur la scène d’en face : une petite fille avec sa maman qui joue à la poupée. « Tu as soif ma chérie ? — Nan. » La poupée parle.



    […]


    CHANGEMENTS DE SAISON
    (extrait)




    En remettant tes fringues d’automne tu retrouves dans tes poches les cueillettes de l’an dernier : trois châtaignes, un gland, deux faines, un colchique fané, et des morceaux de champignons secs. Telle une lecture ininterrompue — et la pensée qui va avec —, on reprend la tournure d’esprit de la saison où on l’avait laissée : mélancolique. Un vrai poème, ce paletot, où traînent encore des mots :

    Sécher ça
    Basse saison
    Sous le pardessus
    Le soleil reviendra
    Qui ne réchauffe rien.




    Étienne Faure, « Sortir » (page 14), « Éloge appuyé des bancs » (pp. 24, 26), « Changements de saison » (pp. 39-40), Et puis prendre l’air des villes et des champs, poèmes en prose, éditions Gallimard, Collection Blanche, 2020.





    Faure montage
    Feuilleter le livre




    ÉTIENNE FAURE


    Etienne Faure  portrait 2
    Source




    ■ Étienne Faure
    sur Terres de femmes

    Et puis prendre l’air (lecture d’AP)
    [Après les rigueurs inhumaines | du gel] (extrait de Ciné-plage)
    Les soirs d’été au pas des portes (extrait d’Horizon du sol)
    Tête en bas (lecture d’AP)
    sur « Le Poète à tête renversée » (extrait de Tête en bas)
    La Vie bon train, proses de gare (extrait)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Gallimard)
    la fiche de l’éditeur sur Et puis prendre l’air
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Étienne Faure






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  • Jean Marc Sourdillon | Le milan


    Milan royal
    Milan royal [filanciu], Corsica
    Source







    LE MILAN



    Il est apparu très haut sous le plafond gris des nuages, un milan.

    Il planait lentement, un seul trait noir, comme s’il voulait nous couver et nous guider, nous faire savoir qu’il était là, lui qui jamais ne se montre, nous rassurer, simple parole sans autre signification que celle-ci : je suis là.

    Et c’était comme si un chuintement glissait dans le ciel mouillé, comme si quelqu’un s’essayait à chanter sans y parvenir mais chantait quand même par cette absence à la place de sa voix, par le glissement mouillé de son vol dans le silence des nuages,
    comme si quelqu’un chuchotait d’à la fois très proche et très lointain, nous suggérait son secret sans vraiment nous le dire et que cela suffisait, nous suffirait pour toujours, nous donnerait assez de courage pour repartir, pour vivre tout ce qui nous restait à vivre,
    oiseau aperçu très haut, dans l’intervalle et la rupture,
    oiseau aimé,
    oiseau lointain.




    Jean Marc Sourdillon, « La déhiscence », L’Unique Réponse, poèmes, éditions Gallimard, Collection Blanche, 2020, page 11.






    Sourdillon



    JEAN MARC SOURDILLON


    Jean-Marc Sourdillon 2
    Source




    ■ Jean Marc Sourdillon
    sur Terres de femmes


    On naît (autre poème extrait de L’Unique Réponse)
    Comme des frères
    [Cet imperceptible oiseau très loin] (extrait de Dix secondes tigre)
    Au commencement (extrait des Miens de Personne)
    [Deux fois l’an, pendant l’été] (extrait d’En vue de naître)
    Les Tourterelles (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼

    une lecture de L’Unique Réponse par Jean-Michel Maulpoix [PDF]




    ■ Note de lecture de Jean Marc Sourdillon
    sur Terres de femmes

    Isabelle Lévesque, Le Fil de givre





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  • Anna Ayanoglou | Fleurs séchées


    FLEURS SÉCHÉES




    J’ai dormi une nuit dans ma chambre d’enfant
    Une nuit de passage dans un lit trop étroit

    Sur les rayons des étagères
    S’alignaient les tranchées du souvenir —

    des babioles au vain aplomb de l’université

    Entre deux classeurs j’ai trouvé un cahier

    l’ai ouvert, sans soupçon —
    il débordait de cursives heurtées

    et au détour d’une page, un cri —

    vous n’êtes que des cœurs secs
    des culs serrés et des estomacs pleins


    une rage, qui me rattrape.




    Anna Ayanoglou, « Intermède », Le Fil des traversées, poèmes, éditions Gallimard, Collection Blanche, 2019, page 41.





    Anna Ayanoglou
    feuilleter le livre



    ANNA AYANOGLOU


    Anna Ayanoglou portrait NB
    Source





    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Gallimard)
    la fiche de l’éditeur sur Le Fil des traversées
    → (sur le site de Mediapart)
    Libre d’entrer dans le poème: Anna Ayanoglou, par Patrice Beray





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  • Anise Koltz | Automne


    AUTOMNE




    En route avec les oiseaux
    pour suivre le cirque du soleil
    où la lumière mugit
    en sautant de sa cage

    en route avec les jongleurs
    les saltimbanques
    et les géants de l’ombre

    en route avec le vent
    crieur du cirque
    et cornac qui offre ses tresses d’or
    et suspend des lampions
    aux arbres

    en route
    avant que les dernières affiches
    programmes
    et billet d’entrées
    ne soient piétinés
    dans les rues




    Anise Koltz, Le Cirque du soleil, éditions Seghers, Collection Autour du monde, 1966, in Somnambule du jour, poèmes choisis, éditions Gallimard, Collection Poésie/Gallimard, 2016, page 18.







    Koltz somnambule



    ANISE KOLTZ


    Anise Koltz
    Source




    ■ Anise Koltz
    sur Terres de femmes


    L’Ailleurs des mots
    Béni soit le serpent
    Les soleils se multiplient (poème extrait du Cri de l’épervier)
    [Dans mes poèmes] (poèmes extraits d’Un monde de pierres)
    [Gémeau] (poème extrait de Soleils chauves)
    Je me transforme (poème extrait de Je renaîtrai)
    [Je suis l’impossible du possible] (poème extrait de Pressée de vivre)
    Ouverte (poème extrait de Je renaîtrai)
    [Qu’ai-je emprunté à la chair maternelle ?] (poème extrait de Galaxies intérieures)





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  • Louis Aragon | Le Discours à la première personne


    DISCOURS, 4
    (extrait)




    Je peux me consumer de tout l’enfer du monde
    Jamais je ne perdrai cet émerveillement
    Du langage
    Jamais je ne me réveillerai d’entre les mots
    Je me souviens du temps où je ne savais pas lire
    Et le visage de la peur était la chaisière aux Champs-Élysées
    Il n’y avait à la maison ni l’électricité ni le téléphone

    En ce temps-là je prêtais l’oreille aux choses usuelles
    Pour saisir leurs conversations
    J’avais des rendez-vous avec des étoffes déchirées
    J’entretenais des relations avec des objets hors d’usage
    Je ne me serais pas adressé à un caillou comme à un moulin à café
    J’inventais des langues étrangères afin
    De ne plus me comprendre moi-même
    Je cachais derrière l’armoire une correspondance indéchiffrable
    Tout cela se perdit comme un secret le jour
    Où j’appris à dessiner les oiseaux

    […]



    Louis Aragon, « Le Discours à la première personne », 4, Les Poètes, poème, éditions Gallimard, Collection Blanche, 1960 ; Collection Poésie/Gallimard, 1976, pp. 193-194. Texte revu et corrigé par l’auteur en 1968 et 1976.





    Aragon  Les poètes



    LOUIS ARAGON

    Aragon 2
    Source




    ■ Louis Aragon
    sur Terres de femmes


    → (sur Terres de femmes)
    Le Voyage d’Italie




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Terres de femmes)
    8 avril 1973 | Mort de Pablo Picasso (+ poème « La Belle Italienne » de Louis Aragon)





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  • 18 août 2018 | Elena Ferrante, Chroniques du hasard

    Éphéméride culturelle à rebours



    Tagli netti
    Andrea Ucini, Tagli netti,
    in Elena Ferrante, Chroniques du hasard,
    éditions Gallimard, Hors série Littérature, 2019, page 103.







    TAGLI NETTI
    18 agosto 2018




    Per quel che ricordo non mi ha mai spaventato il cambiamento. Ho cambiato casa, per esempio, parecchie volte ma non ricordo particolari disagi, rimpianti, lunghi periodi di disadattamento. Molti detestano i traslochi, c’è chi li ritiene in grado di accorciarci la vita. Io del trasloco amo innanzitutto la parola, fa venire in mente lo slancio del salto in lungo, un raccogliere energie per proiettarsi verso un altro luogo dove tutto è da scoprire e da imparare. Sono convinta insomma che cambiare ha un suo versante sempre positivo. Aiuta a accorgerci, per esempio, che abbiamo accumulato molte cose inutili, che averle ritenute utili è stato un abbaglio, che tutto quello che davvero serve è pochissimo, che ci leghiamo a oggetti, a spazzi, certe volte a persone, senza cui la nostra vita non solo si impoverisce ma si apre inaspettatamente a nuove possibilità. Quando poi i cambiamenti sono radicali, dopo un po’ di incertezza tendo all’euforia. Mi sento quando da bambina le inventavo tutte per trovarmi all’aperto mentre si preparava un temporale e volevo inzupparmi prima che mia madre mi riacciufasse. Per via di questa propensione, però, ho scoperto con colpevole ritardo l’altro lato del cambiamento, la sofferenza. Non parlo qui di chi vede di colpo la sua esistenza a soqquadro e resiste nel guscio degli abitudini che parevano definitive, finché non scopre che non c’è reazione che tenga e malinconicamente si rassegna al fatto che il mondo di ieri domani non ci sarà più. Non mi ha mai veramente coinvolta – nemmeno letterariamente – il rimpianto di come era bella la vita prima di una qualche rivoluzione. Ho sempre sentito di più l’allegria dei rivolgimenti, e perciò ho messo a fuoco tardi che quell’allegria, quell’entusiasmo, non sono necessariamente in contraddizione con una sofferenza di fondo. Se si guarda bene, per esempio, insieme alla genuina festa grande con cui abbiamo salutato cambiamenti importanti per noi donne, c’era un dolore silente che, per quel che ne so, ci siamo raccontate poco. Svestirci dell’abito remissivo che le nostre stesse mamme ci avevano cucito adosso fin dai primi anni di vita, per indossarne uno più combattivo, pur nella sua positività di atto liberatorio, da qualche parte di noi ci causava angoscia. Non ci si strappa via la pelle che pareva la nostra senza soffrire. Non ci si stacca facilmente da quello che siamo state, qualcosa dura e si torce. Non ci sa accomoda in una forma imprevista senza la paura dell’inadeguatezza. Il sentimento gioioso della liberazione prevale, ma l’anestetico della gioia non cancella la realtà del taglio.



    Elena Ferrante, « Tagli netti », L’invenzione occasionale, edizioni e/o, 2019, pp. 62-63. Illustrazioni di Andrea Ucini.






    Elena Ferrante  L'invenzione occasionale








    COUPURES NETTES
    18 août 2018




    Autant que je m’en souvienne, le changement ne m’a jamais effrayée. Par exemple, j’ai déménagé à plusieurs reprises, mais je ne me rappelle pas avoir jamais éprouvé de malaise, de regret, ou avoir eu besoin de longues périodes d’adaptation. Beaucoup de gens détestent les déménagements, et certains estiment même qu’ils peuvent nous raccourcir la vie. Ce que j’aime avant tout, dans le déménagement, c’est le mot : il me rappelle l’élan du saut en longueur, le fait de rassembler son énergie afin de se projeter vers un autre endroit, où tout est à découvrir et à apprendre. En somme, je suis persuadée que changer a toujours un aspect positif. Cela aide à réaliser que nous avons accumulé beaucoup de choses inutiles, qu’avoir cru à leur utilité a été un aveuglement, que tout ce qui nous sert vraiment se résume à bien peu, et que nous nous attachons à des objets, à des lieux et parfois à des personnes en l’absence desquels notre vie non seulement ne s’appauvrit pas, mais s’ouvre à des possibilités nouvelles et inattendues. Et, lorsque les changements qui surviennent sont radicaux, j’ai tendance, après un bref moment d’incertitude, à être euphorique. J’ai le même sentiment que dans mon enfance, lorsque je mettais tout en œuvre pour me retrouver dehors tandis qu’un orage menaçait, je voulais être trempée avant que ma mère ne m’attrape. Mais, à cause de cette tendance, j’ai découvert seulement très tard l’autre face du changement, la souffrance. Je ne parle pas des gens qui voient leur existence brusquement chamboulée et qui résistent dans une carapace d’habitudes qui leur paraissaient éternelles, jusqu’à ce qu’ils comprennent que leur réaction n’a pas de sens et qu’ils finissent par se résigner, avec mélancolie, au fait que le monde d’hier ne sera plus là demain. Je n’ai jamais vraiment été attirée – même en littérature – par la célébration de la vie passée, par la nostalgie de la beauté précédant une quelconque révolution. J’ai toujours été plus sensible à la joie des bouleversements et, par conséquent, il m’a fallu du temps pour réaliser que cette joie et cet enthousiasme n’étaient pas nécessairement incompatibles avec une souffrance de fond. Par exemple, à bien y regarder, la grande allégresse avec laquelle nous avons accueilli des changements importants pour nous les femmes a été accompagnée d’une douleur silencieuse qui, autant que je sache, n’a pas tellement été dite. Ôter les vêtements de la soumission que nos mères elles-mêmes nous avaient confectionnés dès nos premières années de vie et en enfiler d’autres, plus adaptés aux luttes, a été un acte libérateur très positif. Et pourtant, quelque part, cet acte a généré de l’angoisse. Il est impossible d’arracher ce que nous prenions pour notre peau sans en éprouver de la souffrance. On ne se sépare pas facilement de ce que l’on a été : quelque chose persiste et résiste. On n’adopte pas une forme imprévue sans crainte de l’inadaptation. Le sentiment joyeux de la libération domine, mais l’effet anesthésiant de cette joie n’efface pas la réalité de la rupture.



    Elena Ferrante, « Coupures nettes », Chroniques du hasard, éditions Gallimard, Hors série Littérature, 2019, pp. 104-105. Traduit de l’italien par Elsa Damien. Illustrations d’Andrea Ucini.






    Elena Ferrante  Chroniques du hasard
    feuilleter le livre



    ELENA FERRANTE


    Elena Ferrante





    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Gallimard)
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