Étiquette : éditions Gallimard


  • Claudine Galea, Les Choses comme elles sont

    par Jeanne Bastide

    Claudine Galea, Les Choses comme elles sont,
    éditions Gallimard, Collection Verticales, 2019.



    Lecture de Jeanne Bastide



    Il est coutume de considérer Claudine Galea comme une dramaturge. Elle l’est, c’est sûr. Tout en écrivant des albums pour enfants et des romans pour adolescents. Auteure de théâtre, elle est aussi romancière. Depuis son premier roman : Jusqu’aux os (2003).

    « Je n’écris pas des romans ou des pièces de théâtre, je n’écris pas pour les enfants ou pour les adultes, j’écris des livres », dit-elle.

    Claudine Galea est donc tout à la fois une auteure dramatique et une romancière : « L’écriture est ce qui me structure », dit-elle. Les images arrivent, deviennent le corps des mots. « Je n’aime pas beaucoup les catégories qui enferment et scindent », avoue-t-elle auprès des éditions L’Amourier.

    Les Choses comme elles sont est un roman qui parle d’une enfant curieuse, singulière, qui va grandir sous nos yeux, dans un huis clos familial. Mais Les Choses comme elles sont, c’est d’abord un lieu : Marseille. Et surtout une écriture. Sensorielle et incisive. Une écriture brillante, céleste qui porte tout le livre.

    « Ce que je cherche dans l’écriture c’est la peau des gestes, aller à l’extrême tactilité ».

    C’est bien à un livre sur la transmission, l’héritage et la filiation que nous sommes conviés (on ne guérit jamais de son enfance) dans un quotidien empli de sensations, d’émotions, de troubles, de voix, de prescience peut-être. Une occasion pour l’auteure de recréer un monde à domestiquer, à conquérir, ou à pacifier ?

    « Écrire, c’est donner de la mémoire aux souvenirs », énonce Claudine Galea dans l’émission Par les temps qui courent (France Culture, 15 janvier 2019).

    On l’aura compris, Les Choses comme elles sont s’apparente à un travail de mémoire. Nous n’avons jamais fini de naître de notre histoire. Il y a toujours ce qui se cache derrière l’apparence. Une traversée qui demande vigueur et énergie, car il y a nombre de « trous noirs » à traverser. À cet égard, une trouvaille que cette scène du père qui repeint un plafond d’une couleur bleu-nuit, faisant ainsi entrer le sombre et la nuit du ciel à l’intérieur de la maison. Nous n’avons jamais fini de repeindre le passé.

    « La substance ne suffit pas, il faut aussi une enveloppe », explique Matisse. C’est bien ce à quoi s’attache Claudine Galea dans ce roman. Un livre dans lequel le lecteur retrouve des voix qui se sont tues. Cela parle et nous parle. Cette ferveur contenue dans les petits gestes, nous la recevons.

    Enfants, nous ignorions alors ces cris qui vont se loger en nous. Ces voix qui déchirent et ouvrent des sentiers obscurs. Ces voix qu’entend la narratrice de Claudine Galea et qu’elle nous restitue.

    Les Choses comme elles sont, un roman qui frappe fort et nous touche.



    Jeanne Bastide
    pour Terres de femmes
    D.R. Texte Jeanne Bastide






    Claudine Galea  Les Choses comme elles sont






    CLAUDINE GALEA


    Claudine Galea photo Louis Monier
    Ph. photo Louis Monier
    Source




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Gallimard)
    la fiche de l’éditeur sur Les choses comme elles sont
    → (sur le site de la mél [maison des écrivains et de la littérature])
    une notice bio-bibliographique sur Claudine Galea





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  • Jean Starobinski | Sur l’origine de l’inégalité




    SUR L’ORIGINE DE L’INÉGALITÉ
    (extrait)





    Qu’avant d’écrire sur l’inégalité, Jean-Jacques ait commencé par la subir dans sa vie, c’est l’évidence même. Citoyen de Genève, mais quelque peu déclassé, devenu « citoyen du bas », rejeté dans la catégorie prétéritée, ayant reçu de son père, avec les leçons de fierté romaine, celles du ressentiment et de la revendication aigrie ; apprenti maltraité, laquais, précepteur, secrétaire, musicien incertain fourvoyé dans les salons des fermiers généraux : que de situations subalternes, que d’humiliations subies, quelle expérience accumulée ! Auprès de Mme de Warens, il a vécu heureux, mais jamais il n’est parvenu à dissiper tout à fait le malaise de la dépendance matérielle. Lui qui se défendra contre les bienfaiteurs (tout en acceptant, parfois, les « retraites » qu’on lui offre obligeamment), il n’a pas la conscience nette à l’idée de tout devoir à sa « bienfaitrice » : son idéal est certes la dépendance sentimentale, mais dans l’indépendance pécuniaire. Aussi, n’est-ce pas seulement par goût qu’il entreprend, à Chambéry, aux Charmettes, son apprentissage solitaire de musicien et d’homme de lettres ; il espère parvenir un jour à gagner honorablement sa vie, pour effacer sa dette. Il voudrait, une fois à l’aise, prouver à « maman » qu’elle n’avait pas eu tort de l’accueillir et de pourvoir à la dépense. Consultons les documents de sa jeunesse : très tôt, nous le trouvons soucieux de « vivre sans le secours d’autrui »1. Il ne peut sentir son infériorité sociale sans éprouver le besoin d’une riposte et d’une revanche compensatrices ; il refuse d’emblée les expédients louches dont beaucoup se satisfont et que la classe privilégiée, elle-même parasitaire, eût tolérés ; il se libérera par le travail sérieux et par l’effort indépendant. Il a le sentiment de sa valeur (d’une valeur qui réside précisément dans le sentiment), et de la disparité entre ce qu’il est et ce que le sort a fait de lui. Il eût mérité mieux, mais selon une loi de proportion quasi mathématique, la fortune a soin de maintenir constant le produit de la richesse multipliée par le mérite. Jean-Jacques se console d’être pauvre en prenant conscience de sa sensibilité :

    « Pourquoi, Madame, y a-t-il des cœurs sensibles au grand, au sublime, au pathétique, pendant que d’autres ne semblent faits que pour ramper dans la bassesse de leurs sentiments ? La fortune semble faire à cela une espèce de compensation ; à force d’élever ceux-ci, elle cherche à les mettre au niveau avec la grandeur des autres. »2

    Cette consolation, toutefois, n’est que verbale, et ne conduit pas à l’acceptation résignée de l’ordre établi. Le ton du jeune Rousseau est plus fréquemment celui de la plainte, où la part de la révolte se distingue mal du désir romanesque de se rendre intéressant par le malheur : « Il est dur à un homme de sentiments, et qui pense comme je fais, d’être obligé, faute d’autre moyen, d’implorer des assistances et des secours. »3

    Se réconcilierait-il avec son sort, s’il passait de l’autre côté de la barrière, du côté des nantis ? Son parti a été assez vite pris : il a trop souffert de l’inégalité pour faire sa paix à l’occasion d’un coup de chance qui arrangerait ses affaires. Cette pauvreté dont il se plaint souvent dans sa jeunesse, il aura de plus en plus la conviction qu’elle le met du bon côté, et il s’en fera gloire. L’inégalité n’est pas une expérience que l’on fait seul et ne se réduit pas au sentiment d’infériorité : l’inégalité est un sort commun, elle s’éprouve solidairement. Rousseau a été définitivement « sensibilisé » par ce qu’il a vu de la misère paysanne et de la pauvreté des villes. Les pages fameuses du livre IV des Confessions trouvent confirmation dans des lettres qui datent de la jeunesse même de Jean-Jacques. À Montpellier, en 1737, il a vu ce que beaucoup de Français, à la même époque, ne savaient pas voir, il s’est étonné de ce qui n’étonnait presque personne :

    « Ces rues sont bordées alternativement de superbes hôtels et de misérables chaumières pleines de boue et de fumier. Les habitants y sont moitié très riches et l’autre moitié misérables à l’excès ; mais ils sont tous également gueux par leur manière de vivre la plus vile et la plus crasseuse qu’on puisse imaginer. »4

    Notons qu’en dénonçant cette égale gueuserie qui englobe riches et pauvres, Rousseau semble illustrer d’avance la conclusion du second Discours : quand l’inégalité devient extrême, les hommes se trouvent tous confondus, privilégiés et opprimés pêle-mêle, dans l’égalité du malheur et de la violence.


    […]


    __________________
    1. À son père. 1731, Correspondance générale, éditée par Pierre-Paul Plan (DP), Paris, 1924-1934, 20 volumes. I, 13 ; L, I, 13.
    2. À Mme de Warens, 13 septembre 1737, Correspondance générale, DP, I, 58 ; L, I, 49
    3. Mémoire au gouverneur de Savoie, mars 1739. Œuvres complètes, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1959. I, 1217.
    4. À J.-A. Charbonnel, 1737, Correspondance générale, DP, I, 70 ; L, I, 01.



    Jean Starobinski, « Sur l’origine de l’inégalité » (extrait) , Sept essais sur Rousseau, in La Transparence et l’obstacle suivi de Sept essais sur Rousseau, Éditions Gallimard, Collection Tel, 1976, 1998, pp. 332-333.






    Jean Starobinski





    JEAN STAROBINSKI


    JEAN STAROBINSKI 2
    Source




    ■ Jean Starobinski
    sur Terres de femmes

    28 mai 1958 | Jean Starobinski, Jean-Jacques Rousseau : la transparence et l’obstacle




    ■ Jean-Jacques Rousseau
    sur Terres de femmes

    28 juin 1712 | Naissance de Jean-Jacques Rousseau (+ extrait de la « Troisième promenade » des Rêveries du promeneur solitaire)
    24 octobre 1776 | Jean-Jacques Rousseau, « L’Accident de Ménilmontant » (extrait de la « Deuxième promenade » des Rêveries du promeneur solitaire)
    2 juillet 1778 | Mort de Jean-Jacques Rousseau (+ extrait des Confessions)





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  • François Cheng | [Consens à la brisure]




    Haute tour François Cheng
    Ph., G.AdC






    [CONSENS À LA BRISURE]




    Consens à la brisure, c’est là
    Que germera ton trop-plein
    De crève-cœur, que passera,
    Un jour, hors de l’attente, la brise.

    Entre cime et abîme, orage,
    Un faucon guette l’instant de halte.
    À flanc de falaise, une souche
    Lui tend le bras, comme lui hors d’âge.

    Haute tour, tu nous élèves à ta vue, portée
    Par le souffle du soir. Le vol de l’aigle nous rend proche
    L’âme errante des Anciens, mais à l’horizon,
    Ceux qui s’en vont, peu à peu, s’effacent dans la brume.

    Au sommet du mont et du silence,
        rien n’est dit, tout est.
    Tout vide est plein, tout passé présent,
        tout en nous renaît.



    […]




    ENVOI



    Ne quémande rien. N’attends pas
    D’être un jour payé en retour.
    Ce que tu donnes trace une voie
    Te menant plus loin que tes pas.




    François Cheng, Enfin le royaume, quatrains, Éditions Gallimard, Collection blanche, 2018, pp. 50-53, 153.






    Cheng  Enfin le royaume



    FRANÇOIS CHENG


    Cheng
    Source




    ■ François Cheng
    sur Terres de femmes

    L’appel de la mer
    Longtemps à longer cette eau sans âge
    [Oui, nous suivrons le sentier]
    Rose d’indigo
    [Suivre le poisson, suivre l’oiseau]
    Tango toscan



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de l’Académie française)
    une bio-bibliographie de François Cheng





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Paule du Bouchet | Point final





    Truinas
    Chapelle de Truinas (Drôme) au-devant du petit cimetière
    où repose le poète André du Bouchet
    D.R. Ph. angelepaoli (12 juillet 2018)







    POINT FINAL



    Vers la fin de sa vie, il me disait souvent : « Tu verras, le temps se rétrécit de plus en plus. » À l’automne, dans la Drôme, face à la montagne, l’ombre gagnait la maison bien avant le coucher du soleil. Les journées se faisaient courtes. Nous sortions dans le dernier jour. Mon père chaussait ses bottes, mettait une écharpe. Nous remontions le chemin de Truinas. Il y avait ce côte à côte, chargé de tout ce qui avait déjà été dit, de tout ce qui ne le serait jamais. Dans le tournant, lorsqu’il avait plu, il fallait contourner une grande flaque. Ça glissait, nous nous tenions la main. Ensuite, le chemin monte jusqu’à la route. Il prenait son courrier à la boîte aux lettres, souvent nous poussions jusqu’à la mairie, marchant d’un bon pas sur l’asphalte sonore. Il avait sa canne en coudrier, celle avec laquelle il s’amusait à nous poursuivre lorsque nous étions enfants en nous menaçant de nous « bastonner ». Parfois nous faisions halte chez un agriculteur qui offrait un verre de vin rêche. On entrait dans la salle sombre, on s’asseyait autour de la table, on parlait de l’orage, de la chasse, d’une recette de cuisine. Le soir tombait. On allumait le plafonnier qui faisait un rond orangé sur la table. Il y avait des silences, on servait une dernière goutte. Mon père se levait, nous prenions congé. On revenait dans la nuit, sur le chemin je lui tenais le bras dans l’obscurité.


    *


    À l’instant de finir, je repense au « point final » évoqué par lui peu de temps avant de mourir. Sur le moment, je l’avais entendu stricto sensu, le « point » achevant son dernier livre, celui de tous les livres. Il me semble aujourd’hui d’une nature différente qu’au moment de commencer ces lignes. De quel point final s’agit-il, lui pour qui le sentiment de l’essentiel était indissociable de celui de l’inachevé ?

    Dans sa postface, intitulée « L’infini et l’inachevé », au recueil L’Œil égaré dans les plis de l’obéissance au vent consacré à Victor Hugo, mon père cite ce dernier : « La pensée c’est l’illimité. Exprimer l’illimité, cela ne se peut. Devant cette énormité immanente, les langues bégaient. » Et de poursuivre en commentaire : « On sera toujours stupéfait de la facilité verbale inouïe dont dispose ce poète pour qui le propre de l’essentiel est de ne pouvoir s’exprimer et dont le propre du talent est de toujours masquer l’essentiel. La “création bègue”, “l’énigme qui a peur du mot”, cette grande nature qui n’affleure que par lambeaux. » Lorsqu’il écrivit ce texte, il avait vingt-sept ans. C’était l’année de ma naissance.





    André du Bouchet Hugo





    Cette « grande nature qui n’affleure que par lambeaux », c’était aussi lui. Mon père. Il me semble à présent que le « point final » évoqué à l’hôpital ce jour d’avril 2001, mois de sa mort, rendait possible de faire du « lambeau » un tout, d’envisager l’infini et l’inachevé. Et de conclure la proposition qui fut sienne sa vie durant, que nous entendîmes dans sa bouche toute notre enfance : « Je me mets au monde moi-même chaque jour. »

    Et du même coup de se retirer comme on ferme la porte.



    Paule du Bouchet, Debout sur le ciel, récit, éditions Gallimard, Collection Blanche, 2018, pp. 114-116.






    Paule du Bouchet  Debout sur le ciel






    PAULE DU BOUCHET


    Paule du Bouchet
    Source




    ■ Voir | écouter aussi ▼père

    → (sur le site de France Culture)
    Paule du Bouchet : « Écrire, c’était trouver mon en moi » (émission Par les temps qui courent par Marie Richet, 1er mai 2018)
    → (sur le site de France Culture)
    André du Bouchet (émission Du jour au lendemain par Alain Veinstein, 19 avril 2011)
    → (sur le site de Radio Télévision suisse)
    Présence d’André du Bouchet (Entre les lignes, émission du 14 janvier 2013)




    ■ André du Bouchet
    sur Terres de femmes

    19 avril 2001 | Décès d’André du Bouchet
    En pleine terre
    Le moteur blanc
    sur la terre immobile




    ■ Voir encore ▼

    → (sur Terres de femmes)
    20 avril 2001 | Philippe Jaccottet, Truinas
    → (sur Terres de femmes)
    Isabelle Baladine Howald, La Douleur du retour (note de lecture d’AP)





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  • Sylvie Germain | [C’était un petit chemin de terre]



    [C’ÉTAIT UN PETIT CHEMIN DE TERRE]




    C’était un petit chemin de terre. Il serpentait à travers la plaine, à l’écart des grandes villes. Des talus broussailleux, des peupliers et des bouleaux, des rochers le bordaient. À l’un de ses méandres il frôlait une croix de pierre au socle tout moussu. Puis il partait se perdre quelque part dans la plaine, parmi les ronces et la poussière. Exténué par tant d’immensité il finissait par se dissoudre sous l’herbe rase et les cailloux ainsi que s’effacent les morts invités par la nuit de la terre au grand mystère de la disparition.

    Car les chemins ont une vie, ils ont une histoire et un destin, comme les hommes. Et, comme les hommes, ils meurent un jour.

    Leur histoire est liée à celle des hommes qui les ont tracés, à tous ceux qui les ont parcourus. Et ils ont un cœur, un cœur qui bat, tout résonnant des pas des marcheurs qui les foulent. La mort leur advient lorsque tous les désertent, que nul ne se soucie plus d’eux ; leur cœur se tait quand se taisent les pas.

    Les chemins ont donc aussi une âme, et ils ont une voix. Une voix très ténue qui se lève parfois et se met à chanter, au bord extrême du silence.

    Elle chante, la voix des chemins, les amours, les chagrins et les joies de tous ceux qui les ont traversés et dont ils gardent la mémoire.

    Leur mémoire est fidèle, profonde comme les siècles.



    Sylvie Germain, « Les pas qui dansent aux enfer », in Immensités, Éditions Gallimard (1993), Collection folio, 1995, pp. 206-207.






    Sylvie Fermain  Immensités

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  • Corse_3 Yves Bonnefoy | [De Caraco à l’île de Capraia]





    Capraia carte






    [DE CARACO À L’ÎLE DE CAPRAIA]*



    Voilà ce que je rêve, à ces carrefours, ou un peu après — et il s’ensuit que je suis troublé par tout ce qui peut favoriser l’impression qu’un lieu autre, et qui le demeure, se propose pourtant, avec même quelque insistance. Quand une route s’élève, me découvrant au loin d’autres chemins dans les pierres, avec des villages visibles ; quand le train se glisse dans une vallée resserrée, au crépuscule, passant devant des maisons où il arrive qu’une fenêtre s’éclaire ; quand le bateau suit d’assez près un rivage, où le soleil se prend à une vitre lointaine (et une fois c’était Caraco**, où l’on me dit que les chemins n’arrivaient plus, mangés depuis longtemps par les ronces), c’est vite en moi la très spécifique émotion, je crois approcher, je me sens requis à la vigilance. Comment se nomment ces villages, là-bas ? Pourquoi un feu sur cette terrasse, qui salue-t-on ainsi à notre bord, qui appelle-t-on ? Bien sûr, que j’arrive en un de ces lieux et l’impression d’avoir « brûlé » se dissipe. Non sans pourtant s’accroître parfois toute une heure à cause d’un bruit de pas ou de voix qui est monté jusqu’à ma chambre d’hôtel, à travers les persiennes closes.

    Et Capraia***, si longtemps l’objet de mes vœux ! Sa forme — une longue modulation de cimes et de plateaux — me semblait parfaite, et je ne pouvais en détacher mes yeux pour des minutes entières, surtout le soir, depuis qu’elle avait surgi de la brume le second jour du premier été, et tellement plus haut que je n’avais cru que se trouvait l’horizon. Or, Capraia appartenait à l’Italie, rien ne la reliait à l’île où j’étais moi-même, on disait aussi qu’elle était presque déserte : tout se prêtait donc à ce que ce nom, qui la réduisait à quelques bergers, à leur errance à jamais sur des tables rocheuses au ras du ciel dans le jasmin, l’asphodèle (quelques oliviers et caroubiers dans les creux), lui conférât une qualité d’archétype et en fît, pour ma pensée désirante, le vrai lieu. Ainsi pour quelques saisons, puis ma vie changea, je ne vis plus Capraia, je l’oubliais presque, et d’autres années passèrent. Après quoi il advint que je pris un bateau un matin à Gênes, allant en Grèce, et vers le soir, brusquement, je me sentis pousser à monter sur le pont et à regarder vers l’ouest, où paraissaient déjà, où allaient passer à droite de nous, et tout près, quelques rochers, un rivage. Un regard, un ébranlement intérieur : une mémoire en moi, plus profonde que la conscience, ou plus aux aguets, avait compris avant que je sache. Est-ce possible, mais oui, c’est Capraia par son autre bord, celui que je n’avais jamais vu, l’inimaginable ! Dans sa forme changée, ou plutôt annulée par notre proximité (car vraiment nous passions à cent mètres à peine du rivage), l’île avançait, s’ouvrait, se révélait — brève côte, terre de rien, on n’y voyait qu’un petit débarcadère, un chemin qui s’en éloignait, quelques maisons çà et là, une sorte de forteresse sur un à-pic — allait bientôt disparaître.

    Et je fus alors pris de compassion. Capraia, tu appartiens à l’ici du monde, comme nous. Tu souffres de finitude, tu es dessaisie du secret, recule donc, efface-toi dans la nuit qui tombe. Et veille là, ayant établi avec moi d’autres liens, dont je ne veux rien savoir encore, car je reste requis par l’espérance, ou le leurre. Demain je verrai Zante, Céphalonie, beaux noms aussi et plus grandes terres, préservées par leur profondeur.



    Yves Bonnefoy, L’Arrière-Pays [éditions Albert Skira, 1972], I, Éditions Gallimard, Collection Poésie/Gallimard, 1998-2003-2005, pp. 14-15-16-17.



    _________________
    NOTES d’AP :
    * choix d’extrait que je dédie à Odile Bombarde, maître de conférences au Collège de France, éditrice (avec Patrick Labarthe) du tome 1 de la Correspondance d’Yves Bonnefoy (Les Belles Lettres, 2018).
    ** Caraco ou Caracu, hameau abandonné (vers 1925) du village de Meria (Cap Corse).
    *** troisième île de l’archipel toscan en mer Tyrrhénienne (province de Livourne), entre l’Italie et le Cap Corse. Une île qu’Yves Bonnefoy a souvent observée depuis le Cap Corse, durant ses nombreux séjours à Porticciolo (marine de Cagnano), dans la demeure familiale de sa première épouse, Éliane Catoni, de l’été 1945 à l’été 1956. En 1767, l’île de Capraia fut conquise par Pasquale Paoli, mais demeura génoise lorsque la Corse fut cédée à la France par la république de Gênes (1768).






    Yves Bonnefoy  L'Arrière-Pays





    YVES BONNEFOY


    Bonnefoy
    Image, G.AdC




    ■ Yves Bonnefoy
    sur Terres de femmes

    → 25 juin 1981|
    Élection d’Yves Bonnefoy au Collège de France
    À la voix de Kathleen Ferrier
    L’Arrière-pays (lecture d’AP)
    « Le dialogue d’angoisse et de désir »
    Donner des noms
    Le myrte
    Les Raisins de Zeuxis
    Vrai nom
    Les Planches courbes : feuilleton pédagogique en 26 épisodes à l’usage des lycéens




    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site Université de tous les savoirs)
    écouter/voir la vidéo d’une conférence d’Yves Bonnefoy (La parole poétique) du 17 novembre 2000
    → (sur le site du Collège de France)
    une bio-bibliographie d’Yves Bonnefoy





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  • Franck Venaille | [J’attendais]



    [J’ATTENDAIS]



    J’attendais qu’elles s’arrachent de la terre.
    Je les entendais souffrir de naissance.
    Scrutant le sol, je les vis : croître.
    Vous disiez, vous.
    Ne vouloir laisser aucune trace.

    Ainsi, étais-je partagé.
    Déchiré.
    Une page blanche.

    Ainsi devais-je trancher :
    Jonquilles : un aimable bouquet qui, jamais ne se fane.
    Vous : l’admirable souci de disparaître,
    de vous enrouler nue dedans la terre nue.
    Le bruit du vent parmi les feuilles.
    Le soleil blanc aux lèvres froides.

    Le bruit du vent aux lèvres froides.
    Le soleil blanc parmi les feuilles.




    Franck Venaille, « Tragique : 3, Royal Botanic Gardens Kew », Tragique [Obsidiane, 2001], in La Descente de l’Escaut suivi de Tragique, Éditions Gallimard, Collection Poésie/Gallimard (n° 459), 2010, pp. 271-272. Préface de Jean-Baptiste Para.






    Venaille






    FRANCK  VENAILLE


    Franck Venaille




    ■ Franck Venaille
    sur Terres de femmes


    [J’avais mal à vivre] (extrait de Ça)
    [Ce que je suis ?] (extrait de C’est à dire)
    Dans le sillage des mots (extrait de C’est à dire)
    [On marche dans la fêlure du monde] (extrait de La Descente de l’Escaut)
    [Quand la lumière née de l’estuaire] (autre extrait de La Descente de l’Escaut)
    Un paysage non mélancolique (extrait de C’est nous les Modernes)
    San Giovanni (extrait de Trieste)




    ■ Voir aussi ▼



    → (sur remue.net)
    Au plus près de Franck Venaille, par Jacques Josse





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  • Wisława Szymborska | Mouvement



    MOUVEMENT



    Toi tu pleures, eux ils dansent
    Eux ils dansent dans ta larme.
    Eux ils jouent, eux ils s’amusent,
    Eux, n’en savent rien du tout.
    On dirait, miroirs scintillent,
    On dirait, bougies grésillent.
    Est-ce arcades, balustrades ?
    Manches blanches, gestes lestes ?
    Deux H fricotent avec O.
    Coquins chlorure et sodium.
    Danse en rond, azote fripon.
    On remonte, on redescend,
    sous la coupole virevoltant.
    Toi tu pleures, ça leur plaît.
    Eine kleine Nachtmusik.
    Qui es-tu mon joli masque.




    Wisława Szymborska, Cent blagues [Sto pociech, 1967], in De la mort sans exagérer, Poèmes 1957-2009, éditions Gallimard, Collection Poésie/Gallimard, 2018, page 103. Préface et traduction de Piotr Kaminski.






    Wisława Szymborska  De la mort sans exagérer





    WISŁAWA SZYMBORSKA


    Wislawa_Szymborska
    Source




    ■ Wisława Szymborska
    sur Terres de femmes

    Complicités avec les morts
    Discours au bureau des objets trouvés (poème extrait de Wszelki wypadek [Cas où, 1972])
    3 octobre 1996 | Wisława Szymborska, Prix Nobel de littérature (notice bio-bibliographique)
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le Portrait de Wisława Szymborska (+ un poème extrait de Vue avec grain de sable et un autre extrait de Dans le fleuve d’Héraclite)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Esprits Nomades)
    Wislawa Szymborska, Une poésie simple comme un bonjour
    → (sur le site des éditions Gallimard)
    la fiche de l’éditeur sur De la mort sans exagérer de Wisława Szymborska





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  • Georges-Emmanuel Clancier | Ève noire



    Fleur surgie violente du minéral
    Ph., G.AdC






    ÈVE NOIRE



    Pour Lucien Clergue




    Fleur surgie violente du minéral
    tu défies par la pulpe d’ombre et de lumière
    de tes seins collines
    tu défies par l’hymne (cuivre, or, braise)
    qui s’érige des reins à la nuque
    sous le feu, sous le jeu solaires,
    tu défies, ô fleur noire, chair première,
    la partition de mort
    gravée profond aux rocs comme aux os
    de ce désert où défaille le temps.

    Le regard qui te sacre reine
    tu l’arrachas aux vallées éphémères
    pour l’enfouir, le chauffer, le bercer en ton ventre.
    Il te cueille en plein jet, corolle noire
    mais ton sexe l’accueille et de nouveau l’enfante
    lavé de toute souillure, de toute blessure,
    armé de la gloire et de l’éclat originels.




    Georges-Emmanuel Clancier, « Étincelles d’instant » in Vive fut l’aventure, poèmes, Éditions Gallimard, Collection blanche, 2008, page 20.






    Clancier  Vive fut l'aventure 2





    ________________________
    Note d’AP : le poème ci-dessus a été antérieurement publié (dans une version longue et sous le titre « Laine d’Ariane ») dans un ouvrage collectif (Poésie) de la collection L’Atelier imaginaire, Éditions L’Âge d’homme, 15 juin 1991, pp. 81-84. Voir aussi : CLERGUE, Lucien, Eve est Noir. By Georges-Emmanuel Clancier. Illustrated with colour photographs by Lucien Clergue. 28 Loose leaves each with a 4″ x 6″ colour photographs, plus 1 colour laser-print. Housed in a linen-covered clamshell box. Arles: Privately printed, 2000. Eve est Noir was originally published in 1982, and is here revisited together with a poem by Clancier, reproduced in facsimile, which it inspired, and a 1982 text by Clergue. The photographs all depict a black nude model photographed in various American locations from Point Lobos on the West Coast to Rockport, Maine in the East.






    GEORGES-EMMANUEL  CLANCIER




    ■ Georges-Emmanuel Clancier
    sur Terres de femmes

    [Flaques d’orange lueur] (autre extrait du recueil Vive fut l’aventure)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Gattivi Ochja)
    un autre poème de Georges-Emmanuel Clancier (extrait du recueil Oscillante parole [Gallimard, 1978] et traduit en corse par Stefanu Cesari)
    → (sur Ici & Là)
    une lecture de Vive fut l’aventure par Dan Bouchery





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  • Étienne Faure | sur « Le Poète à tête renversée »




    [SUR LE POÈTE À TÊTE RENVERSÉE]







    Chagall  Le Poète à tête renversée  2
    Marc Chagall (1887–1985)
    Étude pour Le Poète à tête renversée, 1911
    Gouache, plume et encre sur papier,
    27 x 21 cm
    Source







    Cette rose au cœur vert on dirait un chou,
    la tête renversée du poète
    il y a cent ans repeinte avec des paupières
    d’ortie, tout un monde à l’envers revu
    comme on regarde par-dessous celui qui s’annonce
    avers, endroit du décor
    à la vitesse révolue d’une époque
    où coule sans gravité la couleur du vin
    lumineuse, éclairant le verre
    — et la lente impression d’ivresse —
    le vin où plongerait aussi bien la plume
    quand l’encrier est sec, la lampe sans pétrole,
    à lire à livre ouvert sur les genoux, vieil établi,
    le livre ou manuscrit comme à rebours
    entre les pages où furent glissées des fleurs
    ocre, violines, jaune paille,
    les mots semblablement réversibles.


    sur « Le Poète à tête renversée »




    Étienne Faure, « En peinture » in Tête en bas, poèmes, éditions Gallimard, Collection blanche, 2018, page 69.






    Etienne faure  Tête en bas






    ÉTIENNE FAURE


    Etienne Faure




    ■ Étienne Faure
    sur Terres de femmes


    Tête en bas (lecture d’AP)
    [Après les rigueurs inhumaines | du gel] (extrait de Ciné-plage)
    Et puis prendre l’air (lecture d’AP)
    Sortir, Éloge appuyé des bancs, Changements de saison (extraits d’Et puis prendre l’air)
    Les soirs d’été au pas des portes (extrait d’Horizon du sol)
    La Vie bon train, proses de gare (extrait)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Étienne Faure





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