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  • Pascal Quignard | Cûdapanthaka



    CÛDAPANTHAKA (extrait)



    Il y a un refrain très simple et très beau dans une chanson que composa Malherbe qui dit avec beaucoup de vigueur et de brusquerie ce que je cherche à définir ici ‒ et au fantôme de quoi il faut fournir sans fin à force d’offrandes alimentaires, de trésors monétaires, de gloire et de défi, de colliers et de brassards, de broches, d’agrafes, de parures, de perles, de dents, de larmes.

    « Qui me croit absent, il a tort :

    Je ne le suis point, je suis mort. »

    Je me souviens qu’André du Bouchet offrit ‒ dans un état enfantin d’enchantement ‒ ces deux vers à Paul Celan, dans son petit appartement rue des Grands-Augustins, quand il les découvrit. Francis Ponge venait de faire paraître son livre sur Malherbe. J’assistai à ce don enchanté avant que Paul Celan se jette dans le fleuve.

    Les larmes constituent ces libations naturelles que le corps verse sur les vides, sur les abandons, sur les sauts, sur les plongées, sur les ruines, sur les absences, sur les détresses que la langue parlée ne sait pas dire.

    Une narration « dotée de sens », voilà ce qui cherche à s’opposer à l’absence du souffle tiède d’un vivant. Une biographie. Mais la vie n’est pas une biographie. Mais être mort, c’est cesser de ternir le miroir. Tel était le geste que les Anciens faisaient pour s’assurer du décès de leurs familiers. On allait quérir un petit miroir de bronze qu’on approchait des lèvres des êtres immobiles.

    Le défaut de buée ou, si l’on préfère, le reflet sans défaut, le contact sans écran de réel à réel, témoignait de la perte de la vie.

    Ce petit miroir fait en bronze, frotté de laine, tout brillant, ce reflet pur c’est-à-dire vide, net de vapeur ou bien de brume lointaine ou bien de silhouette indécise sur la surface métallique et polie permettaient d’éloigner définitivement le mort dans son nom.

    Alors ils l’appelaient trois fois.

    Les hommes de l’Antiquité criaient très fort trois fois le nom du mort dans la chambre silencieuse où son corps avait été allongé. C’était comme une dernière danse où se soulevaient trois fois les ailes des grands oiseaux dévoreurs des chairs et porteurs des âmes dans l’ombre de l’Éther. C’étaient comme trois très lents et très grands coups de rame sur le fleuve mort qui traverse l’Érèbe. Baptême inversé comme l’était ce repas des pavements qui ne faisait rien pénétrer de solide à l’intérieur des lèvres. Dans une triste et triple clameur ils donnaient trois fois son nom à cet être pour qui ni le souffle ni le langage ni le faux ni le désir ni la faim ne faisaient plus écran à sa propre vision.


    *


    Aladin possédait une lampe qui suscitait à volonté toutes les richesses de ce monde. Le prince Hussein possédait un tapis qui transportait où l’on souhaitait être à condition qu’on se recueillît en soi-même (je note que le prince Hussein possédait presque un livre). Le prince Ahmed possédait une pomme qui guérissait tous les maux pour peu qu’on la portât à son nez ou qu’on la flairât. Le prince Ali possédait un petit tuyau fait en défense d’éléphant qui permettait de voir à distance. Sôsos possédait un non-balai qui permettait l’art.


    *


    Les moines bouddhistes de l’Inde ancienne racontaient cette légende qui courait sur Cûdapanthaka. Cûdapanthaka à l’âge de quarante-cinq ans avait atteint un tel état de perfection qu’il avait oublié son nom de génération. À cinquante-cinq ans il avait atteint un tel état de pureté que les frères lui mirent un balai entre les mains. À soixante-cinq ans Cûdapanthaka avait atteint un tel état de sainteté qu’il avait oublié le mot « balai ». Le jour anniversaire de ses soixante-quinze ans le moine Cûdapanthaka se souvint subitement du mot « balai » mais, comme les frères l’interrogeaient, ils découvrirent qu’il avait oublié le sens du verbe « balayer ». À quatre-vingts ans, quand il se souvint du verbe « balayer », il y consacra tout son temps mais le mot « balai » s’enfuit de sa mémoire et tout à coup sa bouche fut quitte du langage. À quatre-vingt-cinq ans Cûdapanthaka était devenu si bienheureux qu’il ne se souvenait de rien. Mais alors il se trouva que ses mains étaient prises d’une sorte de petit tremblotement qui ne cessait pas. Aussi, balayant la cour du temple, levait-il plus de poussière qu’il n’en ôtait et les frères se plaignaient.



    Pascal Quignard, L’Enfant d’Ingolstadt, chapitre XXIV (extrait), Dernier royaume X, Éditions Grasset & Fasquelle, 2018, pp. 165-166-167-168.






    Pascal Quignard  L'Enfant d'Ingolstadt






    ■ Pascal Quignard
    sur Terres de femmes

    Boutès (lecture d’AP)
    [Lancelot dit] (extrait des Désarçonnés)
    Medea (lecture d’AP)
    Les kami (extrait de L’Origine de la danse)
    Villa Amalia (lecture d’AP)
    23 avril 1948 | Naissance de Pascal Quignard (Villa Amalia, extrait)
    28 octobre 2002 | Pascal Quignard, Prix Goncourt 2002 (lecture des Ombres errantes par AP)





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  • Laure Limongi, Anomalie des zones profondes du cerveau

    par Angèle Paoli

    Laure Limongi, Anomalie des zones profondes du cerveau,
    Éditions Grasset,  2015.



    Lecture d’Angèle Paoli



    LA DOUBLE HÉLICE D’UNE ÉCRITURE PERSONNELLE ET ENGAGÉE



    Sous-titré « roman », le dernier ouvrage de Laure Limongi, Anomalie des zones profondes du cerveau, entraîne d’emblée le lecteur sur deux pistes peu compatibles au premier abord. Celle, scientifique, médicale et… abyssale, du cerveau — un continent mystérieux et quasi méconnu —, et celle du romanesque. Comment la romancière parvient-elle à articuler les deux mouvements de l’hélice ? Par l’écriture. Une écriture originale, contemporaine — rapide-précise-rigoureuse, sans vaines circonlocutions… —, qui, lorsqu’elle aborde le domaine des sciences et cerne les problématiques inhérentes à une pathologie, vise avant tout à l’efficacité. Derrière l’humour de certains propos se cachent des enjeux que seule une plume courageuse et déterminée peut se permettre de mettre au jour avec naturel. Une plume plus intime et plus tendre lorsque, dans les pages en italiques, s’insinue une narratrice qui, par le biais du « tu », nous confie certains épisodes de son séjour amoureux dans un « chalet » suisse, sis dans le village de Publier (ça ne s’invente pas !) sur les rives sud du lac Léman. Enchâssement de récits, modes d’écriture diversifiés, Laure Limongi explore et surprend. Mélange des tons, des genres, des propos. Explorations de domaines aussi éloignés, en apparence, que celui du musicien et mycologue John Cage — une vraie passion — qui conduit à s’interroger sur les circonstances de la mort de Bouddha — et celui du Mystère de l’homme de Florès. Ou encore celui du philologue John Marco Allegro, qui consacra toute sa vie aux manuscrits de Qumrân. Autant de digressions par « sauts et gambades » (il y en a d’autres) qui semblent éloigner du propos premier mais qui pourtant sans cesse l’y ramènent. « L’homme de Florès avait-il des migraines ? » « Quels liens le christianisme a-t-il entretenu avec les drogues hallucinogènes ? » « Quel rôle les champignons ont-ils joué dans les religions primitives ? »…

    Ces digressions peuvent éventuellement déranger des lecteurs ayant gardé du romanesque une vision quelque peu passéiste et figée. Et de ce fait peu accoutumés à pareilles jongleries. Quoi qu’il en soit, l’ensemble de ce roman se lit d’une traite tant il est mené tambour battant, dans le foisonnement d’une érudition simple, et toujours passionnante et vivifiante. Et l’on se prend à sourire et même à vraiment rire des petites phrases choc qui surgissent à l’improviste :

    Ainsi de cette hypothèse isolée sur la totalité de la page 18 :

    « Jules César serait le plus ancien migraineux connu. »

    À quoi répond sur la page en vis-à-vis cette assertion inattendue et malicieuse :

    « La migraine n’empêche donc pas de conquérir la Gaule. »

    Ou encore, quelques pages plus loin, cette remarque empruntée à Olivier Cadiot :

    « « Anomalie des zones profondes du cerveau » », ça ferait un bon titre. »

    Mon rire vient précisément de ce que, avant ma lecture, je pensais — in petto — tout le contraire, troublée que j’étais par l’apposition au titre du mot « roman », probablement préconisée par l’éditeur pour penser/classer ce récit inclassable et singulier.

    Car c’est bien sur une « anomalie » singulière que le titre de l’ouvrage met l’accent. Pourtant, si le cerveau dont il est question dans ces pages est celui, bien spécifique, de Laure Limongi, l’anomalie dont souffre l’écrivain affecte, elle, de nombreux patients. Inspiré d’une expérience vécue (peut-on dire de ce roman qu’il est pour partie autofictionnel ?), le sujet abordé a une portée universelle et ne peut que susciter l’intérêt, de près ou de loin, de chacun d’entre nous. J’ai particulièrement admiré, au fil des pages, la faculté de la romancière à s’impliquer avec la plus grande méticulosité (énumérations des noms de maladie affublés du nom de leur découvreur, des différentes formes que la maladie peut prendre, soins et traitements préconisés) et une aisance quasi naturelle dans un domaine de savoir que je ne soupçonnais pas être le sien. Et qui l’est devenu par la force des choses. Celui d’une affection neurologique dont on parle peu (en dehors de la sphère médicale) : « l’algie vasculaire de la face », « forme aiguë de céphalée essentielle » qui soumet le patient à de telles souffrances qu’elles peuvent conduire à l’autolyse. La mort est en effet à l’œuvre sous la peau du visage, généralement dichotomisé, scindé en deux, par les attaques violentes de la « migraine rouge » dite aussi « migraine suicidaire ».

    « Ça prend la mâchoire… » ; « C’est comme avoir un pic à glace enfoncé derrière l’œil ». « C’est comme si quelqu’un était en train de courir dans ma tête, furieusement ». Ainsi témoignent les différentes voix auxquelles la romancière cède la parole dans l’incipit de son livre. Voix auxquelles répond une autre, ailleurs, peut-être la sienne :

    « Puis une aiguille s’invite dans l’œil gauche, s’enfonçant avec de plus en plus d’acharnement. Elle appelle du renfort. Ce sont à présent des couteaux et ça irradie les os du crâne, les sinus, les racines dentaires… »

    Invisible de l’extérieur, mises à part les cernes qui surgissent au lendemain de nuits blanches, l’affection est trompeuse. Elle déclenche chez les autres scepticisme et incompréhension, voire une certaine forme d’ironie, notamment des proches qui, ne discernant rien de spectaculaire ni de flagrant sur le visage de la plaignante/patiente, imaginent une affabulation de sa part. Et se répandent à loisir en conseils, préconisations et supputations, tous aussi déplacés les uns que les autres. Et de qui rions-nous au juste, si ce n’est de nous-mêmes ?

    Au final, en parler est décourageant. Expliquer, une perte de temps. « Avec les autres, c’est le malentendu permanent ». Que faire alors, lorsqu’on a tout essayé, y compris passé en revue de plus déshérités que soi ? Lorsqu’on a fini de scander, sur le déroulé des tragédies du monde, le leitmotiv « Tu n’es pas à plaindre » ? Lorsqu’on a examiné, à chaque nouvelle poussée de l’algie vasculaire, les différents modes de suicide, pas plus tôt envisagés qu’aussitôt repoussés :

    « Passant près d’un tram, on songe qu’il ne va pas assez vite pour constituer un expédient correct. Souvenir de cet appartement au sixième étage du boulevard Barbès. On ne voulait pas finir la tête incrustée à un récipient de fortune servant à cuire le maïs. Combien faut-il d’injections d’Imiject, le médicament utilisé pour lutter contre les douleurs de l’algie vasculaire de la face, pour que le cœur lâche ?… »

    Que faire sinon écrire ? Écrire pour mettre la maladie à bonne distance de soi, pour la regarder en face, l’apprivoiser la connaître la circonscrire. Écrire pour en déjouer les pièges. Écrire pour témoigner. Écrire pour dénoncer. Notamment les errances de procédures et d’« embûches administratives diverses », proprement labyrinthiques ; les procès en cas d’usage illicite de stupéfiants par les malades : cannabis ou autres substances frappées d’interdit en France alors que des milliers de personnes pourraient espérer trouver une thérapie non seulement antalgique, mais curative, si seulement certaines de ces substances bénéficiaient d’une « autorisation de mise sur le marché », comme c’est le cas dans bien d’autres pays d’Europe.

    Ainsi peut-on lire au sujet du cannabis :

    « Plusieurs études sont en cours et elles semblent positives. Le cannabis est pour l’instant toujours interdit en France, même dans ce contexte, et inscrit sur la liste des stupéfiants malgré les nombreuses études internationales prouvant son efficacité dans de multiples indications : douleurs neurologiques dans le cadre de la sclérose en plaques, stimulation de l’appétit chez les patients atteints du sida, prévention des nausées et vomissements chez des personnes touchées par un cancer, mais aussi spasmes et crampes musculaires, glaucome, épilepsie. »

    Écrire pour alerter. Écrire pour résister et pour se battre. Écrire pour continuer à vivre. Et pour cela, privilégier la forme brève du fragment, plus efficiente que de longs discours. Et pour détendre l’atmosphère, choisir la liste qui, imprévue, incongrue, divertit. Héritage de la littérature américaine tout autant que de Prévert, la liste fait aussi partie des modes d’écriture favoris de la romancière. C’est ainsi que l’on trouve, à quelques pages d’intervalle, la liste des « vingt-sept lieux à voir avant de mourir – d’après Internet, 2015 » et les « vingt-sept choses à savoir avant de mourir », toujours « d’après Internet 2015 ». On est proche du nonsense et l’on rit. Jaune parfois, avec des frissons dans le dos pour ce qui concerne la dernière chose à savoir avant de mourir :

    « En moyenne, douze nouveau-nés sont donnés tous les jours à des parents qui ne sont pas les leurs. »

    Parmi ces listes, la liste très éclectique des livres abandonnés par les vacanciers dans la bibliothèque du chalet suisse. Et le lecteur de se surprendre à cocher : « Tiens, celui-ci je l’ai lu, celui-là, non, je ne le connais même pas de nom ». Et de se mettre à compter. « Plus de non lus que de lus ! Bah, il y en a tellement d’autres que j’ai lus et qui ne figurent pas dans la bibliothèque ! » Ainsi le lecteur se rassure-t-il, lui qui avait aussi enseveli dans sa mémoire tous les noms des grands migraineux que la littérature compte dans ses rangs. Laure Limongi en profite pour exhumer (pour notre infini plaisir) quelques extraits choisis très éloquents des vilaines variantes qu’a prises la migraine depuis Jules César. Où l’on retrouve Alfred de Vigny, George Sand, Gustave Flaubert, André Gide, Guy de Maupassant, Franz Kafka, Lewis Carroll, Samuel Beckett. Et aussi Roland Barthes qui, dans son petit Roland Barthes par Roland Barthes, écrit : « Mon corps ne m’existe à moi-même que sous deux formes courantes : la migraine et la sensualité. »… « La migraine » pourrait-elle être « une perversion » ? Et l’auteur du Plaisir du texte de s’interroger sur les liens secrets entre ces « états inouïs » et les rapports que lui-même entretient avec l’un de ces états et avec l’autre. « Je serais donc dans un rapport malheureux/amoureux avec mon travail ? Une manière de me diviser, de désirer mon travail et d’en avoir peur tout à la fois ?… »

    Notre regard sur la perversion ayant évolué depuis Roland Barthes, et le champ sémiologique et thérapeutique de la migraine ayant été depuis lors exploré plus avant, il est peu probable que Laure Limongi ait envisagé d’établir un semblable rapport d’accointance entre ses algies de la face et son écriture. Son projet se trouve ailleurs. Dans la double hélice d’une écriture personnelle et engagée. Un projet qu’elle conduit avec brio. Le « plaisir du texte » en prime ! Merci Laure Limongi !



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Anomalie_des_zones_profondes_du_cerveau





    LAURE LIMONGI


    PORTRAIT DE LAURE LIMONGI
    Image, G.AdC



    ■ Laure Limongi
    sur Terres de femmes

    Soliste (lecture d’AP)



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  • 8 août 1730 | Le Sylphe de Claude-Prosper Jolyot de Crébillon, dit Crébillon fils

    Éphéméride culturelle à rebours




    Le 8 août 1730, le manuscrit intitulé La Nuit sylphique reçoit l’approbation d’impression. Cette approbation « est régistrée sur le Livre de la Communauté des Imprimeurs et Libraires de Paris, numéro 1963, conformément aux Règlements et notamment à l’Arrêt de la Cour du Parlement du 3 décembre 1705. » Publiée en 1730 « sans nom d’auteur », La Nuit sylphique, également baptisée Le Sylphe ou le Songe de Mme R*** écrit par elle-même à Mme de S***, met en scène, dans un dialogue savoureux, une vertueuse comtesse, mais dénudée, avec un « sylphe », esprit « impalpable », sensible et amoureux, qui entreprend de séduire la belle par ses discours tentateurs :


    « Je sais tout ce qui se passe dans votre âme, ma belle comtesse, je serai respectueux, nous ne sommes entreprenants que quand nous sommes aimés.

    — Bon, dis-je en moi-même, je ne crois pas que je te mette jamais à portée de me manquer de respect.

    — N’en répondez pas, dit la voix, nous sommes des amants un peu dangereux, nous savons tout ce qui se passe dans le cœur d’une femme, elle ne saurait former de désirs que nous ne satisfassions, nous entrons dans tous ses caprices, nous vieillissons ses rivales, et nous augmentons ses charmes, nous connaissons toutes ses faiblesses, et quand elle pousse un soupir d’amour, que la nature dans un moment de distraction se trouve la plus forte, nous le saisissons ; en un mot, la plus légère idée de tentation devient par nos soins tentation violente, et bientôt satisfaite. Avouez que si les hommes avaient notre science, il n’y aurait pas une femme qui leur échappât. Ajoutez à cela que notre invisibilité est contre les maris jaloux, ou les mères ridicules, d’une ressource merveilleuse : point de précautions pour prévenir les leurs ; moins d’yeux surveillants qu’on ne trompe avec ce secret. Mais de grâce, ajouta-t-il, cessez de vous cacher à mes yeux, cette complaisance ne vous engage à rien, puisque vous ne me verrez que quand vous le voudrez et que vos sentiments pour moi dépendent uniquement de vous. »

    À ces mots, je me montrai, et l’esprit, car c’en était un, fit à ma vue un cri qui pensa me faire rentrer sous le drap, je me rassurai pourtant.

    « Ah ! s’écria-t-il, en me voyant, que de beautés ! Quel dommage qu’elles fussent destinées à un vil mortel ! Il est impossible qu’elles m’échappent. » […]




    Claude de Crébillon, Le Sylphe in Romanciers libertins du XVIIIe siècle, I, Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2000, pp. 55-56. Édition établie sous la direction de Patrick Wald Lasowski, avec la collaboration d’Alain Clerval, Jean-Pierre Dubost, Marcel Hénaff, Pierre Saint-Amand et Roman Wald-Lasowski.






    Plus de deux siècles et demi plus tard, Pascal Quignard, dans Mourir de penser, Dernier royaume IX, consacre le chapitre XXV au récit de Claude Jolyot de Crébillon*. Voici ce qu’il écrit :




    Chapitre XXV

             Le Sylphe




    Les femmes et les hommes qui touchent leurs parties génitales quand ils sont seuls dans la sieste, ou encore au crépuscule, ou bien dans l’aube, soit parce que le genius Cupido les a visités inopinément, soit parce que le genius Somnus a commencé par ériger le corps puis a conduit leur main jusqu’à la chose la plus proche d’eux-mêmes qui se dilate ou qui se gonfle, hallucinant un double qui procure une attirance de plus en plus irrésistible aux scénarios assez peu volontaires dans lesquels ils commencent à se complaire.

    Ce double porte une assistance non négligeable au plaisir qu’ils escomptent au terme de leurs doigts.



    Nous tombons parfois dans une nostalgie indicible à l’endroit de ces joies qui seraient honteuses s’il nous fallait les avouer à nos proches dans le jour ou les montrer à nos Aïeux dans le temps. Une sensualité imaginaire exauce l’inavouable. Un corps qui n’est pas là vient protéger le désir qui bouleverse. Il offre sa garde à l’idée que l’âme repousse. Il soutient et il défend contre la conscience qui pointe. Il survit à l’épanchement. On s’endort dans son rêve.

    L’ange qui garde les femmes et les hommes à leur joie esseulée, et la fait s’épanouir, est encore un daimôn.

    Une œuvre de Crébillon, qui date de 1730, est consacrée tout entière au fantasme masturbatoire. Comme Socrate en – 399 avait décidé d’appeler « daimôn » la voix intérieure, Crébillon décida d’appeler « sylphe » ce daimôn de la main solitaire. Crébillon avait vingt-trois ans, 2129 ans s’étaient écoulés depuis que Socrate était mort pour son daimôn, et jamais Crébillon n’a poussé plus avant, dans la suite de son œuvre, l’audace profonde et inexorable de ce petit volume. Il est intitulé Le Sylphe. Claude Jolyot de Crébillon, toute sa vie, collectionna les estampes. Il déménagea à Sens, avec Miss Stafford, en 1750, transportant plus de deux milliers d’images licencieuses. Ce livre compte parmi les plus étranges et des plus déroutants qui aient été notés sur la vie des hommes. Il compte aussi parmi les mieux écrits qui soient dans notre langue.



    Pascal Quignard, Mourir de penser, Dernier royaume IX, Éditions Grasset & Fasquelle, 2014, pp. 140-141.




    _________________________________________
    * Pascal Quignard parle aussi de ce récit érotique dans Le Sexe et l’effroi (1994).





    CRÉBILLON FILS


    Crébillon fils
    Source



    ■ Claude-Prosper Jolyot de Crébillon
    sur Terres de femmes

    15 février 1707 | Baptême de Claude-Prosper Jolyot de Crébillon
    13 avril 1978 | La Nuit et le Moment au Petit Odéon





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