Étiquette : éditions Isabelle Sauvage


  • Layli Long Soldier | wahpániča



    Whereas X NB








    WAHPANICA
    (extrait)





    Je commence une ligne au sujet de buttes blanches d’où penchent des visages ciselés aux paupières de pierre cliquetant la nuit, mais j’abandonne. À la place je pousse mon amour dans ce monde et t’envoie une lettre estivale. De la boîte aux lettres à la porte, tu lis les virgules à voix haute. Je suis devenue une épouse d’eau embouteillée virgule eye-liner noir au cil virgule et manches aux poignets. Ces semaines seule seule seule virgule je tire mon corps vers une table aux chaises vides et parfois je ne peux contrôler l’impulsion de commander. Seule seule j’ordonne assieds-toi virgule mange virgule et j’écris en détail pour faire taire un écho virgule la rupture d’une ligne de faille.

    *

    Je voulais écrire au sujet de wahpániča un mot traduit en anglais par pauvre virgule ce qui signifie plus précisément être dans la misère n’avoir rien à soi. Mais cette nuit je ne peux me résoudre à balancer un marteau usé sur la pauvreté afin de frapper les conditions de cette lente frustration. Alors je demande quoi d’autre est là à entendre ? Une virgule m’apprend à diviser une phrase. À m’arrêter. La virgule exige une séquence d’éléments la virgule est césure elle-même. La virgule m’interrompt, silencieuse.

    *

    Jour de la fête des pères virgule je ne suis pas avec toi. Mes yeux fixent une photo noir et blanc de toi virgule mon mari vêtu d’une chemise violette virgule tes cheveux attachés en arrière et tes yeux sur le visage de notre fille endormie. Quand j’écris virgule je m’approche des gens que je veux connaître virgule du langage que je veux parler.

    […]

    Parce que wahpániča signifie n’avoir rien à soi. Rien. Pourtant j’ai l’intention que la virgule signifie ce que nous avons donc je me ralentis pour me souvenir que c’est vrai un enfant réussit mieux quand lié étroitement à un parent avant l’âge de cinq ans virgule intimement. Près de toi virgule notre fille ferme les yeux et vous reposez vos têtes lacs bleu-noir virgule un verre historique renversé sur l’oreiller. Elle le gardera. Et s’il est vrai que ce qui débute comme souci doublera dans le temps soulèvera sa tête comme un point à notre phrase alors j’admets que je réussis mieux avec la musique entre les variations de la voix qui s’élève et monte et descend. Néanmoins je fouille dans mes poches commode tiroirs bibliothèque virgule cueillette méticuleuse virgule parce que je dois l’écrire pour le voir virgule je supplie le dictionnaire d’apprendre un mot pour pauvre virgule dans un langage que j’ose appeler mon langage virgule qui suis-je. Frisson envahissant ma bouche barbouillée simplement de l’huile à la surface virgule parce que je me sens wahpániča je me sens seule. Mais c’est une traduction débordante pour comment je ne réussis pas à dire ce que j’ai à l’esprit virgule la douleur méta-locutoire d’être pauvre en langue.




    Layli Long Soldier, « Première partie, Voici les préoccupations », Attendu que, éditions Isabelle Sauvage, Collection « Chaos », 29410 Plounéour-Ménez, 2020, pp. 53-54. Traduit de l’anglais (américain) par Béatrice Machet.





    Attendu que couv






    I begin a line about white buttes that bend chiseled faces and click stone eyelids at night, but abandon it. Instead, I push my love into this world and mail you a summer letter. From mail-box to door, you read the commas aloud. I’ve become a wife of bottled water comma black liner at the lash comma and sleeves to the wrist. These weeks alone alone alone comma I pull my body to a table of empty chairs and sometimes I cannot stop the impulse to command. Alone alone I instruct sit down comma eat up comma and I write in detail to hush an echo comma the rupture of a fault line.

    *

    I wanted to write about wahpániča a word translated into English as poor comma which means more precisely to be destitute to have nothing of one’s owns. But tonight I cannot bring myself to swing a worn hammer at poverty to pound the conditions of that slow frustration. So I ask what else is there to hear? A comma instructs me to divide a sentence. To pause. The comma orders a sequence of elements the comma is caesura itself. The comma interrupts me with, quiet.

    *

    Father’s day comma I am not with you. I stare at a black-and-white photo of you comma my husband in a velvet shirt comma your hair tied back and your eyes on the face on our sleeping daughter. When I write comma I come closer to people I want to know comma to the language I want to speak.

    […]

    Because wahpániča means to have nothing of one’s own. Nothing. Yet I intend the comma to mean what we do possess so I slow myself to remember it’s true a child performs best when bonded with a parent before the age of five closely comma intimately. Next to you comma our daughter closes her eyes and you rest your heads blue-black lakes comma historic glass across the pillow. She’ll keep this. And if it’s true that what begins as trouble will double over to the end will raise its head as a period to our sentence then I admit I perform best to the music inbetween the rise and fall of the voice. Nevertheless I dig through my pockets dresser drawers bookshelves comma meticulous picking comma because I must write it to see it comma how I beg from a dictionary to learn our word for poor comma in a language I dare to call my language comma who am I. A sweeping chill my stained mouth just oil at the surface comma because I feel wahpániča I feel alone. But this is a spill-over translation for how I cannot speak my mind comma the meta-phrasal ache of being language poor.




    Layli Long Soldier, Wahpániča, Whereas, Graywolf Press, Minneapolis, Minnesota 55401, 2017, pp. 43-44.





    Whereas finalist[…]



    LAYLI LONG SOLDIER


    Layli-Long-Soldier
    Source




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur le site des éditions Isabelle Sauvage)
    une fiche bio-bibliographique sur Layli Long Soldier
    → (sur le site des éditions Isabelle Sauvage)
    la fiche de l’éditeur sur Attendu que
    → (sur Harvard Review Online)
    Whereas by Layli Long Soldier reviewed by Michael Wasson
    → (sur YouTube)
    Poet Layli Long Soldier reads from Whereas (poem 38)
    → (sur YouTube)
    Layli Long Soldier | Whereas || Radcliffe Institute (The poet and artist Layli Long Soldier presents Whereas, a poetry reading [6:26] and discussion featuring Nick Estes [45:24])





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  • Erwann Rougé, Proëlla

    par Angèle Paoli

    Erwann Rougé, Proëlla, éditions Isabelle Sauvage,
    Collection présent (im)parfait,
    29410 Plounéour-Ménez, 2020.



    Lecture d’Angèle Paoli


    GALETS
    Ph., G.AdC







    CAR LES « GALETS SONT SANS REMORDS »





    Sur un temps très bref — quelques heures à peine d’un dimanche-à-lundi — s’énonce la parole du poème. Proëlla. Cinq chants et un contre-chant — entre lesquels s’intercalent des moments balisés par l’écoulement d’un temps qui embrume ses contours, stagne dans l’indéfini, s’immobilise aussi parfois — composent le poème qu’Erwann Rougé dédie à la mémoire des disparus. En mer ou sur terre. Tous les disparus torturés par mille maux et cruautés avant d’être néantisés dans l’horreur par les guerres et les conflits, ou les naufrages : pour un énième disparu en mer ou ailleurs. Ainsi rassemblés dans le recueil poétique, les chants d’aujourd’hui renouent avec un vieux rite funéraire breton accordé aux défunts disparus en mer ; rite symbolisé, selon la tradition qu’Erwann Rougé remet en lumière, par une croix en cire déposée sur un linceul&nbs;:

    « l’inconnu est croix de cire sur un linge blanc. »

    « la croix de cire se pose sur le linge blanc. »

    Renouant un lien entre divers lieux du monde, entre vie et mort, entre passé et présent, les poèmes sont autant de stèles de silence dédiées à tous ceux que la mer (ou la terre) a emportés et qui demeurent sans sépulture.

    « Sabratha, dans le nord-ouest de la Lybie », Alep ou Bodrum. Partout « le va-et-vient de l’eau harcèle la poussière cèle dans les nuques dans les dos un reste de bleu. » (à quatre heures de lundi).

    Le recueil dans son entier est un long thrène sur les violences qu’infligent les hommes à leurs pairs, sur le malheur que beaucoup traversent sans retour, condamnés à mourir engloutis. Un texte très fort qui place le lecteur devant un chant qui dérange, car, comme l’écrit le poète breton :

    « on supporte mal d’entendre

    le poème qui enroule

    une parole autre. »

    Le poème d’ouverture — non titré —, donne d’emblée la tonalité sombre de cette partition. Et pose les premiers accords d’une écriture de la sobriété. Les strophes sont brèves, disjointes par des lignes intercalaires et par un point final. Sans qu’aucune majuscule initiale vienne perturber l’homogénéité de l’ensemble des pavés de texte. Laquelle s’harmonise, à mes yeux, avec l’anonymat des « ils », des « lui ». Ou celui des « qui » anaphoriques sans antécédents du chant un et du contre-chant un :

    « qui chante

    les lèvres fermées.

    qui douceur sans fin […]

    qui d’errance

    demande le semblable » (chant un)

    « qui le dos contre terre

    attend »

    « qui vers l’avant se balance » (contre-chant un)

    Ou avec l’absence de pronoms personnels devant les verbes. Dans le poème d’ouverture comme dans d’autres poèmes :

    « derrière les barrières

    se mord les doigts se mord la langue

    se vide le dedans

    égare ce dont il a besoin

    s’accroche au temps

    aussi droit qu’il peut. »

    Les corps sont sans visage et « au large les morts ne sont nulle part. »

    Le décor initial est celui d’une procession silencieuse qui se conforme au rite ouessantin de la « proëlla » :

    « sur un linge blanc

    une croix de cire

    veille sur le va-et-vient des morts et des vivants. »

    Tout se déroule comme à l’ordinaire, comme il se doit, chaque fois qu’un marin est porté disparu. Avec la même économie de mots, les mêmes gestes alentis dans la sidération. Tout se déroule à l’identique, tout se clôt « avec la sterne qui dit la coulée verticale. » Que dire de plus, une fois le corps disparu dans les hauts fonds ? « rien de plus. » Tout le reste serait vain. Inutiles les larmes inutile tout pathos.

    Le temps soudain a fait irruption, un temps d’aujourd’hui rythmé par l’écoulement des heures. Un être surgit, privé d’identité et de corps, réduit à sept mots :

    « sans nom

    sans épaule

    se tient là. »

    Un être archétypal, symbole de milliers d’autres de son espèce, voués comme lui au même sort, au même malheur, au même vide. À la même mort. Un être vidé de lui-même, vidé de sa vie, vidé de ses mots, réduit à rien. Un être en négatif. Nié :

    « ne se demande pas », « ne parle pas ne se parle plus », « n’imagine pas la douleur », « ne se demande pas »…

    En quelques vers se dessinent sa mort, sa descente progressive dans « la tranquillité noire ». Sa plongée irrémédiable

    « dans le trou de mer

    qu’il creuse

    d’avoir trop crié. »

    Il arrive que des voix s’élèvent, des voix off qui commentent succinctement ou ponctuent un poème en forme de constat et de péroraison :

    « au fond, il n’y a plus de pourquoi. »

    « et nous n’avons rien vu, comme d’habitude. »

    « sur la berge ils sont mis dans un sac blanc devenu corps. »

    « la cruauté est une brûlure. Se sert de la cloque pour desquamer l’entour d’une âme. »

    Mais la voix dominante de cet ensemble et qui met au jour l’architecture secrète du poème, c’est la voix sans visage du chant. Celle qui se réitère de façon séquentielle, et qui revient comme la vague à l’instant du ressac. Elle est la voix qui guide dans la traversée du poème, celle qui conduit la marche au-delà de l’heure blanche, à la recherche d’un ailleurs. Dans « la courbure d’une dune » et dans le « cri d’un sirli ». Peut-être appartient-elle à ce gamin de douze ans qui court le long de la grève dans l’attente de la beauté. Laquelle se rencontre dans un « battement d’ailes », dans le frôlement d’une plume, ou dans le vacillement invisible du vent. Pourtant, au cœur même de la vie qui fait battre le sang dans les veines, demeure un noyau impénétrable, car les « galets sont sans remords ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Erwann Rougé  Proëlla





    ERWANN ROUGÉ


    Erwann Rougé
    Ph. Michel Durigneux
    Source





    ■ Erwann Rougé
    sur Terres de femmes


    [même si cela ne sert à rien] (extrait de Proëlla)
    [la brûlure a une odeur de fleuve] (extrait de L’Enclos du vent)
    [on ne fait qu’écrire] (extrait de Voa, Voa)
    Passerelle, Carnet de mer (lecture de Sylvie Fabre G.)
    [quand le ciel est ainsi] (extrait d’Étais de Jean-François Agostini)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Isabelle Sauvage)
    la fiche de l’éditeur sur Proëlla d’Erwann Rougé
    → (dans la poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Erwann Rougé





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  • Erwann Rougé | [même si cela ne sert à rien]


    [MÊME SI CELA NE SERT À RIEN]





    à deux heures de lundi


    elle et lui : deux silences à même la table.



    même si cela ne sert à rien
    quelque chose murmure retient l’oubli
    quelque chose veut combler l’absence
    là où ils ne sont jamais allés
    quelque chose ne peut plus
    ne demande rien
    quelqu’un est plus lourd que le vide.

    il y a dans la pièce
    des bruits qu’on ne comprend pas.
    on entend les coups de pluie contre la porte.

    la beauté d’un nuage mendie le ciel
    le cœur en attente
    quelqu’un brûle l’unique lettre d’amour
    et part en plein milieu d’une phrase.

    là             le cri du sirli
    s’attache à la lueur du désert
    et à ce qui tient de légèreté
    dans le passage ou le revers
    du sable entre les jambes
    pour que la phrase indéchiffrable
    s’efface lentement
    dans la courbure de la dune.

    ils ne reviendront pas.

    et si l’orage vient de refermer la porte
    ce n’est pas sans les mots d’abandon
    d’un corps à l’autre leur ombre mêlée
    deux ailes oubliées sur le linge blanc.


    est-ce donc cela le déliement l’espace sans appui de corps
    le calme qui n’a plus peur d’en rester là.




    Erwann Rougé, Proëlla, éditions Isabelle Sauvage, Collection présent (im)parfait, 29410 Plounéour-Ménez, 2020, pp. 46-47.






    Erwann Rougé  Proëlla




    ERWANN ROUGÉ


    Erwann Rougé
    Ph. Michel Durigneux
    Source





    ■ Erwann Rougé
    sur Terres de femmes


    Proëlla (lecture d’AP)
    [la brûlure a une odeur de fleuve] (extrait de L’Enclos du vent)
    [on ne fait qu’écrire] (extrait de Voa, Voa)
    Passerelle, Carnet de mer (lecture de Sylvie Fabre G.)
    [quand le ciel est ainsi] (extrait d’Étais de Jean-François Agostini)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Isabelle Sauvage)
    la fiche de l’éditeur sur Proëlla d’Erwann Rougé
    → (dans la poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Erwann Rougé





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  • Isabelle Baladine Howald | [Je pense à toi qui n’a plus de corps]


    [JE PENSE À TOI QUI N’A PLUS DE CORPS]




    Je pense à toi qui n’a plus de corps     je te sens pourtant
    encore contre moi
    je sens tellement ton corps qui n’existe plus       je te vois
    dedans les yeux fermés        je ferme les yeux pour te voir
    et te sentir contre moi revient
    ton  odeur ta douceur ton souffle        tout ce que j’aimais
    tant
    la sensation d’opacité, peau, carrure, contours, tessitures

    ce chatoiement de toi en moi

    nous fermons les  yeux  quand  il  n’y  a  plus  rien  à  voir
    se souvenir est « mémoire d’aveugle »

    tu n’as plus les yeux ouverts

    je te vois dedans  et je pense  tout le temps  mon âme qui
    est ton âme




    Isabelle Baladine Howald, Fragments du discontinu, éditions Isabelle Sauvage, collection présent (im)parfait, 29410 Plounéour-Ménez, 2020, page 53.





    Howald Fragments du discontinu



    ISABELLE BALADINE HOWALD


    Isabelle Baladine Howald
    Ph. © Vincent Muller
    Source





    ■ Isabelle Baladine Howald
    sur Terres de femmes


    [Je — court à la mort] (extrait d’Hantômes)
    La Douleur du retour (lecture d’AP)
    Mouvement d’adieu, constamment empêché (lecture d’AP)





    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Isabelle Sauvage)
    la fiche de l’éditeur sur Fragments du discontinu
    → (sur Poezibao)
    une lecture de Fragments du discontinu par Anne Malaprade





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  • Frédérique de Carvalho, barque pierre

    par Angèle Paoli

    Frédérique de Carvalho, barque pierre,
    éditions Isabelle Sauvage, Collection pas de côté,
    29410 Plounéour-Ménez, 2020.



    Lecture d’Angèle Paoli


    « LALANGUE– DE–CELA–QUI–NOUS
    ÉBLOUIT. » UNE ÉPIPHANIE





    Elle dit. Le lieu l’espace le temps elle. La mère l’enfance. Écrire. La « plaie » la barque la pierre. Elle, c’est la poète. Frédérique de Carvalho. Je la découvre ici dans ce recueil publié aux éditions Isabelle Sauvage. barque pierre.

    barque pierre. Je n’avais jamais rien lu de Frédérique de Carvalho. La collection pas de côté est une invite. Se laisser saisir. Se laisser guider. Suivre la poète en son territoire. Et me voici lectrice sous fascination sous émotion sous une forme inconnue qui-touche-au-plus-profond, je-ne-sais-où, et qui bouleverse. Et qui porte/déporte. Loin ailleurs. Et qui déborde. Là-bas. Dans la lande la langue les fougères. Barque pierre. La barque, enserrée ou jointoyée, entre « bercail » et « berceau ». Un lieu où vivre, protecteur, originel. Entre pierre et bruyère.

    barque pierre. Un très beau titre, énigmatique, elliptique qui condense en deux mots des univers en apparence antagoniques. Et les accouple dans le fusionnement de leurs syllabes. L’eau la pierre le bois la pierre le fluide le solide. La mer le roc.

    « cette fois la barque était

    de pierre ».

    Ou encore :

    « toute barque pierre pierre et terre ».

    Elle dit, elle écrit. Elle raconte. Le « dit » de « barque pierre ». Le récit se fait par tableaux. Des « scènes/des mémoires fragmentées souvent/défigurées… ».

    Les tableaux s’organisent à partir d’accroches anaphoriques décalées par rapport au poème lui-même. Didascalies. Ces didascalies permettent au regard de lier poème visuel et oralité. Et à la poète de se lancer sur « l’océan du langage ». Elle évoque les temps anciens, elle évoque les ères disparues et les espaces vierges. Elle rêve « les bêtes intactes » qui faisaient vibrer les parois de pierre du jadis, elle dit les bêtes sacrifiées d’aujourd’hui et la difficile mise en mots, mise en rimes. Avec « crime » ou « abattoir ». Le poème sur la page, un condensé de temps et de douleur :

    « elle dit    j’ai mal chaque fois »

    ou encore :

    « elle dit    je me noie chaque fois ».

    Des mots reviennent, qui donnent à la strophe sa musicalité : « pierre » « talus » « il pleut ». Des mots simples, des mots de tous les instants. Écrire est ce bégaiement de la langue. Un mot par vers dans la brièveté de strophes dépourvues de toute ponctuation. Et pourtant un rythme affleure, de page en page, un rythme tout en régularité, à la musicalité secrète, sous-jacente. Quelque chose de doux. Quelque chose de mélancolique. Quelque chose de voilé qui se dit dans une tonalité particulière. Toute en demi-teinte, qui touche et qui étreint. Qui porte et qui emporte. Dont je trouve une ébauche d’élucidation dans l’éblouissement de ces vers inattendus :

    « il y a un mouvement sur la page comme un élan de fébrilité de veille de Noël l’orange dans le sabot la paille fraîche et chaude la neige des grands arbres l’empreinte des surfaces le ciel couchant dehors une joie immédiate que seules les bêtes que seules les bêtes
    que seules les bêtes

    elle dit que seules les bêtes ».

    Elle dit les bêtes, le pays et le paysage, la lande les marais les talus. « C’est un pays/d’attache ». Sans limites et sans frontières.

    Parfois au cœur du paysage surgit un vers ancien, un peu transformé. Le phrasé d’une comptine oubliée : « chère âme ne vois-tu rien venir ».

    Elle mélange, inventive, les mots de la mémoire :

    « elle dit    ma sœur ma douleur songe à la douceur

    elle dit    la tour d’Aquitaine à jamais

    abolie ».

    Une lallation. Parfois elle se moque un peu, d’elle de la musique de la langue, sa « berceuse océanique » :

    « toute berceuse est une berceuse

    océanique

    tout chant la sirène et cætera ».

    Il arrive aussi qu’elle s’insurge contre les cruautés récurrentes du temps, leur résurgence inacceptable :

    « qu’est-ce qu’on peut faire avec l’irréparable qu’est-

    ce qu’on peut faire pour

    empêcher l’œil de la tombe à te clouer la nuque

    au mât d’une vieille histoire qu’est-ce qu’on peut

    rattraper qui n’est pas rattrapable au propre au

    figuré qu’est-ce… ».

    Elle dit la lande la langue, puits sans fond où descendre sans fin pour trouver les mots,

    « le geste vierge

    la main

    et les oiseaux »

    ce peu qu’il reste lorsque tout a été exhumé recousu rapiécé ; lorsque le temps a été décliné, que le futur antérieur a annihilé le passé, que s’est enfin effacé ce qui n’en finit pas de passer. Elle dit ce qui s’écrit, pierres alignées pierres dressées. Chênes et charmes. Un même « chuintement » des arbres. Le mot « lande » emporte au-delà de la lande, de ce qu’elle colporte de légende. Un excès de langue peut parfois remplacer la chose absente. La contenir. Soudain, au détour d’un vers, l’ailleurs dérape. Les mots dévient vers d’autres réalités. Des réalités qui font mal, qui écorchent l’à-vif. Ainsi la langue déporte-t-elle.

    « maintenant    on déporte à la

    dérobée ».

    Ce vers terrible revient sous différentes formes. Il surgit toujours à l’improviste, comme porté par un souffle qui meut les mots, les assemble sur la page en ménageant des blancs, peut-être pour reprendre haleine :

    « elle dit    elle dit que déporter c’est un

    verbe

    d’état

    elle dit la langue déporte

    le sujet

    elle se déprend ».

    Elle dit un désir antérieur à toutes les tragédies. La voix de la poète détourne les on-dit, pose sur les choses une autre vision. Elle joue/déjoue les ambiguïtés de la langue. Dit à peine, suggère plutôt. Voix voilée.

    « la voix déporte

    encore ».

    La langue de Frédérique de Carvalho est mystérieuse et belle. Sans recherche apparente, elle s’impose comme une évidence. Poésie première. Il arrive aussi que la poète bouscule la langue, que les phrases s’interrompent sur le vide d’une négation incomplète. La poète laisse en suspens ce qui ne peut être traduit en langage ordinaire… ou qui lui semble superflu. Elle laisse planer le sens. L’« épiphanie » des mots, leur éclat, irradie la page :

    « comme si la mort le

    miroir

    toutes les saisons dans

    toutes les saisons ».

    Conjuguant sa vie à tous les temps, la poète traverse le miroir avant / après/ au-delà / hier / maintenant / dedans / dehors. Il arrive que fusionnent temps et espace, qu’au détour d’une figure absente les enfances endeuillées remontent à la surface. Se retourner est pourtant synonyme de douleur. Il ne faudrait pas. Parce que déplier le passé, rechercher une Eurydice déjà morte, ne peut apporter que souffrance. Parce que la mère, présence-absence, amour-haine, est là. C’est autour d’elle et avec elle que se creuse le sillon des origines ; c’est du sillon originel que se répand la plaie :

    « ma mère ma douleur que jamais ô

    jamais ».

    La poète interroge la langue de l’indicible :

    « de quelle langue dire peut

    parler on l’a dit déjà Eurydice déjà morte

    la peur qui dévisage ».

    Il faudrait ne pas se retourner sur Eurydice. Il faudrait retenir Orphée. L’empêcher de faire remonter la mère. Et pourtant, elle/il le fait. Parce que dire la mère, c’est dire « d’où le désir » :

    « la mère est le sujet tous désirs confondus dans le mot

    possession

    le sujet n’est pas simple ».

    La mère est le cœur de ce que la poète est elle-même, de ce qu’elle vit. Elle est la matière même de son écriture. Elle en est le sujet unique, obsessionnel. Celui qui absorbe tout autre sujet. Et la poète, jouant sur les mots, d’écrire encore :

    « elle dit la mère démontée toute sa vie à

    démonter la

    mère

    et rien d’autre

    pouvoir

    faire ».

    Démonter découdre démembrer disperser pour « remonter la mère pièce à pièce ».

    Ainsi la poète n’a de cesse de dire « l’enfance rapiécée/de la langue ». Seul moyen de pouvoir « se désaffoler » et de reprendre vie sur le fil instable de l’horizon.

    Avec le retour constant de la mère se tisse l’écriture. L’écriture « béquille » du « dit » et de la mère. Écriture sans péril autre que la douleur intimement liée à la poète. Puisque la « mère ne verra rien ». L’écriture interroge, elle cherche sans cesse sa définition, son « respir ». La poète dit ce qu’elle en attend, ce qu’elle en exige :

    « je demande à l’écriture qu’elle répare ce qu’elle a mis au jour

    je demande à l’écriture qu’elle répare sur-le-champ

    je demande à l’écriture

    c’est pourquoi… ».

    Geste désir danse, l’écriture de Frédérique de Carvalho est écriture de l’implicite, de l’indéchiffrable, de l’équivoque. Elle est la vivante qui ré-explore avec talent le territoire infini de « lalangue – de – cela – qui – nous
    éblouit ». Une épiphanie.

    Et « c’est de la joie cela de

    l’ivresse qui

    vient. »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Frederique de Carvalho  Barque pierre




    FRÉDÉRIQUE DE CARVALHO


    Frederique de Carvalho 2





    ■ Frédérique de Carvalho
    sur Terres de femmes


    [à part elle] (extrait de barque pierre)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Isabelle Sauvage)
    la page de l’éditeur sur barque pierre
    → (sur Terre à ciel)
    un entretien de Frédérique de Carvalho avec Roselyne Sibille
    le site de l’association terres d’encre





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  • Frédérique de Carvalho | [à part elle]


    [À PART ELLE]





    à part elle           ce matin le lac est une flaque de

    mercure le ciel ricoche en

    surface

    le regard fixe l’impact et ne

    traverse pas


    elle dit que son travail de vivre est de bouger les immobiles
    elle dit de déplacer la pierre
    elle ne sait pas comment
    dans l’apparence tout semble simple on dirait que le mouvement
    lui appartient presque qu’il est naturel qu’aucun effort à être ne
    paraît que la parole coule comme respire qu’il n’y a rien qui pétrifie
    ni aura pétrifié ce qui n’empêche pas la mémoire



    elle se souvient   la buée sur la vitre le lent voyage à ne pas oser

    effacer la petite couche grise et froide devant

    les yeux qui bloque le paysage à ne pas

    faire le geste et se laisser conduire dans l’effroi de

    n’y rien voir et de n’y

    rien pouvoir

    la voix nouée en fond de gorge de ne pas

    répondre à la question de ne pas oser la parole et

    tout ça qui s’enfonce dans

    un silence rouge où le cœur

    elle se souvient de la paralysie

    et de la double vie au miroir de soi

    et de l’invention d’un geste de parole



    Frédérique de Carvalho, barque pierre, éditions Isabelle Sauvage, Collection pas de côté, 29410 Plounéour-Ménez, 2020, pp. 43-44.





    Frederique de Carvalho  Barque pierre




    FRÉDÉRIQUE DE CARVALHO


    Frederique de Carvalho 2





    ■ Frédérique de Carvalho
    sur Terres de femmes


    barque pierre (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Isabelle Sauvage)
    la page de l’éditeur sur Barque pierre
    → (sur Terre à ciel)
    un entretien de Frédérique de Carvalho avec Roselyne Sibille





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  • Christiane Veschambre, dit la femme dit l’enfant

    par Angèle Paoli

    Christiane Veschambre, dit la femme dit l’enfant,
    éditions Isabelle Sauvage, collection singuliers pluriel, 2020.



    Lecture d’Angèle Paoli


    LE ÇA DE CHRISTIANE VESCHAMBRE




    Écrire, n’est-ce pas la voie la plus juste pour rendre la parole à celle qui fut enfant ? N’est-ce pas la voie la plus juste pour s’infiltrer dans la brèche colmatée de la forteresse et ramener à la vie l’enfant qui sans doute s’est longtemps tue ? Écrire pour lui restituer son respir, et au-delà, sa voix perdue ? Ainsi semble le penser et le vivre l’auteure Christiane Veschambre, qui cite en exergue un extrait d’une de ses œuvres, Écrire. Un caractère :

    « Écrire revient par la brèche – une trouée dans l’enceinte fortifiée. Par exemple, tout à coup une enfant se tient dans la pièce où on était assis… Certes on est seul à la voir mais elle est si réelle, d’une réalité augmentée, on n’en parle pas, on est requis de lui parler, de l’écouter, c’est-à-dire d’écrire. »

    Ainsi dit la femme. Ainsi dit la femme qui va se mettre à l’écoute de l’enfant et qui va écrire. Ce dernier recueil, qui s’inscrit dans la filiation des précédents, interroge la fillette que l’auteure fut, dans un dialogue qui tangue entre deux bords, pris dans l’alternance des deux voix : « dit la femme / dit l’enfant. » Ponctuation duelle qui rythme l’échange, qui rythme le recueil et qui fournit son intitulé à l’ouvrage : dit la femme dit l’enfant. Sans capitales.

    Composé de deux volets, le recueil évolue en seconde partie vers une parole qui se densifie et s’accélère. Paroles en écho, au point que l’alternance des deux dits se joue à l’intérieur d’une même phrase et d’un même paragraphe. Jusqu’à ce que se brouille la parole dans la fusion finale des deux interlocutrices. Femme et enfant réconciliées.

    Au fil des échanges, l’enfant a grandi qui a chaussé ses échasses et approche ainsi l’autre monde. La femme, elle, fait parler d’autres adultes qu’elle. Dont Deleuze, le philosophe affectionné, et le mystérieux Bruno de Straub, difficile à identifier. Sur eux, elle prend appui pour s’affirmer, pour dérouler sa pensée et se rapprocher de l’adulte qu’elle est aujourd’hui devenue. De plus en plus assuré, le « dit » de la femme qui écrit, livre ce qui d’ordinaire se tait ou ne s’avoue qu’en secret. Luttes et souffrances intimes. Sang des règles. Refus de mettre au monde et avortement. Modestie des parents. Le père ouvrier. La mère, « sans profession », qui fait des ménages chez les gens. Et qui n’existe pas.

    « Nous sommes seules dans le compartiment, dit la femme, ma mère dit “je ne suis rien, comment rendre visite, on rend visite quand on peut dire ce que l’on est, que quelque chose nous donne existence pour les autres”, elle le dit doucement, sans peine ni amertume, ce qu’elle sait d’elle, “je ne suis rien”, “c’est que tu as passé ta vie à nettoyer la maison des autres”, lui dis-je, dit la femme… ».

    Et dont on apprend plus loin qu’elle a fait des ménages chez Jean Grenier. En vain la femme qui aujourd’hui écrit cherche-t-elle la présence de la mère dans les pages des Carnets du philosophe.

    Et, par-delà l’intime et le familier, il y a les peurs qui taraudent et questionnent. La « cruauté blanche » des guerres du XXe siècle. La nécessité de l’écriture s’impose. Pour « concasser ». « Concasser ce qui veut faire bloc, ce qui veut faire ordre… ». Car « [e]n toi, dit la femme, veille un désir que tu ignores et qui trompe l’institution. »

    Tout le dialogue entre la femme (c’est elle qui ouvre la prise de parole et c’est elle qui la clôt) et l’enfant se déroule sur le seuil. À la lisière entre deux mondes. Le monde du présent et celui du passé ; le monde des vivants et le monde des morts. Séparés par un « couloir d’ombre ». L’espace est celui d’un théâtre d’ombres qui se cherchent à l’aveugle sans parvenir à se trouver. Un théâtre de fantômes :

    « Tu es là ? dit la femme

    Vous êtes là ? dit l’enfant

    Je ne te vois plus, dit la femme. Tu es comme un personnage sorti de scène. Quand tu étais là, quand tu es là, tu n’es pas du tout un personnage. Tu ne joues pas, tu n’es pas inventée, tu es tellement envie que ce serait plutôt moi le personnage. »

    Comment la petite fille est-elle arrivée sur ce seuil ? Elle l’ignore. Elle ne comprend d’ailleurs pas qui elle est, ni pourquoi elle est là. La rencontre s’est faite brusquement. Soudain a surgi celle que l’adulte n’attendait pas. La petite fille dans « sa robe rouge et grise ». Une enfant d’autrefois, habitée par les récits qui tournent autour de ses amies d’écolière, de ses professeurs de l’autre monde, latin et piano. Qui font de l’enfant « une petite adjacente sur le seuil ». L’enfant et la femme se tiennent à distance. Comme intimidées ou peut-être méfiantes. Non encore apprivoisées. L’espace est délimité par un tapis :

    « Les tapis, dit l’enfant, c’est une mer qu’il me faudrait franchir pour avancer dans la pièce. »

    S’avancer au-delà serait prendre un risque. Celui de disparaître, de s’évanouir et de ne plus revenir. Et l’adulte craint de perdre l’enfant :

    « [T]u es entière au bord du tapis, si je te fais avancer, j’en ai peur, tu vas commencer à te fendre, tu auras un pied au bord et un pied dessous, et je vais te perdre. »

    Le dialogue qui s’instaure entre l’une et l’autre est fait pour l’adulte de retours sur le passé, retours sur ce qui a été vécu. Un passé et un vécu qu’il faut creuser, creuser toujours plus avant pour en appréhender tous les ressorts. Toutes les résistances. Car c’est dans ce substrat invisible que s’est construite la femme qui réveille en elle l’enfant qu’elle a été. L’écrivain tricote son texte dans l’alternance des voix, voix mystérieuses des deux interlocutrices qui tissent ensemble, derrière l’invisibilité des lignes qui les séparent, un réseau de souvenirs et de réflexions sur la vie. Sur les relations entre les êtres. D’aveux. Sur la solitude, par exemple :

    « Quand j’ai commencé à vivre seule, dit la femme, sans mes parents, je ne savais pas vivre. » Et vivre, c’est écrire. C’est « donner à sa vie une vérité jusqu’à son terme. »

    L’enfant, elle, se pense dans le présent. Le futur n’existe pas vraiment. Elle se refuse à l’envisager. Seuls ses parents l’imaginent pour elle. À sa place. Et ce qu’ils imaginent ne repose sur rien de réel. Face aux mots et face aux images que ses parents lancent pour parler de son avenir, l’enfant se rebiffe :

    « Je ne sais pas ce que je serai, “je serai” ça ne sort pas de ma bouche, je suis au présent… ».

    Malgré son « bavardage », la petite fille demeure insaisissable. Même si elle se dévoile parfois dans les rêves de la femme. Elle est mystérieuse. Elle-même ne sait pas vraiment qui elle est et ce qu’elle fait, ni quelles formes sont les siennes. Ce qu’elle sait, c’est ce qu’elle désire. Ce qu’elle appelle du fond de sa révolte enfantine, c’est l’amour. L’amour de l’adulte avec qui elle parle.

    « Je ne sais pas qui je suis, dit l’enfant. Il faut m’aimer. Si vous ne m’aimez pas, pourquoi me laisser sur votre seuil ? Vous êtes dans l’autre monde, vous n’avez pas besoin de moi, je n’ai pas demandé à me tenir sur votre seuil, je m’y suis retrouvée sans comprendre. »

    Entre les deux, entre l’adulte et l’enfant, il y a la mère. Cette inconnue. Et pour l’une et l’autre, il y a la grand-mère. C’est par la grand-mère que l’une et l’autre se reconnaissent :

    « Je te reconnais, dit l’enfant, tu es ma grand-mère l’incommunicable, je veux dire que tu viens d’elle, c’est ton pays de naissance, tu es son ombre parlante… ».

    « Je te reconnais, dit la femme… ».

    La mère, la grand-mère. C’est en elles que se noue une part de l’histoire de Christiane Veschambre. Qui confie dans ces lignes :

    « Dans tout ce que j’écris, presque tout, il y a ma grand-mère, et sa fille, c’est pour ça que j’écris. Pour ça : faire parler ça, pour donner de la langue à ça, qui n’a pas de nom, qui est comme le foyer très enfoui de combustion très lente, avec éruptions imprévisibles, qui tient au chaud ce que je dois écrire. »

    Impossible, en lisant ces lignes, de ne pas songer à Nathalie Sarraute, à la toute première phrase d’Enfance : « Alors, tu vas vraiment faire ça ? ». Je risque ce rapprochement même si l’analogie entre les deux auteures ne tient pas au-delà que dans ce ça.

    L’écriture de Christiane Veschambre puise toute sa source dans ses origines familiales. Dans « l’impasse noire » d’un village où une enfant sans père vient au monde. « Une enfant d’impasse », sa propre mère. C’est ce ça qui ne se nomme pas qu’il faut faire advenir, qu’il faut exhumer. Il faut donc creuser. Pour que parvienne à la lumière ce qui jusqu’alors persistait dans l’ombre, telle une faille infranchissable. Car écrire est bien ce travail de taupe qui se fait à l’aveugle, dans l’incertitude de ce qui va surgir.

    « Personne ne m’indique les directions, dit la femme. Depuis longtemps je dois les trouver sans aide, depuis longtemps je souffre de devoir être celle qui trouve les directions. Je ne peux pas me fier. I stepped from Plank to Plank, écrit Emily Dickinson. Moi aussi j’avance de planche en planche, depuis toujours au bord, au-dessus du vide, je l’ai déjà écrit ça, mais c’est seulement maintenant que je le vois, le vide. Ce que j’écris souvent sait ce que plus tard je connaîtrai. »

    Le dit la femme dit l’enfant est le livre admirable d’une auteure de talent. Un livre qui se lit d’une traite, à souffle retenu.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Christiane Veschambre  dit la femme dit l'enfant




    CHRISTIANE  VESCHAMBRE


    Christiane Veschambre 2
    Ph. Olivier Roller
    Source





    ■ Christiane Veschambre
    sur Terres de femmes


    [Nous sommes à l’intérieur du temps] (extrait de dit la femme dit l’enfant)
    Basse langue (lecture d’AP)
    Une Hôtesse minuscule (extrait de Basse langue)
    [Cela s’est passé lundi] (extrait d’Ils dorment)
    Écrire Un caractère (lecture d’AP)
    [Écrire n’a pas d’objet] (extrait d’Écrire Un caractère)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Christiane Veschambre
    → (sur En attendant Nadeau)
    un entretien avec Christiane Veschambre, par Gérard Noiret
    → (sur le site des éditions Isabelle Sauvage)
    la page de l’éditeur sur dit la femme dit l’enfant





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  • Christiane Veschambre | [Nous sommes à l’intérieur du temps]


    [NOUS SOMMES A L’INTÉRIEUR DU TEMPS]



    Nous sommes à l’intérieur du temps, dit Deleuze, dit la femme. Dans le temps « chronométré », bien sûr, dit-il, nous y sommes. Contenant d’un temps intérieur, subjectif, dit-il, nous le sommes, mais nous sommes aussi à l’intérieur du temps.
    Nous y sommes sublimes, dit-il. Sublimement bêtes si nous sommes bêtes, sublimement laids si nous sommes laids. Et nous y sommes sur des échasses, d’où nous pouvons tomber, et c’est la mort. Dit-il.
    Il me semble que je ne comprends pas et pourtant j’aime beaucoup me redire ce qu’il dit là. Je pense à toi, je me dis que tu es avec moi à l’intérieur du temps, que j’y suis avec toi, un peu à la façon d’un fœtus au grand regard lové dans son œuf transparent qui apparaît sur l’espace de l’écran à la fin de 2001, l’Odyssée de l’espace. Nous sommes à l’intérieur du temps comme à l’intérieur de l’espace, qui n’a pas d’intérieur puisqu’il n’a pas d’extérieur. Nous sommes, toi comme moi, sur les échasses que Marcel Proust voit dans le salon mondain qui clôt sa recherche, les échasses que ne voient pas ceux et celles qui sont perchés dessus avec l’immensité du temps de leur vie.
    Viens, approche-toi, tu ne m’approches pas.



    Christiane Veschambre, dit la femme dit l’enfant, II, 1, éditions Isabelle Sauvage, collection singuliers pluriel, 2020, page 65.






    Christiane Veschambre  dit la femme dit l'enfant



    CHRISTIANE  VESCHAMBRE


    Christiane Veschambre 2
    Ph. Olivier Roller
    Source





    ■ Christiane Veschambre
    sur Terres de femmes


    dit la femme dit l’enfant (lecture d’AP)
    Basse langue (lecture d’AP)
    Une Hôtesse minuscule (extrait de Basse langue)
    [Cela s’est passé lundi] (extrait d’Ils dorment)
    Écrire Un caractère (lecture d’AP)
    [Écrire n’a pas d’objet] (extrait d’Écrire Un caractère)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Christiane Veschambre
    → (sur En attendant Nadeau)
    un entretien avec Christiane Veschambre, par Gérard Noiret
    → (sur le site des éditions Isabelle Sauvage)
    la page de l’éditeur sur dit la femme dit l’enfant






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  • Sofia Queiros | Jour 13



    JOUR 13




    Cyprès, entre table et chaises, entre couteau et assiette, regards derrière une bouteille, un verre d’eau, un quignon de pain sur la nappe à carreaux s’effrite.

    Il ou plutôt elle,

    ils s’évitent.

    Les bavardages vont bon train à la tribune.

    Une main agile perçoit le léger tremblement de la surface formica, le palpitement du pouls à la base du cou, sous la pomme d’Adam.

    Les bords des paupières s’enflamment. De l’amour peut-être,

    sans doute du désir.



    La lune est dentelle à la brume.

    Sous le pêcher deux belles âmes. L’une aussi claire que l’eau. L’autre aussi profonde que le puits du sourcier.

    Une chauve-souris, une peur, et les âmes se grisent, dans la chair nocturne.

    Deux cousins pattes filent et fragiles dans une lueur.
    Avant la fin.

    L’une dit à l’autre que rien. L’autre plus circonspecte dit que possible.



    Sofia Queiros, Une même lunaison, éditions Isabelle Sauvage, Collection présent (im)parfait, 29410 Plounéour-Ménez, 2019, pp. 32-33.






    Queiros_couv-Lunaison_19





    SOFIA QUEIROS


    Sofia Queiros
    Source




    ■ Sofia Queiros
    sur Terres de femmes


    Normale saisonnière (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Normale saisonnière (extraits)
    et puis plus rien de rêves (extraits)[+ une notice bio-bibliographique]
    [je à la pointe du jour] (extrait de Sommes nous)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Isabelle Sauvage)
    la fiche de l’éditeur sur Une même lunaison






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  • Françoise Louise Demorgny | point












    point




    un point est un lieu au sein duquel on ne peut distinguer         
    aucun autre lieu que lui-même


    Que le point en géométrie soit la plus petite portion concevable de l’espace, soit, mais qu’il n’ait ni longueur ni largeur ni épaisseur, voilà qui est impossible à croire malgré la confiance que je voue au maître.
    Qu’entre deux points d’une droite on doive loger une infinité de points achève de me confondre.
    En somme, si je comprends bien, entre deux points voisins de cette ligne, si l’on a le geste fin et délicat, on peut intercaler des milliards et des milliards de pointillés et dans les intervalles, encore des milliards et des milliards de points. J’aimerais le voir faire, lui, le maître !
    Je deviens une petite fille circonspecte. À qui on ne la fait pas.
    L’idée chemine avec difficulté dans mon esprit jusque sous l’édredon de plumes mais à force à force, à la longue, elle réconcilie dans mon esprit deux mondes qui jusque-là s’opposaient vaguement. Au fond, le maître et sa définition du point rejoignent Monsieur le Curé et sa version de l’âme.
    L’impondérable me tombe dessus pour longtemps.




    Françoise Louise Demorgny, Pointillés, éditions Isabelle Sauvage, Collection singuliers pluriel, 29410 Plounéour-Ménez, 2019, pp. 46-47.





    Françoise Louise Demorgny  Pointillés





    FRANÇOISE   LOUISE  DEMORGNY


    Demorgny_francoise-e1541761034266
    Source




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Isabelle Sauvage)
    une notice bio-bibliographique sur Françoise Louise Demorgny
    → (sur le site des éditions isabelle sauvage)
    la page de l’éditeur sur Pointillés
    → (sur En attendant Nadeau)
    une note de lecture de Marie Étienne sur Pointillés





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