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  • Annie Lulu, La mer Noire dans les Grands Lacs

    par Angèle Paoli

    Annie Lulu, La mer Noire dans les Grands Lacs, roman,
    éditions Julliard, 2021.



    Lecture d’Angèle Paoli


    DE IAŞI À GOMA, LE LONG CHEMINEMENT D’UNE PLUME MÉTISSE




    La Mer Noire dans les Grands Lacs. Sous ce titre, aussi beau qu’énigmatique, Annie Lulu signe son premier roman. Titre qui conduit la romancière à établir une passerelle entre deux continents, deux régions du globe que tout différencie. Nili, la narratrice du récit, est le point de convergence de ces deux territoires dont elle tire des origines contrastées et antinomiques. À l’origine de tiraillements et de souffrances, le point de rencontre ne pourra être atteint qu’au prix de luttes douloureuses, de guerres, de conflits sanglants et de deuils ; et d’un choix final, pleinement assumé, ouvert sur l’avenir.

    Tout lecteur peut aisément localiser la Mer Noire sur une mappemonde. Elle est cette mer dont les rives viennent lécher les terres de Turquie, de Bulgarie, de Roumanie, d’Ukraine, ou de la Géorgie et de la Russie. Mais les Grands Lacs ? Où les situer ? En Amérique du Nord, Érié, Michigan, Ontario… ? Afrique, Tanganyika, Victoria… ? L’intitulé du premier chapitre, « La fille roumaine de mon père congolais », laisse entrevoir, non sans un certain humour, une première réponse à ce questionnement. L’incipit du roman, deux pages en forme d’avant-propos, confirme pour partie cet ancrage géographique. Le Congo. Et le précise :

    « Ce lac Kivu au bord duquel nous sommes assis ensemble, sur le ponton de l’étroite maison d’où je te parle ».

    Ici, sur les rives du lac Kivu, c’est de Bukavu qu’il est question. Ce Bukavu que l’on retrouve en toute fin d’ouvrage :

    « (À Bukavu, au bord du lac, au bout du ponton menant à la porte d’une petite maison d’où résonnent des voix) ».

    Entre la place que Nili occupait « avant » et celle qui a ouvert « l’après », la boucle est bouclée et le roman peut prendre fin. Mais il faut d’abord que la narratrice entreprenne un long retour en arrière sur elle-même et sur ses origines. Lequel sert d’ancrage au récit, en grande partie autobiographique, qu’elle livre dans La Mer Noire dans les Grands Lacs.

    Le bord du lac est serein, propice à la réflexion. Une réflexion faite de contrastes, que Nili confie à l’enfant qu’elle porte. Il est le fils à qui la jeune métisse s’adresse tout au long de l’histoire qu’elle s’apprête à amorcer et qu’elle va revivre avec lui.

    « Laisse-moi te raconter, comment j’ai cherché mon père, et comment on s’est retrouvés ici, toi et moi. » Dit-elle à son fils.

    Mais, quelques lignes plus haut, la narratrice tient à préciser quels sentiments président à sa parole. « D’abord, je t’aime », déclare-t-elle en caressant son ventre tendu. « Je t’aime et tu viens au monde par la beauté ». La déclaration spontanée de Nili s’inscrit en écho inversé de celle qui hante la jeune femme depuis sa naissance. Un héritage d’une extrême violence légué par sa mère roumaine : « J’aurais dû te noyer quand tu es née, j’aurais dû t’écraser avec une brique. »

    De ce fils que Nili attend et qu’elle a conçu au Congo où elle n’est arrivée que depuis quelques mois, elle dit :

    « Tu es un peu la barque amarrée à un bout de terre ferme qu’on s’est fabriquée par besoin ton père et moi, par convocation du désir en nous, pour vivre et conjurer des tas de défaites ».

    La narratrice peut dès lors remonter le cours du temps et se lancer dans le récit d’une douloureuse épopée nourrie de haines et de conflits sanglants, qu’elle va tenter de transformer en histoire d’amour. Une histoire commune et partagée.

    Née en Bulgarie en 1990, Nili est, de par sa naissance, le lien tissé entre Occident et Afrique. Avec elle s’établit « une lignée bizarre de l’univers ». Lignée improbable entre Europe et Congo ; mère/fils ; mère/fille ; père/fille ; métisse/enfant. Mais c’est du côté de son père, Exaucé Makasi Motembe, et, plus avant dans le récit, d’Omoyi, sa grand-mère paternelle qui lui offre une vraie famille d’oncles, de cousins et d’amis, que Nili cherche sa vérité. Qu’elle traduit par des images chargées de sens :

    « De mes mains à mon ventre, de mon ventre à ce lit pluvial, il y a des cordes de limon, des générations de coquillages placentaires ».

    Car ce père absent la hante. Depuis toujours. Ce Makasi dont elle porte le nom et dont elle incarne la force, ce père qu’elle n’a pas connu, qu’elle n’a de cesse de rechercher et dont elle finira par retrouver la trace, elle a commencé par le haïr. Ne l’a-t-il pas abandonnée alors même qu’elle était encore au berceau ? Ne l’a-t-il pas livrée à la folie maternelle sans se soucier d’elle un seul instant ? De ce père congolais, étudiant brillant venu faire ses études en Roumanie aux temps du Conducător Nicolae Ceauşescu, sa mère ne lui apprend rien. Qui a rayé son amant éphémère de sa mémoire ; comme elle-même a été exclue de sa propre famille. Nili et sa mère, coupables l’une et l’autre. La mère doublement : d’avoir partagé sa couche avec un Noir et d’avoir enfanté, hors mariage, une enfant de couleur, dont elle s’acharne à frotter la peau. Une enfant preuve vivante de la faute de sa mère. Qui répond aux questions de Nili par des gifles et des insultes. Nili, qui comprend qu’elle est le fruit indésiré d’une rencontre estudiantine, passera son enfance dans l’inconfort de se découvrir « alien » dans « le miroir fendu de la salle de bains » mais davantage encore dans le regard malveillant des autres, un « semi-leucoderme », objet de risées racistes insoutenables. Au mieux, une « curiosité locale ».

    « Dans la ville où je suis née, je n’étais qu’une moitié de primate, ou bien un être surnaturel pour les plus niais d’entre eux, pas une personne normale en tout cas. C’est ça mon pays. »

    La rage de Nili est inépuisable, tant envers ce père lâche qu’envers le pays qui l’a vu naître, elle, l’enfant métisse. Qui ne connaît que la haine. Haine qu’elle nourrit à l’égard du père et haine qu’elle reçoit des autres. Haine, enfin, qu’elle éprouve pour elle-même.

    « Il n’y a pas un jour où je ne lui en aie voulu à m’en briser les os, à mon père, pas un jour de mon enfance dans ce vieux coin pourri de l’Europe où je ne lui en aie voulu d’être absent, de ne m’avoir jamais téléphoné, de se contenter d’être une espèce de plaie poisseuse enduite sur ma peau à la naissance ».

    Au fil du temps et des recherches, hasardeuses et complexes, Nili remonte la chaîne embrouillée qui la sépare encore d’Exaucé Makasi Motembe. Elle apprend que son révolutionnaire de père, grand adorateur de Lumumba, rappelé au Congo pour aider son pays à s’affranchir de l’oppresseur belge et de la colonisation, son père, « un idéaliste promis à une grande carrière dans son pays, un panafricain qui voulait fonder les États-Unis d’Afrique » — un Simon Bolivar d’Afrique en quelque sorte — n’a cessé d’écrire à sa fille. Et de supplier Elena de lui permettre de parler à Nili. Et si Nili n’a jamais eu connaissance de ces lettres – dont certaines sont insérées dans le récit — , c’est qu’Elena Abramovici, sa mère, les lui a dérobées. Car la très blonde, la très brillante Elena au corps de déesse, uniquement préoccupée par ses études, thèses, diplômes, carrière universitaire, n’a pour critères d’existence que les valeurs intellectuelles. Rien d’autre n’existe ni pour elle-même ni pour sa fille. « Tu existes parce que tu as un cerveau. Sinon tu n’as aucune valeur pour moi », lui rappelle sa mère. Nili, niée. Élevée dans les livres de littérature française et anglaise, afin d’obtenir d’elle qu’elle se déleste de toute trace de l’Afrique ; Nili, privée de tendresse maternelle, torturée par l’absence du père, devra attendre sa vingt-cinquième année pour découvrir qu’elle s’est trompée, parce que sa mère l’a trompée. Qu’Exaucé Makasi, son père, s’est lui aussi trompé sur la femme qu’il aimait. Elena mea. Une prise de conscience qui va permettre à Nili de se libérer de la chaîne qui la tenait assujettie à sa mère ; de se dégager de son emprise et de déployer toute son énergie vitale pour rejoindre l’Afrique :

    « Je me suis trompée, mon fils, nous le savons tous les deux, je me suis trompée. Maintenant que j’ai les lettres que mon père m’a écrites des années durant. »

    Dès lors, la haine qu’elle éprouvait pour elle-même change d’objet :

    « Je n’ai pu m’empêcher de me sentir coupable et de me haïr moi-même de l’avoir haï. »

    Assise au bord du lac Kivu, Nili revoit les rives de la Mer Noire. C’était à Constanţa. L’unique fois où Elena Abramovici avait emmené sa fille loin de Bucarest. Un moment décisif pour Nili qui comprend que ce jour-là sa mère a renoncé à la tuer. Les mains baignant dans l’eau du lac, elle retrouve la teneur de leur échange. Nili confie tout cela à son fils. Elle lui confie sa réconciliation récente avec elle-même et sans doute aussi avec sa mère.

    « Le Congo m’a guérie. Au bord du lac Kivu. Il m’a guérie de cette maladie du rejet… ».

    Tout au long du roman et des trois grandes parties qui le composent, l’histoire personnelle de Nili croise la grande Histoire. Celle de la Roumanie d’un côté et celle du Zaïre (redevenu Congo) de l’autre. Dictatures et révolutions, pogroms et exterminations de masse, soulèvements et manifestations abolies dans le sang. Populations déplacées et malmenées. Tortures et viols. Conflits armés avec les États limitrophes (Rwanda, Angola, Ouganda). De part et d’autre règne le chaos. Annie Lulu jongle avec le temps et avec l’espace. De Iaşi à Bucarest, de Bucarest à Paris, de Paris à Kinshasa, de Kinshasa à Bukavu, de Bukavu à Goma, sur le lac Kivu. C’est à Goma, dans des circonstances violentes, que Nili fait la rencontre de Kimia Yamba, père de l’enfant à naître. Sous la plume acérée et agile d’Annie Lulu, les civilisations et les langues se croisent et s’affrontent. Ramenant de rives déjà lointaines mais restées gravées dans la mémoire, les noms du génocidaire Ceauceşcu, du leader indépendantiste Patrice Lumumba, de Mobutu Sese Seko, responsable de la zaïrisation du Congo, et de Laurent-Désiré Kabila, chef des Tutsis et responsable de la chute de Mobutu. Pour ne citer que les personnalités les plus célèbres. Mais entre Roumanie et Afrique, c’est de loin le Congo qui est mis en avant. Et le Congo-Kinshasa n’a plus de secrets pour Annie Lulu.

    Roman passionnant, inscrit dans une réalité mise à vif, La Mer Noire dans les Grands Lacs surprend par la motilité de l’écriture. Une écriture originale, riche et foisonnante de trouvailles. « Flamboyante ». La romancière passe, avec la fluidité de fondus enchaînés, d’un registre de langue à l’autre, du langage parlé « coup de poing », cru et violent —lorsqu’elle transpose le discours maternel ou lorsqu’elle s’en prend à l’« Europe pourrie » — à un lyrisme imagé proche de la langue poétique lorsqu’elle s’adresse à son fils pour évoquer le Congo qui l’a accueillie. Ainsi dans cet extrait du chapitre « Na lingi yo (je t’aime) » :

    « Sache-le bien, le Congo est comme une île. On n’a besoin de rien. On a le fleuve. Le fleuve et les premières radiances de l’abondance dans ce domaine bas et foisonnant. Des essaims d’étoiles ont semé chez nous la couleur, les fruits, des centaines de rivières, les Grands Lacs, le poisson nourricier, le premier homme, les mathématiques, Dieu. Alors, mon fils, plus tu vas t’éloigner d’ici, vers le monde pourri que moi j’ai quitté, plus tu seras ignorant, un illettré en veste, avec des mocassins et des manches longues inadaptées à ce pays, c’est-à -dire, à la vie, un homme habillé, un mythomane, un tordu. Vraiment tu dois le savoir, je n’ai aucune estime pour la fille morbide et égoïste que j’étais. »

    Au terme de cette première expérience d’écriture et de partage éditorial, le temps semble venu pour Annie Lulu de se réconcilier avec l’« Europe pourrie » d’où elle est par moitié issue. Car il est probable que, sans le « grand éditeur français » qui a su reconnaître un réel talent sous la plume métisse d’Annie Lulu et sans l’accueil élogieux de la critique, La Mer Noire dans les Grands Lacs dormirait peut-être encore dans les tiroirs, somnolant entre Roumanie et Congo.

    Peut-être le temps est-il aussi venu de considérer d’un œil nouveau et harmonieux son métissage. Un métissage parfaitement réussi, qui doit sans doute autant au goût enragé d’une mère pour la littérature qu’à l’amour d’un père absent, trop tôt disparu.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Annie Lulu  La Mer Noire dans les Grands Lacs 2




    ANNIE LULU


    Annie Lulu Denim
    Ph. Francesco GATTONI
    /Opale via Leemage
    Source




    ■ Annie Lulu
    sur Terres de femmes


    Haraka, haraka, haina barakade (extrait de La mer Noire dans les Grands Lacs)



    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la Libre Afrique)
    une lecture de La mer Noire dans les Grands Lacs, par Karin Tshidimba





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  • Annie Lulu | Haraka, haraka, haina baraka


    HARAKA, HARAKA, HAINA, BARAKA




    Quand tu vas traverser le fleuve de ma vie, il faudra bien te souvenir que je ne suis rien, à part une petite entaille insolente dans la peau de deux peuples qui ne se sont jamais connus en dehors d’un rêve fou. Quand tu seras né, mon fils, plus rien ne comptera aux yeux du monde que ton petit cataclysme qui nous obligera, constamment, à la prudence, à respirer peu fort et à marcher lentement. Aller vite, la vitesse, mon fils, n’est pas une bénédiction. Toutes les affaires précipitées de ce bas-côté de monde nous le rappellent quand elles nous poussent au bord de ses charniers puants. Il faudra être lent et discret. Mon fils, je n’ai rien à t’offrir. Qu’un sel contaminé par l’érosion d’une jouissance dont le cadavre embrasé me poursuit toutes les nuits. Je ne suis rien et je ne suis pas une mère. Ne t’attends pas à trouver ici un autre mouvement que le balancement d’un corps toujours sur le point de renoncer, avec toi qui grandis dedans. Ne cherche nulle part autre chose que la cadence moribonde des fruits aux larmes sèches que je te partage. Il n’y a nulle part un taillis de perles pour t’accueillir dans la fusion joyeuse, nulle part l’ombre bienveillante d’un arbre à repentance, tu nais au vent humide de vouloir tout recommencer. Si je pouvais plonger au fond du lac amniotique de mes souvenirs et effacer l’amour qui m’a fécondée, je le ferais sans hésiter. Que jamais tu ne sois ce tamis de feuilles à moisir qu’on utilise contre les mouches du temps, un tapis de goyaves déversées entre les bestioles affamées de regrets qui me réclament un cri, les bêtes à douleur, le fourmillement de toutes les craintes réunies en une seule grande peur qu’est pour moi ta naissance. Je ne peux rien te donner. J’en suis très consciente. Un jour, c’est obligé, tu seras triste. Tu seras malade. Tu auras le poing grand ouvert de la faim dans les côtes. Et je ne pourrai rien faire. Je ne pourrai rien inventer pour te sortir de là. Qu’une autre blessure peut-être. Dans ma nuit déjà tienne.



    Annie Lulu, « Disparaître », La mer Noire dans les Grands Lacs, roman, éditions Julliard, 2021, pp. 48-49.



    _____________
    NOTE DE L’AUTEURE – haraka, haraka, haina baraka (kiswahili) : « la vitesse, la vitesse, n’est pas une bénédiction », proverbe swahili. La culture de l’est de la République démocratique du Congo est partie de la civilisation swahilie, développée notamment par interaction entre les mondes africain et arabe depuis le IXe siècle. L’usage de proverbes, appelés kangas, y est extrêmement pratiqué, jusque sur les vêtements des femmes, dont le kanga, pagne hybride arborant un proverbe à l’intention d’autrui, est un exemple typique.






    Annie Lulu  La Mer Noire dans les Grands Lacs 2




    ANNIE LULU


    Annie Lulu Denim
    Ph. Francesco GATTONI
    /Opale via Leemage
    Source




    ■ Annie Lulu
    sur Terres de femmes


    La mer Noire dans les Grands Lacs (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la Libre Afrique)
    une lecture de La mer Noire dans les Grands Lacs, par Karin Tshidimba





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  • 14 juillet 1968 | Alexandre Vialatte [Et c’est ainsi qu’Allah est grand]

    Éphéméride culturelle à rebours



    [ET C’EST AINSI QU’ALLAH EST GRAND]




    Ayant chanté les océans, la viande de cheval et les larges trottoirs des avenues fréquentées, et décidé à ne plus chanter que les choses les plus vastes du monde, je chanterai aujourd’hui les plaines et leur horizontalité.

    Les plaines remontent à la plus haute antiquité. Les principales sont la Hollande, la plaine Monceau et le désert égyptien. Elles sont nées de l’absence de montagnes et se distinguent, suivant les spécialistes, par leur horizontalité. Aussi la vue y porte-t-elle très loin, jusqu’à l’endroit où l’horizon n’a plus de couleur, où se confondent le ciel et la terre. On en éprouve une sorte de vertige, le vertige de l’horizontale, sauf en Beauce où le cycliste est pris entre deux murailles de blé qui ne lui laissent voir qu’un ruban de ciel et qui l’étouffent dans leur chaleur touffue, confite, épaisse, obscure et poussiéreuse, très dangereuse pour les asthmatiques. L’homme s’y sent confiné dans un cachot brûlant. Enfermé dans ce four de paille, il cherche l’air, il se ratatine, il souffre de claustrophobie.

    […]

    La plaine Monceau se trouverait dans l’enceinte de Paris. Des voyageurs m’ont parlé d’elle avec beaucoup de considération. Ils en disent des choses étonnantes. Elle serait bâtie sur l’emplacement d’un ancien cimetière protestant, ornée d’une naumachie et même d’un obélisque, et peuplée par des chats sauvages. Ou tout au moins à demi sauvages. Soit que, sauvages à l’origine, ils se soient à demi apprivoisés ; soit que, domestiqués pour commencer, ils aient fui la maison de leurs maîtres. Ils se réunissent dans un parc, le parc Monceau, qui fut fréquenté à l’époque des pantalons rouges par les soldats et les nourrices, et qui est orné de l’obélisque dont je parlais, et qui servit en 1793, avec bien d’autres, de point de triangulation pour mesurer la longueur du mètre sur la route Paris-Perpignan. (On a établi depuis que le mètre était un peu plus long que lui-même, mais l’obélisque n’a pas changé.) Jeanne d’Arc dormit dans un château de la plaine Monceau et nos rois y chassaient le lapin ; peut-être même, le chat sauvage. Où est la tour de Jeanne d’Arc ? (Où sont les neiges d’antan ?) Les tours passent, les chats envahissent.

    La Hollande est parmi les plaines les plus célèbres. Elle se situe dix mètres au-dessous du niveau de la mer, si bien que les épaves qui, partout, viennent d’en bas à la marée haute, tombent ici sur la plage de dix mètres de haut, menaçant la vie des promeneurs. C’est pourquoi il est interdit au large des côtes de Hollande, de jeter des bouteilles à la mer. Derrière les digues habitent de vieux hommes étonnés habillés en poupées de bazar, et des jeunes filles vêtues de costumes folkloriques avec toutes sortes de dorures, notamment des œillères en cuivre. Ils ont des visages ronds, des yeux bleus et naïfs et habitent des moulins à vent d’où ils sortent à bicyclette pour parcourir des champs de tulipes. Les meuniers ont dix-neuf enfants qui tiennent difficilement dans l’enceinte du moulin et dont plusieurs dépassent plus ou moins par les fenêtres. Les Hollandais peignent leurs fromages au ripolin et les lavent tous les soirs à la lance d’arrosage avec le reste du magasin. Le « Comte des Digues », personnage important, se promène constamment sur les digues et bouche les trous avec du mastic. Sans ce travail de fourmi, la Hollande, en une heure ne serait plus qu’un fond de mer plein de pieuvres et de poissons-chats. Les habitants se réfugieraient sur les clochers. Le zèle des comtes des digues a permis, au contraire, à des artistes comme Rembrandt de produire une œuvre complète sans jamais s’être mouillé les pieds. Rien n’est plus beau que de voir bâtir une digue. Le dernier jour, lorsqu’il n’y a plus à boucher que le centre (on la commence par les deux bouts), elle plie comme un jonc quand la mer se retire (il n’y a qu’à voir les photos d’avion). C’est un incroyable spectacle qui angoisse tous les Ponts et Chaussées.

    Le désert d’Égypte est traversé par des gerboises. Les autos les écrasent la nuit. Les bateaux qui vont sur le Nil, par un simple effet de perspective, ont l’air de marcher sur le sable, à l’horizon, comme des canards. La première fois on n’en croit pas ses yeux. Quelques Bédouins campent sous la tente. Leurs ânes se frottent le dos dans le sable. Leurs chèvres broutent des papiers gras que le vent fait danser en l’air, autour des tentes. D’Alexandrie au Caire on ne rencontre personne. Du Caire à la mer Rouge non plus. Sauf un Nubien qui vend du café, à quarante kilomètres de tout. Au milieu d’exactement rien. La nuit il dort dans son burnous. Parfois un camion le ravitaille. La côte de la mer Rouge ne produit que quelques lions, des trous pour lions dans la plaine, et quatre palmiers de Barbarie.

    On attendrait mieux de la steppe russe. Malheureusement on ne peut jamais la voir. L’été elle est cachée par une poussière épaisse qui forme des nuages opaques, l’hiver par des tempêtes de neige. Le vent la partage avec le loup. Le voyageur en est réduit pour s’orienter à se guider sur le cri des fauves. Quand les loups attaquent le traîneau, il faut recommander son âme à Dieu, fouetter les chevaux vigoureusement et jeter le cocher en bas de son siège. Plus il est gars, plus on a de chances d’en réchapper.

    On voit par là combien les plaines du globe sont diverses et passionnantes et contribuent par leurs caractères aux majestés de la Géographie. Les plaines du globe sont tellement vastes que, si on les mettait bout à bout, et s’il n’y avait pas de montagnes, elles couvriraient toutes les terres émergées. Mais la répartition orographique du globe est si sage et si harmonieuse que les monts y succèdent aux plaines, les plaines aux monts et qu’on peut même penser qu’il n’y aurait pas de plaines sans les monts et pas de montagnes sans les plaines. Tout est prévu par la nature. Que serait la Suisse sans la montagne ? Une plaine aride. Qui pourrait y faire du rocher ? Que serait la Hollande sans les plaines ? Un affreux massif montagneux. A quoi pourraient servir ses digues ? Qui s’y consacrerait à lutter contre l’eau ?

    Mais la nature a tout prévu : elle fit la Hollande plate et la Suisse montagneuse. Elle créa le 14 juillet qui permet de fêter tous les ans la fête nationale.

    Et c’est ainsi qu’Allah est grand.
    La Montagne, 14 juillet 1968.




    Alexandre Vialatte, « Chronique des plaines et de leur horizontalité », 1968, chroniques Julliard *, éditions Julliard, 2008, pp. 179-184. Préface de Philippe Meyer.



    _______________________
    * Recueil de chroniques parues dans La Montagne et Le Spectacle du monde (7 janvier 1968-29 décembre 1968).





    Alexandre Vialatte  1968



    ALEXANDRE VIALATTE


    Alexandre Vialatte
    Ph. : Studio Harcourt à Paris,
    années 1950, afp.com/ARCHIVE
    Source





    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de L’Humanité)
    une lecture de 1968, d’Alexandre Vialatte, par Christophe Mercier
    → (sur le site du Figaro)
    « Et c’est ainsi que Vialatte est grand » (une lecture de 1968, d’Alexandre Vialatte, par Christian Authier)






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