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  • Cécile Wajsbrot, Nevermore

    par Angèle Paoli

    Cécile Wajsbrot, Nevermore,
    éditions Le Bruit du temps, 2021.



    Lecture d’Angèle Paoli


    UN ROMAN WOOLFIEN DE HAUTE LICE




    Nevermore. « Jamais plus ». Inscrit de longue date dans nos mémoires, l’adverbe anglais fait partie d’un topos spatio-temporel riche d’explorations littéraires. Lesquelles pourraient conduire le lecteur curieux jusqu’aux poètes troubadours. Voire, au-delà, du côté des poètes élégiaques latins.

    En amont du célèbre poème éponyme de Verlaine qui commence sur l’apostrophe, — « Souvenir, souvenir, que me veux-tu » —, vient le poème noir du « Corbeau», traduit par Baudelaire à partir du texte d’Edgar Allan Poe. The Raven. Plus proche de nous encore, le poème de Louise de Vilmorin. « Plus jamais » (L’Alphabet des aveux, 1954) :

    « Quelle est cette nuit dans le jour ?

    Quel est dans le bruit ce silence ? »

    Avec Nevermore, roman tout récemment édité par Antoine Jaccottet aux éditions Le Bruit du temps, Cécile Wajsbrot s’inscrit d’emblée dans la lignée des grands textes aux accents saturniens. Le temps passe et nous passons ; ce qui a été n’est plus ; jamais ne reviendra ; les traces témoignent, qui laissent le passant aux abords de ce qui fut. Sur le seuil qui veille à l’équilibre entre un avant et un après. Restent la mémoire et ses incertitudes ; les questions sans réponse ; la solitude et le vide ; la poussière et les ombres ; la mélancolie et le rêve. Parfois même le désespoir.

    Traductrice de son état, la narratrice de Nevermore explore cette thématique jusqu’à l’obsession. Par son travail et par ses questionnements. Par une quête inlassable qui la conduit à dialoguer, comme elle le fait aussi dans Mémorial, avec ses propres ombres. Cette vaste entreprise trouve ses assises dans la traduction de « Time passes » / « Le temps passe », second volet du roman de Virginia Woolf, To the lighthouse — La Promenade au phare — plus récemment traduit sous le titre Vers le phare. Pour s’adonner à ce travail de patience exigeant, la narratrice a choisi l’extrême solitude dans une ville où elle ne connait personne, où personne ne l’attend et où ne l’attache aucun souvenir personnel. Le lieu idéal pour traquer « tout ce qui manifeste les signes de l’absence. » À commencer par les manifestations insolites des objets à l’épreuve du temps dans la maison vide de Mrs. Ramsay, non loin du phare ancré sur l’île de Skye, dans l’archipel des Hébrides.

    La ville dans laquelle déambule la traductrice n’est pas n’importe quelle ville. Elle porte les stigmates de la destruction. Elle « s’attache à conserver la mémoire d’une nuit de bombardement aérien […] en même temps qu’elle s’emploie à l’effacer en reconstruisant à l’identique les édifices qui firent sa gloire. » Dresde. Allemagne de l’Est. République démocratique allemande. Repliée dans une modeste chambre qu’elle a prise en location, la narratrice partage son temps entre errances, le plus souvent nocturnes, vagabondages de l’esprit et travail.

    Le texte de Virginia Woolf l’occupe tout entière et de bout en bout, depuis le titre jusqu’aux derniers mots. Mot après mot, rythme et ponctuation, souffle. Chaque phrase, prise dans son ensemble, décortiquée, passée au crible de ses interrogations, puis replacée dans son contexte, est soumise à des ébauches successives. Lesquelles rendent compte des doutes et des tâtonnements de la traductrice. Parfois même de son désarroi :

    « Beauté, poésie. Toute tentative de transcription vouée à l’échec. Essayons — avec un soupir mais sans découragement. »

    Sous sa plume surgissent de multiples réflexions, le plus souvent métaphoriques, comme celle-ci :

    « La traduction est une science inexacte, une tentative, toujours, non vouée à l’échec mais à l’imperfection. D’une langue à l’autre, la barque du passeur se heurte à des obstacles, qu’elle affronte ou contourne, des vagues ou une simple houle, des courants contraires ou porteurs. C’est une traversée avec un point de départ et un point d’arrivée mais de l’un à l’autre, une seule personne connaît le voyage et ses écueils, celle qui en a parcouru toutes les étapes. »

    Ou cette autre par laquelle elle analyse, de façon imagée, son rapport à l’écriture :

    « Aller où personne n’est encore allé, explorer, découvrir. J’aurais aimé pouvoir écrire et aller au hasard des chemins non balisés, puis travailler, retravailler pour les transformer en paysage. Mais je n’ai jamais su, je n’ai jamais essayé, je me suis dirigée vers autre chose, le passage, la transcription, la tentative de restituer un texte écrit dans une autre langue, au plus près. Et c’est ce que j’essaie de faire, ici, à Dresde. »

    Au cours de ses errances, la traductrice woolfienne surprend une forme qui la suit, puis une voix qui lui parle. Sans doute l’a-t-elle provoquée. Convoquée de manière semi-consciente. Est-ce une amie perdue de jadis, qui se manifeste au hasard des déambulations dans les rues désertes de Dresde, devenue « ville des hantises » ? Une inconnue qui lui ressemble ? Une coïncidence ? Peut-être n’existe-t-elle pas ?

    Je me souviens d’avoir croisé cette ombre dans Mémorial, et de m’être posé à son sujet les mêmes questions. Des questions sans réponses. J’ai gardé en mémoire l’image d’une forme diffuse. Une présence-absence, qui rassemblerait en elle tous les corps (faut-il oser l’emploi du mot âme ?) disparus au cours du siècle précédent. Une obsession, qui se manifeste au cœur de la nuit, du vide, et de l’extrême solitude.

    « Ne pouvais-je l’apercevoir et lui parler que dans des lieux intermédiaires, entre deux rives, deux mondes, entre présent et passé ? » s’interroge la narratrice de Nevermore.

    Il m’arrive aussi, en cours de lecture, d’imaginer que cette amie n’est autre que Virginia Woolf elle-même, dont Cécile Wajsbrot a traduit plusieurs ouvrages – Des phrases ailées, Les Vagues. Réflexion aussitôt démentie par la phrase suivante. De cette amie, à qui elle se livre, lui confiant ses propres attentes et ses propres limites, la narratrice écrit :

    « J’enviais cette amie, ou plutôt j’admirais sa capacité d’invention, la façon dont une image, une scène, passait de ce qu’elle avait pu me raconter un jour à ce qu’elle écrivait, et qui était à la fois semblable et différent. Je revenais de nos rencontres, confortée dans mon désir de passer ma vie avec les livres mais parfois un peu triste, aussi, de ne pas pouvoir ou savoir donner forme à certaines de mes obsessions que je ne trouvais pas dans les livres des autres. Pourquoi ne pas essayer, m’avait-elle dit un jour, pourquoi ne pas écrire ? ».

    Dans la quête que poursuit la narratrice de Cécile Wajsbrot, l’esprit souvent bifurque, qui s’attache soudain à d’autres images. À la fois autres et semblables. Ainsi de ce moment où, assise dans un café à Dresde, absorbée par l’animation des abords du Marché de Noël, la traductrice s’évade vers les lacs. Elle vagabonde du côté de l’Arverne — le lac des Enfers — puis rejoint celui de Ravensbrück dont elle avait un jour découvert le camp et de là, à la faveur d’un bâtiment abandonné, elle établit une comparaison entre ces constructions et celles des « immeubles hauts de Pripiat » (Tchernobyl)… « témoignant d’une vie et d’un commerce qui n’auraient jamais lieu comme la grande roue de Pripiat témoignait de fêtes qui n’auraient jamais lieu — jamais plus. »

    C’est la première fois que l’expression « jamais plus » apparaît dans le roman. La seconde occurrence survient à propos du glissement de « vision » sur la mémoire et le temps, qui passe de Mrs. Ramsay à Mrs. MacNab puis, de là, à la narratrice woolfienne :

    « Jamais plus, me disais-je, nevermore, ces rencontres régulières dans un lieu qui ne changerait jamais de nom mais souvent de propriétaire… »

    Ainsi la pensée glisse-t-elle, qui prend appui sur la traduction en cours et se poursuit en d’autres lieux, changeant la perspective du regard, amenant de manière fluide et presque à l’insu de la lectrice, d’autres comparaisons. Lesquelles occupent une longue digression qui emporte momentanément vers un ailleurs lointain, vers d’autres temps, d’autres disparitions, sans jamais cependant perdre de vue Time passes et le phare de Virginia Woolf auquel l’on revient toujours comme porté par une vague qui ramène sans cesse le flot sur la grève :

    « So with the house empty and the doors locked and the mastresses rolled round. » Et avec la maison vide, les portes verrouillées et les matelas roulés… signes de l’abandon des personnes, des personnages, de la vie humaine…

    Là-bas, sur des terres lointaines, au large d’une ville nommée Pripiat et d’une centrale nommée Tchernobyl, là-bas dans un territoire d’une trentaine de kilomètres carrés, se trouve une zone d’exclusion qu’on appelle zone interdite, dont 135 000 personnes furent évacuées et qui vit en dehors de toute présence humaine depuis plus de trente ans. Comme la maison du phare vécut sans habitants pendant dix ans. Sur les cartes figurent des taches, on appelle cela la contamination en peau de léopard… ».

    Ainsi, comme le confie par ailleurs la narratrice, à partir de « la disparition des habitants d’une maison » s’ouvre une disparition plus vaste, laquelle en contient tant d’autres. Espaces des confins glacés de Thulé, livrés à la solitude, villes englouties par les eaux. Et ce village de Dunwich, sur la côte du Suffolk, dont le peintre Turner a laissé une « étonnante aquarelle autour des années 1830 représentant la falaise attaquée par les vagues et l’écume de la mer, et là-haut, dans un blanc fantomatique, une église se dressant au bord… ». La traductrice traque dans le récit de Virginia Woolf les motifs avant-coureurs des disparitions futures — qu’elles soient œuvre du temps ou œuvre des hommes — bientôt emportées sous les déflagrations de la Première Guerre mondiale.

    Construit comme une partition musicale — Prélude/Interlude/Coda —, le roman de Cécile Wajsbrot rend compte de sa passion pour la musique. Mais dans ce domaine comme dans celui de l’écriture ou de la peinture, sa recherche se porte vers toute composition ayant trait à la disparition. Sur le fait que nous sommes des êtres de passage. Ainsi de la composition d’Arvo Pärt — Cantus in memoriam Benjamin Britten — dont la narratrice suit les mouvements et rythmes jusqu’à l’apaisement et la consolation. Plus loin, elle évoque la Cathédrale engloutie de Claude Debussy ; La Grotte de Fingal de Félix Mendelssohn ; Les Cloches de Rachmaninov, poème symphonique pour chœur, voix et orchestre, d’après le poème éponyme d’Edgar Allan Poe.

    Aux sept interludes (consacrés à la High Line de New York et à ses multiples transformations) correspondent les sept chapitres consacrés à Dresde et au travail de traduction de Time passes. Et les multiples réflexions que les mystères et la poésie d’un tel texte soulèvent en elle. Mais la coda sur laquelle se boucle la traduction de Time passes n’ouvre-t-elle pas sur un nouvel horizon ? Parce que « chaque fin de livre était peut-être l’annonce du livre suivant ou d’un prochain livre ? » Et l’écriture de To the Lighthouse n’annonce-t-elle pas celle des Vagues ? Et cette manière qu’a Cécile Wajsbrot d’entrer dans la pensée de Virginia Woolf, de dialoguer avec ses mots, d’infiltrer le rythme de ses phrases et de l’adopter, n’annonce-t-elle pas un ouvrage ultérieur, comme sans doute Mémorial portait déjà en germe, par l’atmosphère qui enveloppe la voyageuse et par les dialogues qu’elle poursuit à travers paysages et ombres, les prémices de Nevermore ?

    Le lien étroit et constant que la narratrice entretient avec le récit de Virginia Woolf crée une complicité, une quasi osmose avec la romancière anglaise. Jusque dans le phrasé et dans la rhétorique des images. Si fluides et si beaux. Et sans doute la traductrice française est-elle le double discret de Cécile Wajsbrot, la passeuse de mots qui lui sert de guide à travers l’écriture de Virginia Woolf en même temps qu’elle lui ouvre la voie de sa propre création. Nevermore. Et s’il n’y a pas de personnages dans Time passes, il n’y en a pas non plus dans le roman si particulier de Cécile Wajsbrot. Et si, contrairement au récit de Virginia Woolf, il y a une narratrice dans Nevermore, cette narratrice n’a pas de nom et tout ce que nous comprenons d’elle vient de son dialogue ininterrompu avec la romancière anglaise. L’une et l’autre, en revanche, sont accaparées par les ombres qui passent, les reflets qui fuient, surgissent, s’estompent. « Par la dévastation du temps », sur les êtres et sur les choses. Ainsi les deux romancières se rejoignent-elles dans le projet que l’une et l’autre poursuivent dans l’écriture. Chercher « à saisir l’instant ». « Mais aussi la trace de la présence humaine dans l’éternité. » Et Cécile Wajsbrot y réussit magnifiquement. Qui offre avec Nevermore un roman woolfien de haute lice. Absolument passionnant.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Nevermore couv




    CÉCILE WAJSBROT


    Cecile Wajsbrot Denim
    Cécile Wajsbrot en 2008.
    ULF ANDERSEN / AURIMAGES
    Source





    ■ Cécile Wajsbrot
    sur Terres de femmes


    Destruction (lecture d’AP)
    Mémorial (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Cécile Wajsbrot
    → sur le site des éditions Le Bruit du temps)
    la fiche de l’éditeur sur Nevermore





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  • Claire Malroux | À la poésie



    À LA POÉSIE





    Je voulais t’invoquer, poésie, mais j’ai pris peur
    Tu errais au milieu des ruines, entre les murs des palais écroulés,
    sous les orbites vides des cathédrales,
    blessant tes pieds nus aux bris des légendes et aux désastres
    de l’histoire

    Comme moi tu cherchais la rime disparue de cime

    Je t’ai retrouvée plus tard parmi les vestiges d’un quai,
    au bord de l’horizon
    Un poète marchant à tes côtés rêvait de laves, d’incendies
    illuminant les fleuves au cours impassible
    de métropoles fabuleuses :

    Ce sont des villes, clamait-il

    Entre tes cils les lendemains clignaient mais tu ne savais
    comment
    les devancer ou les conjurer
    Ton désespoir ne semblait s’apaiser qu’aux cris dans la reverdie
    des branches

    Ne pleure pas les dieux, ne te lamente pas sur les hommes
    Toi seule as la garde des mondes et détiens le secret de nos vies




    Claire Malroux, « Quelques intemporels », Météo Miroir, poèmes, éditions Le Bruit du temps, 2020, page 94.





    Claire Malroux  Météo miroir





    CLAIRE  MALROUX


    Claire Malroux 4
    Source





    ■ Claire Malroux
    sur Terres de femmes


    Invisible Protée (un autre poème extrait de Météo Miroir)
    [Quel que soit son destin] (poème extrait de Soleil de jadis)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Le Bruit du temps)
    la fiche de l’éditeur sur Météo Miroir
    → (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Claire Malroux





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  • Cécile Wajsbrot, Destruction

    par Angèle Paoli

    Cécile Wajsbrot, Destruction, roman,
    éditions Le Bruit du temps, 2019.



    Lecture d’Angèle Paoli




    Wajsbrot
    Image, G.AdC







    DANS LA HOULE NOIRE




    Que s’est-il donc passé qui s’est durablement installé sans que l’on y prenne garde ? Quelque chose s’est produit, qui a pris forme peu à peu, de manière insidieuse, reléguant le passé dans un lointain désormais indésirable, pour instaurer à sa place un présent monochrome, dominé par une méfiance généralisée allant soudain jusqu’à la peur. Quelque chose s’est produit à l’insu de chacun, entraînant une destruction progressive de ce qui faisait jusqu’alors la vie. Les livres, le théâtre, les concerts, les dîners et discussions entre amis, tout ce à quoi la narratrice était attachée, tout ce en quoi elle croyait, persuadée qu’elle était que cela durerait toujours, a disparu. Progressivement. Progressivement effacé par le travail de sape d’un pouvoir aveugle. Destructeur et jaloux de sa force.

    Ce qui est arrivé se nomme la dictature.

    Destruction. Tel est le titre du remarquable roman de Cécile Wajsbrot. En cinq sections d’une extrême tension, la romancière explore, sous une forme non conventionnelle, la façon dont s’est mis en place le changement drastique auquel la narratrice se trouve confrontée. Dont s’est fait le passage de la société traditionnelle à une société de type totalitaire. De la liberté à l’enfermement. De la clarté aux ténèbres. Anonyme et sans visage, la narratrice est une voix. Ce à quoi elle est désormais réduite, malgré elle. Cette voix est celle d’une grande lectrice et d’un écrivain. Lire/écrire. Deux passions indissociables pour ce que l’on nommait « littérature  ̶  ce monde où les choses écrites existent plus que celles du réel. Où les mots ne sont pas des enveloppes vides qu’on adresse au hasard. Où ils contiennent des idées, des pensées. » Écrire/lire. Deux passions également soumises à la loi obscure des temps.

    La narratrice vient d’être chargée par une autre voix – celle d’un homme – de rendre compte, uniquement par oral, de l’atmosphère qui règne autour d’elle et qui constitue désormais sa vie. La vie de tous. Pourquoi elle ? Pourquoi a-t-elle été choisie ? « Parce que vous connaissez les mots, parce que vous les pratiquez », lui répond son interlocuteur. Ce qui lui est demandé est une sorte de rendez-vous vocal, « un blog oral » hebdomadaire, « un journal de bord sonore » accompagné d’une série de contraintes – le secret notamment. « Par sécurité ». Et la nuit. Autre sécurité. Il ne s’agit nullement d’un « document autobiographique ». Les états d’âme n’intéressent pas les membres du groupe. Il s’agit plutôt d’un « documentaire, d’un récit ». Le commanditaire de ce travail est un opposant au régime en place. Qui travaille pour une organisation clandestine. Il œuvre, semble-t-il, à l’élaboration d’« une gigantesque toile d’araignée, invisible » … qui se tisse à l’insu du pouvoir et le prendra tôt ou tard dans ses rets, au moment où il ne s’y attendra pas. En attendant que survienne ce moment, il faut se résoudre à accepter le passage obligé de/par l’obscurité. Laquelle est symboliquement annoncée à chaque entrée dans une nouvelle section du roman par les références aux éclipses de soleil qui ont jalonné l’histoire, plongeant hommes et bêtes dans la peur : « Le soleil a perdu la lumière et d’épaisses ténèbres ont chassé le jour. » (Odyssée, Livre vingt) / « Sur la longue passerelle reliant le XXe au XXIe siècle, l’ombre était passée, avait recouvert le soleil, intemporelle. »

    Les éclipses ne font-elles pas partie d’une vie ? Ainsi de la poète Nelly Sachs qui « connut bien des éclipses, dans sa vie. Éclipse d’amour, d’argent, de renommée – éclipse d’inspiration, de paix.

    – Pourtant la poésie ne cessa de la guider », dit une voix. À quoi répond en écho une autre voix :

    – « Telle une étoile. »

    Ce qui est certain, c’est que ce qui s’est produit n’est pas arrivé d’un seul coup, en un seul jour. L’ère nouvelle qui s’est ouverte a été concoctée de longue date, en amont, tout au long des ans, de manière imperceptible. Et insidieuse. Sans doute parce que chacun poursuivait son chemin dans la légèreté, le divertissement, l’insouciance et l’incrédulité. Et aussi le déni. Sans doute aussi parce qu’il y avait, dans la griserie éprouvée par les groupes à refaire le monde à peu de frais, l’illusion rassurante qu’ils étaient des veilleurs. Et que cela suffisait pour garantir le maintien de la société dans l’état où elle se trouvait. Sans doute aussi parce qu’il est bien malaisé d’avoir une conscience claire de la déconstruction à l’œuvre avant que ne survienne la destruction. Puis, peut-être, la reconstruction. Or, il faut davantage de temps pour détruire que pour construire, dit la narratrice. Il n’est pas si confortable que cela de démonter ce qui s’est consolidé au fil de tant d’années et de tant d’efforts. Il n’est pas non plus aisé de choisir la bonne « bifurcation », tant sont innombrables les possibilités et tant leurs variantes sont trompeuses. Mais une fois les choses mises en place, il n’y a plus rien à faire, hors attendre.

    Il est néanmoins difficile de dire quand tout cela a réellement commencé. Comment le changement s’est-il produit ? Comment s’est faite la rupture entre l’avant et l’après ? Comment aurait-on pu savoir que la destruction était à l’œuvre alors qu’aucune ruine n’était le moindrement perceptible ? Pourquoi les gens se taisent-ils ? Pourquoi se terrent-ils chez eux dès que tombe le soir ? De quoi ont-ils peur au juste ? Autant de questions qui surgissent entre les lèvres de la narratrice, autant de questions qui ne cessent de la tarauder et auxquelles elle tente d’agréger des idées. « C’était étrange, ce sentiment de sentir quelque chose et de ne pas le sentir, de savoir et, en même temps, d’ignorer… », confie-t-elle à son interlocuteur. Tout en s’interrogeant sur le réel dont elle est censée rendre compte. En effet, tout en faisant le constat des changements survenus dans sa propre vie, la narratrice prend conscience que les structures de la pensée sont elles aussi touchées par l’effacement ou par la submersion :

    « Mais je ne sais plus s’il faut parler au passé ou au présent, si le monde dans lequel nous sommes aujourd’hui est le même que celui dans lequel j’ai vécu jusque-là ma vie. Je ne sais pas où nous en sommes. »

    Tout comme elle déplore l’appauvrissement de la langue et de la pensée ; tout comme elle déplore cette manie de la juxtaposition des événements ̶ sans cesse soumis à l’irruption spontanée, incontrôlable et irréfléchie, de commentaires contradictoires  ̶, la narratrice déplore l’abolition de la chronologie tout comme celle des idées :

    « En effaçant la mémoire collective, ils ont effacé la mémoire personnelle. Nos expériences, même les plus intimes, se rattachent aux événements du monde. Tout ce que je n’ai pas écrit n’existe plus, les idées passent, fugitives, sans revenir ̶ étendant leur ombre comme l’aile d’un oiseau. »

    Le dialogue nocturne avec la voix de l’inconnu se poursuit. L’inconnu oriente les questions, ouvre des pistes, propose d’intercaler d’autres voix, de manière à construire le propos, à obtenir une composition plus étoffée qui viendrait rejoindre le « matériau brut » de la narratrice. Sans cesse il relance son interlocutrice, sans cesse il l’encourage à poursuivre son récit : « et puis »/« et puis » ; ou bien « parlez ». D’autres fois, le dialogue prend les allures d’un match de ping-pong, dans une alternance brève et serrée de questions/réponses.

    « – Qu’espériez-vous ?

    – Je vivais au jour le jour.

    – Qu’attendiez-vous ?

    – Que les choses changent.

    – De quelle façon ?

    – Je ne sais pas … »

    Les préoccupations de l’interlocutrice sont multiples, qui tente de comprendre en quoi tous les livres qu’elle a lus pourraient être éclairants pour le présent ; en quoi la connaissance de l’histoire et des événements qui l’ont bousculée et meurtrie pourrait être d’un réel secours pour identifier les drames en préparation dans le présent ; en quoi le fait d’essayer de recoller les morceaux épars du passé pourrait l’aider, elle et d’autres, à vivre ce présent. Jamais elle n’aurait imaginé que quelque chose puisse se produire, qui remette en question l’équilibre d’un pacte collectif. Qui tenait bon, malgré tout, malgré les mouvements de protestation, et grâce à l’implication de chacun sur des questions bien déterminées. Tant de pétitions signées contre le racisme, contre la montée de la haine, contre la « prolifération nucléaire », contre les dégradations de tous ordres, niveau de vie, pollution, harcèlement au travail. Tout ce pour quoi chacun s’était impliqué, avait manifesté, tout cela en quoi chacun croyait, se révèle, en définitive, vain. Face aux difficultés qui se présentent, la tentation du repli guette. Désespoir et anéantissement. Mais il y a la voix de la nuit, son rendez-vous avec elle, le guide à qui elle transmet chaque semaine ses reportages – ses « chroniques sonores ». Et puis cette image rassurante du phare à laquelle elle se raccroche pour se convaincre qu’elle est bien sur la bonne voie. Celle de l’espoir :

    « J’imagine que nous sommes plusieurs et qu’à notre manière nous allumons un phare, et qu’à travers nous, un rayon de lumière balaie une partie de la nuit. »

    La nuit où tous sont plongés et qui maintient chacun dans la peur.

    Dans ce « nous » qui rassure la narratrice, il y a la voix de l’interlocuteur et derrière lui, tous ceux, invisibles, inconnus, qui sont rattachés à l’organisation dont il dépend et dont elle ne sait rien. Pourtant, de cet inconnu dont elle ignore le nom et à qui elle confie ses enquêtes hebdomadaires, elle attend des signes. Des signes qui la rattacheraient à d’autres et qui rompraient sa solitude. Qui lui restitueraient le désir confisqué de se sentir à nouveau « en phase ». Avec elle-même et avec les autres. En phase avec le monde.

    Au cours de ces entretiens vocaux, le passé reflue par vagues, qui fait remonter à la surface tous les indices qui auraient dû permettre d’identifier « la chose ».

    Ainsi des bribes de discours, des réflexions qui ne cessaient de revenir dans les bouches et dont la récurrence aurait dû éveiller la méfiance :

    « Il ne faut pas trop réfléchir, il faut être spontané, suivre une ligne claire, une seule, et jusqu’au bout éviter les détours, les voies secondaires » ; « Là où est le plus grand nombre, c’est là qu’il faut aller, là est la vérité » ; « les livres les plus lus sont les plus réussis. Le classement des ventes […] est le seul jugement esthétique qui vaille. Les chiffres sont la seule issue. »

    Ainsi s’exprimaient-ils. Ils ? Mais quel visage mettre derrière ce « ils » ? Et qui sait si la narratrice n’en a pas fait partie, elle aussi, sans s’en rendre compte ? Qui sait si elle n’est pas incluse dans le groupe de ceux qui travaillaient à la destruction de la société et du monde ? La voix de la culpabilité est là, qui fait son chemin insidieusement. Mais sa voix est-elle toujours vraiment la sienne ? Elle n’en est pas si sûre, tant le monde alentour est devenu instable. Tant il est devenu obscur et opaque.

    Derrière la voix nocturne de la narratrice affleurent bien d’autres voix. Celles dont elle a fait la collecte avant de les remettre à son interlocuteur inconnu. Démultiplication de voix anonymes qui rejoignent dans leur expression la voix principale. Aux voix viennent s’adjoindre des images. Images du passé, d’événements historiques ayant bouleversé le monde, souvenirs de lectures, de pièces de théâtres, de films qui ont marqué un temps, une époque, à laquelle chacun se sentait rattaché, se sentait partie prenante. De cette adéquation ancienne, que reste-t-il ? Le sentiment d’une illusion construite pour masquer la vérité qui était en train de se préparer avant que de tout engloutir. Pire encore : le sentiment d’un vide existentiel. Abyssal. Qui avait conduit à des dissonances ; à des débordements ; à des dysfonctionnements ; à une dystopie généralisée. Et en définitive à la submersion et à la destruction.

    Ainsi, à travers une polyphonie inquiétante de faits et de réflexions, Cécile Wajsbrot parvient-elle à transmettre au lecteur ses propres hantises. Rien de ce qu’elle décrit avec une précision étonnante et une lucidité extrême ne nous est véritablement étranger. Les voix qui se croisent et dialoguent sont à la fois celles de l’écrivain et les nôtres. Le monde que celles-ci font vivre est glaçant. Il est à nos portes. Il est sans doute déjà là. Comme est présent aussi le surgissement espéré de « la houle noire » à laquelle se mêle la narratrice et qui brise son enfermement :

    « Ils sont partis. Ils ont cédé devant la houle noire et silencieuse qui montait, chaque nuit, devant leur palais. Alors que nous étions rassemblés, ils ont quitté les lieux par une issue secrète et au matin, la vacance du pouvoir a été constatée. »

    Visionnaire, Cécile Wajsbrot ? Ce qu’elle donne à voir, à lire et à entendre, ce qui s’écrit derrière ces « chroniques sonores » d’une intensité que rien ne vient affaiblir, porté par une très belle écriture et par des images fortes, c’est le monde tel qu’il est devenu. Notre monde.

    La question qui se pose désormais à nous, lecteurs, mais pas seulement, est celle de l’épreuve. L’épreuve à affronter, la traverserons-nous avec l’écrivain, côte à côte, dans « la houle noire » qui soudain submerge tout sur son passage, pour qu’enfin puisse advenir la reconstruction tant attendue ?



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Destruction
    CÉCILE WAJSBROT






    ■ Cécile Wajsbrot
    sur Terres de femmes


    Mémorial (lecture d’AP)
    Nevermore (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Cécile Wajsbrot





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  • Jean-Claude Caër, Devant la mer d’Okhotsk

    par Angèle Paoli

    Jean-Claude Caër, Devant la mer d’Okhotsk,
    éditions Le Bruit du temps, 2018.



    Lecture d’Angèle Paoli




    VERS « LA SENTE DU NORD »



    Le poète breton Jean-Claude Caër ne se lasse pas d’arpenter le monde en poète. Après En route pour Haida Gwaii et Alaska, le voici qui revient en France avec un nouveau recueil : Devant la mer d’Okhotsk. Le nom d’Okhotsk évoque d’emblée pour moi la presqu’île du Kamtchatka mais surtout la lointaine île de Sakhaline et le séjour qu’y fit jadis Tchekhov, dans ces contrées glacées où l’écrivain s’était rendu pour étudier les conditions de vie dans l’île et « payer ainsi sa dette à la médecine ». Une île maudite où ont péri de faim de froid de maladies et d’épuisement les déportés du Goulag. Et des prisonniers de toutes provenances et de toutes origines.

    Je croyais donc embarquer pour la mer d’Okhotsk mais je n’avais pas imaginé que cette mer serait vue depuis le Japon. Cependant, même s’il est question dans ce recueil du pays du Soleil-Levant, de ses villes et de ses îles, l’allusion à Sakhaline et à Tchekhov est bien présente.

    « J’ai pensé à Tchekhov, jeune médecin sur l’île de Sakhaline,

    Soignant les Ghiliaks d’une grande douceur, et les Aïnous,

    Dénonçant avec vigueur la condition des forçats en 1892. »

    En réalité, si Jean-Claude Caër entreprend ce voyage au Japon, c’est d’abord pour y retrouver « les Aïnous (le peuple chevelu et barbu) /Quasi décimés sur l’île de Hokkaidô. » Hokkaidô. « La région de la mer du nord », précise une note, « face aux îles Kouriles et à l’île de Sakhaline ».

    Par ce voyage, le poète tente aussi de retrouver, au milieu des contrées japonaises, le visage de la mère disparue. Dont la présence/absence accompagne le poète dans tous ses déplacements :

    « Mère je me promène

    Dans la forêt de Kôya-san

    Éclairée par des lanternes shintô

    Au milieu de 200 000 tombes. »

    Cette mère, il la cherche partout où ses pas le conduisent. Il la porte en lui où qu’il aille. Il lui parle, berçant la douleur du deuil dans le leitmotiv qui le pousse à écrire :

    « Mère, tu ne m’entends pas.

    Je t’écris de l’empire des Mikados, le pays du Soleil-Levant

    […]

    Je cherche ton visage au pays étrange (étranger)

    Un pays où les ombres sont présentes, les cendres…

    Je cherche ton visage parmi les ombres grandissantes

    […]

    La douleur est présente, elle ne me quitte pas. »

    Ou encore, plus avant dans le recueil, dans ces deux strophes :

    « Mère,

    La mer d’Okhotsk est grise

    La musique tiède de l’hôtel m’étourdit

    Ma main a gonflé cette nuit.

    Mère,

    J’ai traversé des cercles de douleur

    L’écriture et la vue de la mer me calment. »

    L’apparition la plus poignante de la mère est sans doute celle où le poète évoque la coiffe bretonne qu’elle porte sur la tête, le grand Chelgenn typique du Haut-Léon (Nord-Finistère) :

    « Mère,

    J’ai recopié des sûtras pour toi.

    Je t’ai peut-être vue, penchée vers la terre,

    Travailler ce matin dans les champs

    Près d’Abashiri ou de Obihiro

    Sous ton grand Chelgenn

    Dans la campagne paisible sous le soleil de mai. »

    Ainsi s’entretissent les univers et fusionnent les cultures. À l’improviste, dans des visions inattendues. Les limons du temps, ceux d’hier et ceux d’aujourd’hui, se superposent, recouvrant les espaces les plus éloignés. Comme dans ce poème daté du 13 mai, jour de ta naissance :

    « Je remonte le temps direction la mer de Finlande

    Le lac Onega, la mer de Barents, direction le Nord.

    Je traverse des turbulences comme au jour de ma naissance

    Je nage à contre-courant (en bordure du cercle polaire).

    La steppe glacée, la Sibérie, la ligne de l’aube

    Sur le fleuve Amour.

    Le Japon viride

    Et déjà au-dessus des nuages j’aperçois le mont Fuji.

    Mère, tu ne m’entends pas. »

    Le passage ininterrompu entre les différents mondes qui structurent l’œuvre de Jean-Claude Caër est troublant. Les univers se fragmentent puis se rejoignent, et se recouvrent au fil des poèmes. « Les tombes centenaires » de Sekisho-in évoquent les « totem poles » et « les cèdres (presque mille ans) ressemblent à ceux de Colombie britannique / Et de Haida Gwaii. » C’est sans doute de ce jeu d’alternance et de fusionnement que naît l’envoutement du présent recueil. Et la nostalgie qui s’en dégage.

    Le dialogue continu avec la mère rend compte d’une inquiétude manifeste, à laquelle le lecteur coutumier de Jean-Claude Caër est habitué. Où qu’aille le poète, quelle que soit la direction prise, cette inquiétude profonde, existentielle est là qui le tenaille, en proie qu’il est au sentiment de précarité de la vie. Incertitude et questionnements lui sont des compagnons fidèles, qui rendent compte de son angoisse. Ainsi, écoutant les bonshô en prière, le poète s’interroge :

    « Le feu crépite.

    Chantent-ils que nous ne sommes que cendres et poussière

    Et retournerons en poussière ? »

    Ou encore, dans ce sizain construit sur une anaphore introduite par « comme » :

    « Comme les fleurs,

    Comme les lilas,

    Comme les fleurs de cerisiers que je n’ai pas vues,

    Comme la chute des feuilles rouges en automne

    Tout nous échappe

    Et file entre nos mains. »

    Les poèmes de ce recueil, souvent proches de la prose narrative pour les plus longs d’entre eux, mais tout autant, par la concision de certains autres, du haïku, évoquent, par-delà les rencontres et les rites, la permanence d’un état d’esprit. Celui du tourment et de la nostalgie procédant du caractère éphémère de toute vie. Ainsi de ces trois vers qui forment à eux seuls un poème :

    « Cette amertume que je bois

    Se répand dans mon corps

    Et je ne meurs pas. »

    Cette « amertume » transparaît aussi au travers de notations que le poète confie dans un aveu :

    « Je n’ai rien à raconter.

    Pas d’histoires, pas d’anecdotes

    Seulement des sensations diffuses, des malaises,

    Une solitude appuyée. »

    Il arrive que le poème soit daté, poème-feuillet d’un journal de voyage. Combien de temps a duré le séjour au Japon ? Deux mois ? Peut-être davantage. Peu importe du reste car le voyage est un voyage intérieur. Même si le poète passe d’une île à l’autre, d’une mer à l’autre, d’une montagne à un volcan, d’une forêt à un cimetière, de jardins en jardins, et d’un jardin à un temple. Entre temps, le lecteur croise avec lui les cinéastes japonais — Ozu et Kurosawa — qu’il oppose ; des amis écrivains au patronyme caché sous une initiale : Christian D. (Doumet ?) ; des poètes et des écrivains japonais — Soseki, Tanizaki, Mishima — et Bashô, bien sûr, qui lui inspire un long poème et ces réflexions :

    « Je suis venu te chercher au bout du monde aïnou.

    « La vie est errance sans fin », écrivait Bashô

    Sur la sente du nord

    Où il était accompagné par ses amis

    […]

    Je ne suis pas Bashô sur la sente du nord

    Accompagné par ses amis.

    Que sont devenus nos amis ?

    […]

    Et mes amis poètes

    Où sont-ils vraiment ?

    Ils ne m’ont pas accompagné sur la sente du nord. »

    À la lecture de l’écrivain Natsume Sôseki, « Le Pauvre cœur des hommes », Jean-Claude Caër trouve provisoirement une sorte de réconfort. Montaigne n’est jamais loin non plus, dont le lecteur perçoit, en arrière-plan, comme par-dessus l’épaule, la présence amicale et fidèle. Ainsi le maître des Essais apparaît-il au détour du chemin, après une promenade dans le cimetière Zôshigaya. Là se trouvent la tombe de Nagai Kâfu, nom bouddhique du journaliste et traducteur irlandais, Lafcadio Hearn, et celle de Sôseki, « enterré près de sa fille ». Reviennent alors en mémoire les pensées tirées du célèbre chapitre consacré à la réflexion sur la mort (« philosopher c’est apprendre à mourir »), et le poète de poursuivre par ces observations :

    « Chacun dans sa tombe pour l’Éternité

    Seul en cendre, en poussière sous les grands arbres. »

    Il y aurait tant à dire, tant il reste à explorer. Lire Jean-Claude Caër. Aller à sa rencontre. Si l’on ne craint pas d’être rejoint par la nostalgie diffuse que le poète porte en lui. Se laisser dès lors guider par sa pensée sur « la sente du nord » et mettre ses pas dans ceux de Bashô. Ou dans ceux de Natsume Sôseki.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    JeanClaude Caër



    _______________
    NOTE d’AP : Devant la mer d’Okhotsk est disponible en librairie le 6 décembre 2018.




    JEAN-CLAUDE CAËR


    Caer
    Source




    ■ Jean-Claude Caër
    sur Terres de femmes

    Alaska (lecture de Marie-Hélène Prouteau)
    Lectures sous le signe de l’ours (extrait d’Alaska)
    En route pour Haida Gwaii (note de lecture d’AP)
    [Je suis venu ici] (extrait de Sépulture du souffle)
    Mémoires du Maine (extrait)





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  • 28 août | Gilles Ortlieb, Le Nom de Zante

    Éphéméride culturelle à rebours




    « De la petite ville de Zante perdue en Lettonie, à l’île de Zante, dans la mer Ionienne, de Sedan à Porto en passant par les tramways de Bruxelles en hiver, la campagne galloise en juillet et même certains quartiers de Paris hors saison : autant de déambulations rapportées, sans perdre de vue ce qui pourrait bien constituer leur mobile premier, “ces moments où l’on n’est plus qu’une surface sensible, impressionnable, en mouvement, l’œil un sténopé et la mémoire une camera oscura, à la pénombre encombrée — le diapason de la perception”. »





    LE NOM DE ZANTE (extrait)





    28 août. C’est jour de fête au cimetière de Smiltiņkalns : une liseuse de poèmes à hautes voix s’est adossée contre un cyprès, à deux pas d’une violoniste — qui se révèlera aussi bientôt cantatrice — officiant sous une petite laine ajourée, et d’un joueur de clavier qui tient à la fois de l’officier de marine et du pasteur protestant. Les habitants de Zante sont là, nombreux, leurs voitures garées pare-chocs contre pare-chocs sur la grand-route ; tous en arc de cercle devant la récitante, et la plupart des tombes ont été entretenues pour l’occasion, brossées, époussetées, fleuries. Ce cimetière très discret, à peine visible à l’entrée de la ville, a dû compter cet après-midi parmi les endroits les plus réconciliés de la planète. Les enfants mêmes s’y tenaient à carreau, appuyés contre l’un ou l’autre de leurs parents, en s’efforçant de dissimuler leurs impatiences et y parvenant le plus souvent.

    Cet attrait éprouvé pour les petites villes et les coins perdus s’explique-t-il seulement par l’illusion que l’on pourra facilement en faire le tour ou l’inventaire sans rien ou presque laisser de côté ? Et pourtant. Pour être menu, l’objet apparaît bientôt aussi insondable qu’une mégapole d’Amérique latine. On peut nommer ce qu’on voit et, ce faisant, dire aussi peu que rien de ce qu’un village contient : le vieil homme au chat (celui que j’ai aperçu ce matin, alors qu’il sortait de la dernière maison du patelin a perdu, m’a-t-on dit, sa femme il y a moins d’un mois), la volumineuse vache cannelle, les deux chiens errants croisés plus tôt dans l’après-midi, les rouleaux de foin aplatis, l’épicerie du village (des villages, plutôt, car elle dessert visiblement plusieurs localités alentour, à en juger par certaines affluences soudaines sur son parking), laquelle paraît vouloir compenser la pauvreté de ses rayonnages par un soin maniaque dans la présentation et le rangement ; sans compter le musée de la guerre, respectivement construit et gardé par M. Ilgvars et son chien Alfa, aux vitrines débordantes de photographies, de plans de batailles et de mouvantes lignes de front, en sus des répliques sauvegardées — depuis le sac en papier huilé dans lequel les Allemands emballaient leurs morts jusqu’aux boîtes de ration ou savonnettes pour la soldatesque, jusqu’aux bombes à fragmentation et hélices d’avion.

    Dimanche 29 août, dans une lumière de plus en plus voilée de fin d’été. Le silence dominical a ceci de particulier qu’il ne diffère en rien, pour ainsi dire, de celui qui enveloppe le tout-venant des autres journées. […]



    Gilles Ortlieb, « Le nom de Zante », I in Et tout le tremblement, éditions Le Bruit du temps, 2016, pp. 98-99.






    Gilles Ortlieb, Et tout le tremblement







    GILLES  ORTLIEB


    Olivier Roller Gilles Ortlieb
    Gilles Ortlieb par Olivier Roller
    Source




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Le Bruit du temps) une notice bio-bibliographique sur Gilles Ortlieb
    → (sur le site des éditions Le Bruit du temps) la fiche de l’éditeur sur Et tout le tremblement





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  • Jean-Claude Caër | Lectures sous le signe de l’ours



    LECTURES SOUS LE SIGNE DE L’OURS




    Je lis quelques pages de Montaigne, son Journal de voyage,
    Et de Jack London Souvenirs et aventures du pays de l’or dans le Klondike.
    D’un côté l’Italie raffinée du XVIe siècle
    Et de l’autre les contrées sauvages et inexplorées de l’Alaska.
    Chez Montaigne le raffinement de l’écriture, le mouvement et la force,
    La curiosité et le goût des autres.
    Chez London la simplicité, l’aventure et la poésie des canoës,
    Des chiens de traîneau et des hommes rudes face aux glaciers.
    Telles sont mes lectures en ce 1er septembre
    Et je trouve ceci chez Montaigne arrivant à Rome :
    « Nous vînmes loger à L’Ours, où nous arrêtâmes encore lendemain. »



    Jean-Claude Caër, Alaska, éditions Le Bruit du Temps, 2016, page 31.





    Jean-Claude Caër, Alaska






    JEAN-CLAUDE CAËR


    Caer
    Source



    ■ Jean-Claude Caër
    sur Terres de femmes

    Alaska (lecture de Marie-Hélène Prouteau)
    Devant la mer d’Okhotsk (lecture d’AP)
    En route pour Haida Gwaii (lecture d’AP)
    [Je suis venu ici] (extrait de Sépulture du souffle)
    Mémoires du Maine (extrait)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur remue.net)
    une lecture d’Alaska par Jacques Josse
    → (sur le site de la revue Secousse)
    Jean-Claude Caër, Alaska (lu par Soline et Jean-Claude Caër)




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  • Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts

    par Isabelle Lévesque

    Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts,
    Éditions Le bruit du temps, 2015.



    Lecture d’Isabelle Lévesque




    Dans le titre, la surprise : Homère aveugle recouvrant, miracle, la vue. Trépassé, il voit. Révélation par cette affirmation insensée d’une perception possible de nouveau, celle qui fut ôtée au poète. S’agit-il de la capacité initiale à percevoir ce qui s’offre au champ visuel ou bien est-ce l’approche poétique (prophétique ?) du poète voyant, outrepassant le temps pour entrevoir le futur, en prolepse, ainsi établi ?

    Homère au royaume des morts a les yeux ouverts : que voit-il ? La frontière, d’abord, qui le sépare des vivants, « ruisseau », seuil mobile. Lit-on dans l’eau ? Le poète s’est détaché de sa « créature », Ulysse. Ce qu’il perçoit, c’est « autre chose ». Il a renoncé à ses monstres, le temps humain seul a délivré Ulysse d’un oubli possible : on perpétue son nom pour désigner en une périphrase inversée « l’esprit qui ruse et qui divague ». Impossible de dissocier ce héros de la quête mythique qu’il entreprit, retour différé, Ithaque s’éloigne et la vocation démiurgique du poète qui lui donne vie. Ulysse est celui qui perd la mémoire pour vivre « le vivace aujourd’hui » avant de retrouver le « vorace autrefois », et qui refuse la vie éternelle promise par Calypso pour retrouver sa Pénélope et affronter avec elle le vieillissement et la mort. Homère créa le labyrinthe de la mémoire pour le gorger de noms et de mythes. Sur l’autre rive, une fois passé, ayant donné « des espèces un peu plus sonores, / que le réveil de l’aurore fera trembler ».

    Dès le début, plusieurs temps se croisent, l’éternité atteinte du poète qui se retourne et voit se joindre des époques différentes. Le narrateur-poète en ces vers recueille les strates accumulées de l’Antiquité et du présent : expressions juxtaposées, « [q]uitter le navire /avant le naufrage, l’hôpital avant l’incendie. » Homère voit, en ses yeux le défilé des trépassés, « les enfants d’Ophélie » et la rivière toujours accompagne le défilé des héros qui ne se retournent pas. Aucun ne sauvera le sort. Même les personnages de contes ou fables, crapaud, lapin, chouette, loup, rejoignent le cortège et, sur la rive, Homère les regarde passer…

    Royaume des morts, autre rive ou monde souterrain. Métropolis ou Atlantide, cités disparues, Ayesha, Celle-qui-doit-être-obéie, mystérieuse reine à la jeunesse éternelle qui « attend le retour / de l’amant qu’elle a tué de ses mains » deux mille ans plus tôt, héroïne du roman de Henry Rider Haggard dont Gérard Macé dit n’avoir « jamais fini la lecture ». La quête du héros, « linguiste épris d’aventure », rejoint aussi celle du lecteur.

    Personnes et personnages ne sont pas forcément nommés, ils s’avancent et livrent le détour d’une fiction, d’un récit qui a déjà eu lieu pour signifier dans le poème. Rien n’est changé, la même sourdine mythique alimente le filon de la langue. Cet homme, ce fantôme, pense à la rose, identique « dans toutes les langues », Icare et le vide, fleur jouxtant Empédocle et la cendre, réveillé par le soulier de Cendrillon. La dormeuse s’éveille sous une autre lune, celle du loup :

    « quand la lumière du jour permettra

    d’inverser les rôles. »

    Qui parle alors ? Pénélope tissant le jour pour que la nuit redessine l’attente, prosopopée merveilleuse où le temps antique et intact entre dans le poème d’aujourd’hui, ou celui qui écrit ce jour tissant dans ses rêves la trame des mythes pour qu’ils grandissent aujourd’hui en « lambeaux de rêves » ? Masque, celui du comédien de l’antiquité, portant l’émotion inscrite sur ses traits immobiles alors qu’aujourd’hui soulève le sens du voyage d’alors, Ulysse retrouvant sur sa route chaque légende que Pénélope broderait ?

    « Des restes de légendes

    accompagnent mon sommeil : les larmes du dieu

    changées en vin, le diadème de la mariée

    en constellation. […] »

    Indétermination : qui parle ? Homère ? Le poète Gérard Macé tissant sa propre toile, « [j]e suis ce vieil enfant qui se rappelle » ?

    Le roman de Raymond Queneau Les Fleurs bleues1 commence ainsi : « Le vingt-cinq septembre douze cent soixante-quatre, au petit jour, le duc d’Auge se pointa sur le sommet du donjon de son château pour y considérer, un tantinet soit peu, la situation historique. Elle était plutôt floue. Des restes du passé traînaient encore çà et là, en vrac. » Puis apparaît Cidrolin sur sa péniche, en 1964. Le lecteur du roman peut se demander si le duc d’Auge rêve Cidrolin ou si Cidrolin rêve le duc d’Auge. Ce dernier le rejoindra peu à peu, à l’époque moderne, sur la péniche devenue nouvelle Arche pour un autre Déluge. Sortie de l’Histoire. Nous rejoignons le temps du mythe, achronique par définition.

    « Le vivace aujourd’hui, // le vorace autrefois ont laissé des traces de leur combat / au bord du vide, où pousse une fleur bleue / juste à côté d’une sandale d’Empédocle […]. » La fleur bleue philosophique et sentimentale de Raymond Queneau rejoint Empédocle (ou Hölderlin) et Mallarmé.

    Empédocle ajoutait aux quatre Éléments (Feu, Air, Terre, Eau) deux grandes Forces : Amour et Haine. Gérard Macé évoque ce personnage du film La Nuit du chasseur, le révérend Powell (interprété par Robert Mitchum), prêcheur et tueur en série qui terrorise et pourchasse deux enfants, et qui a écrit le mot LOVE sur les doigts de sa main droite et HATE sur ceux de sa main gauche :

    « La barque au fil de l’eau // où chantent les orphelins : le frère et la sœur / sont les enfants d’Ophélie, qui descendent la rivière / pour échapper au chasseur vêtu de noir. »

    Les enfants sont sortis de la cave et voguent sur la rivière, cherchant à échapper à la mort. Ils sont dans l’entre-deux. En instance, « enfants d’Ophélie ».


    « L’enfant voleur qui voulait dérégler les horloges / (jadis il jouait aux dés au bord de la mer, / dans un monde où les minutes étaient de sable) / est devenu le mécanicien qui veut remonter l’univers, / qui veut réparer les automates et les grands blessés, / les jouets mécaniques en mémoire de son père. »

    Cet enfant est-il Hugo Cabret, ce personnage du roman de Brian Selznick (et du film de Martin Scorsese qui voulait réparer l’automate porteur d’un message de son père disparu et qui retrouva la mémoire de Georges Méliès) ? Il est ici associé aux Minutes de Sable mémorial d’Alfred Jarry. Dans le texte introductif de son livre, Jarry déclarait vouloir « suggérer au lieu de dire, faire dans la route des phrases un carrefour de tous les mots ». Il y affirme, un peu comme Mallarmé, dont les dés sont ici présents, la nature « polyédrique » des mots. Il indique aussi : « Tous les sens qu’y trouvera le lecteur sont prévus, et jamais il ne les trouvera tous ; et l’auteur lui en peut indiquer, colin-maillard cérébral, d’inattendus, postérieurs et contradictoires. »

    Royaume des morts et royaume des vivants, monde souterrain et rivière limite, nous sommes entraînés dans une suite d’images et de souvenirs juxtaposés issus de livres de l’Antiquité à nos jours. Homère ouvre les yeux, et nous ôtons le bandeau du colin-maillard à la recherche d’une réponse, du secret, de cette clé en forme de cœur que finit par trouver Hugo Cabret.


    Comprendre la dualité secrète des dieux et de leurs signes : Hermès, « lèvres scellées » par le secret des dieux, volant à la lueur de la lune « les troupeaux de son frère ». Il hante le texte et devient affirmation du poète, « Je n’invente pas », parcouru de toutes ces voix, main pariétale augurant le « passage vers un autre monde », auguste présage comme la trace du simple décompte du « butin de la chasse ». Les signes se jouxtent, depuis la Préhistoire, plusieurs temps en un seul, les cultures fécondent la parole, après et encore.

    On dirait le monde déshabité ici de la parole des dieux. « Le silence est d’or après la pluie », les dieux et nos peurs d’enfants disparues les laissent un temps s’évanouir « dans le paysage désert de la mythologie ».

    « Le dieu des carrefours // qui orientait les défunts vers le fleuve / avait une verge d’or et les yeux toujours ouverts. »

    C’est Hermès, dieu de la parole et guide des morts. La « verge d’or », c’est son caducée. Au carrefour des voies et des mots, il a été remplacé par le « fils de Dieu » qui nous « montre la voix d’un affreux royaume / qu’on atteint par la souffrance ».

    L’Olympe est désormais désert, Zeus a disparu.

    Atteindre le royaume des morts équivaut à « sortir du langage ».

    Comme au théâtre, les trois coups annoncent (entérinent) la nécessité qu’une voix portant la langue établisse son règne, en un acte court jouer les scènes de la mémoire nourrie par le souffleur « de son propre rôle » : « il a besoin d’un livre ouvert pour retrouver la parole ». Oracle de mémoire vacillante et les vers ou la lyre pour que celle du « récit des origines » ne se perde pas.

    Ce qui commence alors : Le reste des jours, suite de fragments inscrits dans la mémoire. Traces et preuves de ce qui a été, sandale d’Empédocle et pantoufle de Cendrillon. Cela débute sur ce qui fut : une pierre devenue « table de jardin », dans les jours ordinaires nous nous fondons sur ces vestiges. Dans les ombres du soir « le paraphe d’un pin parasol », rien n’est sans signature, nous déchiffrons, nous formons d’autres signes toujours. Entre le rêve et le dédale des jours « des échelles, des écluses / pour passer d’un jour à l’autre ». L’usage contraire du temps, un signe inversé dans la lecture du bois :

     « dans les bois dont on fait les flûtes

    et les cercueils […] »

    Un enfant, ses ailes premières, dorénavant lui servent à marcher, il l’apprend, puis veut devancer la lune. Chaque recommencement au goût de neige :

    « Le vieil homme dont la raison s’en va

    Pendant qu’il essaie de démêler

    L’invisible écheveau de ses souvenirs,

    Une toile d’araignée qui le fait rire et l’effraie. »

    La juxtaposition suggère sans imposer des lignes d’union entre les temps. Poète assemblant ces fils sans les fixer, plaçant « [d]ans le même livre / à vingt pages de distance » le discontinu. Relie ces marches dissociées, invite à les regarder dans leur poésie fragmentée comme les touches d’une mémoire unique ou des flocons, la neige en boucle dans la seconde partie du livre, les mots, les morts y sont scellés comme Zeus retentit dans « [l]’énergie du ciel » pour vivre « le goût des fruits rouges » et « la douceur des baisers » , « les restes de l’été sous la neige du grand âge ». Méduse en transparence, le mythe d’une femme pétrifiant autant que le miroir des eaux fécondes comme le conte, les « doigts de fées » dans un salon de coiffure enchante la nuque autant que le rasoir pourrait trancher le fil de la vie (fatum), celle d’Homère :

    « Sur un grand plat d’argent, une tête

    aux yeux fermés comme celle d’un prophète » ?

    Tête de Jean-Baptiste offerte à Salomé par Hérode Antipas… Elle a dansé et enflammé les sens du tétrarque de Galilée, une mort pour un instant de vie intense. La mort pour celui qui donnait la seconde vie du baptême.

    Comment ne pas songer aux statues représentant le poète, yeux clos, privé de la vue pour mieux appréhender l’outre-sensible au regard d’une culture embrassant les siècles. Comme s’il fallait, pour voir s’ouvrir à ce qui ne se perçoit qu’en strates d’abord invisibles, se liant les unes aux autres par le parcours incessant entre des temps de mémoire (de la Préhistoire au présent, celui qui lit / écrit renonce au cheminement visuel immédiatement perpétuel pour lire le réel à travers ces modulations incessantes entre les ères géologiques et les fentes de l’histoire dont chacun retient ce qui signifie à ses yeux ?

    Pour la dernière partie, « La fin des temps, comme toujours », le poète nous prévient qu’un autre parle en lui « avec l’énergie du désespoir, qui redonne la force de vivre ». Dédoublement comme en ces temps, le miroir promené rencontre « [l]a déesse de la guerre », nul égarement, « un champ de ruines / où fumaient encore des cheminées d’usines. » Les lieux, porteurs de cicatrices, montrent les temps confondus, la survivance d’une légende dans le paysage contemporain blessé, goût de la « vieille pomme du paradis » dans le cidre et la cuve pleine du ferment de l’histoire. Clôture affirmée, signe noir d’un sacrifice hors d’âge (« né trop tard ») et pour la balance des torts, au royaume des morts, l’impossible réparation. L’épique a chu : le rêve orphique se tord et la mémoire ne libère qu’une fibre épisodique.



    Isabelle Lévesque
    D.R. Texte Isabelle Lévesque
    pour Terres de femmes




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    1. Le roman de Raymond Queneau comporte vingt-et-un chapitres et la première partie du livre de Gérard Macé vingt-et-un poèmes.






    Gérard Macé, Homère au royaume des morts




    GÉRARD MACÉ


    Mace (1)
    Ph. Catherine Hélie
    Source





    ■ Gérard Macé
    sur Terres de femmes


    Billard. Téléphone. (poème extrait d’ Ici on consulte le destin)
    Affluent d’un fleuve (poème extrait de Promesse, tour et prestige)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Le bruit du temps)
    la page de l’éditeur sur Homère au royaume des morts a les yeux ouverts
    → (sur le site des éditions Le bruit du temps)
    une fiche bio-bibliographique sur Gérard Macé
    → (sur le site Auteurs contemporains)
    une fiche bio-bibliographique sur Gérard Macé




    ■ Autres notes de lecture (54) d’Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes


    Max Alhau, Les Mots en blanc
    Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
    Gabrielle Althen, Soleil patient
    Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli
    Edith Azam, Décembre m’a ciguë
    Gérard Bayo, Jours d’Excideuil
    Mathieu Bénézet, Premier crayon
    Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive
    Claudine Bohi, Mère la seule
    Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
    Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous
    Valérie Canat de Chizy, Je murmure au lilas (que j’aime)
    Fabrice Caravaca, La Falaise
    Jean-Pierre Chambon, Zélia
    Françoise Clédat, A ore, Oradour
    Colette Deblé, La même aussi
    Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour
    Sabine Dewulf, Et je suis sur la terre
    Pierre Dhainaut, Après
    Pierre Dhainaut, Ici
    Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
    Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse
    Pierre Dhainaut, Voix entre voix
    Armand Dupuy, Mieux taire
    Armand Dupuy, Présent faible
    Bruno Fern, reverbs    phrases simples
    Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité
    Aurélie Foglia, Gens de peine
    Philippe Fumery, La Vallée des Ammeln
    Laure Gauthier, kaspar de pierre
    Raphaële George, Double intérieur
    Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
    Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite
    Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel
    Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
    Sabine Huynh, Kvar lo
    Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte
    Mélanie Leblanc, Des falaises
    Béatrice Marchal, Au pied de la cascade
    Béatrice Marchal, Un jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur
    Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va
    Dominique Maurizi, Fly
    Dominique Maurizi, La Lumière imaginée
    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
    Nathalie Michel, Veille
    Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe
    Jacques Moulin, L’Épine blanche
    Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
    Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
    Hervé Planquois, Ô futur
    Sofia Queiros, Normale saisonnière
    Jacques Roman, Proférations
    Pauline Von Aesch, Nu compris






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  • Zbigniew Herbert, Nature morte avec bride et mors

    par Claire Vajou

    Zbigniew Herbert, Nature morte avec bride et mors,
    éditions Le Bruit du temps, novembre 2012.
    Traduction du polonais par Thérèse Douchy.



    Lecture de Claire Vajou


    Zbigniew Herbert Nature morte bride et mors







    UNE ÉNIGME CRITIQUE


    Paris, Salon du Livre 2013. Dans le tumulte, la table des éditions du Bruit du Temps étend son estran silencieux de volumes sable, parmi lesquels me font signe la couverture, la seule illustrée, ambrée d’un paysage en filigrane, et le titre, déchiffré de travers, d’un mince volume : Nature morte avec bride et mors. Dans une première lecture globale en prise sur l’inconscient, mêlant les idiomes, je lis : « Nature morte avec fiancée et la mort », bride signifiant en anglais « fiancée », mors voulant dire « la mort » en latin, ce qui donnait un très beau titre. J’ai donc acquis ce recueil de Zbigniew Herbert, auteur culte en Pologne et inconnu de moi, bien qu’un autre ouvrage du même, Le Labyrinthe près de la mer, consacré à la culture gréco-romaine, eût davantage correspondu à mes topiques ordinaires. Le signe n’était pas fallacieux : les révélations se font souvent à travers des lapsus, de langue, d’oreille ou d’œil. Le long chapitre éponyme et central, consacré à la nature morte en question, sur lequel je me suis précipitée, s’avéra lourd du mystère ténébreux qu’annonçait le titre voilé.

    Quelle ne fut pas en effet ma surprise de lire que l’auteur avait éprouvé, découvrant ce tableau au Rijksmuseum, une émotion violente, dont mon propre vertige semblait le redoublement :

    « Je compris qu’il m’arrivait quelque chose de grave, d’essentiel. […] J’éprouvais une sensation presque physique, comme si quelqu’un me faisait signe. »

    Z. Herbert retrace d’abord, assez sèchement, sans la romancer, la vie tragique et mystérieuse de l’auteur de la nature morte, connu sous le pseudonyme de Torrentius, forgé à partir du mot latin torrens qui signifie presque une chose et son contraire, puisque sa forme adjectivale veut dire « brûlant, ardent », et sa forme nominale « torrent ».

    C’est le seul tableau de Torrentius, Orphée de la Nature Morte, à être parvenu jusqu’à nous. Traîné en justice sans chef d’accusation précis, son auteur fut emprisonné à vie et, malgré la protection de Charles Ier d’Angleterre, torturé, condamné à mort, décapité. Lui reprochait-on simplement son immoralisme, ses débauches, son appartenance rosicrucienne dont témoignent les majuscules E Q (Eques Rosae = chevalier de la rose), premières lettres de l’inscription figurant sur la nature morte ?

    Pour l’apprendre, penchons-nous avec Z. Herbert sur ce sobre tableau circulaire, comme reflété par l’iris sombre de l’œil d’un cheval, composition dont il décrit soigneusement les éléments : un verre empli d’un liquide opalescent (on dirait du jus de gui) et deux pipes de faïence entre une jarre et un pichet sur fond noir,

    « fond noir, profond comme un abîme et en même temps plat comme un miroir, palpable et allant se perdre dans des perspectives infinies. Couvercle transparent d’un gouffre. »

    Sur ce fond sont audacieusement suspendus, au-dessus de la trinité des récipients, un mors de cheval et une bride à chaînette. Vers l’avant du tableau se projette un cartello, où figurent une portée musicale avec une mélodie de 13 notes et deux accords, ainsi qu’un distique :

    « Ce qui existe hors de la mesure (de l’ordre)
    Mauvaise fin trouvera dans la démesure (le désordre).
     »






    Torrentius, Nature morte avec bride et mors, 1614, Amsterdam, Rijksmuseum.
    Johannes (Jan) Symonsz van der Beeck
    dit aussi Johannes Torrentius (1589–1644)
    Nature morte avec bride et mors, 1613
    Huile sur panneau, 52 × 50,5 cm
    Amsterdam, Rijksmuseum
    Source







    Cependant, l’examen de Z. Herbert, bien qu’attentif, nous laisse sur notre soif. On le sent chargé de réticences. Les conclusions ne sont pas à la hauteur de l’ébranlement initial. L’auteur semble taire quelque chose. Il souligne, certes, que l’adjectif signifiant « mauvais » (quaat), est orthographié de façon incorrecte (qaat, sans u), et que l’accord musical placé juste au-dessus est dissonant (si bécarre au lieu de si bémol). Mais quelle est cette dissonance, dont il s’est approché, et qu’il ne nomme pas ? Pourquoi préfère-t-il la taire ? Est-ce uniquement pour laisser le lecteur poursuivre à sa guise le chemin qu’il a frayé ? S’agit-il d’un secret trop personnel, ou d’une hypothèse trop dangereusement scandaleuse pour être ouvertement exposée en 1992 en Pologne ? Pouvons-nous, comme nous y invite Herbert lui-même par l’exergue de ce chapitre : « Je est un autre », nous risquer un peu plus loin ?

    Un essayiste américain a mis en lumière un détail que ne mentionne pas Herbert : la bride de l’arrière-plan dessine un cœur. Cette forme symbolique va-t-elle dans le sens d’un mémorial à un amour secret dont la tonalité générale du tableau, acérée, nettement teintée d’ironie, ne permet de dire s’il est célébré ou dénoncé, idolâtré ou bafoué, préservé ou trahi ? La bride est-elle ici pour réfréner, ou bien pour éterniser ? Ce cœur crypté confirme-t-il ce qu’exposent les paroles obvies de la partition ? Les dément-il au contraire ? Comment savoir ? La facture du peintre, dense, mordante, invite à penser qu’il répugne aux redondances. Et la dualité constitutive du personnage de Torrentius, à la fois féru de théologie et Don Juan sulfureux, semble toujours nier d’une main ce qu’il avance de l’autre. Le thème naïf du cœur est détourné par une esthétique complexe de la négation, toute « vanité », et celle-ci en particulier, faisant l’éloge a negativo de ce qu’elle dénonce. Herbert, lui-même virtuose de l’implicite, se reconnaissait-il trop bien dans cette vision nihiliste et somme toute cruelle, pour l’avoir explicitée ?

    Par ailleurs, il ne dit mot des deux petites pipes de faïence grise. Si la cruche (d’eau ?) avec sa panse renflée, ses tonalités douces et chaudes ne peut qu’être de nature féminine, le pichet d’étain (de vin ?), avec son bec tendu, est nettement masculin, les deux formant couple, entre lesquels le verre demi-vide ou demi-plein évoque la médiation, la mitigation, la tempérance, voire l’union naturelle des contraires. Jusque-là, tout est naturel, dans l’ordre des choses. Où est donc le désordre mentionné par le cartello ? Pointerait-il le nez par le truchement des deux petites pipes, accessoires forcément masculins, dont l’auteur ne dit rien. Pourquoi n’en dit-il rien ?

    Ces pipes sont en déséquilibre. Le poids de leurs fourneaux devrait les faire basculer. Elles ne tiennent que parce que leurs embouchures, masquées par la tige du verre, sont accolées, abouchées. Ce sont forcément, de par la nature des pipes, des embouchures ouvertes, alors que celle des deux grands récipients ont des couvercles d’étain, servant à leur clore, si l’on peut dire, le bec. Le couvercle de la jarre féminine est d’ailleurs fermé. De plus, la perspective un peu concave du plan du tableau fait que les pipes dessinent elles aussi un mors, légèrement incurvé, dont les bossettes sont les fourneaux. C’est parce qu’elles sont ainsi accolées qu’elles ne chutent pas.

    Serait-ce surinterpréter que d’y lire une allusion à une relation homosexuelle masculine, qui serait alors le crime, le désordre, la démesure, le déséquilibre fustigé par l’inscription, et peut-être le délit tu pour lequel le peintre fut impitoyablement châtié, de façon disproportionnée aux chefs d’accusations retenus contre lui ? Au XVIIe siècle, l’homosexualité était passible de la peine capitale.

    Ce tableau compose, certes, un emblème inoubliable, une mise en garde hautaine et lisse contre les ravages de la passion, dont le désordre extrême sera puni extrêmement. Il s’agit bien d’une « vanité », assez puissante pour servir de viatique, pour préserver du Mal. Simplement, l’auteur s’arrête en chemin, ne dit pas quel est ce mal, ni même si ce mal en est vraiment un.

    Intriguée par ce mystérieux chapitre saillant dans l’architecture précise du recueil, j’ai abordé les autres avec en basse continue cette lancinante énigme : en quoi la Still life avec bride et mors était-elle emblématique à la fois « du cœur intact de la Hollande », et de l’âme de l’écrivain qui la choisit comme titre du recueil ? Ce livre n’était pas seulement celui d’un critique d’art, mais d’un écrivain, et j’étais, moi, en quête d’un double esprit, celui des maîtres hollandais d’autrefois, et celui d’un grand écrivain polonais, dont j’espérais, en apprentie herméneute, que le livre éclairerait le tableau, et le tableau le livre.

    Mon espoir ne fut pas déçu. Dès le premier chapitre, « Le Delta », l’oxymore du nom de Torrentius est explicité par une citation de Benjamin Constant évoquant la menace perpétuelle d’inondation qui pèse sur la Hollande, au point que ce pays perdit plus d’hommes dans les inondations que dans toutes les guerres :

    « Ce peuple courageux qui, avec tout ce qu’il possède, vit sur un volcan dont l’eau constitue la lave. »

    N’oublions pas que ce recueil forme diptyque avec un autre, Labyrinthe au bord de la mer, consacré à la civilisation gréco-romaine. En Italie, il suffit de regarder par la vitre du train pour se trouver dans un paysage de Giotto. En Hollande, non. Le pays des mystères est emprisonné dans les cadres des tableaux. Tableaux que l’on croyait réalistes, mais qui décrivent, en fait, des paysages imaginaires, telle cette vue de Leyde où le peintre Van Goyen a déplacé la cathédrale. La lumière de Hollande, si évidente dans les tableaux, est absente de l’environnement immédiat, sauf à l’observer avec un œil de peintre, à la dé-composer, à l’abstraire, ce que fait Herbert toute une journée, qu’il consacre à observer la lumière, qu’il finit par voir, et nous faire voir.

    Contrairement au romantique Fromentin, qui s’échappe vers les concepts, vers les grandes idées, Z. Herbert va rester collé à la brique, scrutant jusqu’à la fascination ses impondérables tonalités : fauve, cerise fraîche écrasée, mystérieux violet, sienne naturelle ou brûlée, cinabre ; et, sans crier gare, le feu de l’âme hollandaise, de ces bourgeois vertueux, si vertueux qu’ils ont créé un système social n’ayant pas son égal au monde, va révéler sa cruauté secrète, témoins ces cinquante gibets bordant le Rhin, dénombrés en 1620 par Huyghens.

    Et nous ne sommes pas vraiment surpris lorsque Z. Herbert, dans la droite ligne du choc initial exercé par la nature morte de Torrentius, mordante et condensée, va préférer au crémeux et fougueux Ruysdael, pour nous guider vers la vieille Hollande, la monochromie presque abstraite de Van Goyen. Il nous confie la raison paradoxale, surprenante, pour laquelle ses sentiments envers Ruysdael ont faibli :






    Jacob Isaaksz. van Ruisdael, Paysage avec chute d'eau
    Jacob Van Ruysdael,
    Paysage avec chute d’eau, 1670/1680
    Couleur sur toile, 62,5 × 45,5 cm
    Vienne, Kunsthistorisches Museum
    Source







    « Cela arriva quand l’esprit descendit sur ses toiles, et que tout devint spirituel, chaque feuille, chaque branche cassée, chaque goutte d’eau. La nature partageait avec nous nos doutes et nos souffrances, notre dureté éphémère et notre mort. Pour moi, la plus belle nature est celle qui ne sympathise pas – un monde sans chaleur dans un autre univers. »







    Va Goyen, Vue de Leyde, 1643, 2
    Jan Van Goyen, Vue de Leyde, 1643
    Huile sur bois, 38,8 x 59,9 cm
    Munich, Alte Pinakothek
    Source







    Nous retrouvons l’admirateur du détachement de la Nature morte avec bride et mors

    Le chapitre « Des tulipes le parfum amer » retrace de façon envoûtante l’histoire d’une passion hollandaise : la tulipe. Quelle manie extravagante, refoulée par le puritanisme, embrasa ce peuple vertueux, raisonnable, au point qu’au XVIIe siècle le marché des oignons de tulipes importés de l’Empire Ottoman affola la boussole économique de tout le pays, risquant de le mener au krach ? La tulipe noire, toujours rêvée, jamais créée, est le symptôme aux Pays-Bas d’une démesure, d’un attrait pour l’irrationnel. Et Herbert se fait prophète, annonçant à mots voilés une autre forme de déraison qui

    « dans un pays d’Extrême Orient monte déjà sur le pont d’un navire »

    Le chapitre « Le prix de l’art » scrute, après celle de la tulipe, une deuxième passion hollandaise, celle de la peinture, un art qui nourrissait mal son homme, les peintres menant pour la plupart une existence laborieuse, sans le rehaut de motifs romancés ou dramatiques. Torrentius constitue donc, parmi eux, une aveuglante et sombre exception. Bien que Herbert se défende de tout attrait pour une vision faustienne des artistes, les créditant simplement d’une « méticulosité inspirée », on relève au passage cette incise, empreinte de la tonalité tragique et glaciale de la Nature morte de Torrentius :

    « La passion amoureuse, un appel conduisant vers les sommets d’une carrière humaine ou sous la hache d’un bourreau. »

    Dans le chapitre consacré à Gérard Terborch, glanons quelques indices sur les prédilections de l’écrivain et du critique :

    « La sagacité psychologique du peintre touche parfois à la voyance. [… ] Terborch est un coloriste particulier. Il évite ce que nous appelons construction de la forme par la couleur. […] Il tendait à limiter jusqu’à l’excès les moyens picturaux, remplaçait le jeu des couleurs par une gamme étendue de gris, construisant une forme ramassée, statique. En y regardant de plus près, le fond apparaît différencié et sonore. Il y a en ces tableaux un élément de distanciation, d’ironie, d’une ambiguïté discrètement dissimulée. »

    Parmi les œuvres de ce maître, la préférence de Z. Herbert va à La Remontrance paternelle, prétexte de l’un des tableaux vivants évoqués dans Les Affinités électives de Goethe. Or voici ce que dit le penseur polonais de ce tableau, dont les critiques d’art se demandent toujours s’il s’agit d’une scène morale ou libertine, la jeune fille étant, dans la seconde hypothèse, une prostituée proposée par une tenancière de maison close à un client :






    Gérard Terborch, La Remontrance paternelle, v. 1654, Amsterdam
    Gérard Terborch, La Remontrance paternelle, v. 1654
    Huile sur toile, 71 x 73 cm
    Amsterdam, Rijksmuseum
    Source







    « L’espace conçu comme une boîte fermée fait penser aux drames d’Ibsen. Cette “beauté tournant le dos” qui éclaire les ténèbres comme un cierge dans un chandelier inestimable… Terborch a tout fait pour nous induire en erreur. Tout ce jeu de significations qu’il aimait tant à représenter porte dans l’iconographie le nom de paradoxe, et consiste à inscrire un événement moralement condamnable dans des décors impeccables respirant la vertu et la noblesse. Enfin l’étrange érotisme, puritain, dissimulé, à peine esquissé, est d’autant plus intrigant. »

    Et Z. Herbert de poursuivre, analysant deux autres de ses tableaux :

    « Terborch donne l’impression d’un artiste homogène… Mais en est-il vraiment ainsi ? Une atmosphère d’horreur, de mystère, oscille entre un cri déchirant et un silence de mort […] avant que ne les absorbe, eux et nous, le fond noir. »

    Dans « Un sujet non héroïque », Z. Herbert prend à nouveau le discret contre-pied d’Eugène Fromentin, et n’explique pas l’esprit pacifique de la peinture hollandaise, si pauvre en sujets épiques ou guerriers, par des catégories purement esthétiques, mais par un tropisme éthique, une familiarité avec la liberté qui se passe des embellissements du grandiose :

    « Ils peignaient des pommes, des assiettes en étain et des tulipes avec tant de patience et d’amour que les images des au-delà et des récits tapageurs des triomphes terrestres perdent à côté leur éclat. »

    Et Herbert, réitérant l’éloge de la mesure proposé par le distique de la nature morte à la bride, affirme qu’aux Pays-Bas règne l’esprit d’Érasme, qui plaçait « au-dessus de toutes les vertus la mesure et l’indulgence ».

    Si nous faisons le lien entre ces deux citations, séparées dans le texte par quelques lignes, se profile l’idée d’un triomphe non terrestre, d’une mesure sans mesure, d’un ordre au-delà de l’ordre, qui vient se poser sur la Nature morte avec bride et mors. Cet ordre, quel est-il ? Nous le pressentons au-delà des contradictions.

    « Les yeux renvoient la question
    Tranquille comme un petit point noir.
     »

    Nous ne pouvons lever les contradictions du tableau, nous ne pénétrons pas tous les secrets de l’imagination, nous en avons faim, nous restons sur notre faim, qui nous alimente. « Notre tâche n’est pas de résoudre les énigmes, mais d’en prendre conscience ».

    Dans les brefs chapitres de la fin, regroupés sous le titre énigmatique, lui aussi, d’« Apocryphes », Z. Herbert se fait lui-même portraitiste hollandais, peignant avec un sobre et suggestif rendu de la perception les destinées poignantes de personnages variés : soldats, marins, drapier, philosophe (Spinoza), peintre, dont le point commun est de présenter, sous une apparence souvent banale, un point sombre, tragique. Ces brèves nouvelles, petits chefs d’œuvre narratifs, sont autant d’esquisses pour approcher l’âme hollandaise, l’âme singulièrement contradictoire d’un pays qui avait comme valeurs la chère, l’argent, et une poutre surmontée d’une barre transversale.

    Nous n’avons percé le secret ni de Torrentius, ni de Z. Herbert, ni de l’âme hollandaise, ni de la rose noire qu’est la nature morte à la bride, ni d’ailleurs voulu le faire ; nous en avons juste « pris conscience ».

    Qu’il nous soit maintenant permis de tendre un fil, une corde, espérant qu’elle n’aurait pas déplu à Z. Herbert, grand passeur voltigeur d’une civilisation à une autre. Il existe une autre nature morte, un étrange et admirable trompe-l’oeil d’un peintre américain, John Haberle, qui semble, presque trois siècles plus tard, une réponse silencieuse à celle de Torrentius. Elle s’intitule L’Ardoise et porte l’inscription : « Leave your order here  », dont la traduction : « Laisse, inscris ici ta commande » perdrait l’ambivalence originale, order signifiant en anglais à la fois « commande » (au restaurant), et « ordre ». On pourrait aussi traduire : « Quitte ici ton ordre », au sens pascalien d’ordre. Le recueil de Z. Herbert nous donne faim et soif de cet Ordre, dont la peinture et la littérature, conjuguant ici leurs puissances, sont les fourriers.






    John Haberle, The Slate
    John Haberle (1856–1933)
    The Slate, v. 1895
    Huile sur toile, 30,48 x 23,81 cm
    Boston, Museum of Fine Arts
    Source






    Claire Vajou
    D.R. Texte Claire Vajou pour Terres de femmes







    ZBIGNIEW HERBERT


    Zbigniew-Herbert-auteur-polonais-photo-anonyme
    Source



    ■ Zbigniew Herbert
    sur Terres de femmes

    La maison du poète



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Le Bruit du temps)
    une page sur Zbigniew Herbert
    → (sur Esprits Nomades)
    Zbigniew Herbert, La voix amère de la conscience collective polonaise, par Gil Pressnitzer






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