Étiquette : éditions Le Castor Astral


  • Bandar ̀Abd Al-Ḥamīd | L’Asie ancienne, de nuit


    L’ASIE ANCIENNE, DE NUIT



    Sur les plages anciennes
    les bateaux beuglent
    en faisant leurs adieux à la terre ferme
    l’homme malade depuis cinq mille ans
    attend que du ciel pleuve l’or,
    dans la belle et ancienne Asie –
    la mort, l’amour interdit, les sauterelles,
    les prisons, le haschich et le meurtre,
    les sultans ont inventé le pal,
    les généraux ont découvert les médailles,
    et de même que les pèlerins rêvent de dattes
    le harem rêve d’amour,
    le tourisme est corps nus à vendre,
    l’émigration est mort lente
    loin des belles fosses à purin de la patrie natale,
    les chars encerclent les écoles et les champs
    les moissonneurs chantent l’amour interdit et
    la sauterelle
    sous l’état d’urgence incurable,
    la démocratie est une élection
    pour choisir le général
    sultan à vie




    Bandar ̀ Abd Al-Ḥamīd [بندر عبد الحميد], Le Rire et la Catastrophe, Riad el-Rayyes Books, London, 1994 in Saleh Diab, Poésie Syrienne contemporaine, édition bilingue, éditions Le Castor Astral, 2018, page 213. Traduit de l’arabe (Syrie) et présenté par Saleh Diab.





    Poésie syrienne




    BANDAR ̀ ABD AL-ḤAMĪD [1947-2020]


    Abed al-Hamid
    Source




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Diacritik)
    « Bandar Abd al-Hamid (1947-2020) : Célébration de l’intime et du quotidien », par Saleh Diab (20 avril 2020)
    → (sur Recours au Poème)
    Poésie syrienne, Mon corps est mon pays, par Carole Mesrobian
    → (sur le site des éditions du Castor Astral)
    la fiche de l’éditeur sur Poésie Syrienne contemporaine






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  • Jean-Pierre Chambon, L’Écorce terrestre

    par Angèle Paoli

    Jean-Pierre Chambon, L’Écorce terrestre
    éditions Le Castor Astral, 2018.
    Dessin de couverture et frontispice : Jean-Frédéric Coviaux.



    Lecture d’Angèle Paoli


    La lumière existe-t-elle
    La lumière existe-t-elle encore
    ou n’est-elle plus que l’ombre de ce qu’elle fut ?
    Ph., G.AdC






    AU-DELÀ DU VACILLEMENT DE LA PAUPIÈRE



    Qu’y a-t-il derrière, dessous, dans les interstices et les maillages, dans le tremblé des particules, les réseaux de veinules, cendres écumes cristaux du verre écorces, escarbilles de la lumière, flocons de neige ? Qu’y a-t-il de perceptible derrière, dessous, sous ce que l’œil ne voit pas, ne capte pas, noyé « dans le flux des transparences » ? Ces interrogations sur l’infime, multiples et pénétrantes, occupent l’espace poétique des huit sections qui composent L’Écorce terrestre, dernier recueil de Jean-Pierre Chambon.

    Quel que soit l’univers que le poète approche — la lumière, la cendre/l’écume, la méduse, les tournesols, l’écorce terrestre, la poussière/le silence, la pierre, la neige — et quelle que soit la forme que prend le poème à l’intérieur de chacune des sections qui composent le recueil, le regard est au centre, qui suscite le questionnement. « Je vois, je vois. Qu’est-ce que tu vois ?… », interroge le poète José Angel Valente dans l’exergue d’ouverture de « Spéculation sur le défaut de lumière », intitulé de la première section. Et Jean-Pierre Chambon de rebondir en écho :

    « Qu’est-ce que

    voir encore

    quand toutes les choses

    ont été dépouillées

    de leur vêtement

    de lumière… »

    Et l’on saisit d’emblée que ce questionnement ouvre sur une multiplicité d’autres interrogations : sur les mots et sur le sens, sur les interprétations dont nous les recouvrons, l’un et l’autre. Et jusqu’aux « vues de l’esprit » qui agissent comme des leurres sur les choses elles-mêmes dont se saisit le regard. Ainsi des termes « Spéculation », « Défaut » ? Quelles acceptions leur donner, qui varient en fonction du contexte dans lequel les mots se trouvent enclos ?

    Ici le contexte est pour ainsi dire voilé, tourbillonnant, vibrionnant, phosphorescent, mais voilé. La matière poétique est celle des nuages, de contours flous et fluctuants en fonction des mouvements de la lumière et de l’eau, des tourbillons de lucioles ou de grains de sable, de cristaux et de sel. Mais aussi du « grain du silence ». Et l’on assiste avec émerveillement à un enchâssement de questions toujours renouvelées, imbrications inépuisables, chaque poème en incluant de nouvelles, comme par rebonds légers, pour cerner ce qui, dans ce maillage continu et changeant, se mue et donne à appréhender les myriades de molécules en suspension. Dans l’air dans l’eau dans la lumière… Chemin faisant, au cours de cette expérience poétique qui lui est propre, le poète s’interroge sur les possibles transmutations, le passage d’un état à l’autre de la matière, ce qui se donne à voir ou ce qui dissimule ses formes dans la trame, avec ses frontières ses imperfections ses contradictions et ses tremblements, dans l’attente peut-être d’une manifestation divine, d’une révélation ou d’un avènement :

    « Quels sont ces nuages

    d’objets ces corps

    disloqués ces cendres

    envolées

    avec la fumée

    ces ailes

    de corbeaux déjà

    dissoutes dans le ciel

    vespéral —

    quelles sont ces ténèbres et

    cette épiphanie ? »

    Attente qui peut aussi s’installer au cœur de l’absence et du vide, comme dans ce poème de « L’écorce terrestre » (intitulé de la cinquième section du recueil) :

    « Le prolongement

    au cœur d’un monde sans événements

    de l’attente instante et toujours différée

    d’un avènement »

    Au terme du premier voyage initiatique, l’ultime question qui se pose à travers l’énigme de la lumière est bien celle de son existence (mythe de la caverne ?). La lumière existe-t-elle encore ou n’est-elle plus que l’ombre de ce qu’elle fut ?

    « de quelle mélancolie

    du souvenir de la lumière

    sont-ils [« lambeaux de membranes »]

    la projection ? »

    Commencé avec la lumière et le questionnement qu’elle suscite, le voyage poétique se poursuit avec « la cendre/l’écume ». La lumière et ses variations n’en sont pas oubliées pour autant. À partir de poèmes brefs, neuvains, dizains, onzains, un paysage étrange se dessine, paysage flottant et incertain d’un avant ou d’un après la Terre. Partout les contours s’estompent, obscurcis par le mélange sel/sable. Jusqu’à effacement. Effacement qui se renouvelle et que l’on retrouve dans la section centrale « L’écorce terrestre » :

    « On ne voit rien

    presque rien »

    Où se confirme également l’impression étrange d’un monde autre. Antérieur à la vie humaine ou postérieur :

    « On dirait des paysages

    d’avant l’humain

    ou d’après

    Il n’y a nulle part

    personne »

    Dans le paysage dévasté de « L’écorce terrestre », l’œil photographe ne croise que des ombres dont ne subsistent que « des traces fantomatiques/ des taches aveugles ». Le champ visuel se réduit encore pour ne garder que l’essentiel, une abstraction :

    « Ne demeure que l’essentiel

    une nudité âpre sans effets ».

    La boite noire du cerveau a bien du mal à dégager les mots de leur gangue trompeuse, de leur luminosité fallacieuse. Il faudrait pourtant qu’elle s’y attelle pour atteindre le cœur actif.

    En amont, dans la section « La cendre, l’écume », le regard qui effleure le monde et les êtres — une barque/un nageur — est un regard désincarné, sans présence humaine. Résiduelles, légères, les particules (liquides et solides), soumises aux fluctuations insaisissables, témoignent de la fin d’un monde. Ce qu’il en reste après que tout a disparu. Quelques frémissements et ce peu de lueur qui encore s’attarde. La mort plane, la nuit enveloppe ce qui est en suspens. Des ombres furtives froissent les eaux. La barque glisse, « aveugle », en l’absence du nautonier et de l’âme du défunt :

    « la barque vide

    heurte la rive du sommeil

    […]

    la nuit a versé dans la mer »

    Reste le regard, cette « plaie béante » qui saisit le résidu de lumière. Ces accrocs qui font souffrir le nageur :

    « l’eau le vacillement le reflet

    une poignée de sel jetée

    dans le ciel noir

    sur la plaie béante

    du regard ».

    Le troisième tableau entraîne le lecteur dans un univers à la fois autre et semblable. Le tout premier regard est celui de « l’ange » que son plongeon icarien conduit jusqu’à l’« Œil de Méduse ». Confrontation, en apnée, avec la gorgone et ses colonies de cnidaires phosphorescents. Chaque page de cette nouvelle section présente une succession de quatre à six phrases espacées par des interlignages symétriques et réparties en trois temps. De sorte que l’ensemble suggère un rythme visuel régulier. Pourtant intemporel. La plongée dans le monde sous-marin des méduses rejoint un présent éternel qui est aussi le temps des vérités de toujours, lesquelles évoluent en abstractions mystérieuses cryptées et éminemment poétiques :

    « L’eau pure a le goût de l’invisible. »

    ou encore :

    « L’eau réduit la distance amère qui sépare le corps de son ombre. »

    L’univers pélagique traversé par les mots est celui mystérieux et mythique de la mer, univers saisi et amenuisé dans la loupe cristalline de l’œil :

    « Le nageur mimétique est passé dans l’écarquillement

    du miroir dont les écailles se sont brusquement resserrées. »

    Mais les substances indéterminées des méduses, leur être hermaphrodite qui transite entre deux eaux, constitué de cellules gélifiées et immatérielles, sont appréhendées avec un vocabulaire scientifique, spécifique des émulsions et des flagelles. « Germe » / « albumine » / « soucoupe vibratile » / « ventouse diaphane » et « membranes ». Le lecteur navigue de surprise en surprise et se laisse porter par les combinaisons d’images. Les espaces métaphoriques se frôlent, se rejoignent pour créer un paysage singulier qui fusionne les univers :

    « Dans la forêt sous-marine, un trait de lumière harponne

    la volve et l’anneau translucides d’un champignon flottant. »

    Les visions évoluent sous « l’œil de cyclope » du nageur. Le monde des phosphorescences marines se mue en un monde médical, avec son bloc opératoire et ses projecteurs :

    « Méduse phosphorescente comme frisson gélifié, hologramme de l’effroi »

    et sur la page suivante :

    « Au-dessus de l’opération, ce visage de gorgone sous la cagoule du bourreau. »

    Les visions se succèdent, les unes magnifiques comme celle, métaphorique de la « cathédrale engloutie » qui convie la fusion des mondes :

    « Nonchalamment voltigent, à l’aplomb de la cathédrale engloutie, des poissons séraphiques arborant les couleurs subtilisées à la rosace. »

    D’autres, plus inquiétantes, évoquent à nouveau le monde médical, la « main gantée de latex » du chirurgien et « le polyèdre d’un verre d’eau flamboyant de lueurs d’améthyste » de l’énorme projecteur.

    Entre les deux se glisse « le murmure du poème de la mer conservé sous une cloche de verre. »

    Le retour sur la terre ferme se fait dans un champ de tournesols.

    « Champs de tournesols, embrasements et ténèbres ».

    La forme poétique laisse ici place à une prose poétique. Deux paragraphes habitent la page. L’œil évolue sur « le tournoiement confus des tournesols ». Surgit un monde excessif saturé de soleil :

    « Trop de lumière »

    « chaleur accablante ».

    Un monde vaguement inquiétant qui combine les contraires, arrogance et mollesse. La rencontre du « je » avec « la masse mouvementée des tournesols » est rude et le choc, brutal. Le « je » spectateur est emporté dans un vertige sidéral. Une sorte d’envol céleste l’enlève, qui le transplante dans un univers intergalactique déboussolé :

    « Ce sont bientôt des frictions de galaxies, des mécaniques célestes aux mouvements détraqués, le flottement d’amas lumineux, de grands soleils tisonnant l’espace… Ce ne sont encore, avant la dérive insensée des images, que les disques grisâtres des tournesols. »

    La confrontation du spectateur avec le « sourd vrombissement des tournesols » a quelque chose de violent et de chaotique. Le poète est en proie à « un abusif miroitement des signes ».

    Confrontée aux excès caniculaires, la splendeur des tournesols sous le soleil porte dans son perfectionnement même la marque évidente de son déclin. L’œil cyclope se rapproche, livre au regard le « cœur navré des héliotropes. »

    D’une section à l’autre du recueil, les images surgissent dans un même déploiement de correspondances, un même mouvement d’interpénétration des mondes. L’univers des tournesols n’échappe pas aux métamorphoses silencieuses et secrètes qui le travaillent, intérieur et extérieur, dans les fluctuations invisibles de la matière, grumeaux, agglomérats, floculations et agglutinations de germes. On assiste en spectateur intemporel au défilé d’une armée de vieux soldats arcimboldesques ou à la mise à mort de la Terre « l’échine piquetée de banderilles ».

    Parvenu à ce point de l’expérience poétique, le narrateur avoue ses difficultés à dire, à se saisir des mots, à se saisir du sens qu’ils charrient dans le flux inépuisable des images :

    « Un dernier souffle ravive la braise jetée par l’étendue aride…

    Mais les mots n’en captent que faiblement l’énergie… Ils ne parviennent plus à dire ce semblant de feu… Sans doute le regard s’est-il trop longuement attardé à ce discret versant du monde où, à présent, dans la lumière du déclin, s’étiolent les fleurs si puissantes et profuses ».

    Partout, d’un point à l’autre de cette épopée poétique, le regard interroge ce qui se dérobe à son emprise, au-delà du vacillement de la paupière. De l’écorce terrestre — qui englobe des formes multiples même si insaisissables et éphémères —, il s’attache à appréhender ce qui écorche et ce qui saigne dans la pure beauté des mots :

    « On voit

    comme à travers la peau

    écorchée du regard

    […]

    On touche des yeux

    le grain de l’opacité ».

    Le poète, lui, continue en solitaire son chemin singulier, nous laissant avec ses mots et notre propre solitude :

    « je marche

    à l’envers de mon ombre

    dans la neige inachevée »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Chambon  L'Ecorce terrestre 2





    JEAN-PIERRE CHAMBON


    Jean-Pierre Chambon  en vignette
    Source




    ■ Jean-Pierre Chambon
    sur Terres de femmes


    L’Écorce terrestre (lecture de Cécile A. Holdban)
    [Je touche le grain du silence] (extrait de L’Écorce terrestre)
    Des lecteurs (extrait)
    Des lecteurs (lecture d’AP)
    Détour par la Chine intérieure (poème extrait du Petit Livre amer)
    Le Petit Livre amer (lecture de Sylvie Fabre G.)
    [Fleurs dans la fleur]
    Fragments d’un règne (poème extrait du Roi errant)
    Noir de mouches (extrait)
    [Sur le papier la lumière](extrait de Sur un poème d’André du Bouchet)
    [À partir de l’inaliénable singulier] (extrait de Tout venant)
    Tout venant (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Zélia (lecture d’Isabelle Lévesque)
    L’invention de l’écriture (extrait de Zélia)
    Jean-Pierre Chambon | Michaël Glück, Une motte de terre (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Jean-Pierre Chambon | Michaël Glück, Une motte de terre (extraits)
    Jean-Pierre Chambon | Marc Negri, Fleuve sans bords (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


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    la fiche de l’éditeur sur L’Écorce terrestre de Jean-Pierre Chambon



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  • Jean-Pierre Chambon | [Je touche le grain du silence]




    [JE TOUCHE LE GRAIN DU SILENCE]




    Je touche le grain du silence

    la parole suspendue
    à une pulsation de points

    et l’onde du cri
    soufflée par l’avalanche

    mots
    brûlés sur la page

    comme des corps rétractés

    des noyaux
    de chair céleste
    chus

    sur la neige
    ignée



    *



    l’œil
    son cristal soluble
    s’est évanoui dans le flux des transparences

    une larme est restée incrustée dans la vitre

    le soleil est recouvert d’écailles

    les plis de la lumière
    libèrent des nuées de spores

    sur les lèvres craquelées
    du cratère
    je m’égratigne
    à des rosiers de givre



    *



    de minces crevasses
    sillonnent le ciel

    par l’écartèlement de l’espace
    entre l’orée et l’éclipse
    un pan de vide
    s’effondre

    je m’enfonce
    dans la neige obscure

    squames
    d’un météore
    oraculaire

    copeaux de glace
    à la surface de l’air
    que la lumière abrase

    plumes
    pétales du prodige
    évaporé



    Jean-Pierre Chambon, « Bonhomme de neige s’effondrant », L’Écorce terrestre, éditions Le Castor Astral, 2018, pp. 126, 127, 128, 129.








    Chambon  L'Ecorce terrestre 2





    JEAN-PIERRE CHAMBON


    Jean-Pierre Chambon  en vignette
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    ■ Jean-Pierre Chambon
    sur Terres de femmes


    L’Écorce terrestre (lecture de Cécile A. Holdban)
    L’Écorce terrestre (lecture d’AP)
    Des lecteurs (extrait)
    Des lecteurs (lecture d’AP)
    Détour par la Chine intérieure (poème extrait du Petit Livre amer)
    Le Petit Livre amer (lecture de Sylvie Fabre G.)
    [Fleurs dans la fleur]
    Noir de mouches (extrait)
    Fragments d’un règne (poème extrait du Roi errant)
    [Sur le papier la lumière](extrait de Sur un poème d’André du Bouchet)
    [À partir de l’inaliénable singulier] (extrait de Tout venant)
    Tout venant (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Un écart de conscience, II (extrait)
    Zélia (lecture d’Isabelle Lévesque)
    L’invention de l’écriture (extrait de Zélia)
    Jean-Pierre Chambon | Marc Negri, Fleuve sans bords (lecture d’AP)
    Jean-Pierre Chambon | Michaël Glück, Une motte de terre (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Jean-Pierre Chambon | Michaël Glück, Une motte de terre (extraits)




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  • Jean-Pierre Chambon, L’Écorce terrestre

    par Cécile A. Holdban

    Jean-Pierre Chambon, L’Écorce terrestre
    éditions Le Castor Astral, 2018.
    Dessin de couverture et frontispice : Jean-Frédéric Coviaux.



    Lecture de Cécile A. Holdban



    UN ALPHABET DES SENSATIONS



    « If I feel physically as if the top of my head were taken off, I know that is poetry », écrivait Emily Dickinson à Thomas Wentworth Higginson, comme une sorte de manifeste habité de la poésie.

    C’est dans un monde de perceptions et de sensations physiques intenses que nous emmène Jean-Pierre Chambon avec son dernier recueil, organisé en huit parties agissant comme des miroirs reflétant des états intérieurs qui sont autant de paysages avec leurs énergies, leurs espaces ouverts ou oppressants, servis par une langue fluide qui les modèle et les module.

    Qu’y a-t-il au-delà et en-deçà de l’écorce terrestre ? Comment pouvons-nous percevoir le monde avec les limites et les failles de notre corps humain ? « Au-dessus, le ciel / en-dessous, la terre / et en nous : l’échelle », écrivait le poète hongrois Weöres Sándor, pour qui le pouvoir de transmutation spirituelle et de voyance opérée par la poésie est semblable à une odyssée intérieure.

    Tout part de la lumière, ou de son absence, et de l’œil, qui la perçoit et qu’elle traverse. Spéculation sur le manque de lumière, une suite de poèmes interrogatifs questionne la forme du réel. Lorsque la nuit envahit l’œil, que voir, que percevoir encore du monde autour de soi ?

    « Qu’est-ce que

    voir encore

    quand toutes les choses

    ont été dépouillées

    de leur vêtement

    de lumière […] ? »

    C’est alors le regard intérieur qui prend la relève, dépassant et submergeant une simple vision du réel dans une lente, souvent douloureuse métamorphose qui ressemble à une nouvelle genèse.

    « À quel Alphabet stupéfiant

    appartiennent ces empreintes et ces sensations

    ces écorces ces cristaux

    ces coques et ces écailles —

    en quelle nuance

    de silence

    a été transmué

    le soleil

    en quel langage tactile

    est traduit

    l’arc-en-ciel ? »

    Le noir et le blanc, monde aveuglant de lumière et d’ombres, où l’encre, les cendres, la neige et le sel sont omniprésents, sont les lisières extrêmes d’un espace où surgissent des visions fulgurantes, flamboyantes et colorées de tournesols, d’œil de méduse (ou de cyclope) tournoyant,

    « [o]n croirait qu’un secret mouvement travaille à séparer des ténèbres des écailles de lumière »

    dans une métamorphose, ondulation perpétuelle semblable à une gestation.

    Même si tout dans ce recueil foisonnant d’images est très visuel, c’est par le prisme de la synesthésie, dans la grande tradition des correspondances baudelairiennes que nous entrons dans cet univers tellurique qui exalte les forces élémentaires, la pierre, l’eau, le vent, le feu, pour les traduire en un alphabet, véritable braille de la sensation universelle, qui pourrait être la poésie dans sa part inaccessible qui échappe au langage.

    Au fil du livre, nous retrouvons, mêlés à des évocations du corps, dans une transfiguration autant charnelle que spirituelle, des thèmes et des symboles bien connus des lecteurs de Jean-Pierre Chambon : fluidité et omniprésence de l’eau, mythes, contes, perceptions de sourcier et de sorcier d’une nature où fleurs, animaux et pierres sont signes et écriture du vivant, errance dans le labyrinthe (ici, le labyrinthe des sensations) de Trois rois, la dérive et quête de la barque du Roi errant, les questionnements identitaires de la statue sans visage du Territoire aveugle, et, en filigrane, cette réflexion sur l’inscription de notre humanité dans le paysage, notre présence au monde et son empreinte, jusque dans la mort et les vestiges de civilisations où


    « l’absence retient l’ombre

    de la présence


    de même que le silence

    bruisse de voix tues ».


    Comme dans La Divine Comédie de Dante, le voyage va des Enfers sous l’écorce terrestre vers la montagne purgatoriale, dont la masse s’est formée par la violence de la chute de Lucifer (l’ange déchu de la lumière) pour s’achever dans un paradis lumineux jusqu’à l’aveuglement trônant au sommet de cette montagne. Et de même que le poète Virgile guide Dante à travers les cercles de l’Enfer – au nombre de neuf, un de plus que les huit parties qui constituent le recueil de Jean-Pierre Chambon –, c’est par la poésie que le voyage introspectif de ce dernier sonde les voies et les issues possibles, lorsqu’« [u]n mot agite, comme au bout d’une clé, un grain de lumière dans la masse d’ombre contenue dans la pierre. »

    Et si parfois

    « [o]n a atteint l’espace

    des confins

    dont on croit toujours

    que la lisière indéfinie

    sépare de l’autre bord

    celui d’une origine »,

    ce n’est pas sans affronter la douleur, ni la solitude ontologique à laquelle est confronté tout poète, pour traduire ce monde à l’écorce craquelée.

    Mais pour chaque repère perdu, dans l’angoisse d’un univers gagné par l’effacement et la déliquescence, dont les formes peuvent changer jusqu’au vertige, demeure un mystère préservé, une autre clarté qu’a su préserver le poème, au-delà du perceptible :


    « je secoue une

    branche

    dans l’invisible


    à travers les fibres de l’air

    les scintillements du rien


    dans le bois brisé

    tressaillent les feuilles à venir ».



    Cécile A. Holdban
    D.R. Cécile A. Holdban
    pour Terres de femmes





    Chambon  L'Ecorce terrestre 2





    JEAN-PIERRE CHAMBON


    Jean-Pierre Chambon  en vignette
    Source




    ■ Jean-Pierre Chambon
    sur Terres de femmes


    L’Écorce terrestre (lecture d’AP)
    [Je touche le grain du silence] (extrait de L’Écorce terrestre)
    Des lecteurs (extrait)
    Des lecteurs (lecture d’AP)
    Détour par la Chine intérieure (poème extrait du Petit Livre amer)
    Le Petit Livre amer (lecture de Sylvie Fabre G.)
    [Fleurs dans la fleur]
    Fragments d’un règne (poème extrait du Roi errant)
    Noir de mouches (extrait)
    [Sur le papier la lumière](extrait de Sur un poème d’André du Bouchet)
    [À partir de l’inaliénable singulier] (extrait de Tout venant)
    Tout venant (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Un écart de conscience, II (extrait)
    Zélia (lecture d’Isabelle Lévesque)
    L’invention de l’écriture (extrait de Zélia)
    Jean-Pierre Chambon | Michaël Glück, Une motte de terre (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Jean-Pierre Chambon | Michaël Glück, Une motte de terre (extraits)
    Jean-Pierre Chambon | Marc Negri, Fleuve sans bords (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site du Castor Astral)
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  • Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous

    par Isabelle Lévesque

    Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous,
    Éditions Le Castor Astral, 2015.



    Lecture d’Isabelle Lévesque



    L’étrange, dans le titre, entame le livre : Ma peau ne protège que vous. Alors, que déduire de ce transfert, propriété passée à l’autre – seconde peau devenue sienne ?

    Soyons désarçonnés, acceptons de perdre la raison des enchaînements, le fil de nos pensées armées de certitude, pour nous tordre et recevoir le singulier comme amer. D’abord une affirmation sautillante et légère :

    « Je suis soluble dans la page

    une ombre à l’envers

    Citron Noir, Black Lemon

    ne me demandez rien ni mots

    ni fanfreluches »

    Une langue dans l’autre et à l’envers, on dirait un calembour (la poésie désacralisée s’empare de la traduction, du déplacement, du sacrilège). Le nom anglais du citron noir, condiment perse, entraîne une dérive vers le Black Label d’une célèbre marque de boisson alcoolisée…

    Le « je » joue, cabriole, se « déguise » et se pare – il est hirsute. La fantaisie est son royaume de glisse. On axiomatise à l’envers, de bout en bout :

    « je nage sous des pavés

    de dictateurs bananiers »

    La poésie vivante débat, dénonce – l’air de rien, ça chahute :

    « j’attends petite déguisée en matin

    j’attends déguisée en petit matin »

    La peau change en des métamorphoses quotidiennes, assume ce qui autour frôle, bouge, pénètre. Les sons, pas exempts du manège, se cognent et s’appellent :

    « ma peau treillis d’orchestre

    reste sur la berge

    regarde passer des péniches »

    Le lien, ce sont les [є] relayés dans les vers suivants par [e]. Mascarade, peau deviendra « treillis de bois et de cordes », costume d’apparat. Caméléons, l’être et la langue : « dés », « cubes géants », on n’est pas loin du Lego, du désastre ludique, de la débandade.

    On chahute la maxime, « Je brûle donc je suis / quoique », conjonction anaphoriquement ressassée, trébuchet de la langue et de sa logique imparable.Entre « l’encre » et la « cendre », fertile assaut de lettres (on en ajoute une, ça redémarre).

    La fantaisie de l’inattendu nous fait entrer dans un univers où l’inventaire juxtapose de drôles d’objets incongrus et légers (le conte, l’actualité, les sons, le déhanché). Réjouissant éclat de ce qui bat là, cadence joyeuse.Le poème prend tout, Cendrillon et sa ritournelle modifiée ou Méduse annoncée par le poivre des pages précédentes (le sel devait manquer), à son tour pétrifiée par son propre reflet. L’or, pas où l’on pourrait croire, au milieu de « quelques ballons à boire multicolores », « dans le trou du poème » – où ? Les contes sollicités sont ancrés ici « dans un puits d’encre », dans le « foie de la terre », alors cela donne « des poèmes étranges » avec de « petites fourmis muses /pour poète myope et saoul », « le fil de l’histoire / qui ne mène à rien » : on revient toujours ici, entre des bennes à ordures, « au bar lounge du rêve ».

    Ballon de vin, mezcal, rhum, absinthe, ce livre pourrait s’écrire l’ivre. On y rencontre des « petits poucets poivrots » qui laissent derrière eux des tessons de bouteilles ». On y apprend que « quand la porte est fermée / il faut la boire ». Ce livre est un grand shaker dans lequel sont versées maintes dives bouteilles. Livre bien secoué. Proverbes et chansons, poèmes et expressions toutes faites, tout s’y mêle. La flûte de Dionysos et la lyre d’Orphée s’y perdent et recomposent. Les morceaux du dieu et du héros démembrés se mélangent à ceux d’Osiris dans la plus grande confusion. « Passent les jours et passent les semaines », chantait Guillaume Apollinaire dans ses Alcools (« Le pont Mirabeau »). « Passent les vieux, passent les dames jaunes », puis « Passe la viande, passent les semaines », chante Laure Cambau. Le temps passe et angoisse, le grand âge apparaît comme état intermédiaire avant la mort qui n’est peut-être pas disparition. Vieillards déjà un peu fantômes.

    C’est la vie, tout se mêle. Ici, on voit « se mélanger les sentiments et les légumes ».

    Des anges passent, « en état d’ivresse ». D’autres, « serviette à la main », attendent Cendrillon à la sortie du bain turc. Ils ne sont guère plus sages que nous autres mortels.

    Un poème dédié à la peintre Louise Cara (mêmes initiales, poète et peintre), fait le lien : Ariane et son fil, tout emmêlé dans la toile, le labyrinthe éreinté montre ses oubliettes vues d’avion. Tout infigurable ; les vivants et les morts se côtoient sans vertige. Partition : clé, armure, altérations. Ce mode altéré, ou assoiffé, institue une grille de lecture musicale biaisée, basculée.

    « Les parfums, les couleurs et les sons se répondent », écrivait Baudelaire. Laure Cambau utilise un « pianodeur » qui rappelle le « pianocktail » de Boris Vian pour écrire le poème désarticulé de la vie. La musique se joue et s’écoute. Et secoue. On perçoit une « activité électrique à la Hendrix », le guitariste qui mordait à pleines dents les cordes de sa guitare ! Jimi Hendrix mêlait blues, rock et jazz, était toujours dans l’expérience. Il buvait trop aussi et mourut jeune. Quels furent ses derniers mots ? On ne sait pas. Dans ce livre sont évoqués ceux de Gogol, Goethe et Tolstoï. Dérisoires ou révélations ?

    Poème « polyloque », lorsque, au cœur du livre, il se tourne vers le théâtre pour donner voix au narrateur, à la folle, au passeur, à l’architecte de « l’Olympe à l’envers » (« Bienvenue au Royaume des morts / à l’envers sans valise »).

    Il faut suivre, accepter de se laisser détourner : jouissive « chemise à vœux » (les carreaux sont partis). Dans les branches de l’arbre, les « cailloux textiles » du Poucet sont-ils des balises ?

    « Soyez sage, Ginette !

    Soyez au moins polie si vous n’êtes pas folie ! »

    Il nous est bien difficile à tous, mortels, d’être sages et polis.

    Le poème polyglotte et patibulaire regorge de cela qui est en vie – déborde, alors nous, ivres légèrement, de lire « les murs ont des narines », vacillons joyeusement dans le parfum musicien du poète qui nous prévient : ici,

    « Ne cherche pas le fil

    J’écris dessus »



    Isabelle Lévesque
    D.R. Isabelle Lévesque
    pour Terres de femmes







    Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous,






    LAURE CAMBAU


    Laure_cambau
    Source




    ■ Laure Cambau
    sur Terres de femmes


    Pèlerin
    tekké (extrait du Manteau rapiécé)
    Tombeau de Janis
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Sans pourquoi



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Laure Cambau
    → (sur le site de Claude Ber)
    une page consacrée à Laure Cambau (invitée du mois de juin 2010)




    ■ Autres notes de lecture (54) d’Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes


    Max Alhau, Les Mots en blanc
    Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
    Gabrielle Althen, Soleil patient
    Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli
    Edith Azam, Décembre m’a ciguë
    Gérard Bayo, Jours d’Excideuil
    Mathieu Bénézet, Premier crayon
    Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive
    Claudine Bohi, Mère la seule
    Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
    Valérie Canat de Chizy, Je murmure au lilas (que j’aime)
    Fabrice Caravaca, La Falaise
    Jean-Pierre Chambon, Zélia
    Françoise Clédat, A ore, Oradour
    Colette Deblé, La même aussi
    Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour
    Sabine Dewulf, Et je suis sur la terre
    Pierre Dhainaut, Après
    Pierre Dhainaut, Ici
    Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
    Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse
    Pierre Dhainaut, Voix entre voix
    Armand Dupuy, Mieux taire
    Armand Dupuy, Présent faible
    Estelle Fenzy, Rouge vive
    Bruno Fern, reverbs    phrases simples
    Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité
    Aurélie Foglia, Gens de peine
    Philippe Fumery, La Vallée des Ammeln
    Laure Gauthier, kaspar de pierre
    Raphaële George, Double intérieur
    Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
    Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite
    Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel
    Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
    Sabine Huynh, Kvar lo
    Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte
    Mélanie Leblanc, Des falaises
    Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts
    Béatrice Marchal, Au pied de la cascade
    Béatrice Marchal, Un jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur
    Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va
    Dominique Maurizi, Fly
    Dominique Maurizi, La Lumière imaginée
    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
    Nathalie Michel, Veille
    Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe
    Jacques Moulin, L’Épine blanche
    Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
    Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
    Hervé Planquois, Ô futur
    Sofia Queiros, Normale saisonnière
    Jacques Roman, Proférations
    Pauline Von Aesch, Nu compris





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