Étiquette : Éditions Les Arêtes


  • Claire Dumay, Crispations

    par Luce Guilbaud

    Claire Dumay, Crispations,
    Éditions Les Arêtes, La Rochelle, 2014.



    Lecture de Luce Guilbaud



    Edgar_Germain_Hilaire_Degas
    Source







    CLAIRE DUMAY OU LES RÉGIONS SAUVAGES DU CORPS




    L’écriture de Claire Dumay doit se tenir dans la gorge, là où le dedans et le dehors se rencontrent. Sous la langue aussi, sans doute, là où les mots se goûtent, doux et amers. Écriture de l’intériorité, des mystères organiques, attentive à ce qui se joue de nous dans nos profondeurs, ce qui se dit de nos illusions de la maîtrise de soi. Ce qui constitue notre vie psychique est lié à notre temps physiologique. L’extrême souci de nos fonctions corporelles, est-ce inhibition ou rituel ? Peut-on s’identifier à nos goûts et dégoûts ? S’écouter, se regarder vivre dans nos habitudes les plus élémentaires est peut-être moins noble que de parler d’émotions, de sentiments : « d’âme », mais le corps est plus tangible, plus réel et participe sans doute plus qu’on ne le croit à notre vie psychique. On connaît bien ce que tant d’autres ont pu exprimer de leur vie intérieure, ce que Montaigne a dit de ses habitudes. En quoi ici le sujet de l’écriture est-il différent ?

    Une femme est là dans cette analyse de ses pulsions et répulsions, accoucheuse d’elle-même, d’un corps qu’il faut sonder, laver, nourrir, abreuver, épurer dans une obsession de la vulnérabilité, de la pureté. Une femme, attentive aux frémissements, règles et dérèglements du corps. S’agirait-il ici d’une auto-autopsie comme on dirait autoportrait ?

    La poésie parle peu de ce qui bouge en nous dans les organes de notre usine à être. La poésie est surtout l’enveloppe-peau, parfois l’écorché (dans les deux sens du terme). Claire Dumay aborde sans complaisance et de façon très personnelle sa façon de gérer ses habitudes corporelles. Elle s’ouvre elle-même au scalpel des mots dans une distance souvent douloureuse. Une poésie anatomique ? Plutôt une prise en compte de ce qui rythme notre vie dans ses altérations, ses refus. Elle dit l’asservissement à des besoins, des habitudes.

    C’est une exploration sensorielle du corps, un désir de pureté que l’on retrouve dans les textes sur le thé, l’eau, les soins du corps… Quelques ancrages dans le réel pourraient donner à penser que la narratrice se raconte mais ce n’est pas un journal, il s’agit bien d’une création poétique.

    Petites nouvelles ? Plutôt textes en prose plus ou moins longs. L’écriture est simple presque clinique. La syntaxe fluide et pourtant foisonnante. Pas d’exaltation lyrique, pas de déclamation. On entre dans une origine de la langue née de ses nécessités et de ses contraintes.

    Claire Dumay qui a peu écrit nous offre là, dans ce livre élégant comme on les connaît aux éditions Les Arêtes, une lecture peut-être dérangeante mais assurément originale.



    Luce Guilbaud
    (août 2014)
    D.R. Luce Guilbaud
    pour Terres de femmes







    Claire Dumay, Crispations







    CLAIRE DUMAY


    Claire Dumay
    Source



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Les Arêtes)
    une page sur Crispations de Claire Dumay






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  • Dominique Maurizi, Fly

    par Isabelle Lévesque

    Dominique Maurizi, Fly,
    Éditions Les Arêtes, La Rochelle, 2014.



    Lecture d’Isabelle Lévesque



    Fraises tagada
    Ph., G.AdC







    [« VOLER À TRAVERS TOUT, C’EST LA PLUS BELLE DES CHOSES, NON ? »]




    « La vie c’est le souci du sable. Fly. Ici ne passe toujours que la lumière. Toujours ? Si je pouvais je ne m’y frotterais pas. Mais comme d’une idée, te dis-je, une autre surgit. Même ici. Par le milieu d’un soir ou milieu d’un matin. Si j’étais flamme, non, je ne sais pas bien dire quelle serait ma durée, ou cela seul peut-être, ici ne passe que la lumière, car l’air autour de tout ça – tremble. »



    Le poème laisse entrer les syllabes. « Ta ». « Fly ». Elles avivent des mots que le texte en prose roule sous ses doigts de jour. Lorsqu’elle écrit, la voix pose sur le paragraphe des morceaux de phrases qui existent à part, là où décante le dire comme si l’oral — la voix — inventait en même temps les poèmes.

    Je découvre Fly de Dominique Maurizi, édité par Les Arêtes. Feuilles liées par un cordon comme l’enfant rassemblerait son journal pour le montrer à sa mère aimante et curieuse. Elle y reconnaîtrait des mots d’alors. « Tagada ». Elle le répéterait pour entrer sous les plumes d’une aile légère, fabrique de vent et de sons, le galop en onomatopée, le nom des fraises d’enfance laissant la bouche rouge de sucre. Sur la langue, les mots trébuchés se livrent. Pour que le texte (la mémoire) s’ouvre, où est le sésame ?

    « Sur la terre comme au ciel, trois soleils d’or. À mon esprit de les connaître. Mais tout se meurt, s’en va, s’éloigne si vite ! Ainsi se mit une chose étrange à me parler, et mes soupirs furent pris de gaieté. Lève la tête la nuit vers le ciel et tu verras la terre de la Nuit en Ciel – on tremble. Je tends mes bras, j’écarte mes doigts. Voler. Au milieu d’un chant, des deuils, des cendres. Voler. »

    Fly offre une intense chevauchée sur le dos d’un cheval ailé. Le texte galope sur la Terre et dans le ciel, l’espace. Survol de limites et deuils, ivresse d’altitude et de vitesse qui secoue la tristesse.

    Au sol, les pleurs et les regrets quand « lever la tête » ouvre à l’envol, par la voix, l’écriture, la prière ou les vœux.

    Pour lutter contre les peines et les deuils, l’écriture et l’amour (« je prie pour un baiser »).

    Des lettres ajoutées les unes aux autres regardent entrer « une saison », « d’indicibles fleurs, animaux et cailloux ». Marquent-ils le chemin de l’enfant perdu s’ils sont blancs ? Restent-ils dans la voix lorsque le noir leur fait rejoindre l’encre ?

    Parfois l’oralité des répétitions magiques cogne dans le texte :

    « Vite, une saison pour mon cœur, vite. »

    Il suffirait de la baguette souple d’un coudrier pour toucher le silence et le faire parler, le vœu enclos entre les adverbes redits sera exaucé. Dans le vol, Fly, se concentrent des forces nouées à l’écriture. Le mot active les lèvres et livre des tours :

    « De vent et d’eau ma main est pleine ».

    Formulation courte, cette fois encore, pour le constat gorgé d’éphémère et de rêve.

    Les rythmes cependant diffèrent dans le livre. De l’envolée, il peut naître une phrase longue, aérienne poussée vers le ciel :

    « Du bout de ma plume je pique océans et montagnes, je pique des galops sous les grandes étoiles. »

    Et puis le mot coupé par un point qui ne l’arrête pas mais le lance – l’air est rebond :

    « Voler » ou « [v]astes. »

    C’est simple, apparemment. Ponctué d’injonctions (« écris »), qui égrènent l’évidence, l’écriture et le galop unis. Volonté posée, arrêtée sur quelques termes qui dénouent la clôture du temps ou de la mémoire. La prose suit le premier texte en vers : « maman » et « fly » s’y répondent pour être explorés. Fly deviendra mot d’ordre, traduit, explicité : « voler », « [l]ève la tête, bascule tes yeux d’avant en arrière puis couche-toi pour regarder le champ et le ciel, le ciel et les champs ». Inversion, dans un groupe nominal, le désordre sème l’appel comme les incursions enfantines dissolvent une logique qu’il faut lever pour regarder. Mots isolés fréquents, à l’attaque des paragraphes, ce sont les clefs des phrases à suivre : certaines, nominales ou constituées d’un seul adjectif, suivront encore, le temps que s’imposent les éléments perçus : « [a]insi se mettent des lèvres à me parler. J’en tremble. De vent et d’eau ma main est pleine. » Le sens va glisser dans un même verbe :

    « Du bout de ma plume, je pique océan et montagnes », sens propre et sens figuré en suspens hésitent puis « je pique des galops sous les grandes étoiles ». Précipitation, hâte enthousiaste et Pierrot de la lune.

    Des adjectifs simples (grand, petit), ceux des enfants dans leur soif empirique de dire le monde, vont l’amble du champ sémantique élargi ou restreint selon les emplois. « Écrire n’est pas difficile. C’est énorme. » Bouche d’ogre, pour le lecteur, dans ses oreilles d’enfant, une voix de conte ou de poésie le soulève à sept lieues :

    « et les bottes des cactus sont celles de Chat Botté si Dieu les porte »

    Les bottes de l’ogre permettent de franchir l’espace mais aussi de surmonter les difficultés, celles du plus jeune fils du meunier dans Le Chat botté par exemple. Ses vertus magiques servent les héros des contes qui nourrissent l’écriture de Fly Le franchissement, la hâte rencontrent la lenteur, la durée : « C’est l’ardente patience, me dis-je » (référence au roman d’Antonio Skarmeta mettant en scène Pablo Neruda et un jeune poète-facteur chevauchant son vélo ?). Fly, livre où la mosaïque des références rencontre l’enfance du lecteur. Culture commune, fables, comme un pont pour inviter à rompre la pesanteur et regarder où brille.

    Le narrateur interpelle, s’adresse à nous qui lisons, petits princes ébahis de l’audace du personnage qui telle la rose nous invite :

    « Si tu veux que je m’assoie à tes côtés je le ferai. »

    Double maternel, le « tu », voix sur le bord du chemin, elle invite à trouver des « trésors » en modulant l’intensité (les pistes – les directions, le cheval au galop lance les mots) :

    « À d’autres tu souffles, pour d’autres tu pries. »

    Langue simple, perméable au souffle de l’enfant, du lecteur, réfléchissant en marchant comme on regarde le ciel d’étoiles la nuit (le jour), on l’imagine et les mots qui viennent ne sont plus inversés mais lissés dans le cheminement naturel de la voix au rythme des découvertes :

    « Fly – voler à travers tout, c’est la plus belle des choses, non ? »

    Cheval ailé, les nuages traversés disposent des cohortes d’étoiles et de mots :

    « tagada, tu entends ?, c’est la musique des sabots de mon cheval et je veux bien être son âne. »

    L’âne qu’Abraham s’empresse de seller quand Dieu lui ordonne de lui sacrifier son fils ou âne « si doux » qu’aime tant Francis Jammes, animal-poète : « Mon amie le croit bête / parce qu’il est poète. »1

    Pas d’affectation, la langue est celle des découvreurs posant le pied sur l’île. Les animaux parlent, s’éveillent, le cheval devenu hippogriffe ou Pégase par les ailes que le texte éparpille en prophéties accomplies sous forme de phrases conclusives ou initiales :

    « Ainsi se mit le ciel à me parler. » / « Ainsi se mettent des lèvres à me parler. J’en tremble. » / « Ainsi se mit la mer à me parler. »

    Les frontières poreuses « sont un miracle sur du papier ou le clavier », les mots dans leurs finales se rappellent comme répondent les ailes à la bouche d’oracle qui s’attache aux étoiles, au ciel, aux fraises où tout est « vaste », autre clef adjectivale, infinie. L’écriture absorbe l’impossible en syllabes concassées retrouvant sur la page cette forme naïve retentissante des poèmes ou comptines. « Ta », ce ralliement fragile, cette union avec ce qui appartient, l’autre tutoyé, « un flocon du ciel », fragile et miraculeux, fly. Le jour parle, tout communique, la lumière peut-être, « l’idiome de juillet ». Concaténation, les pronoms « je-tu » ou leur déclinaison, les déterminants possessifs, se lient. Ils veillent sur « la langue du lit dans laquelle nous dormons toi et moi », une langue plurielle se fixe, elle est adresse :

    « Voler – mais je n’aime pas pleurer

    j’aime prier. »

    Appeler « des mots nouveaux », les glisser sous le cactus qui ouvre le souvenir et la main tendue sous « les plis bleus du ciel ».

    « Quelqu’un m’appelle sous les cendres », où brûle poème un corps étreint le cœur, un murmure où l’on entend « tant de sanglots », « [t]rois soleils sans or », des saisons oubliées peut-être dans l’impatience des conquêtes lorsqu’il faut attendre.

    S’il faut les nommer « fleur, fly, fléau », après les syllabes finales, les initiales susurrent à dos de cheval « on fabrique des carrosses avec des ronces » (ou des « orties »), « ainsi se mit l’épine à me parler ». Le déchiffrement inlassable d’une écorchure où la griffure passée de l’enfance « car la vie, la mort frappent trop fort si on n’y prend pas garde ». Cactus appelé fleur par l’enfant, nu visage et le rêve aperçu pour la première fois : il enchante. Le retrouver rompt l’impatience, installe la durée d’une observation créatrice et ouverte :

    « la langue est une flamme avec manteau, elle danse, s’enroule, ouioui,

    l’épi

    la roue,

    les nuages »,

    sur les lèvres un baiser répondra peut-être ou les mots allongés, infiniment déroulés dans la patience de l’instant voué à la naissance. « [C]hant perdu dans le puits », pour qu’il remonte « battant, battant » des ruines. Regarder, laisser voler « parmi les cendres ». Fly. Rouge cœur battant. Tagada. En voyant « mourir les fleurs ». Les noms se rassemblent, retournent à la terre « en mille langues » pour juillet, les fraises, les cactus et si ce n’est pas « véridique » un poème les noue en ciel pour que le nuage en trois soleils d’or survole les saisons. On pense aux exoplanètes découvertes en 2013 par des astronomes, des « boucles d’or » (ni trop chaudes ni trop froides). Hors du système solaire, elles sont trois à tourner autour de leurs soleils. Appartenant à un système stellaire à trois étoiles, on les appelle « planètes Boucle d’Or » en référence au conte Les Trois Ours dans lequel la petite Boucle d’Or choisit la soupe ni trop chaude ni trop froide du plus jeune des plantigrades. Ainsi doit être une planète habitable. De ces autres Terres rocheuses, on pourrait voir trois Soleils dans le ciel, même en plein jour.

    L’écriture les fait entrer dans le poème avec le cheval et sa mise. Autant de lumières confondant « voir, voler », car Tagada transporte en un lieu où le soleil multiplié se présente trois fois.

    Et les mots répétés reviennent éclaircir la voix de miracles minuscules, attendus et secrets. Les cendres seront sable et modelage de survie où renaître. Une voix d’enfant le dit dans celle du poète.



    Isabelle Lévesque
    D.R. Isabelle Lévesque
    pour Terres de femmes





    _________________________________________________
    1. Francis Jammes, De l’Angélus de l’aube à l’Angélus du soir, 1898.






    Dominique Maurizi, Fly (1)
    Source








    DOMINIQUE MAURIZI


    Vignette Maurizi




    ■ Dominique Maurizi
    sur Terres de femmes

    Dans l’odeur des algues (extrait du recueil Langue du chien)
    La Lumière imaginée (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [Intérieur] (extrait de La Lumière imaginée)
    Il y a quelqu’un (extrait du recueil Les Tables des matières)
    [Mais qu’ai-je dit ?] (extrait du recueil Septième rive)




    ■ Autres notes de lecture (54) d’Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes


    Max Alhau, Les Mots en blanc
    Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
    Gabrielle Althen, Soleil patient
    Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli
    Edith Azam, Décembre m’a ciguë
    Gérard Bayo, Jours d’Excideuil
    Mathieu Bénézet, Premier crayon
    Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive
    Claudine Bohi, Mère la seule
    Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
    Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous
    Valérie Canat de Chizy, Je murmure au lilas (que j’aime)
    Fabrice Caravaca, La Falaise
    Jean-Pierre Chambon, Zélia
    Françoise Clédat, A ore, Oradour
    Colette Deblé, La même aussi
    Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour
    Sabine Dewulf, Et je suis sur la terre
    Pierre Dhainaut, Après
    Pierre Dhainaut, Ici
    Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
    Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse
    Pierre Dhainaut, Voix entre voix
    Armand Dupuy, Mieux taire
    Armand Dupuy, Présent faible
    Estelle Fenzy, Rouge vive
    Bruno Fern, reverbs    phrases simples
    Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité
    Aurélie Foglia, Gens de peine
    Philippe Fumery, La Vallée des Ammeln
    Laure Gauthier, kaspar de pierre
    Raphaële George, Double intérieur
    Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
    Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite
    Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel
    Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
    Sabine Huynh, Kvar lo
    Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte
    Mélanie Leblanc, Des falaises
    Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts
    Béatrice Marchal, Au pied de la cascade
    Béatrice Marchal, Un jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur
    Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va
    Dominique Maurizi, La Lumière imaginée
    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
    Nathalie Michel, Veille
    Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe
    Jacques Moulin, L’Épine blanche
    Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
    Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
    Hervé Planquois, Ô futur
    Sofia Queiros, Normale saisonnière
    Jacques Roman, Proférations
    Pauline Von Aesch, Nu compris





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