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Étiquette : éditions L’herbe qui tremble
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Pierre Dhainaut | Voir de face
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Laurent Faugeras | [Pérégriner]
Ph., G.AdC
[PÉRÉGRINER]
Pérégriner me conduit toujours à la rive des rives.
Je ne sais où prendre le torrent,
ni quel cours de l’eau est davantage
torrent que l’autre.
Le hasard est là, près de la rive
planté comme un pieu dans l’indécis.
Entre l’eau vive et l’instant ce fut la foudre,
ce n’est pas l’eau qui fait miroir,
c’est le ciel qui la traverse.
Laurent Faugeras, Les Joues mordues, éditions L’herbe qui tremble, 2019, page 44. Monotypes d’André-Pierre Arnal.
LAURENT FAUGERAS
« Pour le jeune poète Laurent Faugeras, le poème est écrit comme un fruit qui se mord les joues. […] Chaque poème est ici une topographie, une vigoureuse empoignade de pays et de mots, d’images, de rapports intimes, de chemins concordants. » (Claude Albarède, Avant-propos des Joues mordues)
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Béatrice Marchal, Un jour enfin l’accès (Prix Louise-Labé 2019)
par Isabelle LévesqueBéatrice Marchal, Un jour enfin l’accès
suivi de Progression jusqu’au cœur,
éditions L’herbe qui tremble, 2018.
Encres d’Irène Philips.
Prix Louise-Labé 2019.
Lecture d’Isabelle LévesqueIl suffisait de trois iris
pour qu’un jardin devînt un temple.
B. M.
La poète cherche une langue, comme la plume d’Irène Philips qui trace en couverture le « T du temps », plume filée dans tout le livre. L’épigraphe de Graham Swift l’affirme, il faut « trouver le langage »1 et le titre du premier livre (car deux livres inédits sont ici réunis) établit à la fois la perspective d’une recherche et la présence d’une lumière qui l’accompagne ou que l’on cherche. Le temps, mis en évidence par le premier groupe nominal et par l’adverbe, doit être accepté dans sa durée pour mener cette quête. Les encres d’Irène Philips, en plaçant la plume au cœur de ses représentations sur la première de couverture et en pages intérieures, lient les deux directions, écriture et langue seront dans la périphérie silencieuse de la quête. Or cette quête ne peut être menée sans la perspective (l’espoir) d’osmose. Parfois s’épanche le vers lorsqu’une phrase occupe des vers entiers, parfois tout un poème, pour accrocher la joie :
« […]pays où le premier chant d’oiseau piquedans le mille du tempsau cœur de l’instant d’oùjaillit à profusion la joie. »
Les variations infimes des arbres et de leurs couleurs, si présents dans les paysages vosgiens de son enfance, captent l’attention de la poète qui les restitue dans une langue souple et déliée. Parfois viennent nous surprendre de légers déplacements dans la phrase : les compléments, glissés à des places inattendues, jouent les trouble-fête dans une disposition classique déjouée ; malicieusement, les verbes devancent les sujets, les compléments de manière peuvent être différés ; « un tourment » introduit là, discrètement, fait sonner la mélancolie d’une ombre pressentie plus que nommée.
Béatrice Marchal observe, pose son regard sur les infimes variations de ce qui devient en « cette patience », et les frontières entre les êtres sont poreuses car tout ce que nous percevons, sur le seuil, « en ce début d’automne », nous atteint et pourrait nous surprendre dans l’expression d’un mystère renouvelé. Le paysage devient notre essence, par la vertu du poème qui, loin de l’accroître, tente une appropriation légère par la formulation :
« Saison des ombres qui s’allongentau sol comme dans le ciel les nuages,ombres qui se rassemblenten de longs crépuscules immobilesque troue le reflet des rivières. »
En ces vers, la ligne de partage trouve son nom, l’observatrice, poète comprise dans le paysage qu’elle contemple, réveille les jours pour qu’ils s’accomplissent en cet « aujourd’hui » qu’elle invoque. L’adresse, en son tutoiement, peut désigner l’autre autant que soi-même, car la nature offre l’unité à qui la loue, elle rassemble en « harmonie » les points dispersés de soi qu’elle relie à l’humaine assertion d’une ferveur. « Still life », comme le titre de l’un des poèmes du premier livre : rien ne s’achève, la neige appelle le renouveau de son éclat qui cesse pour poindre. Or on voudrait étreindre « la lumière qu’il nous faut » et réparer ce qui fut ôté de la confiance, « [m]ain de pierre aux doigts coupés », danger menaçant le chevreuil, le poussin, une forme d’enfance rappelée à travers chaque être et qui pleure en soi ou au milieu des autres, qui prend la forme d’une rivière divisant deux espaces ou deux temps, ou celle de l’eau que le vase retient pour transmettre la vie de couleur des fleurs ; l’eau traverse les poèmes en rendant au verbe sa fertilité, son éclat :
« d’autant plus fort qu’on distingueun autre éclat, la fractureau bord du vase, où s’encastrela trace du manque. »
Ce manque est présent et envisagé pour le futur, la perte est énoncée comme une probabilité incontournable, le ciel se dépeuple peu à peu (chaque étoile meurt) : « Souvenir, lumière d’étoiles mortes ». Aussitôt évoquée la perte, la mère entre dans le poème. Place inversée désormais : l’enfant protège et devient le secours de celle qui l’a enfantée. Pour finir ce premier livre, Un jour enfin l’accès, deux âges, deux temps semblent se joindre par l’enfance retrouvée. L’adulte éprouve la durée par la force d’un souvenir ressurgi, la première poupée gardée en secret par la mère qui réapparaît alors que celle qui s’éloigne déjà par son âge, n’a pas (n’a jamais ?) trouvé les mots, établi le lien durable et protecteur auquel aspirait l’enfant :
« Mode optatif du poèmeavec soleil au zénithet cœur rendu à l’immense »
Le champ peu à peu ouvert laisse entrer dans le poème un pari : le risque, pour trouver « la clef […] ici », l’écho de Gabriel, dédicataire de l’un des derniers poèmes (en italique et en prose). L’enfance ouvre son ciel, elle recommence dans les saisons mais aussi dans la transmission sur laquelle ce premier livre s’achève.
*
Après la marche vers le passé et l’enfance explorée d’Un jour enfin l’accès, le second livre, Progression jusqu’au cœur, s’ouvre sur un court texte en prose qui ressemble au récit bref d’une initiation, chemin lent pour la progression envisagée dans le titre vers la vérité la plus forte de soi-même.
Pour une avancée, le poème l’affirme, une « parole ouverte » doit accueillir le silence, seul espace possible du mot qui aurait le pouvoir (sorcier) de « refermer les blessures ». Or ce sont toutes les blessures qui creusent le texte, au-delà de soi, un homme « comme un ange écroulé », « à bout d’espoir sous l’aile / de sa béquille », par exemple. Entre le « tu » que l’on voudrait redresser et accroître d’une sérénité gagnée et l’observation des détresses, Progression jusqu’au cœur trace une ligne de souffrance que le poème capte comme il entendrait les battements d’un cœur affolé.
Dans la continuité du recueil précédent, on y trouve « l’enfant toujours présent », mais pas seulement. Le mot « cœur », répété de poème en poème, avoisine le terme « secret » : « par tout l’espace, / appelé à s’ouvrir, / un cœur ». Secrets chuchotés ou juste au bord d’être révélés par ce cœur ouvert. Ils restent si bien enfouis que celui ou celle qui les porte ne peut que les entrapercevoir :
« On ne soulève jamais qu’un coin de la nuiton n’étanche qu’une partie des larmesnos mots sont trompeurs nos efforts insuffisants
Il reste des chants d’oiseaux à la nuit tombéedes cœurs malgré l’âge amoureuxet dans l’ombre l’inconnu d’un poème »
Ainsi le chant de l’oiseau et le poème sont les langages qui peuvent approcher le secret. La langue se mêle à la musique grâce à des octosyllabes, décasyllabes et même des alexandrins parfaitement réguliers (« nos mots sont trompeurs nos efforts insuffisants » – mais on en rencontrera beaucoup d’autres dans les deux parties du livre) qui alternent avec des vers plus courts. On entend Verlaine dans la mélancolie qui sonne : « l’automne / frissonne, // résonnent / les souvenirs. »
Où trouver cet « objet » de « l’attente » « peut-être déjà perdu », « une réponse au désir sans nom / ni fond qui nous pousse » ? Le poème hésite, renvoie parfois à un lointain extérieur : « Seul compte l’infini, / l’indénombrable, le ciel te dit qui tu es, / en lui tu te trouves, le multiple assumé. » La réponse cependant figure dès le titre : elle est « tout au fond du cœur ».
___________________________
1. Graham Swift, Le Dimanche des mères (Gallimard, collection « Du monde entier », 2017. Traduction de Marie-Odile Fortier-Masek).
Isabelle Lévesque
D.R. Isabelle Lévesque
pour Terres de femmes
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Béatrice Marchal | [Ce que tu as cru voir courir à vive allure]
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Claudine Bohi | L’invisible
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Isabelle Lévesque | Pierre Dhainaut, La Grande Année
par Angèle PaoliIsabelle Lévesque | Pierre Dhainaut, La Grande Année,
éditions L’herbe qui tremble, 2018.
Lecture d’Angèle PaoliMESSAGES D’AVRIL
Des notes des poèmes des photos. Un échange. Plus qu’un échange, une alliance. Un partage des voix qui fraie son chemin d’un visage à un instant, d’un instant jusqu’aux mots. Ceux de l’un et de l’autre poète. Ensemble ils forment une passerelle entre les espaces, entre les saisons. Mais rien qui pèse. D’une page à l’autre, un gué, un passage. Le regard perçoit cette légèreté, incrustations de givre sur la fougère, le cœur cristallisé des clématites, dentelles sur les feuilles. Légèreté des transparences, encore, pétales translucides qui vibrent dans la lumière. La lumière : le bleu vif du ciel et celui, violine, des grelots des muscaris ; le rouge éclatant du coquelicot, le jaune d’or des premiers crocus, le blanc discret de l’ornithogale, tout émeut dans la nature, quel que soit le point du jour où l’on se trouve. Tout s’émeut sous les mots. Les mots s’agencent, prennent leur aise, leur part de liberté. Les poèmes surviennent en répons aux photos. Ensemble, poèmes et photos (ou inversement) ordonnancent l’espace. Ils donnent naissance et vie à La Grande Année. Une composition à quatre mains, œuvre d’Isabelle Lévesque et de Pierre Dhainaut.
Le recueil s’articule en trois parties. Pierre Dhainaut signe « La Grande année », un gruppetto de trois poèmes par saison : Automne des souffles / Splendeur d’hiver / Printemps de signes / Instants d’été. Le poète dunkerquois signe également « Prédelle », seconde partie, un ensemble de dix poèmes de douze vers. Dans la troisième partie, « Étant donné ici », Pierre Dhainaut signe « Étant donné avril », suite de textes poétiques en prose dans laquelle il donne à lire sa vision de la poésie. Ou plutôt les nuances avec lesquelles le poète l’envisage. Dans cette même partie, Isabelle Lévesque signe, elle, « Ici, aux Andelys ». Le recueil se clôt sur un double témoignage, « Le 9 septembre 2017 », chacun à tour de rôle exposant sa démarche ainsi que les origines de ce projet commun.
Quelle que soit la forme que prend le poème, la poésie de Pierre Dhainaut s’affirme comme « un art du passage ». Le passage se fait ici à partir des photographies proposées par son amie poète. Dans la fragilité de l’éphémère. Beauté des photos, arbres fleurs brindilles pétales pistils, bocages et horizons où prédomine le vert, falaises qui rivalisent avec le ciel. Le regard se pose, fluide, capte un instant de lumière, entrelacs de formes et de courbes. Les couleurs embaument qui diffusent leur éclat d’une page à l’autre. C’est cela « la grande année », cette année de connivence entre deux poètes, entre deux voix. À la fois distinctes et présentes l’une à l’autre, voix et regards complices, à l’écoute. Les saisons sont « propices ». Propices à l’écriture, propices au dialogue entre mots et photos. Chacun, avec sa sensibilité propre, pose un instant son regard, dans la lenteur du geste, sur l’éphémère. Afin d’en retenir la quintessence et de la faire exister. Un laps de temps : celui de l’écriture et celui du partage. Parfois, les vers de Pierre Dhainaut prennent l’intonation de la prière où l’être humain a toute sa place à même la nature. Prière profane, rien qui pèse :
« arbre » ou « falaise », répétons-les ensemble,ces noms, afin qu’ils grandissent,qu’ils nous grandissent, là-haut, dans leur lumière ».
Dans la section intitulée « Prédelle », le poète s’attarde sur des tableautins, chacun ayant son sujet propre, sa philosophie généreuse, son art de penser la poésie et de penser le partage. En écho, comme toujours, avec la photo proposée. Ainsi du poème « Vocation florale » qui interroge l’or du bouton d’or (en est-ce vraiment un ?), son « rayonnement » et son nom :
« Nous voudrions savoir pourtant le nomde la couleur nouvelle : peut-être un poèmepourra-t-il le dire, un poème écrit en commun,dont le rayonnement sera si discret, si intense,que nous n’aurons nul besoin de le répéter. »
Isabelle Lévesque aime la nature. Respectueuse de ses silences, de ses secrets, elle est aux aguets, sans cesse à l’écoute de ce qui tremble dans l’invisible des saisons. Elle attend. Les germinations lentes. La vie cachée sous les feuilles. Viennent le temps des bourgeons puis celui des éclosions éclatantes emplies de promesses à vivre. Il y a un temps pour l’écoute, un autre pour dire, un autre enfin pour vivre. Photographier écrire écouter l’autre, entrer en connivence avec lui. Les photos sont là pour témoigner de cet espace qu’offre le temps, le temps d’envoyer de composer de recevoir d’envoyer à nouveau. Le temps de composer une œuvre que nul n’avait prévue.
Le poète, dans sa modestie, répond aux photos de l’artiste sans pour autant se soucier de la forme que prendront les vers. Chacun va son chemin, laissant mûrir les mots, les laissant éclore, lorsqu’ils affleurent.
Pierre Dhainaut aimerait parvenir à écrire des « poèmes arborescents ». De cette même arborescence que parvient à capter l’œil graphique d’Isabelle. Enlacements de ramilles, tracés de signes sur fond de ciel. Lorsqu’émergent sur la page les coquelicots, une même fluidité passe de l’image à l’écriture. Le poème et le coquelicot n’appartiennent-ils pas à la même famille ? Unis l’un et l’autre dans la même « incandescente » fragilité.
Dans « Ici, aux Andelys », adjoint aux notes et aux poèmes de Pierre Dhainaut, Isabelle Lévesque fête avec ferveur la légèreté florale du lieu qui est le sien. Elle convoque les coquelicots. Et eux seuls. Rendant ainsi un hommage amoureux à sa fleur favorite. Éclatante, la fleur, dans sa beauté immortelle. Déclinaison de rouges, de ferveur, de noblesse, tiges légères affûtées vers le ciel, « tiges menues / où tendre nos rêves », veinules délicates : « tant de lettres et de pétales ! », s’extasie Isabelle, robes de bal et tutus soyeux, élégance toute parée d’un mystère ancien :
« Nous traversons enfin.
Entre les branches,le passé surgit en sa figure nueque le présent devine. »
Pistils sombres, en éventail, duvets fins et barbules, et les calices dénudés, déjà. Et ce désir d’aimer qui s’éprend d’avril et voudrait davantage. « Fleurir annonce écrire », confie Isabelle. Écrire et photographier. C’est tenter « le portrait de l’instant ». Un défi, pour qui « aimerait l’éternité ». Peut-être avril rend-il l’approche possible ? Car avec avril remontent les voix de l’enfance, depuis longtemps enfouies. Mais avril libère les formes, les êtres et les mots, ainsi que l’écrit Pierre Dhainaut :
« Toujours en avril la poésie, toujours en enfance. »
Isabelle Lévesque répond en écho :
« Parfum de printemps,précipice des fleurs,tout invente le signe de parure. »
C’est à Pierre Dhainaut que je laisse la primeur de la coda, empruntée à l’un des poèmes d’« Automne des souffles » :
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Pierre Dhainaut | Isabelle Lévesque | L’origine de l’écriture | [Si léger… tu cours]
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Christian Monginot | Apocalypse & Co (extrait)
« Tu ne ressens aucune frustration devant
[…]
L’impassibilité de la pierre »
Ph., G.AdC
APOCALYPSE & CO
(extrait)
Tu ne rejettes ni ne recherches
Le merveilleux, la beauté, l’éblouissement,
Tu ne ressens aucune frustration devant
L’envol de l’oiseau,
L’impassibilité de la pierre
Ou le scintillement lointain des étoiles,
Tu ne demandes aux dieux
Aucun miracle, aucune transfiguration,
Tu n’attends de chaque chose comme de toutes
Que ce silence par lequel
Leurs vertus colorent ton vide et lui donnent
Le la secret qui le guide
Vers la musique hybride du hasard et de la chair ;
Pourquoi cèderais-tu à la manie commune
D’ajouter quelque chose
À la magie du vide ?
Pourquoi t’obstinerais-tu à voir, comme chacun,
Sous l’anarchique solidarité
Des actes et des signes lointains du hasard,
On ne sait quelle blessure ou quel manque infligés
À ce corps que tes mots font vibrer
Comme un cristal
Toujours à deux doigts de se rompre ?
Pourquoi refuserais-tu la moindre part de ta force,
Le moindre influx
De cette vigueur et de cette tendresse aléatoires
Qui résonnent déjà en toi et réclament
La plus ardente patience ?
Pourquoi voudrais-tu apposer à la hâte
Les scellés
Sur les paroles vacillantes de ton poème ?
Christian Monginot, « Une douceur singulière », in Après les jours, Éditions L’herbe qui tremble, 2017, pp. 104-105. Encres de Caroline François-Rubino.
CHRISTIAN MONGINOT
la page de l’éditeur sur Christian Monginot
■ Voir aussi ▼
→ (sur le site des éditions L’herbe qui tremble)
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Philippe Mathy | [Le fleuve hésite entre les îles]
PHILIPPE MATHY
Source
Philippe Mathy
sur Terres de femmes ▼
→ [Une voix dans le silence] (extrait d’Étreintes mystérieuses)
→ Philippe Mathy, l’ombre portée de la mélancolie (Chronique de Marie-Hélène Prouteau)
■ Voir aussi ▼
→ le site de Philippe Mathy
→ (sur le site de la revue Texture) une lecture de Veilleur d’instants par Michel Baglin
→ (sur le blog-notes littéraire d’Eric Allard : Les Belles Phrases) une lecture de Veilleur d’instants par Philippe Leuckx
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» Retour Incipit de Terres de femmes -
Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
par Isabelle LévesqueMarie Alloy, Cette lumière qui peint le monde,
Éditions L’herbe qui tremble, 2017.
Lecture d’Isabelle LévesqueLoin du regard perdu qui scrute la nuit, c’est l’angle ouvert d’une lumière souveraine qui ouvre le livre de Marie Alloy. Une femme peint et pose ses yeux sur les lignes de couleurs de ses pairs, de ses illustres pairs choisis. Rien d’autre n’est affirmé qu’une évidente assise ouverte : le regard anime la peinture, la lumière qui a présidé à l’élaboration de la toile se révèle et devient à son tour miroir du signe clair porté par elle. Marie Alloy le précise, Cette lumière qui peint le monde a été écrit « au fil du temps ». Ce sont des expositions, des visites, des rencontres qui ont nourri dans la durée ce livre.
Tous les artistes évoqués sont des « passeurs de lumière » : Turner, Bonnard, Morandi, Zack, Sima, Vieira da Silva, Truphémus et Asse.
Marie Alloy écrit en peintre : la description qu’elle fait des œuvres n’oublie pas le geste de l’artiste, le vocabulaire peut être très technique, toujours précis, avec des nuances infinies pour les indications de couleurs.
Ainsi, pour Turner, dans le chapitre intitulé « L’issue solaire », Marie Alloy décrit un tableau, Le lac des Quatre Cantons : La baie d’Uri vue de Brunnen, daté de 1844, exposé au printemps 2015 à la Tate Britain de Londres :
« […] des vagues de nuages blancs surplombant le ciel et le lac s’unissent en un horizon gris et rose travaillé en impasto (empâtement) avec des voiles de laques rouges et des glacis jaune de chrome très clair. C’est un mouvement continu de courants aériens suggérant la poursuite de l’espace hors des limites de la toile, donnant au regard la sensualité lumineuse de l’air. »
Marie Alloy souligne dans les dernières peintures de Turner la modernité d’une quasi-absence de couleur pour que soit seule perçue, impénétrable et singulière, la lumière. Paysages traversés, mais qu’il ne pouvait plus parcourir à cette époque, sa santé l’en empêchant. Sa peinture se nourrit alors « d’expériences picturales vécues », c’est sur l’oubli qu’il fonde en partie sa représentation (autant sur ses souvenirs qu’à l’aide des « notations du dessin aquarellé » réalisé auparavant). Ce parcours d’oubli figure dans « l’étendue blanche » comme si le paysage, assimilé, disparu, devenait transparence, une forme de lumière ou de silence qui ouvre à la contemplation. Rien ne saurait dire si tout apparaît ou disparaît. Le seuil blanc, « espace pauvre et glorieux », livre son paradoxe. On pense aux toiles frappées d’orages des périodes antérieures et l’on mesure combien le peintre s’est détaché des tempêtes.
Dans les œuvres de Pierre Bonnard, le miracle de la lumière peut hésiter, comme sur le point de se perdre : au milieu des couleurs se glissent la mélancolie et le sentiment constant de la fugacité de cette fête du jour au miroitement toujours éphémère. Peut-être faut-il lire ce livre comme une tentative pour capter dans les toiles regardées ce qui fugitivement nous requiert, pour vivre ? La lumière, devenue guide de lecture, devient une compagne plus sûre pour notre regard. Le rapport sensuel à la toile, exalté par la femme, compagne, muse, suspend le déroulement du temps et le passage de la lumière qui reste tendue, dans une durée qui l’excepte et le prolonge. C’est aussi peut-être le projet qui fonde ce livre.
Ce qui fait du chapitre consacré à Jacques Truphémus, « La lumière de l’intime », un chapitre à part, c’est la rencontre avec l’artiste, la visite à l’atelier. Nous voyons à la fois la toile, le sujet (le motif) et l’homme qui peint. Nous l’entendons parler, nous lisons l’une de ses lettres. L’atelier est ce lieu où la lumière se déplace comme les objets que le peintre dispose pour leur faire suivre ou non le jour qui les baigne. On perçoit l’émotion de Marie Alloy, son attention : elle décrit précisément la disposition de la pièce, son regard s’attarde sur un petit bouquet et sur l’impression de dépouillement qui domine. Au cœur de l’œuvre, le blanc, « riche en nuances », infini. « Le blanc de la toile crue est réserve de lumière, somme de toutes les couleurs, silence, poésie », précise Marie Alloy. Figure de l’inachèvement peut-être, il ouvre le spectre de nuances infinies et laisse à chaque couleur son éclat incontestable. L’intimité révélée offre à chacun une place dans la toile, en fraternité. Innocemment, le monde est révélé dans une naissance liée à la clarté de l’apparition d’Aimée comme des fruits ou fleurs déposés dans un geste simple de communion.
Dire la peinture peut paraître un exercice impossible. Marie Alloy et les peintres évoqués nous disent que la peinture est silence, celui d’avant la parole ou celui d’après. Pourtant beaucoup d’entre eux écrivent sur leur art ou sur celui des autres ; certains, comme Léon Zack ou Marie Alloy elle-même, sont poètes. Beaucoup de poètes ont tenté de décrire des œuvres avec parfois de grandes réussites, comme Victor Segalen et ses Peintures chinoises. D’autre part, la peinture et la poésie ont souvent partie liée par le dialogue entre les deux arts1. Les peintres ici évoqués citent souvent des poètes dont les mots correspondent à leur effort ou à leur vision : Rilke, Guillevic, Jaccottet…
Le livre s’achève sur une méditation de deux pages qui établit le lien entre les œuvres envisagées : la lumière et le vide sont deux dimensions nécessaires, le peintre les traverse comme le poète qui cherche à les atteindre. Quel que soit le motif, la lumière souligne sa présence et révèle le paradoxe constant qui, entre absolu et dénuement, rend la quête du peintre douloureuse ou heureuse, mais nécessaire.
Isabelle Lévesque
D.R. Isabelle Lévesque
pour Terres de femmes
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1. Marie Alloy a créé les éditions de bibliophilie Le Silence qui roule où elle collabore avec des poètes contemporains : Guillevic, Antoine Emaz, Pierre Dhainaut…
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