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  • Irène Gayraud, Le Livre des incompris

    par Angèle Paoli

    Irène Gayraud, Le Livre des incompris,
    Éditions Maurice Nadeau,
    Collection Les Lettres Nouvelles, 2019.



    Lecture d’Angèle Paoli




    ENTRE SEXE ET LIVRE : HABITER SON IDÉE




    Récit premier, construit à partir et autour d’un narrateur unique, récits dans le récit, récits oraux ou imbrications de voix venues de « livres invisibles », livres introuvables ayant péri dans les flammes, livres singuliers tombés entre les mains d’un éminent professeur de philosophie parvenu au seuil de la mort, telle est la trame dense à partir de laquelle s’organise le « roman » étonnant qu’Irène Gayraud offre au lecteur avec Le Livre des incompris. Les personnages, animés par « un désir de plus en plus grand de révolte », sont des rebelles, « opposés à tous les conformismes et à tous les dogmes ». Ils sont aussi d’ardents amants du livre. À l’image de leur talentueuse maîtresse d’œuvre.

    Au nombre de sept, les récits mettent en scène sept incompris. Un écrivain du XIXe siècle tente de réaliser Le Livre noir à l’usage des aveugles ; une jeune traductrice et violoncelliste révèle à son amant (le professeur de philosophie) le secret de L’Éros sonore, livre en cours d’écriture qui contient « des sortes de textes-partitions destinés à être dits et variés pendant l’amour » ; un libraire-imprimeur espagnol fou – ou sage –, inquiété par l’Inquisition, invente un Index librorum prohibitorum destiné, avec nombre d’ouvrages « hérétiques », à périr dans les flammes ; une fermière, mère de famille nombreuse et grande lectrice de poésie, laisse derrière elle un cahier d’écolière qui recèle des Poèmes pour animaux ; une jeune érudite de la petite noblesse toscane du Trecento s’éprend d’un jeune homme qu’elle tente de séduire par la composition d’une Ode magnétique, censée aimanter vers elle celui qu’elle convoite ; un jeune marginal révolté laisse derrière lui une Lettre à mes contents-pour-rien dans laquelle il dénonce, pour les sociétés à venir, les méfaits de la symétrie, « mère de tous les asservissements » ; un jeune étudiant chinois conte au narrateur en déplacement en Chine l’histoire de Zhi, l’homme qui inventa le livre. Le premier livre, ultime invention-remède contre la mort de l’empereur Qin.

    Sous la plume du narrateur philosophe, chacun livre son histoire, souvent enchâssée de contes qui cèdent la voix à d’autres voix. Histoires tantôt venues de temps ou d’horizons lointains, tantôt ancrées dans la vie même du narrateur, notre contemporain. Au fil des textes, le vieux professeur remonte le cours du temps, s’adonnant à de nombreuses incursions vers son passé, ses voyages, ses rencontres, ses découvertes. Et ses amours. Fulgurantes amours, amours enflammées qui ont pour nom Zoé (in « Éros sonore »), Fauve (in « Poèmes pour animaux »), Leonor (in « Ode magnétique »). Il arrive que le déclencheur de ces remontées dans la mémoire passe par le regard, séparé de l’objet du désir par une fenêtre :

    « À Paris, en face, la fille derrière sa fenêtre écrivait peut-être dans la chaleur. Je me souvenais, sur le sol près de sa table, d’une plante d’un vert exubérant devant laquelle se croisaient, se décroisaient ses jambes, tandis qu’elle écrivait » (in « Le livre de Zhi »). Ainsi l’a compris le photographe Raphaël Lucas à qui a été confiée l’illustration de la première de couverture.

    La voix du narrateur, professeur de philosophie à la Sorbonne, passionné par la recherche et par l’exploration de manuscrits rares, est omniprésente. Elle est la voix contestataire de l’univers de travail qui est le sien, laquelle traverse le roman à travers âges et contrées, organise autour d’elle les sept récits, assure le lien chronologique entre les personnages et les moments de leur histoire. De sorte que, dans chacun des récits qu’il s’approprie, le narrateur entremêle sa propre histoire avec les épisodes qui structurent ses découvertes. Un jeu de tiroirs, dont l’orchestration mûrement réfléchie révèle la maîtrise romanesque d’Irène Gayraud.

    L’ensemble de l’ouvrage offre en effet un tissu narratif complexe, lequel pourrait s’apparenter, par sa facture originale, au roman anglais de Laurence Sterne, Vie et opinions de Tristram Shandy, Gentilhomme (XVIIIe siècle) ou encore à Jacques le Fataliste de Denis Diderot. Le philosophe français des Lumières est d’ailleurs présent dans le premier de ces récits. Le Livre noir à l’usage des aveugles n’est-il pas un hommage de l’écrivain Luc Délétan à l’auteur de la Lettre sur les aveugles ? Premier des Incompris, Luc Délétan tente d’inventer un moyen de rendre accessibles aux aveugles les textes imprimés dans les livres. L’écrivain, en son laboratoire, se fait alchimiste, s’épuisant dans la recherche obstinée de l’encre noire qui permettra à la jeune Clermonde, ainsi qu’à tant d’autres aveugles, d’accéder à la lecture. Non seulement en tant que déchiffrage du texte mais bien au-delà, jusque dans les moindres de ses nuances :

    « Mais Luc se perd dans des complexités sémantiques ou stylistiques, il en oublie le goût de lire, ne sachant où classer les lumières métaphoriques, les clartés ironiques, les flammes de l’amour et celles de l’Enfer qui doivent bien éclairer tout autant… Ce qui, je crois, le perdit, furent les poèmes oxymoriques de la Renaissance où l’on parle à la fois de braises et de glaces, de flammes inextinguibles et de ténèbres sans fond… ».

    C’est dans la Lettre à mes contents-pour-rien que le narrateur s’exprime explicitement sur son projet d’écriture. Il se dit « tenté de raconter un peu l’histoire des incompris, leurs livres, leurs vies. » Ainsi du squatter Alvaro Basterreccha, marginal et auteur probable de cette très curieuse Lettre, dont le lecteur découvre l’histoire tragique à partir de la phrase introductrice du narrateur : « Voici tout ce que, en me rendant plusieurs fois au squat, j’appris. » Suit le déroulement de son histoire. Les raisons et les manifestations de sa révolte. Laquelle se focalise sur son aversion pour « tout type de symétrie ou de régularité formelle ». Et le narrateur de commenter, quelques lignes en amont, par ces propos :

    « Je crois que quelque chose de sa conscience politique future naquit là, dans ce besoin viscéral de lutter contre les agencements sans lignes obliques ni variations, plus aptes sans doute à conditionner et à mâter les esprits. »

    D’où la passion de Basterreccha, étudiant en histoire de l’art, pour toute œuvre littéraire ou picturale marquée par la dissymétrie, seule composition susceptible de lutter contre toutes les formes d’asservissement. Analyse fascinante qui conduit le lecteur dans un parcours où avoisinent notamment le vers impair de Verlaine, le Portrait d’un jeune homme « strabique et majestueux peint par Bronzino » et le très spectaculaire Portrait de Tommaso Inghirami par Raphaël.

    Comme la plupart de ses personnages, Irène Gayraud « habite son idée ». Idée révélée dans la constante – quels que soient le récit, les époques et les personnages qu’elle met en scène – d’un « lien indéfectible entre sexe et livres. » Sexe et livre occupent en effet les textes de la romancière, étroitement et harmonieusement accordés l’un à l’autre. C’est que la romancière et poète Irène Gayraud a une connaissance aiguë de ces deux territoires où elle règne en maîtresse fauve. Un érotisme savant et une sensualité exacerbée immergent certains épisodes d’une lumière éminemment poétique. Le choix des images et des métaphores filées surprend par sa singularité, qui met en scène sur un même registre et les livres et le sexe. Ainsi de cet extrait du récit intitulé « Éros sonore », domaine exclusif où excelle Zoé Salgado, traductrice et violoncelliste :

    « Nous nous sommes revus chez elle, dans son appartement rempli de livres. On eût dit qu’elle tenait à avoir, où qu’elle se trouvât, un livre à portée de main. Il y en avait partout. Même tout gondolés, au bord de la baignoire dans la salle de bains. Des livres et des plantes aussi, parfois fort bizarres, certaines paraissant des algues marines un peu raffermies par un séjour hors de l’eau, d’autres les cheveux verts de fées tombant le long des meubles. La plus grande, aux larges feuilles, déployait d’éclatantes coroles rouges où pointait un pistil qu’on devinait sensitif. Il régnait là un désordre rangé, comme si quelqu’un avait fébrilement cherché ici quelque objet, sans pour autant rien déplacer. Un désordre subtil comme dans un décor de film, et pourtant naturel. Un désordre où, en faisant l’amour, nous pourrions soudain sentir sous nos corps un livre oublié entre les draps du lit ou les coussins du canapé, en lire le titre en riant avant de le jeter de côté et de le laisser là, parfois des jours durant, sans songer à le ramasser. Un désordre, en somme, érotique. »

    La romancière et poète excelle dans l’art d’entraîner lecteurs et personnages à l’écart des sentiers battus. Qu’il s’agisse d’érotisme et d’amour, ou de lecture et d’écriture. Quant au style qui sous-tend l’œuvre, il est celui d’une magicienne hors pair : envoûtant et magnifique.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Irène Gayraud  Le Livre des incompris







    IRÈNE  GAYRAUD


    Irene Gayraud
    Source




    ■ Irène Gayraud
    sur Terres de femmes

    Dans les spires (extrait de Voltes)
    Magmatiques, 10 (extrait de Téphra)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur En attendant Nadeau)
    une lecture du Livre des incompris par Claire Paulian






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  • Andrea Genovese, Dans l’utérus du volcan

    par Angèle Paoli

    Andrea Genovese, Dans l’utérus du volcan,
    Éditions Maurice Nadeau, 2018.



    Lecture d’ Angèle Paoli


    TIRRIMOTI (SÉISMES)



    Renouer avec l’île des origines n’est pas une mince affaire. Pour Vanni, émigré sicilien, le retour à Messine, sa ville natale, semble, même si c’est pour quelques jours, une épreuve qui l’entraîne, par-delà ses forces, dans un univers qu’il croyait ne plus jamais être sien. Revenir sur ses pas, sur les lieux de l’enfance, n’est pas aventure innocente, surtout si la terre originelle a quelque chose à voir avec le volcan. Car c’est lui, le volcan, ce « monstre » hostile, « sphinx indécryptable », qui draine depuis toujours les affects des enfants issus de ses entrailles.

    Le volcan, c’est l’Etna millénaire. Le Mongibel des Arabes. « Masse pyramidale et absurde » qui souffle à Vanni un refrain oublié dans les replis de sa mémoire : Di Muncibeddru figghi semu (« Nous sommes fils de Mongibel »). L’Etna, c’est cet utérus gigantesque qui éjecte au cours de ses éruptions tous ceux qui sont nés de ses mythes et qui s’en repaissent. Ou qui, au contraire, s’évertuent à s’en défaire, à trancher net les tentacules. Violences incontrôlées, passions poussées jusqu’à l’extrême, Éros et Thanatos fusionnant dans ses laves. Nul ne ressort indemne des coulées qu’il vomit hors de son effroyable vulve.

    Ainsi autour de Vanni, débarquant avec Louise, sa jolie épouse, Lyonnaise élégante raisonnable et quelque peu « frigide » — un reproche que lui adresse son mari —, se met en place toute une série d’actes et de rencontres. Lesquels se fomentent et se forgent dans le roman de l’écrivain et poète sicilien Andrea Genovese : Dans l’utérus du volcan. L’action première se noue à partir de Vanni, lauréat du Grand Prix de poésie chrétienne Gaetano Ferrella et invité d’honneur de la cérémonie qui va se dérouler dans les ruines majestueuses du théâtre gréco-romain des alentours.

    D’origine messinoise et vivant lui aussi à Lyon, Andrea Genovese signe là son premier roman écrit directement en langue française et enlève avec lui son lecteur médusé d’être d’emblée embarqué en plein cœur du violent et puissant engrenage de la cosca, le clan mafieux. En l’occurrence, ici, celui de la très bourgeoise et très influente famille Ferrella, laquelle est impliquée dans les « magouilles » pissenlit qui se nouent entre Sicile, Sainte Église et divers pays d’Europe. La mafia est donc au cœur du récit, avec son torrent de crimes barbares, ses réseaux illicites, ses hommes de confiance et ses hommes de main, ses témoins mutiques. Pour l’heure, le principal acteur de la criminalité à l’œuvre est Lorenzo Ferrella, héritier d’une entreprise florissante et riche mécène, défini comme un « rapace ». Un chef redoutable qui évacue sa haine des autres en concoctant leur mort : « Lorenzo s’essaya d’imaginer le mec (Vanni) la figure fracassée par un coup de fusil… ». C’est pourtant à lui, Don Lorenzo Ferrella, que sont confiées la responsabilité du discours, et la charge de remettre un chèque de dix millions de lires à ce « sans-cravate » (un « émigrant par-dessus le marché ») qu’il méprise et sur lequel il aimerait tirer une charge de chevrotines.

    Andrea Genovese n’y va pas par quatre chemins. Ce qu’il décrit dans son roman est sans nul doute étroitement lié à des événements et des mentalités qui demeurent invisibles ou occultes pour des non-insulaires. Et peut-être aussi pour les personnes de son entourage dont il dissimule habilement les patronymes sous des pseudonymes qui tiennent plus de la commedia dell’arte que de la tragédie. Laquelle pourtant n’est jamais bien loin. Le lecteur en vient provisoirement à imaginer qu’Andrea Genovese pourrait avoir pour illustre ancêtre « le chef mafioso Vito Genovese, « homme de pointe de la malavita, aussi bien sous Mussolini que sous l’administration du gouvernement militaire allié » », tel que qualifié par Leonardo Sciascia dans son ouvrage La Sicile comme métaphore. Ce qui est certain, c’est que l’un et l’autre écrivain connaissent la question sicilienne sur le bout des doigts.

    Andrea Genovese donne un aperçu du mal qui ronge l’île à travers Lucio, « petit fonctionnaire en odeur d’honnêteté », seul personnage avec Franca, son épouse, à garder intacte sa probité. La difficulté n’en est que plus grande à vouloir contre vents et marées sauvegarder « un équilibre quand toutes les certitudes s’effritent autour de soi, quand la malice et le meurtre deviennent les lois non écrites mais inspiratrices des rapports humains, et qu’une société se disloque, se putréfie petit à petit, jour après jour, jusqu’à ce que le poison soit partout, que la gangrène ait atteint les zones de l’organisme les plus éloignées du premier point de l’infection ».

    Semblable interrogation ne peut que toucher l’insulaire que je suis. Même si ce que tout un chacun, en Corse, dénomme communément et plus ou moins confusément « mafia » obéit à des règles et stratégies différentes, les préoccupations se rejoignent et les interrogations demeurent à l’identique.

    Le roman d’Andrea Genovese, qui repose tout entier sur la théâtralité sicilienne, est régi par des conventions qui se rapprochent des règles de la tragédie classique (française, mais également d’ailleurs). Unités de lieu de temps d’action y sont respectées.

    Un seul lieu : la Sicile, côté Etna, la mer d’un côté, le volcan de l’autre ; Messine et son détroit, lieu de gigantesques spéculations, de projets avortés, de tractations et considérations politico-mythologiques toujours inabouties.

    Un seul temps, ouvert sur l’infini : une douzaine de jours suffisent pour accueillir le couple Vanni/Louise et le drosser dans la vulve incandescente de l’Etna.

    Une seule action : qui se noue autour de Vanni, lauréat du Grand Prix de poésie chrétienne Gaetano Ferrelli, et de son couple, malmené par les pulsions érotiques opiniâtres du poète.

    L’espace tragique est en place. Qui se resserre dangereusement dans le goulot d’étranglement d’un cratère en fusion. À cet ensemble, il faut encore ajouter une dimension météorologique qui fait partie intégrante de l’environnement : celle de la canicule visqueuse et de l’intense luminosité qu’elle génère, pourvoyeuse de mirages et de trompe-l’œil. Loupes déformantes qui ne cessent de jeter la confusion parmi les hommes.

    « C’était comme si des miroirs gigantesques renvoyaient des bouffées chaudes d’obscurité, d’une abstraite infinitude, qui acculaient l’humain et le divin à la même impuissance. »

    Ainsi, l’insoutenable fournaise africaine joue-t-elle sa partie, à l’identique du soleil dans L’Étranger de Camus. Impossible d’y échapper.

    « Dehors, un soleil de plomb sur leurs têtes n’arrangeait pas les choses. La bordure d’acacias sur la pente de la colline était desséchée, pantelante, et les cigales s’adonnaient à un concerto impitoyable, plus funèbre qu’un chœur de tragédie. »

    Cependant, à la différence de la tragédie antique, il y a toujours, dans les événements vécus, des moments qui échappent à la règle. L’improvisation, héritée de Pirandello, est de mise dans cette interminable « représentation théâtrale » a soggetto qui se joue en permanence sous nos yeux. Chacun des personnages n’étant qu’une marionnette dans le grand jeu politico-culturel dont les fils sont entre les mains de Vulcain, au creux de la forge gigantesque et aveugle des Cyclopes. Chacun est l’objet de pulsions incontrôlables que rien ne peut entraver. Ainsi de la sublime Lillina — journaliste volcanique au corps de déesse, chargée par son amant Ferrella d’interviewer Vanni — et de Vanni, soumis tous deux à « l’animalité des origines », tous deux métaphoriquement marqués et obsédés par l’emprise surréelle du dieu Etna. Lillina met en phase ses pulsions érotiques avec un grand mouvement cosmique. Elle vit ses rencontres amoureuses et charnelles en synchronie parfaite avec le « Royaume du Grand Vagin » dont elle imagine, sur un mode tout à la fois grandiose et délirant, l’avènement. Un Grand Vagin Uternel accueillant les élus et refoulant les autres, leur faisant « subir un nouveau traitement, peut-être un nouveau déluge, les averses urinantes des vagins et des pénis des élus ». Le tout conduit grand train « au son de la trompe de Fallope ». La vision de Lillina se fait ascensionnelle, se mue en un voyage intergalactique. Les orgasmes de la jeune femme tiennent du « big-bang miniature », dispersant « dans la cyprine nébulaire les particules existentielles, du centre à la périphérie, du col de l’utérus aux muqueuses grandes ouvertes entre ses cuisses, portail dilaté de son corps de femme livré sans défense, comme un fjord, à tous les dangers ». Pour ce qui est de Vanni, qui ne cesse d’extérioriser ses pulsions ithyphalliques, sa vision n’est pas la même. Au cosmos de Lillina s’opposent les abîmes de Vanni. Marqué par les abysses marins du détroit de Messine, par ses tourbillons et ses mirages, son imaginaire s’ancre dans les « entrailles bouillonnantes de l’Etna ». Ainsi la simple vue des seins de Franca l’engouffre-t-il dans des métaphores lactées proprement volcaniques :

    « S’il fermait les yeux, Vanni voyait ce lait jaillir des cônes volcaniques des deux globes, et s’étaler en couches de lave blanche. C’était peut-être cette lave invisible qui donnait au drap sa blancheur indéfinissable, possessive, voluptueuse presque. C’était cette éruption qui dévorait l’air dans la pièce et provoquait le bruit des poumons en quête spasmodique d’oxygène, de vie. »

    Ou encore, apercevant Lillina qui l’attend dans le hall de l’hôtel, lui revient en mémoire la vision antérieure de « ses cuisses lumineuses, et [de] ses seins si harmonieusement moulés ».

    « D’elle émanait une splendeur indéfinissable. La pureté de sa chair lui causait une sorte de choc. Dans sa manière de faire, cette fille montrait une familiarité effrontée avec la volupté, le goût et l’audace des débordements sexuels. C’était une machine bien huilée pour procurer du plaisir. »

    En proie à une « instinctive violence sicilienne », Vanni se laisse désormais surprendre sans réticence par les débordements qui l’assaillent. Ainsi du tirrimotu provoqué par Maria de Jesus. Tremblement de terre auquel il succombe au cours de la nuit qu’il passe chez ses vieux parents. Lesquels vivent leur retraite dans un village isolé de montagne, perché sur un nid d’aigle que surplombe l’Etna.

    De tous les événements qui se trament autour d’elle, Louise reste un témoin extérieur et lucide au regard distancié. Étrangère à ce tourbillon dont le sens profond lui échappe, elle n’en fait pas moins preuve d’une intuition claire et raisonnée, portée par un esprit cartésien lequel « galop[e] derrière le rébus sicilien » :

    « et d’un coup elle se formula, surprise et paniquée, une sorte de réponse : [i]ls ne voient pas les autres, voilà ce que c’est. Les autres, pour eux, c’est une simple illusion d’optique ».

    De cette comédie dont elle est la « spectatrice involontaire », Louise tire des observations et analyses subtiles qui la conduisent à apporter quelques éclaircissements sur le caractère tempétueux de Vanni, son époux de poète :

    « À Louise, tous ces gens paraissaient fous à lier… La folie de Lillina était d’un autre type, de même nature que celle de Vanni ; c’était une folie qui leur sortait pour ainsi dire des orbites, c’était l’envie démesurée du sexe, poussée jusqu’à l’obsession, à la maladie. Il y avait chez tous les deux comme une animalité incontrôlable qui venait soudain en surface et les embrasait. Ils se seraient mis à rugir comme des lions affamés, sans tenir compte de rien, ni du lieu, ni de l’entourage. Dans ces moments-là ils l’oubliaient complètement, comme si elle n’existait pas, comme si leur comportement ne devait ni la toucher ni l’offenser ».

    Et, dans tout cela, quel est le rôle de l’écrivain ? Quelle place est la sienne ? Bien sûr, il y a Pirandello. L’indétrônable Pirandello. Et il y a Vanni dont l’attribution du Prix de poésie chrétienne semble très contestée. Entre ces deux extrêmes, quels maillons ? Difficile de se faire une idée précise, même si le nom du poète Eugenio Montale surgit au cours d’une discussion à bâtons rompus entre les habituels palabreurs glosant devant leurs granités. C’est qu’Andrea Genovese s’ingénie à brouiller les pistes en affublant certains de ses personnages de surnoms fantaisistes. Ainsi de l’écrivain Mezzacartuccio accoutré du sobriquet « demi-portion ». Qui Genovese vise-t-il derrière ce personnage ? Au lecteur de le deviner. Un auteur au travers de qui, après un instant d’assentiment unanime, les critiques se fraient un passage :

    « Un tantinet longuet… » / « J’aurais changé le début, c’est lent » / « Moi, cette histoire d’homosexuels, je ne dis pas, c’est probable, cependant… Exagérations… Trop d’exagérations,… » / « Non, son vrai problème c’est qu’il n’a pas un style assuré. À chaque livre, il navigue, il n’est pas convaincu de son langage, il le rafistole, il cherche l’originalité coûte que coûte et au fond il ne fait que de l’académisme… Je ne dis pas, mais… C’est d’un hédonisme un peu d’annunzien. »

    Mais peut-être après tout est-ce de Genovese lui-même qu’il est question ici ? Et des reproches que certaines plumes critiques formulent sur son écriture. Lui seul pourrait le dire.

    Quoi qu’il en soit, ce qui est certain, c’est que l’un des plaisirs dominants de ce roman réside dans son style. Qui, tout en étant ciselé à l’extrême, mêle avec brio langues, niveaux de langue et langages. Néologismes français — dont l’étonnant « écujusqueils », mot valise habilement forgé à partir du latin cujus (« dont ») et du français « écueils », reliés par la conjonction latine que (« et ») — avoisinent des intitulés de spécialités culinaires et friandises siciliennes (la liste en est inépuisable et alléchante) ou des expressions dialectales déformées par l’immixtion de vocables étrangers. Ainsi de l’échange approximatif et drôle entre Achebe le Noir et Louise :

    « — Les esprits parlé a nui pontifia Achebe. Nui aviri lumière des esprits dans poitrine toi e mea. La nuit des esprits de lumière, masculi e fimmini danser dans la forêt. Fimmini prier pour aviri figghi. Compris ? »

    Ou dans l’échange a minima que Maria de Jesus tient avec Vanni :

    « D’un coup, avec un fil de voix et dans un sicilien estropié, sa voix syllaba clairement :

    Non ti scantari. Nun è fotti… »*

    Puis l’instant suivant, une fois le sexe de Vanni dénudé mis en contact avec la chair brûlante de la Philippine :

    Futti, futti, chi iddio pidduna a tutti. »**

    À la fois crue et teintée d’humour, la langue de Genovese est inépuisable. Sa force culmine dans les descriptions métaphoriques qui confèrent au roman sa puissance ensorcelante. Et son caractère éminemment authentique. Car les images sont à la fois porteuses et révélatrices d’une philosophie et d’un regard singuliers qui se croisent et s’affinent à travers l’aventure de chacun des personnages.

    La dernière image, vue de la mer, combine dans le regard de Vanni contraires et contrastes. Égout poubelles abandonnées ordures. Et, sur la plage, la silhouette d’Achebe et de son agneau blanc, signes peut-être, dans cet univers violent, de poésie d’innocence et de beauté.

    « Dans ce désert silencieux, où le soleil commençait à jouer sa comédie matinale, un Noir tout nu au bord de l’eau regardait le bateau et faisait des signes de la main. Un petit agneau, du moins ça ressemblait beaucoup à un agneau, sautillait en rond sur le sable tout près de lui. »

    Un roman admirable.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli



    ________________________
    * « N’aie pas peur, ce n’est pas fort. »
    ** « Baise, baise, à la fin Dieu nous pardonnera tous. »







    Andrea Genovese  Dans l'utérus du volcan




    __________________________________
    NOTE : ouvrage disponible en librairie le 17 janvier 2018.






    ANDREA GENOVESE


    Andrea_genovese
    Source



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions La Rumeur libre)
    une fiche bio-bibliographique sur Andrea Genovese
    → (sur le site des éditions Maurice Nadeau)
    une fiche de l’éditeur sur Dans l’utérus du volcan





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  • Andrea Zanzotto, Vocatif, suivi de Surimpressions

    par Angèle Paoli

    Andrea Zanzotto, Vocatif suivi de Surimpressions,
    Éditions Maurice Nadeau – Les Lettres Nouvelles, 2016.
    Traduction de l’italien et présentation par Philippe Di Meo.



    Lecture d’Angèle Paoli



    Andrea Zanzotto, Portrait
    Matteo Bertomoro, Portrait d’Andrea Zanzotto
    Source








    « LE MÉTRONOME » D’ANDREA ZANZOTTO




    Le tout nouveau recueil que les éditions Maurice Nadeau consacrent ce mois-ci à Andrea Zanzotto (Vocatif, suivi de Surimpressions) s’attache à reprendre deux volumes importants de la création poétique du poète vénète. De Vocatif (recueil publié en 1957, mais resté inédit en français) à Surimpressions (avant-dernier recueil poétique d’Andrea Zanzotto), c’est un grand saut (de A à Z) dans la traversée poétique d’une vie que nous sommes invités à accomplir. En effet, si les trois sections de l’ensemble des poèmes de Vocatif — « Comme une bucolique » / « Première personne » / « Appendice » — renvoient à des poèmes écrits entre 1949 et 1956, voire en 1957, les sections de Surimpressions — « Vers les paluds » / « Chansonnettes hirsutes » / « Les aventures métaphoriques du fief » — renvoient, elles, aux quasi ultimes créations du poète et à l’année 2001. Pourtant un zeugma aux enjambements multiples relie ces deux pôles extrêmes et les liens sont multiples qui traversent et unissent entre eux les différents recueils du poète. Depuis Vocatif (Vocativo, 1957) à Surimpressions (Sovrimpressioni, 2001) en passant par La Beauté (La Beltà, 1968), La Veillée (Filò, 1976), Idiome (Idioma, 1986), Météo (Meteo, 1996)… un même esprit habite ce qu’Andrea Zanzotto hésitait à considérer comme une « œuvre » et qui n’en demeure pas moins une œuvre unique et essentielle dans le panorama de la poésie italienne du XXe siècle. Une poésie définie par Stefano Colangelo, professeur de philologie à l’université de Bologne, comme une « poésie de l’irréparable ».

    La figure fondatrice et fondamentale du paysage est le point d’ancrage existentiel de la poésie de Zanzotto. L’œuvre de Zanzotto s’inscrit tout entière dans ce qui constitue son univers à la fois réel et intérieur, naturel et mental : le paysage de Vénétie, avec ses paluds menacés de disparition, ses miroirs d’eau à la dérive, ses grands espaces médiévaux absorbés par l’asphyxie. Tout « l’arrière-pays » mental du poète — cette « écologie de l’esprit » qui le caractérise — prend racine dans cette « dévastation » que Zanzotto ne cesse de dénoncer de recueil en recueil. Cet « arrière-pays » d’horizons gangrenés vient se superposer aux collines aimées de Pieve di Soligo, dessinant un domino d’images bousculées par une syntaxe particulière qui fond dans une même cornue d’alchimiste toutes les formes du langage. Incluant dans un même recueil néologismes, termes enfantins et comptines, langages dialectaux (le « petèl ») et scientifiques, inventions et « forgeries » multiples qui privilégient les procédés par agglutination, affinités phoniques et onomatopées, Zanzotto, mêlant l’ancien et le nouveau, associe à la modernité (destructrice) les poètes inventeurs de la grande tradition italienne. De Virgile à Leopardi, en passant par Dante, Pétrarque et Foscolo. Et dans un autre espace littéraire, le maître : Hölderlin. Hölderlin que Zanzotto invoque ainsi dans ce vers de La Beauté :

    « Hölderlin, aide-moi à écrire une ligne tremblante »

    « La Beltà ». L’exigence de Beauté ne parviendra pas à sauver du naufrage un monde à la dérive. Reste la poésie soumise souvent à une ironie tragique, aiguisée par un regard autocritique douloureux mais sans concession.

    Quant au recueil Surimpressions, recueil défini par le poète comme un ensemble de « travaux à la dérive », Andrea Zanzotto précise que celui-ci « doit être lu en relation avec le retour de souvenirs et traces scripturales et, dans le même temps, de sentiments d’étouffement, de menace et peut-être d’envahissements dignes du tatouage. »

    Souvenirs ? Le poème intitulé « Diplopies, Surimpressions » (1945-1995) évoque bien ce « phénomène de perception simultanée de deux images » d’un même objet. Ici deux espaces spatio-temporels se superposent. Les martyrs du 30 avril 1945 sont associés à un paysage et à l’intérieur du paysage, par effet d’observation et de miniaturisation, aux « très légères cloches-aigrettes » qui s’égrènent sous le vent.

    « Duvets de lumière blanche à peine

    répandus dans les lointains des prés,

    Martyrs, humbles éléments

    frères sacrés dans les invasions des vents

    c’est le 30 avril aujourd’hui, votre jour

    d’années désormais si hautes et lointaines

    qu’elles ne sont plus perçues

    par l’effort des yeux

    semiensevelis

    […]

    Martyrs, partout je vous lis dans le tremblotement

    des cloches et des aigrettes perpétuellement

    attachées à disparaître naître redire

    redire de prairie en prairie

    au ras de l’oubli… »

    Pareille évocation existe déjà dans Météo. Ainsi le poème intitulé « Duvets » semble-t-il annoncer celui [supra] de Surimpressions :

    « Pré de cloches, d’aigrettes, là-bas égaré

    Toujours plus profonde avancée

    des conceptions de l’infini

    Duvets de lamentations subtiles      lointaines,

    vibratiles traquenards où la lumière tomba

    souffles, touchers      sur d’immenses surfaces arrêtés »

    Avec, dans le recueil Surimpressions, une mise en relief d’une dimension historique en lieu et place d’une dimension essentiellement climatique.

    Ainsi se répondent en écho des thèmes et des lieux. Des figures déjà citées dans d’autres recueils affleurent à nouveau puis réémergent de manière inattendue, tissant entre les œuvres de différentes époques un tissu réticulaire aux mailles serrées, fait de reprises, de transitions, d’hybridations. Ainsi les « Relectures de Topinambours » (in Surimpressions) renvoient-elles aux « Topinambours » de Météo. Et les « Lieux Ultimes du “Galaté au Bois” » (in Surimpressions) renvoient-ils au Galateo in Bosco, recueil de vers composé entre 1975 et 1978. Et toujours, au premier plan du tableau, la composante essentielle du paysage. Un personnage à lui tout seul, qui agit et pense en lieu et place du sujet, disparu par effacement. Pour dialoguer avec « ces lieux froids, vierges qui/éloignent/la main de l’homme », Zanzotto met en scène « un homme triste », un vieil homme anéanti, absent à lui-même comme le sont aussi ces

    « dominos de mystères

    tombant l’un après l’autre en eux-mêmes

    attirés dans le touffu du finir

    sans fin, sans fin des aventures. »

    Paysage et personnage, seuls protagonistes des poèmes de Surimpressions, sont emportés dans le même mouvement. Et s’ils peuvent se rencontrer, c’est dans leur absence partagée. Car aucun autre humain vivant ne se montre sur les devants de la scène et nul autre que « l’homme triste » ne prend la parole. Ainsi dans « Ligonàs », celui-ci s’adresse-t-il directement au paysage. Pourtant, si le mot réapparaît dans le second poème, il apparaît entre crochets et biffé : [paysage]. Avalé par les constructions sauvages, détruit par les cultures intensives qui ont anéanti les cultures traditionnelles, le paysage n’existe plus. Seul persiste encore, dans un repli de la mémoire, ce qui jadis fut :

    « Cette intime splendeur

    d’“il était une fois” et qui

    depuis des années escarpées reste séparée de moi… »

    À nouveau dans Surimpressions, mais dans la section intitulée « Les aventures métaphorique du fief », le poète dénonce les effets de la « démence » sur le paysage. Une démence généralisée, totale, individuelle et collective à la fois, résultat de la folie humaine. Une sorte de maladie d’Alzheimer a frappé le monde. En témoigne le poème intitulé « Méduse/par un froid juillet  » :

    « Très chère d’un même âge,

    déjà brillante belté,

    il y a peu encore

    tu étais une vieille limpide.

    puis l’alzaillemer est venu

    pour te transformer en émail… »

    Ainsi, le cosmos, l’univers tout entier, la nature sont-ils désormais soumis à d’autres logiques, à d’autres raisons, à d’autres lois que celles qui régissaient jadis avec harmonie, non seulement le monde mais également le « Fief ». Jadis l’univers était « Un ». Les dieux qui peuplaient la nature de leurs histoires, en assuraient l’équilibre. La religion de la nature offrait à l’homme « une paisible liturgie », sensible dans les vers de Zanzotto. Aujourd’hui, les voix se sont tues. Restent le vide et son contraire, la surabondance — cette « prolifération métastasique  » — ainsi qu’un silence voué à la cacophonie.

    Et le vieil homme triste d’invoquer la voix pour la supplier de se faire discrète :

    « N’exhale plus du silence par saccades

    par soubresauts, enflammé

    enflammé mal volontiers dans le sublime

    parfois nauséosemblable en coulées de rimes

    disparaissant, voix, n’exhale plus n’intime plus

    ne te déplace plus dans une existence interdite

    ne m’interdis pas d’être — »

    Pourtant, dans le poème « Ligonàs II », le « vieil homme » confie au paysage toute la reconnaissance qu’il éprouve envers lui, malgré les dissonances et les fractures :

    « tu continues à me donner une famille

    grâce à tes familles de couleurs

    et d’ombres quiètes mais

    néanmoins mues-par-la-quiétude,

    tu donnes, distribues avec douceur

    et avec une distraction ardente le bien

    de l’identité, du “moi”, qui pérenne-

    ment revient ensuite, tissant

    d’infinies autoconciliations : depuis toi, pour toi, en toi. »

    Qui dit invocation dit aussi évocation, provocation et vocatif. Tout cela est inclus dans un même vocable. Vocatif. Tel est le titre qu’Andrea Zanzotto a choisi pour rassembler dans un même recueil les poèmes lyriques écrits entre 1951 et 1957. Ce titre est repris en écho dans le poème intitulé « Cas Vocatif » (in « Comme une Bucolique », première section du recueil). Le poète y interpelle ses pensées, avec une interjection noble immédiatement contrebalancée par une série de notations négatives, lourdes de sens :

    « Ô mes amusements cruellement interrompus,

    pensées où je me crois et vois,

    goulu vocatif,

    halètement décérébré. »

    Goulu, le vocatif ? Oui. Il l’est en effet. Ce cas (en latin) se nourrit de toutes sortes d’images qui façonnent l’esprit du poète. Le fleuve et l’eau, les paysages bucoliques de Pieve di Soligo, la colline du Montello, les bois, les arbres, le monde, l’été, les foins de juillet… Les camarades défunts, la mère-enfant, absente présente dans une ode élégiaque où le poète l’évoque avec tendresse, lui parle, l’interroge, s’interroge. Une très belle ode :

    « toujours il revient

    ton fils, ô mère, par des routes

    courbes, par d’infinis enveloppements… »

    ou encore :

    « la route s’engazonne et les larmes

    se pressent dans mon regard. Ô maman. »

    Et toujours revient dans les évocations/invocations, « le vert squameux du monde » — dans ses multiples variations — lequel accompagne le poète qui s’abîme dans son désarroi :

    « je m’enterre en vertes physiques lenteurs. »

    À des étudiants de Parme qui demandaient un jour (en 1980) à Andrea Zanzotto pourquoi la poésie contemporaine est souvent difficile à comprendre, le poète vénitien répondit par une métaphore :

    « Il existe une compréhension qui se fait de manière immédiate, celle que l’on peut avoir à la lecture d’un journal et, pour un article de journal, c’est indispensable. Il n’en est pas ainsi pour la poésie, parce qu’elle se transmet par des impulsions souterraines, phoniques, rythmiques… Pensez au fil de l’ampoule électrique qui nous envoie la lumière, le message lumineux, grâce justement à la résistance du support. Si je dois transmettre du courant à longue distance, j’utilise des fils électriques très épais, et le courant passe et arrive à destination sans déperdition. En revanche, si j’utilise des fils électriques d’un tout petit diamètre, le courant a du mal à passer, il force et génère un phénomène nouveau, la lumière ou la couleur. C’est ce qui se produit dans la communication poétique, dans laquelle c’est la langue qui constitue le support. Le fait de densifier de manière excessive les signifiés, les motifs, de surcharger les informations, tout cela peut provoquer un « court-circuit », une obscurité, non par défaut mais par excès. » (Traduction inédite AP)

    Pour le poète Eugenio Montale, la « poésie très cultivée » de Zanzotto est celle d’un « poète percussif mais non bruyant : son métronome est peut-être le battement du cœur. » À l’instar du poète russe Vélimir Khlebnikov (que Montale regrette de ne pouvoir lire dans sa langue), Andrea Zanzotto « creuse dans le langage comme une taupe. » Tout pareillement à Philippe Di Meo, traducteur en langue française quasi exclusif du poète Zanzotto, qui offre ici, dans ce nouveau volume des œuvres du grand poète vénitien, une traduction fouillée. Exemplaire. Admirable en tous points.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli







    Zanzotto Nadeau







    ANDREA ZANZOTTO


    Zanzotto
    Source



    ■ Andrea Zanzotto
    sur Terres de femmes

    Verso i Palù (poème extrait de Surimpressions)
    10 octobre 1921 | Naissance d’Andrea Zanzotto (notice bio-bibliographique + un poème extrait de Fosfeni)
    18 octobre 2011 | Mort d’Andrea Zanzotto (+ un poème extrait de La Beltà)
    (Anticicloni, Inverni)(poème extrait de Fosfeni)
    Cantilene londinese d’Andrea Zanzotto
    Comment puis-je oser vous appeler ici (poème extrait d’Idioma)
    Così siamo (extrait de IX Egloghe)(Hommage à Andrea Zanzotto [III])
    Filò, la Veillée (lecture d’AP)
    Ticchietto (extrait de Meteo)
    Vocativo (extrait)(Hommage à Andrea Zanzotto [I])
    A.Z. [Andrea Zanzotto], par Jacqueline Risset (Hommage à Andrea Zanzotto [II])



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur En attendant Nadeau)
    une lecture de Vocatif suivi de Surimpressions par Giorgia Bongiorno





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  • Andrea Zanzotto | Verso i Palù



    VERSO I PALÙ

    O Val Bone

    minacciati di estinzione



    I

    Sono luoghi freddi, vergini, che

    allontanano

    la mano dell’uomo” — dice un uomo
    triste; eppure egli è assorto, assunto in essi.
    Intrecci d’acque e desideri
    d’arborescenze pure,
    domino di misteri
    cadenti consecutivamente in se stessi
    attirati nel folto del finire
    senza fine, senza fine avventure.






    […]


    IV

    Fulgore e fumo, più che palustre
    verde,
    acqua nel verde persino frigida,
    fa ch’io t’interroghi
    ripetutamente, perché
    nel tuo silenzio si aggira letizia.


    « Verso i Palù » per altre vie


    Nei più nascosti recinti dell’acqua il ramo
    il vero ramo arriva protendendosi
    sempre più verde del suo non-arrivare



    Proteggi dall’astuzia soave dei tralci
    dissuffla dall’ordine denso delle biade

    dello loro verdissime spade
    in cui si taglia e s’intaglia l’estate.







    VERS LES PALUDS

    Ou Val Bone

    menacés de disparition



    I

    « Ce sont des lieux froids, vierges qui

    éloignent

    la main de l’homme » — dit un homme
    triste ; et il est pourtant absorbé, en eux assumé.
    Enchevêtrements d’eaux et de désirs
    d’arborescences pures,
    dominos de mystères
    tombants l’un après l’autre en eux-mêmes
    attirés dans le touffu du finir
    sans fin, sans fin des aventures.




    […]


    IV

    Splendeur et fumée, vert plus que
    palustre,
    eau dans le vert même frigide,
    fais que je t’interroge
    plusieurs fois,
    car dans ton silence vagabonde de la joie.


    « Vers les Paluds » par d’autres voies


    Dans les enclos de l’eau les mieux cachés, le rameau
    le vrai rameau arrive pour se tendre
    toujours plus vert que sa non-arrivée



    Protège de la suave astuce des sarments
    dissuffle depuis l’ordre dense des blés,

    de leurs très vertes épées
    où se taille et s’entaille l’été




    Andrea Zanzotto, « Vers les Paluds » in Surimpressions, in Vocatif suivi de Surimpressions, Éditions Maurice Nadeau, 2016, pp. 162-163-164-165-166-167. Traduction de l’italien et présentation par Philippe Di Meo [ouvrage à paraître le 30 janvier 2017].






    Zanzotto Nadeau







    ANDREA ZANZOTTO


    Zanzotto
    Source



    ■ Andrea Zanzotto
    sur Terres de femmes

    10 octobre 1921 | Naissance d’Andrea Zanzotto (notice bio-bibliographique + un poème extrait de Fosfeni)
    18 octobre 2011 | Mort d’Andrea Zanzotto (+ un poème extrait de La Beltà)
    (Anticicloni, Inverni)(poème extrait de Fosfeni)
    Cantilene londinese d’Andrea Zanzotto
    Comment puis-je oser vous appeler ici (poème extrait d’Idioma)
    Così siamo (extrait de IX Egloghe)(Hommage à Andrea Zanzotto [III])
    Filò, la Veillée (lecture d’AP)
    Ticchietto (extrait de Meteo)
    Vocatif, suivi de Surimpressions (lecture d’AP)
    Vocativo (extrait)(Hommage à Andrea Zanzotto [I])
    A.Z. [Andrea Zanzotto], par Jacqueline Risset (Hommage à Andrea Zanzotto [II])





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  • Varlam Chalamov | Pour la poésie




    POUR LA POÉSIE




    Si je ne perds pas mes forces,
    Si je puis dire quelque chose,
    C’est que tu es ma volonté et ma force.

    Là est le sens de mon chant,
    Là est l’accusation de mes mots
    Et le simple secret de mon être.

    Tu conduis mon âme
    Par la mer et la terre,
    Les plantes et les bêtes.

    Tu me protèges des balles,
    Juillet tu me le ramènes,
    À la place des décembres éternels.

    Tu cherches le bon passage,
    Tu portes l’eau fraîche
    À ma bouche toute sèche.

    À toi je suis lié
    Par toi irradié,
    Je vais sans peur dans les ténèbres.




    Varlam Chalamov, Cahiers de la Kolyma et autres poèmes, nouvelle édition augmentée de 34 poèmes inédits en français, Éditions Les Lettres Nouvelles-Maurice Nadeau, 2016, page 78. Traduits du russe par Christian Mouze.






    Varlam Chalamov






    VARLAM CHALAMOV


    Varlam Chalamov, étudiant
    Source



    ■ Varlam Chalamov
    sur Terres de femmes

    Cahiers de la Kolyma et autres poèmes (lecture d’AP)



    ■ Voir aussi ▼

    le site officiel Varlam Chalamov (en russe)
    → (sur le site des éditions Maurice Nadeau)
    la fiche de l’éditeur sur Cahiers de la Kolyma





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  • Christine Spianti, Soleil sur fond bleu

    par Angèle Paoli

    Christine Spianti, Soleil sur fond bleu
    Éditions Maurice Nadeau, 2014.




    Lecture d’Angèle Paoli


    « C’EST LA LUMIÈRE QUI VA DE LA TERRE VERS LE CIEL »



    Énigmatique au premier abord, Soleil sur fond bleu de Christine Spianti est un livre qui s’avère très vite passionnant. C’est sans doute à l’auteur que l’on doit le choix de la première de couverture — un tableau de Paul Klee (Vor dem Blitz, Avant l’éclair, 1923) dans lequel signes et couleurs (gouache, aquarelle et plume sur carton) entretiennent un étrange et vigoureux dialogue. L’écriture de Christine Spianti, elle-même riche en signes disséminés dans la trame serrée de l’ouvrage, élabore pareillement une constellation poétique savante qui conduit la pensée dans une interrogation incessante au cœur de la couleur/au cœur de la douleur.

    Quels liens courent en filigrane d’un chapitre à l’autre (il y en a neuf) entre les différentes digressions-compositions qui nourrissent le récit ? Quels îlots émergent entre les pages à travers les dialogues ou à partir des récurrences qui rythment la réflexion ? Quels échos se répondent de loin en loin à travers des textes aussi différents que des ébauches de dialogues ou de fables, un récit de voyage et une « enquête » sur les fusillés du Mont-Valérien, une toile de Rembrandt et un tableau de Braque, une photo de Francesca Woodman et un collage d’André Breton ? Ou encore entre Braque, Pasolini, Klee, Giotto, Miró ?… Christine Spianti possède seule les clés de ces collages dont elle dissémine les pièces au gré de sa pensée, elle qui associe, dans l’espace singulier de son livre, images et textes, créant entre ces différents « éléments », des rapports inattendus susceptibles de susciter le questionnement tout en maintenant l’esprit en éveil.

    Dans ce curieux assemblage, chaque objet — image et texte — existe à la fois pour lui-même et peut être considéré en tant que tel, mais aussi dans le rapport qu’il tisse avec sa mise en espace et son jeu avec le propos. De sorte qu’un va-et-vient incessant s’instaure, nourri par une série d’interrogations qui accompagnent la lecture en même temps que l’image. De sorte aussi que le lecteur poursuit son enquête dans l’intime de l’auteur, au cœur des passions qui l’animent et d’où naît la propre passion du lecteur.

    De l’amour, de l’ortie et de la pomme, des nuages et des autres couleurs de la joie. Tel est le titre second de Soleil sur fond bleu. Au titre très pictural de l’ouvrage — conforté par l’image de la première de couverture — répond le sous-titre qui en élargit le domaine. À la dominante du jaune (soleil) et du bleu (fond) se substitue une thématique riche qui associe concret et abstrait. L’intitulé lui-même de ce sous-titre — « De l’amour, de l’ortie… » — semble privilégier la forme littéraire de l’essai. L’ensemble énumératif est associé aux « couleurs », lesquelles sont reliées à la « joie ». Cette association couleur/joie est confirmée par l’exergue, emprunté au philosophe Gilles Deleuze : « Je conquiers si peu que ce soit un morceau de couleur, j’entre un peu dans la couleur. Tu te rends compte la joie que ça peut être, la joie… » (Abécédaire, 1988).

    Couleur et joie, auxquels viennent se greffer l’amour l’ortie la pomme et les nuages, constituent la ligne d’horizon de cet ouvrage. Une ligne qu’inaugure le voyage à travers tout ce qui touche à l’essentiel de la « méditation » de Christine Spianti sur son chemin de vie. Ainsi, dès le chapitre d’ouverture, Christine Spianti écrit-elle :

    « Comme je tiens à la vie.

    C’est terrible et bon de tenir à ce fil léger, il ferait à peine un horizon, tel celui que je vois dans le pare-brise en traversant la Beauce, quand le ciel est à son amplitude maximum, les champs de blé ondoyants, et parfaite la majesté des éoliennes toutes dorées dans le matin. »

    Les premières touches de couleur de Soleil sur fond bleu prennent donc naissance dans le paysage traversé avant d’atteindre l’Italie, « une ligne de climat d’un certain bleu lavande qui fait plaisir ». On s’attendrait à ce que la première image de l’ouvrage — une photo en noir et blanc — réponde à ces notations visuelles. Or la photo d’Alexandre Rodtchenko — Jour d’été 1929 —, surprend. On y voit deux personnes, un homme une femme, marchant en sens inverse sur une route, en bordure d’un canal ou d’un fleuve. Mystérieuse, la photo ne livre d’autre message que celui, immédiatement perceptible, de deux solitaires qui se tournent le dos et qui s’en vont, chacun de leur côté, dans la marche d’un jour d’été. Comment cette photo s’articule-t-elle avec le dialogue téléphonique de la conductrice qui traverse la Beauce et l’interlocuteur qu’elle s’apprête à rejoindre dans un village de montagne en Italie ? Rien dans le texte ni dans l’image ne permet de le dire. Incertitude de l’objet ? Incertitude du propos ? Il faut avancer plus avant dans la pensée de l’auteur pour faire la lumière sur ces écarts et pour les comprendre. « Il se trame quelque chose dans le noir », écrit-elle un peu plus loin, dans le magnifique texte-essai que lui a inspiré La Fiancée juive de Rembrandt. Et Christine Spianti d’ajouter :

    « Celui-là seul qui fabrique un tapis sait le motif qu’il a conçu. »

    Ainsi en est-il aussi de l’écrivain qui compose son ouvrage, agence les différents matériaux dont il dispose de manière à former un ensemble complexe et singulier dont lui seul possède le secret.

    La première allusion explicite à la peinture est celle que Christine Spianti fait à Joan Mirò. Un trait blanc sur fond bleu, daté de 1925. L’irruption de ce trait dans la pensée de l’auteur, pensée cartésienne mais néanmoins mouvante, émouvante et subtile, « ouvre l’infini à tous les vents… ». Lignes d’écriture/lignes de rêves. Des correspondances s’établissent entre paysages et peinture, qui guident l’auteur dans sa traversée de la couleur. Comment se fait la soudure entre les différents morceaux qui composent ces collages ? Une « mince ligne » qui sépare et qui ralentit la lecture, oblige à franchir d’autres espaces pour trouver une réponse. Ainsi Christine Spianti conduit-elle son écriture en juxtaposant « des mondes côte à côte » ; en proposant, à la manière de Leonardo, « des parties autonomes de contenu identique. » « C’est [dit-elle] la composition qui ordonne l’intervalle entre chaque domaine. » Ainsi de la Beauce, « soleil et blé », « champs de colza  », et de Juan Miró : Oiseau éveillé par le cri de l’azur s’envolant sur la plaine qui respire, 1968. Rêveries éveillées qui passent sans transition apparente du paysage capté par l’œil aux réflexions vagabondes qu’il suscite.

    Le chapitre le plus énigmatique (à première lecture) de l’ouvrage est peut-être le deuxième. Il constitue cependant la « première étape » d’un cheminement (qui en comporte quatre), dans lequel se croisent et interfèrent, au cœur de la fable de la « Déesse cartésienne », quatre noms d’artistes d’époques et de sensibilités différentes : Woodman (photo) / Franceschini (peintre du XVIIe)/Penone (photos)/Breton (collage). L’un des points d’accroche qui réunit ces éléments apparemment disparates est celui du reflet (eau/flaque/miroir) — depuis la photo de Francesca Woodman, Self reflection, 1975-1979, jusqu’au Puits enchanté de Breton, collage de 1931, en passant par Rovesciare i propri occhi / Renverser ses yeux, lentilles de contact miroirs, 1970 de Giuseppe Penone ou en revenant, comme dans une piste de jeu de l’oie, à l’Allégorie de Baldassare Franceschini : La Vérité illuminant l’humaine cécité, 1650. Le regard joue un rôle important dans la mise en perspective de ces œuvres. Tandis que, dans le récit de la fable, la nudité de Diane, surprise au moment de son bain par le regard d’Actéon, renvoie à la nudité de Francesca Woodman qui offre celle de son corps à notre regard en même temps qu’au miroir dans lequel se reflète le chaos de son monde intérieur ; le regard est happé l’instant suivant par le collage d’André Breton dans lequel une jeune femme, buste tendu par une énergie indéfinissable (danger ? désir ?) semble émerger d’un encadrement, fenêtre ou toile.

    On ne peut s’attendre à une analyse explicite de ces assemblages. Car « tout bavardage, toute anecdote rabaisse, toute publicité dégrade ». Mais la narratrice d’ajouter :

    « Ce qu’elle exige, Diane, c’est que seul un regard sacré, un regard d’amour, se pose sur la nudité, et silence ! » C’était peut-être aussi ce désir-là que poursuivait sans relâche et sans jamais l’atteindre, la très talentueuse photographe américaine Christina Woodman, qui se suicida, à l’âge de 22 ans, le 19 janvier 1981. Œil miroir déformant — qui ne donne à voir que ce qu’il veut — le regard n’est-il pas ce capteur d’images qui déjoue notre attente brouille nos perceptions invente notre désir ?

    « J’écris en face de moi, mais parfois j’envisage au lieu de voir ce qui est sous mes yeux », confie Christine Spianti au début de ce même chapitre.

    Dans un essai remarquable qui allie peinture musique et réflexion sur les fiançailles, la seconde étape, essentiellement consacrée à La Fiancée juive (1666) de Rembrandt, l’est aussi à Anna-Magdalena Bach et à Georges Braque. « Représentation des fiançailles — Rembrandt, Braque » est un véritable hymne à l’amour. Un chant exaltant, dont l’intensité passe par la déclinaison des rouges pour La Fiancée juive, par « les vibrations harmoniques » d’un orgue pour Anna-Magdalena (Bach) et par la Résurrection de l’oiseau (1958) de Georges Braque.

    « Au tablier de la jupe aussi, frémit le rouge cardinal. Il est l’ardent, le flamboyant. Et elle se pose un peu là, la Fiancée. C’est elle qui a choisi le rouge de sa robe, elle le trouve éloquent, c’est le rouge de la persuasion. Rutilant. Parfois, elle lui préfère la garance, le vermillon, le carmin ou l’amarante, cette fleur que le peuple nomme aussi fleur d’amour ou immortelle… »

    Sans transition autre qu’une ligne de blanc, l’auteure nous transporte ailleurs, dans le monde de la musique.

    « Hiver 1720. Église Sainte-Catherine à Hambourg. Anna-Magdalena écoute l’orgue. »

    C’est par la puissance de « la musique temporelle » d’une cantate — « Je suis comblé » — qu’Anna-Magdalena fait la rencontre de Jean-Sébastien Bach. C’est par la complétude de leur passion que se fait le lien avec la lithographie de Georges Braque, Résurrection de l’oiseau  :

    « Elle est lui-même, il est son ombre à elle, comme l’oiseau de Braque, chacun prend vie en une seule résurrection. »

    Grâce au chant de l’orgue et à son amour, Anna-Magdalena peut désormais affronter toute la souffrance du monde :

    « Au milieu des pleurs, des cris, des choses abominables et autres piailleries des souris du temps, jambes nues dans les orties du monde, contusions et plaies à vif ni pansées ni cicatrisées, tout le grand brûlé de la douleur qui fait se détourner la tête vers le mur, à travers tout le bruit j’écoute ton chant. »

    La douleur fait ici sa première apparition, préparant le lecteur à L’Enquête — « quête de vérité » qui conduit Christine Spianti dans La Clairière des fusillés du Mont-Valérien.

    Quant au rouge, il cristallise l’amour de la « Fiancée juive » pour son fiancé. Rouge somptueux de sa robe, carnation délicate de sa peau qui se teinte d’un incarnat subtil, dès que la jeune fille prend la parole :

    « Du rouge affleure à sa joue, aussi le long de sa nuque, à la base du cou dans le creux d’os du milieu, sur la gorge et le haut des seins, une petite quantité de pudeur couleur pomme d’api pour peindre l’heureuse surprise de vivre. »

    De cet hymne à l’amour, Christine Spianti tire une leçon :

    « la vraie joie n’a pas d’éclat au dehors, elle bulle à l’intérieur. »

    Ainsi en est-il d’Anna-Magdalena Bach, de la « Fiancée juive » et sans doute aussi de Georges Braque dont on croise un peu plus loin l’oiseau de L’Envol (lithographie de 1960), « qui ne se distingue qu’à peine d’un reflet sur la vague. »

    Liens lisières littoral sont pour Christine Spianti autant de points de suture, de rencontre et de réconciliation d’un monde dans l’autre / d’un monde avec l’autre. « Lignes d’impact ». Chercher les extensions cachées fait partie intégrante de la pensée esthétique de Christine Spianti, et sans doute aussi de son projet d’écriture. Et c’est Georges Braque, dans la troisième étape de l’ouvrage, qui nous offre du monde, la métaphore la plus magique et la plus aboutie :

    « C’est ainsi que le bleu de Georges Braque est marin-végétal. Il plante des oiseaux dans le ciel, du ciel sur la terre, des îles dans les ailes, des arbres sur les algues et ainsi de suite, chacun est une extension de l’autre. Tel ce qui aime. »

    Ou encore, quelques pages plus loin, cet hommage discret au grand peintre de Varengeville :

    « C’est ainsi que Braque agrandit les yeux, il fait l’alliance de la toile à la pierre et de la terre à l’intenable, des réalités de l’infiniment petite émotion jusqu’aux bords du monde, du pictural au littoral. Tout contre. »

    Agrandir les yeux, rendre le monde extensible, comme le fait Paul Klee avec Senecio (1922), trouver les « lignes d’impact » qui mettent en présence les « éléments » les plus inattendus, les réalités les plus éloignées, réconcilier les inconciliables, autant d’attitudes qui contribuent à créer des synergies (Mario Merz/Giorgione/Joseph Beuys/Georges de La Tour). Chacune de ces attitudes relève, chez Christine Spianti, du même désir que celui d’aimer « tout ce qui concourt à l’égalité ». La pierre et l’ortie, « l’égaré, le perdu » sont objets d’amour tout comme La Flotte de l’Égalité, 2008, de Thomas Hirshhorn. Ou « L’or de l’égalité entre jonquilles et genêts, le seul bien… »

    Il faudrait encore évoquer la question de l’énigme. Dont Pic de la Mirandole et Giorgione, tous deux du même siècle, détiennent la palme. Le premier avec ses neuf cents thèses qui « visaient semble-t-il à concilier philosophie et théologie, AU NOM DE LA DIGNITÉ DE L’HOMME disait-il ». Le second avec La Tempête (appelée aussi L’Orage, 1507) : « merveilleuse énigme » non résolue, « invention prolifique, véritable machine à légendaire. »

    De Giorgione qui « aimait follement les signes », Christine Spianti, se glissant dans les interstices laissés vacants par la biographie du peintre, imagine un « amour fou » et fait de La Tempête un dialogue crypté entre les amants.

    « Une étendue de temps où les lignes s’entremêlent sans se dissoudre, l’intemporel mythique, l’éternel de la nature, le mortel, où l’instant de l’éclair côtoie l’instantané des sangs échangés… »

    Ainsi, en inscrivant sa Tempête dans un réseau de signes indéchiffrables, Giorgione ante-t-il son paysage « dans une durée éternelle ». Il rejoint par là le vœu de Mario Merz dont l’inscription lumineuse du mur de lierre de la collection Peggy Guggenheim (1982-89, Venise) énonce : « se la forma scompare la sua radice è eterna » / « si la forme disparaît, sa racine est éternelle. »

    « Le signe est une fracture qui ne s’ouvre jamais que sur le visage d’un autre signe », écrit Roland Barthes dans L’Empire des signes. Dans le sillage du grand sémiologue, Christine Spianti invite le lecteur à interroger chaque morceau du puzzle pour en savourer toute l’énigmatique force. Ainsi en est-il de la clairière de La Tempête où Giorgione « dépose nue la philosophie » comme de La Clairière qui résonne encore du cri des condamnés du Mont-Valérien. Elle « est le champ où peut se déployer le poème. » Parce que « le cri enracine et germe à l’infini ». Parce que « la mémoire du cri des fusillés, c’est la lumière qui va de la terre vers le ciel. »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Christine Spianti





    CHRISTINE  SPIANTI





    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site de France Culture)
    plusieurs émissions sur/autour de Christine Spianti





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