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  • Martin Rueff | Complaintes de Mare eorum




    Immigrati-clandestini-sbarchi
    « coule l’eau, coule le sang, coulent les esquifs des migrants sur la Mare nostrum
    rebaptisée pour l’occasion Mare eorum, et c’est très certainement la leur, puisqu’ils y meurent »
    (Santiago Artozqui, En attendant Nadeau
    Source








    COMPLAINTES DE MARE EORUM




    I.

    L’amer
    notre mer
    si une mer peut aujourd’hui
    être dite à quelqu’un
    la voici ouverte
    béante
    jamais il n’y eut
    de mer semblablement ouverte.


    2.

    Aussi loin qu’ils regardent
    les vagues sont des loups
    aux corps barbouillés de guède
    meute innombrable qui monte et qui descend
    aux gueules grandes ouvertes
    hurlant avec le vent
    et parfois, à la crête des vagues,
    quand les bêtes viennent laper le sel
    sur la coque, et qu’elles montrent leurs crocs
    on voit briller leur bave
    sur les creux monstrueux.


    3.

    pleurez doux alcyons pleurez
    ils crient ils tombent ils sont aux seins des flots
    et nulle Thétis n’a soin de les cacher
    nulle troupe n’a cœur à les pleurer
    et la mer argentée leur sert de couverture
    et le ciel étoilé est en eux
    et la mort au-dessus d’eux
    au-dessus de leurs corps emportés seuls
    dont l’amer fait peau neuve.


    4.

    les dernières bulles seules libérées
    par les corps asphyxiés cyanosés bientôt
    du flanc enfant d’un zodiaque noyé
    et qui remontent en étoiles d’or
    émeraudes mouvantes
    bleues vertes et velues mon bonhomme
    émeraudes louves
    en vagues louvoyantes

    à la surface
    comme des cristaux méduses
    ou l’inverse
    tant d’eau
    d’espoirs fait lie
    et de mots inaudibles
    venus des Afriques profondes
    remontées sans filets autres que des voix tues
    et oripeaux



    Martin Rueff, « I. L’amer fait peau neuve », La Jonction, éditions Nous, Collection disparate, 2019, pp. 45-47.





    Martin Rueff La jonction





    MARTIN RUEFF


    Martin Rueff portrait
    Source




    ■ Martin Rueff
    sur Terres de femmes


    Icare crie dans un ciel de craie (lecture d’AP)
    Et des coups de poing dans la poitrine (extrait d’Icare crie dans un ciel de craie + une notice bio-bibliographique)
    Le jaguar aux yeux d’eau (hommage de Martin Rueff à Claude Lévi-Strauss)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur En attendant Nadeau)
    une lecture de La Jonction par Santiago Artozqui






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  • Elio Vittorini, Les Hommes et la Poussière

    par Angèle Paoli

    Elio Vittorini, Les Hommes et la Poussière, éditions Nous, 2018.
    Traduit de l’italien et présenté par Marie Fabre.



    Lecture d’Angèle Paoli




    « MONTRE TA SERVITUDE »




    L’ouvrage récemment publié par les éditions Nous sous le titre Les Hommes et la Poussière regroupe l’ensemble des nouvelles qu’a écrites Elio Vittorini dans les années 1930 et 1940. Cet opus s’ouvre sur un remarquable avant-propos de Marie Fabre : « Le nom caché de la communauté ». Une introduction éclairante sur l’auteur et sur l’environnement culturel et historique dans lequel celui-ci a baigné. Et dont il a été un protagoniste majeur par ses engagements, aussi bien littéraires, éditoriaux que politiques.

    Ces nouvelles, toutes inédites en langue française, ont été traduites par Marie Fabre, professeure passionnée de littérature et de langue italiennes. L’organisation tripartite de ce recueil est en phase avec l’évolution intellectuelle, politique et littéraire d’Elio Vittorini, un des écrivains majeurs de son temps. Un écrivain majeur non pas tant par l’importance de sa production littéraire, quantitativement limitée, que par l’incidence qu’a eue cette production sur le monde des lettres italien. Un bouleversement qui va notamment conduire à l’avènement du « néo-réalisme ».

    Renommé pour sa « double vocation » de créateur littéraire et d’éditeur, Elio Vittorini est un écrivain profondément engagé. Tout son travail rend compte de cet engagement, autant par la forme que prennent les nouvelles que par le fond qu’elles abordent. Elio Vittorini, grand admirateur et passeur des romanciers américains — Faulkner, Steinbeck, Caldwell, Saroyan —, suit de près les événements auxquels il prend directement part et qu’il fait vivre par le dialogue.

    L’Italie que donne à voir Vittorini dans ces nouvelles s’inscrit dans une période houleuse de l’histoire du XXe siècle, marquée par l’accession au pouvoir de Mussolini, avec en contrepoids les engagements antifascistes (guerre et résistance). Un parcours que l’on retrouve dans Conversation en Sicile (1938-1939). Parcours qui s’accompagne de questionnements, pris sur le vif des rencontres et des échanges. De l’individu au groupe. « Le thème de fond de Vittorini, c’est toujours cette zone difficile du « commun » ou de « la réunion », rêve d’une dimension où viendrait se briser la solitude », écrit Marie Fabre dans « Le nom caché de la communauté ».

    Les Hommes et la Poussière s’organise en trois volets :

    – 1932-1939
    Les hommes et la poussière (1941-1947)
    Le nom, les larmes et autres récits (1939-1946).

    Sous la tête de rubrique « Origine des textes » viennent se ranger les intitulés de chaque nouvelle dont sont précisées la date de publication mais aussi la source éditoriale (journal ou revue). Ainsi, dans le second volet, pour Les Hommes et la Poussière : recueil publié pour la première fois dans Inventario (automne-hiver 1946-1947). La nouvelle qui donne son titre à l’ensemble du recueil est une nouvelle brève. Elle met en scène un narrateur anonyme qui s’interroge sur lui-même et sur sa capacité à se penser tout entier, à la fois dans le moment présent et dans sa temporalité.

    « Je veux me saisir et me retenir, dis-je, pour une heure, tout entier tel que j’ai été un certain après-midi, un certain jour, avec les pensées qu’on a eues ce jour-là et les souvenirs et les rêveries qu’on a eus au sujet de notre vie ».

    Face à ce défi et aux interrogations qui tournent en boucle dans la tête du protagoniste — « et ma vie se peut-il qu’elle ne soit qu’un après-midi de poussière ? » —, la réponse est introuvable. Elle ne peut que rebondir sur une question du même ordre qui englobe cette fois « l’homme entier » :

    « L’homme entier, se peut-il qu’il ne soit qu’un après-midi de grincement et de poussière ? »

    Les différents récits, dont l’ordre d’occurrence est fonction de la chronologie de leur publication, constituent autant de « vignettes » dans lesquelles évoluent des êtres de tous les jours, aux agissements parfois un peu décalés, des originaux aussi, des hommes confrontés à leurs propres limites, subordonnés aux us et conventions de leur environnement social mais surtout à leur solitude, profonde et douloureuse ; à l’angoisse que génère l’attente. Le plus souvent des êtres déconcertants et drôles. Et toujours attachants.

    D’un volet à l’autre, le style des nouvelles évolue, du plus classique au plus « moderne ». Les nouvelles de la première section se déroulent dans une atmosphère de presque insouciance et de presque bonheur. « Et c’était là le monde heureux où je brûlais d’entrer avec un bon fumet de café au lait qui montait au visage », conclut le narrateur de la nouvelle « L’enfant qui se réveille ». La narration suit un fil régulier. Elle met en scène citadins ou campagnards dont les mondes et rêves s’opposent sans pour autant soulever de vagues. Parfois les uns et les autres se croisent. La rencontre semble possible. Mais elle n’a pas lieu, chacun restant abandonné à son désarroi. L’attirance de la ville pour ceux qui sont contraints de vivre éloignés d’elle, les réflexions qu’elle nourrit, constituent un thème fort chez Vittorini. Objet de désir et de désillusion. Souvent inaccessibles, il ne demeure des « villes du monde » que les noms mystérieux que se lancent les hommes. À la cantonade, au retour du travail. Sans doute aussi pour meubler le silence :

    « Dans la montagne, des lumières s’allumaient, et dans la mer aussi ; nous regardions, et des filles passaient, en haut ; le petit disait : « Hum ! »

    « Hum ! Hum !  » disions-nous.

    Pour une fois, l’échalas dit quelque chose :  » Alicante ! « 

    Enfin nous parlâmes.

    « Alicante ? « 

    Il y avait ces lumières que l’on regardait, et l’échalas dit :

    « Sydney ! Alicante ! »

    « Sydney aussi ? »

    « Villes du monde », dit l’échalas. « Stockholm ! » » (in « Les villes du monde »)

    L’enfance et l’adolescence, leur monde mythique et leurs aspirations occupent eux aussi une place privilégiée. Avec la nouvelle « Mon octobre fasciste » (in Il Bargello , 28 octobre 1932), il semble que l’on entre dans le vif du sujet. Le récit est entre les mains d’un adolescent subjugué par le fascisme. Mois d’octobre « mémorable », marqué, le 22 octobre 1922, par la prise de pouvoir de Mussolini. Vingt ans plus tard, l’histoire rebondit avec le coup d’État du général Badoglio. Et le renversement de Mussolini, le 25 juillet 1943. « Les servitudes de l’homme », récit singulier réparti en neuf séquences, reprend à son compte les événements, en mettant l’accent sur l’absurdité des situations et sur les dérèglements internes propres au fascisme. Ainsi le coup d’État de Badoglio, interprété par la population comme une réaction contre le fascisme, qui se révèle être une excroissance/ou une résurgence du fascisme. Un nouvel avatar.

    « Chacun croyait que c’était une erreur ; qu’il avait été pris, comme fasciste, par erreur ; et qu’il devait se trouver parmi des fascistes, dans la misère d’une erreur ».

    De bizarreries en bizarreries, les personnages s’interrogent sur ce qu’est réellement le fascisme, sur ses modes de fonctionnement et sur ses limites, sur la manière de l’identifier ou de le reconnaître :

    « Mais Bristol dit que c’était maintenant qu’arrivait le bizarre ; se retrouver enfermé, un antifasciste, une fois le fascisme tombé. « Voilà ce que moi », cria-t-il, « j’en dis ». »

    Au cours du recueil, les dialogues prennent peu à peu une coloration très personnelle. De sorte que, par la médiation de ce « tissage » si particulier qu’ils constituent, les textes en prose s’agrémentent de « petites pierres lyriques » qui rattachent pour partie ces nouvelles à la période de la prosa d’arte propre aux années 1930.

    Dans les différentes saynètes qui surgissent sous sa plume, Vittorini apparaît comme un maître de la répétition. Ces répétitions rythment le récit et ponctuent le dialogue, parfois avec une variante qui échappe à première lecture mais qui rebondit à intervalles réguliers, créant un effet d’écholalie souvent cocasse ; lequel peut être interrompu par des onomatopées impromptues. Le tout sur fond de radios pétaradantes, de grésillements ou de sifflements.

    Ainsi de cette scène des joueurs de cartes, dont les propos tournent autour du désert :

    « Il y en avait un qui ne jouait pas, dans la pièce. C’était l’Espagnol, et il n’avait jamais rien dit : il chiquait du tabac qu’il tirait de ses poches, en tresse.

    « Le désert est profond », dit-il.

    Qu’entendait-il par là ?

    Nous nous tournâmes vers lui, et nous attendions.

    « Il me recouvre », dit-il.

    « Il te recouvre ? « 

    « Je suis assis et il me recouvre. Je chique du tabac et il me recouvre. Je ne peux pas en sortir. « 

    « Ça alors », dit le Napolitain.

    « Il me surplombe », dit l’Espagnol.

    Le Napolitain rit, seul ; et n’entendit que lui-même. Le dernier de notre groupe se leva de sa chaise.

    « Oh, le beau désert d’autrefois ! « 

    « Oh, ce désert-là ! « … (in « Le désert »)

    Ailleurs ce sont des coups de klaxon intempestifs qui se manifestent dans la nuit et qui réveillent chez le dormeur sa hantise de « la bête blanche » :

    « Et moi je suis enfermé dans la chambre avec cette lumière, je fume, j’allume une cigarette et je fume, et dans la rue la bête blanche étreint les murs.
    Un klaxon d’automobile appelle.
    « Tut », appelle-t-il. « Tut. Tuuut. »

    Dans sa chambre, l’homme qui fume est surpris. Pourquoi appelle-t-il ? Qu’est-ce qu’il veut ? Il pense à sa voiture à l’arrêt sur la place. La neige tombe. Qui peut donc être au volant ? Et pourtant l’appel se répète : « Tuut. Tuuut. » » (in « Une bête étreint les murs »).

    Solitude, enfermement, désert, fascisme, servitudes… Chaque scène décline sous une forme nouvelle les thèmes lancinants qui obsèdent l’écrivain. C’est là, au cœur de l’obscur qui guette chacun des protagonistes, que se noue l’unité entre les hommes :

    « Dans l’obscurité, dans le silence, le manteau de la pensée fut déplié, et il tomba sur nous tous, il nous enveloppa. Mais qu’y avait-il à penser ? »

    La réponse arrive un peu plus loin dans le dialogue, poignante :

    « « Ils sont chacun d’un autre fascisme », répondit-il.

    « Chacun d’un autre fascisme ? »

    « Chacun d’une autre servitude », répondit-il.

    Et il s’adressa à quelqu’un. « Toi, parle, Mendoza », dit-il.

    « Depuis quand ? », dit-il. « Montre ta servitude. » »

    Nouvelle après nouvelle, Les Hommes et la Poussière ouvre de nombreuses pistes de réflexion. Le lecteur attentif peut même y entrevoir un éclairage en miroir sur certaines situations que nous traversons aujourd’hui. Un recueil étonnamment moderne, à lire et à relire. Et à méditer. À savourer aussi, tant chacun des textes n’est que rebondissement de pépite en pépite.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Elio Vittorini  Les Hommes et la Poussière






    ELIO VITTORINI


    Vittorini
    Source




    ■ Elio Vittorini
    sur Terres de femmes

    Sicilia ! (note d’AP)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Nous)
    la fiche de l’éditeur sur Les Hommes et la Poussière [PDF]
    → (sur le site des éditions Nous)
    des extraits des Hommes et la Poussière [PDF]
    → (sur le site En attendant Nadeau)
    Les îlots de résistance d’Elio Vittorini, par Linda Lê





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Christophe Manon, Au nord du futur

    par Angèle Paoli

    Christophe Manon, Au nord du futur,
    éditions Nous, Collection disparate, 2016.



    Lecture d’Angèle Paoli




    « SI BIEN QU’AU MILIEU DE LA NUIT, LE JOUR »



    Condensé d’espace et de temps. Tel est le fil vertigineux sur lequel repose le titre énigmatique choisi par Christophe Manon pour son dernier recueil : Au nord du futur. Un titre qui convoque chacun à l’épreuve du seuil. Dans une sorte d’instabilité binaire qui force au questionnement.

    Quelle direction prendre et pour quel avenir ?

    Le titre du recueil n’est cependant pas sans écho. Paradoxalement, il oblige à remonter le fleuve du temps et à chercher du côté du passé. Le premier de ces échos renvoie en effet à un poème de Paul Celan, « Dans les fleuves » (in den Flüssen, manuscrit de 1963).

    « DANS LES FLEUVES au nord du futur,

    je lance le filet

    qu’hésitant(e) tu alourdis

    d’ombres écrites

    par des pierres. »

    Le second renvoie un peu plus loin encore, à L’Antéchrist de Nietzsche, pour qui le Nord des Hyperboréens, royaume des premières mythologies, est aussi celui des Ombres et des morts. Ces deux référents tracent un axe chronologique que la poésie de Christophe Manon va bousculer en brouillant les pistes de l’histoire et de l’écriture.

    « ÉTRANGERS DANS LA LANGUE écartelés

    entre deux siècles les pieds au nord du futur nous savons

    le goût du désastre où quelque chose de stellaire a disparu »,

    écrit Christophe Manon dans l’un des poèmes du chapitre premier de son recueil. Au cœur même des disparitions, l’ombre diffuse, et il suffit parfois de tendre le bras pour « saisir l’ombre tapie dans l’ombre ». Ou pour contempler

    « dans l’ombre les disparus dans les défaites plurielles

    les parias

    dont les plaies nous répugnent ».

    Et peut-être, dans cet éblouissement de l’espace et du temps,

    « ressentir un tourment

    semblable à de la joie. »

    Il y a toujours chez Christophe Manon cette lucidité grinçante qui bouleverse et qui émeut au plus profond.

    Trois chapitres composent l’ouvrage présent. Le premier, constitué de poèmes, porte un titre éponyme de celui du recueil. « Au nord du futur ». Le second chapitre, « Au milieu de la nuit, le jour », composé de neuf chapitres, est une suite de fragments en prose où viennent parfois se glisser de petits poèmes en lien étroit avec ce qui précède et ce qui suit. Le troisième chapitre, intitulé « Cela », est une suite étrange de poèmes éclatés dont les segments sont repris en grisé, échos assourdis de phrases superposées. Cette composition évoque les cinq vers du poète américain Robert Creeley, vers mis en exergue de cette ultime section.

    « des mots aussi

    clairs, habiles

    que la cendre séparera,

    comme la poussière,

    tombée de nulle part. »

    (la traduction en français ci-dessus est de Sabine Huynh pour TdF. Cf. Words)

    Et les poèmes de « Cela », pris dans la tonalité englobante d’un pronom indéfini neutre, condamnés à disparaître dans la lenteur. À s’effacer comme des traces sur le sable ; comme des ombres qui s’éteignent dans le lointain. Et comme nous-mêmes.

    « ce que nous recevons

    n’est qu’un écho       étouffé

    de la rumeur aléatoire       du vivant

    dont l’énigmatique inflexion

    semble préluder

    à notre effacement ».

    En dépit de leur différence formelle, ces trois chapitres explorent la même thématique. La même idée obsédante. Quelque chose existait par le passé, qui guidait et donnait sens à la vie et aux actions qu’elle drainait. Quelque chose en quoi chacun croyait ; dont chacun croyait que ça allait durer longtemps ainsi. Une sorte de confiance aveugle enveloppait les hommes et le monde. Les tenait « hors / de toute crainte ignorant / quand cela commença ».

    Quand cela commença-t-il ? Quand « le renversement d’horizon » se produisit-il ? C’est là la question implicite qui court d’une section à l’autre du recueil. Et de ce passé qui fut, il ne reste que des « ombres » et le souvenir d’un « éblouissement » que les mots peinent à restituer.

    Les poèmes du premier chapitre — « Au nord du futur » — sont denses. Ils sont construits sur un phrasé ample, qui emporte, même s’il est heurté par des rejets inattendus. Ils concernent un collectif de personnes impliquées dans les mêmes actes auxquels participe le narrateur. Ce qu’indique l’emploi exclusif du pronom personnel « nous ».

    « NOUS ÉCRIVIONS sur des murs

    de prisons parlions à travers les canalisations à d’autres

    comme nous incarcérés… »

    Drainés par des imparfaits duratifs ou par des passés composés, ces poèmes sont portés par un souffle puissant qui submerge. Ils évoquent une vie construite sur l’imaginaire, capable d’inventer des « fictions pour travestir le réel ». Tous étaient alors impliqués dans le cœur de l’histoire, prenant au sérieux les convictions qui les portaient au cœur des luttes du moment. Tous étaient confrontés au heurt violent entre réel et idéal ; confrontés à l’absurde surdité du monde contre lequel venaient battre les voix. Les poèmes, clos sur la violence, interrogent les énigmes du passé, tentent d’en percer les fonctionnements (ou dysfonctionnements), dénoncent la « cécité » et la « désorientation de l’époque ». Le « nous » est le pronom personnel exclusif des verbes de sorte que les actions décrites englobent et concernent un collectif dans lequel s’inclut le narrateur. De sorte aussi que le lecteur se sent à son tour happé dans ce tourbillon qui déchire et qui malmène.

    L’idée qui se profile au fur et à mesure que les poèmes ouvrent en nous leur sillon, c’est qu’ils sont à la fois anticipation — sur un avenir proche qui n’a pas encore tout à fait pris sa forme définitive — et regard en arrière. Mélange de prolepse et d’analepse. Comme si le poète, propulsé dans un futur plus tout à fait hypothétique, se retournait soudain pour voir et pour décrire ce à quoi il a assisté et ce qu’il a vécu. Si bien que les événements auxquels il est fait allusion et que l’on croyait appartenir à un passé lointain de l’histoire se trouvent soudain appartenir à un passé tout proche qui nous met en prise avec notre présent actuel. Avec l’horreur qui le secoue en permanence et avec la peur qui étreint chacun de nous. Il y a jusqu’à notre langage qui s’en trouve désarçonné.

    « bégayer bégayer sans cesse pour parler

    de notre temps la langue quelque part avait rompu

    la digue il ne restait que quelques consonnes des sédiments

    narratifs limons essaims de formes surfaces

    effacées et nous inéluctables inouïs cherchant dans la trame des

    siècles un avenir

    possible noyés engloutis dans l’idiome emportés par la houle

    échouant sur la rive d’une

    césure peut-être à bout de

    souffle se taire pour sortir du silence se taire endurer

    la désorientation de l’époque

    dire cela dire

    la cécité toujours pareille articuler en un balbutiement quels noms

    quels mots quels morts et nommer quel

    désastre un naufrage une farce

    peut-être. »

    Je n’ai pu résister à donner ici la presque totalité de ce poème afin que le lecteur puisse appréhender ce souffle en même temps que ce qui caractérise l’écriture de Christophe Manon dans l’ensemble de ce chapitre.

    La première section du recueil se clôt sur un poème-bilan qui énonce à travers un balancement binaire une succession de rêves et leur transformation en échec ou en cauchemar, et s’achève sur des actions au présent dont les ramifications poursuivent leur travail de sape sans pour autant bousculer nos émotions. Il y a dans l’énoncé de ces événements cycliques qui défient les temps – passé-présent-et à venir — quelque chose de terrifiant qui touche à nos tragédies, tragédies dont nous n’avons que partiellement conscience, persuadés que nous sommes que rien de ce qui arrive ne nous concerne de près. Et pourtant, les vérités révoltées de Manon sont là pour nous mettre en garde, pour nous extirper de nos somnolences et de nos infimes satisfactions provisoires, et les poèmes ont une force, une énergie et une beauté qui ne peuvent qu’atteindre ceux ou celles dont la sensibilité reste vive.

    « NOUS AVONS RÊVÉ de nous saisir

    de notre destin et ce rêve s’est achevé

    contre le mur d’un cimetière nous avons rêvé

    d’une étoile rouge à l’Est qui s’est transformée

    en mur et s’est effondrée nous avons rêvé

    de châteaux en Espagne et ce fut une fosse

    commune où furent balancés des corps par milliers nous avons rêvé

    d’une longue marche et cette marche s’est échouée sur un barrage

    hydraulique maintenant

    nous avons appris à estimer nos semblables et nous édifions

    des demeures de sang et d’os et immortels

    de tant de morts nous projetons

    de la joie au-devant

    de nous-mêmes. »

    La partie médiane du recueil — « Au milieu de la nuit, le jour » — est une suite ininterrompue et hallucinée, mais toujours parfaitement maîtrisée, de réflexions personnelles qui mêlent souvenirs pensées déclarations amoureuses confessions aveux visions du monde interrogations sur l’existence. Les un(e)s enchaîné(e)s aux autres par des maillons qui sautent de paragraphe en paragraphe et se poursuivent ensuite au chapitre suivant. Ainsi du passage du chapitre 2 au chapitre 3 :

    « Y vois-tu quelque chose (2)

    à redire ou bien est-ce le murmure de la terre ondulant

    sous l’averse ?… »(3)

    Christophe Manon emprunte à la poésie le procédé métrique du rejet ou de l’enjambement qu’il adapte à la prose. Une forme d’écriture décalée qui est la grande particularité d’Extrêmes et lumineux (Verdier, 2015). Une fois passés la surprise et sans doute l’inconfort de lecture, se laisser porter par ces sauts de vagues est exaltant et accepter d’être ballotté d’une pensée à l’autre est pure jouissance. Car c’est là, à mon sens, que réside le plus grand plaisir de la lecture de Manon, celui qui m’avait déjà tenue en haleine dans Extrêmes et lumineux et que je retrouve intact dans ce nouveau recueil.

    La première personne reprend ici ses droits pour explorer les méandres de la mémoire en même temps que les « arcanes des paroles que l’on ne prononce pas ». Et le « tu » auquel le narrateur s’adresse n’est peut-être que son double. Pourtant une phrase comme celle ci-dessous laisse entrevoir la présence d’un autre :

    « Nos étreintes sont aussi des doutes que nous partageons. »

    Ou encore cet extrait :

    « C’est là

    qu’est la beauté de la situation           : dans cette vulnérabilité et dans l’impermanence des baisers que nous échangeons avec l’espoir
    de pouvoir

    recommencer demain. »

    Et cet ensemble de fragments qui occupe une trentaine de pages pourrait bien se définir ainsi :

    « quelques dérives narratives qui s’élèvent en volutes pour produire de la lumière en ôtant la noirceur. »

    En écho à la phrase de conclusion du deuxième chapitre, où peut se déceler comme une lueur d’espoir :

    « Si bien qu’au milieu de la nuit, le jour. »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Christophe Manon, Au nord du futur





    CHRISTOPHE MANON


    Christophe Manon




    ■ Christophe Manon
    sur Terres de femmes

    [Longue fut l’attente] (extrait d’Au nord du futur)
    [Que reste-t-il des] (extrait de Jours redoutables)



    ■ Voir aussi▼

    → (sur le site des éditions Nous)
    la page de l’éditeur sur Au nord du futur
    → (sur le blog de Fabien Ribery)
    un entretien avec Christophe Manon au lendemain de la publication d’Au nord du futur






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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • 27 décembre 1882 | Naissance de Mina Loy

    Éphéméride culturelle à rebours



    Le 27 décembre 1882 naît à Londres Mina Gertrude Löwry, connue sous le nom de Mina Loy.

    « Immense poète, figure irrésistible des avant-gardes italienne, française et américaine — de Marinetti à Duchamp, de Djuna Barnes à Arthur Cravan qu’elle épousera —, avant-gardes qu’elle traverse et survole de son intelligence ironique. Entre 1914 et 1919, elle déploie dans ces manifestes écrits au scalpel une pensée radicalement utopiste et subversive. » (Loy, Manifeste féministe, Éditions Nous, 2014)





    MANIFESTE FÉMINISTE
    (extrait)



    Le mouvement féministe tel qu’il est constitué à présent est
    Imparfait


    Femmes si vous souhaitez vous accomplir — vous êtes à la veille d’un soulèvement psychologique dévastateur — toutes vos illusions domestiques doivent être démasquées — les mensonges des siècles sont à congédier — Êtes-vous préparées à cet arrachement — ? Il n’y a pas de demi-mesure — NUL coup de griffe à la surface du monceau d’ordures de la tradition ne conduira à la Réforme, la seule méthode est une
    Démolition Absolue


    Cessez de placer votre confiance dans la législation économique, les croisades contre le vice & l’éducation égalitaire — vous glosez à côté de la Réalité.
    Des carrières libérales et commerciales s’ouvrent à vous —
    Est-ce là tout ce que vous voulez ?


    Et si vous désirez honnêtement atteindre votre niveau sans préjudice — soyez
    Courageuses & reniez
    d’emblée — ce pathétique boniment-cri de guerre la Femme est l’égale de l’homme

    elle ne l’est PAS ! car


    L’homme qui vit une vie où ses activités se conforment à un code social le protégeant de l’élément féminin —
    —— N’est pas masculin


    Les femmes qui s’adaptent à l’évaluation théorique de leur sexe en tant qu’impersonnalité relative, ne sont pas davantage
    Féminines.
    Renoncez à chercher dans l’homme comment découvrir ce que vous n’êtes pas — cherchez au-dedans de vous-mêmes pour découvrir ce que vous êtes dans les conditions actuelles — vous avez le choix
    entre Parasitisme,
    & Prostitution ou Négation


    Les hommes & les femmes sont ennemis, de cette inimitié de l’exploité pour le parasite, du parasite pour l’exploité — pour le moment ils sont à la merci de l’avantage que chacun tire de la dépendance sexuelle de l’autre—. Le seul point où les intérêts des sexes se fondent — est l’étreinte sexuelle.



    Mina Loy in Loy, Manifeste féministe & écrits modernistes [Jargon Society, 1982], Éditions Nous, 2014, pp. 15-16-17-18. Traduction et préface d’Olivier Apert.





    MINA LOY


    Mina Loy 2





    ■ Mina Loy
    sur Terres de femmes


    L’amour est des corps (+ notice bio-bibliographique)
    Chants d’amour pour Joannes
    Pétunia blanc




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    Arthur Cravan, poète et boxeur (Surpris par la nuit, France Culture), où l’on peut entendre un long extrait d’une lettre d’Arthur Cravan à Mina Loy





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  • Christophe Manon | [Longue fut l’attente]



    Lumiere bis
    « l’oubli rassemble | ses forces pour vaincre | la lumière »
    Ph., G.AdC








    LONGUE FUT L’ATTENTE en ces temps
    de détresse il y avait tant de haine en nous qu’on aurait pu la

    nommer
    amour de nouveau
    nous cherchons une vérité à hauteur d’homme une
    pensée dangereuse et transformatrice du réel il nous faut
    tout inventer jusqu’aux atomes trouver
    un nouvel imaginaire des formes éblouissantes ajouter
    des pays des mers différentes les changements de soleil des danses

    des chants de la musique des coups et
    frappés de stupeur contempler
    les paysages rêveurs dans les yeux des rescapés le ciel fatigué les

    arbres tuméfiés les roches bondissantes regarder
    ce qu’on ne voit pas avec nos yeux aveugles quand
    secrètement l’oubli rassemble
    ses forces pour vaincre
    la lumière.



    Christophe Manon, Au nord du futur, Éditions Nous, Collection disparate, 2016, page 28.






    Christophe Manon, Au nord du futur





    CHRISTOPHE MANON


    Christophe Manon




    ■ Christophe Manon
    sur Terres de femmes

    Au nord du futur (lecture d’AP)
    [Que reste-t-il des] (extrait de Jours redoutables)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Nous)
    la page de l’éditeur sur Au nord du futur






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  • Pier Paolo Pasolini, La Rage (extraits)




    Libération de la Tunisie



    Ce sont les jours de la joie,
    les jours de la victoire.

    Gens de couleur,
    la Tunisie vit sa libération.

    Des années de misère
    de labeur et d’erreur se préparent.

    Une mutation de l’histoire se prépare
    qui amènera peut-être régression et corruption.

    Gens de couleur,
    c’est dans l’espoir que l’homme n’a pas de couleur.

    Gens de couleur, c’est dans la joie
    que l’unique couleur est la couleur de l’homme.






    Libération du Togo



    Joie après joie,
    victoire après victoire !

    Gens de couleur, une nouvelle nation
    d’Afrique est indépendante !

    Une liberté élémentaire
    avec tout un chemin encore à parcourir.

    Gens de couleur, c’est dans la dignité
    que l’homme n’a pas de couleur.

    L’unique couleur de l’homme
    est dans la joie de se confronter à sa propre obscurité.






    Libération de Cuba. Images de jeunes filles en fête



    Joie après joie,
    victoire après victoire !

    Gens de couleur,
    Cuba est libre.

    Gens de couleur, c’est dans l’innocence
    que l’homme n’a pas de couleur.

    C’est dans la victoire que l’unique couleur
    est la couleur de l’homme.



    Pier Paolo Pasolini, La Rage, 24b, 24d, 24e, Éditions Nous, Collection Now, 2014, pp. 54-56-58. Traduit de l’italien par Patricia Atzei et Benoît Casas. Introduction de Roberto Chiesi.







    Pasolini_larage_b




    PIER PAOLO PASOLINI


    Pasolini
    Source



    ■ Pier Paolo Pasolini
    sur Terres de femmes

    5 mars 1922 | Naissance de Pier Paolo Pasolini
    22 septembre 1962 | Sortie de Mamma Roma (Pier Paolo Pasolini)
    2 novembre 1975 | Mort de Pier Paolo Pasolini
    Al principe
    A na fruta (+ bio-bibliographie)
    El cuòr su l’aqua
    Le chant des cloches
    [Ma io parlo… del mondo] (extrait de Poésie en forme de rose)
    Pier Paolo, le poète assassiné



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Nous)
    la fiche de l’éditeur sur La Rage de Pasolini





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  • Carlo Levi, Les mots sont des pierres | Voyages en Sicile

    par Angèle Paoli

    Carlo Levi, Les mots sont des pierres | Voyages en Sicile,
    éditions Nous, Collection Via, 2015.
    Traduction de l’italien par Laura Brignon.



    Lecture d’Angèle Paoli



    Guttuso
    Renato Guttuso, Le donne dei minatori, 1953
    Huile sur toile, 141 cm x 221 cm
    Source








    « QUELQUE CHOSE A VRAIMENT CHANGÉ »




    Peu nombreux sont les auteurs pour lesquels est spontanément associé un titre d’œuvre à leur patronyme. Carlo Levi fait partie de ce petit nombre. Son nom est à jamais lié à un très grand roman : Cristo si è fermato a Eboli (Einaudi, 1945) ; Le Christ s’est arrêté à Eboli (Gallimard, 1948). L’histoire de ce roman — l’environnement particulier dans lequel il a été conçu puis écrit — a cependant contribué à occulter l’existence d’autres ouvrages. Ainsi de celui paru en septembre aux éditions Nous : Les mots sont des pierres. Sous-titré Voyages en Sicile (Le parole sono pietre, Einaudi, 1955, récompensé en Italie par le Prix Viareggio), ouvrage inédit en France, et qui vient de voir le jour dans une très belle traduction signée Laura Brignon.

    Le livre rassemble trois récits de voyages effectués par Carlo Levi dans la Trinacrie du XXe siècle, au cours des années 1950 : 1951 et 1952 pour les deux premiers récits ; 1955 pour le troisième. Pour qui ne connaît pas la Sicile, cet ouvrage est une œuvre de référence, qui allie, à l’esprit de découverte hors des sentiers battus, acuité, lucidité et précision. Pour les amoureux de l’île, ces trois récits de voyages sont un livre essentiel, un compagnon de route et de lecture indispensable. Avec pour guide un écrivain dont le regard profondément humain et bienveillant, celui-là même que nous connaissions déjà, ne peut laisser indifférent. Quant au style de Carlo Levi, il est, d’un bout à l’autre de l’ouvrage, puissant et magnifique.

    Chacun de ces voyages — ils occupent plusieurs journées — est l’occasion pour Carlo Levi de témoigner d’événements auxquels il a assisté. « Des choses plus simples, plus modestes », selon l’auteur, que celles qu’il a racontées dans le roman qui l’a rendu célèbre. Son objet est de rapporter « les faits de là-bas, tels qu’ils peuvent apparaître à l’œil attentif d’un voyageur sans préjugés. » Ainsi s’exprime Carlo Levi dans la postface sur laquelle se clôt l’ouvrage. Un très grand texte, malgré la modestie du propos.

    Retour dans les années 1950. Révoltes des paysans sur les latifundia 1 de la Sicile intérieure ; grèves des mineurs dans les mines de soufre de Lercara Friddi ; soulèvements des ouvriers soumis à des conditions de travail inhumaines ou aux lois d’une féodalité qui les maintient sous le joug et en état d’esclavage. Qu’elles soient entre les mains de propriétaires terriens implacables ou de propriétaires des zolfare, les familles de ces régions oubliées du Christ vivent misérablement, décimées par la malnutrition, la maladie et l’insécurité. La mort d’un jeune mineur de dix-sept ans, Michele Felice, écrasé dans une galerie par la chute d’un bloc de pierre, entraîne une grève de vingt-jours. Des journées entières de protestations, accompagnées « de licenciements de représailles […] de revendications syndicales précises sur les salaires, la protection sociale, la liberté syndicale… ». Lorsque Carlo Levi et son ami Alfio arrivent à l’entrée de la mine pour en faire la visite, la mine est sous bonne garde. Interdiction d’y accéder. Une lettre d’accusation circule, rédigée par un villageois : « La mine accuse — Lettre de Lercara Friddi ». S’ensuit une manifestation de foule organisée par les mineurs. Je revis Germinal. Et pourtant non, ce n’est pas Germinal, ni même Rosso Malpelo, la nouvelle de Giovanni Verga, le maître du vérisme. C’est de la même famille ; d’une veine voisine. C’est du Carlo Levi. Plus moderne, plus direct. En prise avec le réel et les dialogues échangés. De ces épisodes violents autour de la zolfara, témoignent, outre le témoignage de Carlo Levi, les toiles de Renato Guttuso, portraits d’ouvriers notamment conservés au musée Guttuso de Bagheria (Province de Palerme).






    Guttuso  La zolfara
    Renato Guttuso, Zolfara, 1953
    Huile sur toile, 201,5 cm x 311 cm
    Museo d’Arte Moderna « Mario Rimoldi »,
    Regole d’Ampezzo, Cortina d’Ampezzo
    Source






    C’est à Sciara, près de Palerme, que meurt le jeune Salvatore Carnevale, paysan conscient et engagé, abattu par la mafia. Cette mort entraîne Francesca, la mère de Salvatore, dans une révolte qui lui fait soudain trouver les mots qu’elle n’a jamais su dire. Révolte antique qui monte en elle du plus profond et conduit la paysanne à faire front devant les tribunaux pour dénoncer les injustices subies depuis toujours. Face à Carlo Levi qui vient à sa rencontre, elle retrouve la puissance de sa harangue, reprend les mots du procès, retrace pour l’écrivain les épisodes de la tragédie qui est la sienne :

    « Elle parle de la mort et de la vie de son fils comme si elle reprenait un propos interrompu par notre arrivée. Elle parle, raconte, raisonne, discute, accuse, très vive et précise, faisant alterner le dialecte et l’italien, la narration développée et la logique de l’interprétation, et elle n’est qu’à travers ce discours continu où elle tient tout entière, tout entière : sa vie de paysanne, son passé de femme abandonnée puis veuve, ses années de travail, et la mort de son fils, sa maison, Sciara, la Sicile, la vie entière contenue dans ce flot de mots violent et ordonné. Rien d’autre n’existe d’elle et pour elle, sinon ce procès qu’elle instruit et mène toute seule, assise sur sa chaise à côté du lit : le procès de la gestion de ces terres, de la condition servile des paysans, le procès de la mafia et de l’État. »

    Francesca, la paysanne de Sciara, inscrite dès ses origines dans le malheur qui fait d’elle une tragédienne de l’Antiquité, contient en elle seule toute la puissance du récit de Carlo Levi. Elle en est l’emblème. La figure maîtresse. C’est de sa bouche que surgissent les pierres qui donnent leur titre à l’ouvrage. Et ce sont ces pierres qui font naître la paysanne à elle-même.

    « C’est ainsi que cette femme s’est faite, en un jour : les larmes ne sont plus des larmes mais des mots, et les mots sont des pierres. »

    Le récit dans le récit se poursuit. Avec ses flash-back, ses reprises, gestes et événements liés à l’engagement du fils, aux menaces qui pèsent sur lui ; et c’est bien de geste qu’il s’agit, de cette geste médiévale qui donne aux discours et à leur emboîtement les uns dans les autres la tonalité épique qui fait partie, de longue date, de la culture sicilienne. Il ne s’agit pourtant pas ici d’un récit chevaleresque, même si les combats des paladins contre les Maures sont évoqués, en d’autres pages, par Carlo Levi. Mais d’une réalité de ce pays, une réalité d’ici, dans ce village de la Sicile des années 1950, pourtant liée depuis ses origines à un fonctionnement féodal que l’on croyait inébranlable. Il a fallu qu’une mère perde son fils dans ce combat contre le pouvoir occulte de la mafia, qu’elle affronte la justice d’État avec sa propre vision de la justice pour que changent les choses :

    « La mère de Salvatore a parlé, elle a explicitement dénoncé la mafia au tribunal de Palerme. C’est un grand événement, car il brise le poids d’une loi, d’une coutume dont le pouvoir était sacré. Quelque chose a vraiment changé. »

    Tout autre est le premier récit de voyage. Le lecteur assiste à l’édification glorieuse d’un mythe. Comment le fils d’un petit paysan a-t-il pu se hisser jusqu’à la fonction suprême de maire de New York (1950-53), « la plus grande ville du monde » ? Aux dires des villageois, il s’agit d’un miracle. Miracle à la sicilienne. Carlo Levi raconte la scène d’arrivée de Vincent Richard Impellitteri, Impy pour les intimes, dans son village natal d’Isnello, banderoles et fanfares. Le siculo-américain y débarque après 50 ans d’absence, accompagné d’un staff de chauffeurs, de journalistes, de personnalités, d’agents de l’administration. Sa somptueuse Pontiac grise est assaillie par des frottole de gamins. Chacun se réclame de sa famille. Les commères se disputent son habitation. Tel numéro. Non celui-ci. Chacun tente de se l’approprier, non pour obtenir de lui des cadeaux mais parce que, étant un des leurs, chacun peut se reconnaître en lui :

    « Bien que personne ne le connût, c’était un des leurs. Comme celle d’Homère ou de Christophe Colomb (ou, mieux, du Christ), sa naissance était mystérieuse et sa réapparition, son épiphanie prochaine, miraculeuse. »

    On assiste alors à toute une série d’événements qui contribuent à marquer les esprits et à ancrer l’enfant prodigue d’Isnello dans sa glorification. Son apothéose. Rien ne manque, depuis les souvenirs offerts à l’hôte par la mairie jusqu’aux discours officiels qui se donnent du balcon. Sans oublier la messe solennelle et le sermon du prêtre qui reconnait là « un miracle de la foi ». Tout ici se tient et s’enchaîne dans le même esprit de solidarité épique.

    « Après la naissance à Dieu, la naissance au Monde ; après la maison de Dieu, la maison de l’État : on allait à la mairie, à quelques mètres de là. »

    Et Carlo Levi de couper court à toute éventuelle forme d’ironisation :

    « Il serait trop facile d’ironiser sur ces interventions, et pour cela la plume de Gogol dans Les Âmes mortes serait inutile : il suffirait de reproduire ici, s’il existait, le compte-rendu sténographique sans l’altérer. Mais je ne le ferai pas, car ce ne serait pas juste… »

    Ainsi les habitants d’Isnello contribuent-ils à forger le mythe dont ils ont besoin. Besoin de croire en l’exceptionnel d’une personnalité qui les dépasse et rachète à jamais la misère à laquelle ils ont été assujettis.

    Carlo Levi se rend aussi à Catane, la ville noire dominée par l’Etna. Soumise aux puissances telluriques et infernales, Catane est la terre des cyclopes. Les coulées de lave se sont répandues sur les pentes du volcan et les concrétions basaltiques brûlantes ont été rejetées jusque dans la mer par le volcan en furie. Dans les énormes blocs qui ponctuent les petits ports d’Aci Trezza et d’Acireale, c’est l’antique colère du géant Polyphème qui se lit encore à ciel ouvert. C’est la terre d’Homère et d’Ulysse luttant contre les géants déchaînés ; c’est aussi celle des Malavoglia de Giovanni Verga — « tous ces malheureux, abandonnés à cette heure sur la sciara 2, ressemblaient aux âmes en peine du Purgatoire ». C’est aussi celle de Luchino Visconti et de La terra trema 3.

    « Ainsi, tout évoquait une image : l’Odyssée, Les Malavoglia, La terre tremble, et nous nous demandions d’où pouvait bien venir la magie de ce village désormais si lié à l’art qui en est né. »






    La terra trema
    Luchino Visconti, La terra trema, 1948
    [pêcheurs à Aci Trezza]
    Source






    La réponse nous est donnée un peu plus loin, à travers les propos d’une jeune femme étrangère à ce petit port et à son histoire :

    « Vous avez vu ? C’est le plus beau village du monde. » Elle en aimait « la nature, la couleur de l’air, de la mer, de la terre, le noir des sciare, le violet du basalte, le désordre tellurique de la côte, l’Etna là-haut dans le ciel, les maisons rosées, modestes et proprettes ; mais, plus que tout, c’étaient les hommes qui l’émouvaient, leur attitude devant la vie et la mort. »

    De quoi vit-on, ici, sur ces pentes sans cesse menacées de destruction ? On vit. Ici comme partout ailleurs. D’optimisme et de reconstruction. De courage et de ténacité. De cultures de vignobles et de vergers, champs d’agrumes et oliveraies. Les terres sont fertiles et la nature, généreuse. Les hommes, femmes, vieillards, enfants, courageux. Déterminés. Et puis l’on se nourrit des mythes. Chacun ici connait les légendes qui ont façonné les villages et leurs familles. Et Catane s’enorgueillit de donner à la Sicile ses plus célèbres marionnettistes. Dans la ville noire, chacun connaît de mémoire les grandes épopées dont les pupi 4 narrent les hauts faits. Au théâtre Garibaldi se donnent de grandes représentations. Le public passionné connait à l’avance le déroulement de l’action et son dénouement. Chacun « prend fiévreusement parti » et peut ensuite s’adonner à mimer ses scènes favorites. Car, « bien plus que Fausto Coppi ou Gino Bartali, les paladins sont des idoles actuelles, on se réjouit de leurs victoires et on pleure leurs morts. »

    Étonnante Sicile. Si riche si protéiforme si imprévisible et si attachante. Elle étonne aussi Carlo Levi qui ajoute à son propos cette anecdote :

    « On me raconta qu’un cocher s’était un matin réveillé d’une humeur noire et avait déclaré à ses proches qu’il ne sortirait pas de son fiacre, car c’était un jour de deuil : le soir même, au théâtre Garibaldi, Renaud de Montauban allait mourir. »

    Et puis il y a Palerme. Sa vie et ses mystères.

    Les mots sont des pierres | Voyages en Sicile : un ouvrage à lire à revisiter à décrypter.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    _________________
    NOTE d’AP : toutes les notes, en dehors de la note 4, sont de la main de la traductrice.

    1. Immenses propriétés terriennes laissées incultes ou cultivées de façon extensive. Particulièrement répandues dans le Sud de l’Italie, elles ont disparu avec la réforme agraire des années cinquante, qui les morcela et les redistribua.
    2. Terme régional qui désigne les étendues de lave pétrifiée.
    3. I Malavoglia, roman de Giovanni Verga, est un classique de la littérature italienne du XIXe siècle. Le film de Lucchino Visconti, La terre tremble, en est l’adaptation cinématographique (citation extraite des Malavoglia, trad. Maurice Darmon, Paris, Gallimard, 1968).
    4. Pupi : « Marionnettes magnifiques, presque aussi grandes que des personnes, avec de beaux visages, des armures finement travaillées, des costumes et des armes que le marionnettiste a entièrement fabriquées lui-même. Elles pèsent entre vingt-cinq et trente-cinq kilos chacune et sont manipulées d’en haut par deux assistants, deux jeunes hommes […] Ils savent les mouvoir à merveille, avec passes d’armes et duels violents accompagnés en rythme par un battement de pieds qui simule le roulement des tambours… » (Carlo Levi, Les mots sont des pierres, pp. 70-71).






    Carlo Levi  Les mots sont des pierres




    CARLO LEVI


    Carlo Levi
    Carlo Levi
    Autoportrait, 1945
    Huile sur toile, 42 x 34 cm,
    Rome, Fondation Carlo Levi




    ■ Carlo Levi
    sur Terres de femmes

    29 novembre 1902 | Naissance de Carlo Levi (+ notice sur Cristo si è fermato a Eboli et extrait)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Nous)
    la page de l’éditeur consacrée aux Mots sont des pierres de Carlo Levi
    le site de la Fondation Carlo Levi






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  • Andrea Inglese | [In questa poesia sono senza sguardo]



    DANS CE POÈME JE SUIS SANS REGARD]
    Ph., G.AdC







    [IN QUESTA POESIA SONO SENZA SGUARDO]




    In questa poesia
    sono senza sguardo
    eppure completo il foglio e lo firmo
    riesco a rispondere al telefono
    sono senza cervello ma corro all’uscita
    sono perfettamente in orario
    anche dentro il garage faccio spazio
    uso tutto il mio corpo
    i passanti mi guardano con approvazione
    completamente privo dello sguardo
    prendo l’ascensore e seguo una donna
    mi lascio presentare al responsabile
    gli stringo la mano senza cervello
    lui mi guarda contento




    Andrea Inglese, La grande anitra, Edizioni Oedipus, Collana Megamicri, Napoli, 2013.








    [DANS CE POÈME JE SUIS SANS REGARD]




    Dans ce poème
    je suis sans regard
    pourtant je complète la feuille et signe
    réussis à répondre au téléphone
    je suis sans cerveau mais je cours vers la sortie
    parfaitement ponctuel
    même dans le garage je fais de l’espace
    utilisant tout mon corps
    les passants me regardent avec approbation
    complètement privé de regard
    je prends l’ascenseur et poursuis une femme
    me laisse présenter au responsable
    je lui serre la main sans cerveau
    il me regarde content




    Andrea Inglese, Mes cahiers de poèmes in Lettres à la Réinsertion Culturelle du Chômeur, Éditions Nous, Collection disparate, 2013, page 76. Traduit de l’italien par Stéphane Bouquet.






    Andrea Inglese, Lettres à la Réinsertion Culturelle du Chômeur
    ANDREA INGLESE


    Andrea Inglese

    Source



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Nous) la fiche de l’éditeur sur Andrea Inglese
    → (sur remue.net)
    Andrea Inglese | Colonne d’aveugles





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  • Edoardo Sanguineti, Corollaire

    par Marie Fabre

    Edoardo Sanguineti, Corollaire,
    Éditions Nous, Collection Now, 2013.
    Édition bilingue.
    Traduit de l’italien par Patrizia Atzei et Benoît Casas.
    Préface de Jacques Roubaud.



    Lecture de Marie Fabre


    Cette serve Italie forzitaliénée . Genova 2005
    Ph., G.AdC







    [UNE POÉTIQUE FUNAMBULESQUE]




    Poursuivant leur travail salutaire de défrichage du territoire poétique italien, les éditions NOUS offrent aujourd’hui aux lecteurs français, après Zanzotto et De Angelis, l’occasion de découvrir l’une des figures majeures de la poésie contemporaine italienne, Edoardo Sanguineti. Né en 1930, Sanguineti a d’abord été l’un des chefs de file de la néo-avant-garde italienne du Gruppo ’63, aux côtés de Nanni Balestrini ou encore d’Antonio Porta, représentant d’une génération qui a voulu rompre les cadres d’une poésie italienne perçue comme trop provinciale et trop frileuse. Au cours des années, son travail poétique ne perd rien de sa radicalité formelle, s’arrondissant cependant au fil d’un travail plus autobiographique, où le poète tire le meilleur parti de l’anecdote et du mot d’esprit. Le recueil Corollaire (1997), traduit par Patrizia Atzei et Benoît Casas, se place dans la lignée de Postkarten (1978), appliquant la fameuse recette stendhalienne du « petit fait vrai »1. Le poète nous y convie à le suivre dans ses errances mondiales, nous livrant au fil de compositions numérotées un ensemble de poèmes oscillant entre la carte postale adressée, le sonnet revisité, la déclaration d’amour, le rébus et le testament.

    Le premier poème, programmatique, nous fournit l’introduction rêvée à l’œuvre entière de Sanguineti. « Acrobate » est le premier mot du recueil, qui s’ouvre par un autoportrait en forme de définition du dictionnaire :


    acrobate (n.m.) est celui qui marche tout en pointe (de pieds) : (tel, du moins,
    pour l’étymon) : mais ensuite il procède, naturellement, tout en pointe de doigts, aussi,
    de mains (et en pointe de fourchette) : et sur sa tête : (et sur les clous,
    en fakirant et funambulant) : (et sur les fils tendus entre deux maisons, par les rues
    et les places : dans un trapèze, un cirque, un cercle, sur un ciel) :
    il voltige sur deux cannes, flexiblement, enfilée dans deux verres, deux chaussures,
    deux gants : (dans la fumée, dans l’air) : pneumatique et somatique, dans le vide
    pneumatique : (dans de pneumatiques plastiques, dans des fûts et bouteilles) : et il saute mortellement :
    et mortellement (et moralement) il tourne :

    (ainsi je me tourne et saute, moi, dans ton cœur) :


    Nous voilà donc introduits à une poétique funambulesque, où le rythme se réinvente dans la ponctuation qui fait avancer le poème par précisions successives, sur la « pointe des doigts », en de gracieux sauts périlleux. Jacques Roubaud fait remarquer dans sa Préface la « cohérence formelle et sémantique » exceptionnelle de cette œuvre, forgée dans une constance que Sanguineti poursuit depuis ses premiers recueils. Notons donc la disposition du poème, avec ses marques « déposées » que sont : les deux points venant suspendre et rouvrir à tout moment le propos, ponctuation « pneumatique », signature invitant à poursuivre par-delà la conclusion, et les parenthèses incessantes qui enferment digressions, explications, gloses ironiques, understatements. Au fil des années, Sanguineti s’est forgé bien plus qu’un style : c’est un ton, une voix, une posture à la fois maladroite, pointilleuse et dégagée que l’on retrouve de recueil en recueil.

    Frappe dès l’abord, malgré les énigmes multiples et le goût de la cryptoréponse (poème 2 : « qu’est-ce que je te demande, si tu me le demandes, je te cryptoréponds ainsi : »), l’éminente sympathie de cette poésie enlevée, où le poète assume (ce n’est pas la première fois !) la posture du vieux, accumulant les bilans tout en soufflant sur les braises d’un désir encore juvénile, la morale de l’histoire poussant toujours vers le copulo ergo sum du poème 32. Un hédonisme dont le poète aura fait sa profession de mécréant : impossible de ne pas lire en miroir le testamentaire « je n’ai cru en rien : » de Postkarten (50) et l’épigraphique « j’en ai joui, moi, de ma vie : » de Corollaire (3). Ainsi le recueil marie volontiers la sophistication extrême à la quotidienneté dans ses plaisirs élémentaires :


    à la fin (comme madrigalaient ces presque aurorales voix mixtes d’Antioquia),
    c’est la tristesse qui est la muerte lenta :

    je laisse de côté les choses simples (las pequeñas, las queridas) :
    et j’en viens au point qu’elles recommandaient (tout comme Mercedes) : muchacho, no partas ahora :
    (entonces, c’est vrai que je ne peux pas le rêver, vieillard, el regreso) : mais c’est encore plus vrai, et bien
    plus effrayant, que l’amour est simple : (y las cosas simples las devora el tiempo) :
    (si la transcription Juan Diego est correcte) :

    c’est vrai, enfin, c’est vraiment vrai, que j’ai aimé
    ma vie : (la vie) : c’est ainsi, dans cette luz major, qu’aujourd’hui, les filles, je me meurs :



    Au bout du compte, même le mea culpa du poète « épouvantable encyclopédie de conneries encouillonnées, de semi-criminelles/supergaffes » se clôt dans la tendresse :


    ce que j’ai eu, je le garde ainsi : (pourvu que je te garde, moi je me garde, à l’identique) :


    L’acrobate ne se contente pas cependant de discussions graveleuses et de déclarations. La poésie de Sanguineti garde aussi toute sa vocation critique, dans l’enregistrement d’une réalité néocapitaliste mondialisée (ses 4×4, ses hôtels Hilton, ses pré-pubères en chaleur fans de Take That). Le tout dans un joyeux plurilinguisme babélico-bordélique, qui nous mène de residencia en retiro, d’aéroport (Tegel) en taxi, d’universitaires pisans sur une plage de Tibériade en macédoniens buvant du cognac à Alger. C’est tout le bric-à-brac culturel cosmopolite de nos sociétés qui apparaît alors, passant à travers les perceptions, le corps, la langue, les rencontres, les contradictions du poète, selon une méthode d’immersion chaotique jamais reniée. La dimension politique de sa poésie est à nouveau réaffirmée à travers l’incursion dans le territoire de la « poesia civile », là où le poète-sénateur (car l’acrobate a plus d’un tour dans son sac, et Sanguineti est aussi essayiste, traducteur, professeur, politicien), comme un Pétrarque ou un Leopardi de son temps, engage le « lecteur coélécteur » à libérer « cette serve Italie forzitaliénée », ce « pays bordélisé berlusconisé » par le « simple secours d’un bulletin sagace » (48). Et le clerc organique2, l’intellectuel toujours gramscien de conclure :


    cher camarade prolétaire,

    je sais bien que le Quatrième état a presque perdu, chemin faisant,
    sa conscience de classe, il y a de ça un moment (même si pas pour toujours, j’espère
    bien) — et pas le Tiers état, parce que le bourgeois c’est le bourgeois, avec un esprit encore fortement
    conscient de lui-même : et le capitalisme c’est le capitalisme (c’est le souverain — le suprême) :
    (et il n’y a pas forcément une grande envie de communisme, là, maintenant, par ici) :

    mais là
    — là il faut voter, pour commencer, contre les libertés et leurs seigneuries : contre nos
    servitudes et chaînes :

    il faut les relever, tous ensemble, tombés dans cette boue,
    à nouveau, ces quelques vieux drapeaux : (et nous réveiller, entre temps, à notre rêve)  :



    Pour l’Italie, on sait que cette année-là (1996) fut celle de l’élection de Prodi, mais on connaît aussi la suite jusqu’à aujourd’hui, sans un brin d’utopie.

    Reste à saluer le travail à la fois précis et créatif des deux traducteurs-éditeurs (qu’on pourrait donc qualifier de passeurs organiques, sinon d’acrobates) pour ce volume soigné, mais surtout pensé jusqu’au format et à la mise en forme originale du recueil bilingue, où le lecteur italianophile pourra trouver, après la traduction française, l’intégralité du texte italien.



    Marie Fabre
    D.R. Texte Marie Fabre
    pour Terres de femmes




    _________
    NOTES
    1. Voir la célèbre recette de Postkarten (49). Le recueil fait partie des rares ouvrages traduits en français, aux éditions L’Âge d’Homme, 1990 (trad. Vincent Barras).
    2. C’est le titre d’un recueil d’essais de Sanguineti : Il chierico organico, Scritture e intellettuali (Milan, Feltrinelli, 2000), lui-même tiré d’un article écrit par Sanguineti en 1988 sur « Gramsci et la figure de l’intellectuel organique ».






    Sanguineti





    ________
    NOTE d’AP : ancienne élève de l’École normale supérieure (Lettres et Sciences humaines), Marie Fabre est agrégée d’italien. Après un « master 2 » à l’université de Bologne sur Italo Calvino et Elio Vittorini, elle a soutenu en décembre 2012 (sous la direction de Christophe Mileschi, à l’Université Stendhal – Grenoble 3) une thèse de doctorat sur les rapports entre utopie et littérature chez ces mêmes auteurs. Marie Fabre est aujourd’hui maître de conférences en études italiennes à l’École normale supérieure de Lyon.






        EDOARDO SANGUINETI


        Edoardo Sanguineti
        
    Source




        ■ Edoardo Sanguineti
        sur Terres de femmes


    [ma come siamo, poi, noi ?] (poème extrait de Corollaire)
    Ballade des femmes
    je t’explore, ma chair
    Laborintus II (extrait)
    Wirrwarr
    18 mai 2010 | Mort d’Edoardo Sanguineti
    4 juillet 1969 | L’Orlando Furioso mis en scène par Luca Ronconi (interview d’Edoardo Sanguineti)




        ■ Voir aussi ▼


    → (sur cairn.info) Edoardo Sanguineti (1930-2010). Niva Lorenzini, Jacqueline Risset, traduit de l’italien par Martin Rueff, in Po&sie 2010/1-2 (N° 131-132), pp 3-11.






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  • Pauline Von Aesch | [ j’ai en cette tête des échappatoires]



    [J’AI EN CETTE TÊTE DES ÉCHAPPATOIRES]



    j’ai en cette tête des échappatoires
    loin du lit resté si
    inébloui


    dit unlighted


    du drap
    vide ou peut-être d’arrière plan


    une fonction
    posée sur ce cou d’accroissement
    ce nouvel indice


    qui révèle s’elle


    toujours s’elle-même
    dont j’ai mal




    Pauline Von Aesch, Nu compris, Collection disparate, Nous, 2012, page 63.






    Von Aesch, Nu compris





    PAULINE VON AESCH



    ■ Pauline Von Aesch
    sur Terres de femmes

    Nu compris (lecture d’Isabelle Lévesque)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions NOUS)
    une fiche sur l’auteur et les premières pages [PDF] de Nu compris





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