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  • Marc Alyn, Le temps est un faucon qui plonge

    par Angèle Paoli

    Marc Alyn, Le temps est un faucon qui plonge,
    éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2018.



    Lecture d’Angèle Paoli


    DU FAUCON QUI PLONGE AU VOL DE L’ÉPERVIER : L’AMOUR LA POÉSIE




    Le temps est un faucon qui plonge. Par le rythme des images qu’elle convoque, cette étonnante définition du temps pourrait être à elle seule le vers d’un poème. Avec l’auxiliaire « être », son présent éternel comme point de jonction d’univers dissemblables, lesquels se rejoignent soudain dans la magie de correspondances imprévues. Cet octosyllabe éminemment lyrique fait à mes yeux écho à un vers incandescent, tiré du recueil Le Livre des amants (Marc Alyn, 1988) :

    « Désir, faucon royal en flammes sur mon poing… ».

    Or, il ne s’agit nullement ici d’un vers mais du titre du dernier ouvrage de Marc Alyn. Sous-titré Mémoires. Le poète annonce par là sa volonté d’accomplir un voyage à rebrousse temps. D’habiter un espace mémoriel, le temps de remettre ses pas en des lieux disparus qui ont pourtant façonné une vie. L’entreprise du poète est donc de reparcourir la longue « trajectoire terrestre » qui fut la sienne depuis les origines, depuis les enfances rémoises jusqu’à aujourd’hui. Né à Reims le 18 mars 1937, Marc Alyn offre à ses lecteurs un récit autobiographique fascinant qui vient compléter les Mémoires provisoires de 2002. Une manière pour le poète de surmonter l’oubli et d’accéder, par l’écriture revisitant le passé, à l’intemporel. Le livre se lit d’une traite, qui foisonne de mille anecdotes, brille de l’éclat de mille pépites. Et draine sur son passage les grandes voix du siècle, rencontrées, croisées, aimées, fréquentées, tout au long des années. Une galerie de portraits vivants prend place parmi les événements de la vie de Marc Alyn, qui accorde autant d’importance aux amis qu’à lui-même. Écrivains poètes artistes éditeurs sont légion et foisonnent sous la plume alerte du poète. François Mauriac / Pierre Seghers / Srečko Kosovel / André de Richaud / Pierre Emmanuel / Pierre-André Benoît / René Char / Mario Prassinos / Jean Carrière / Roger Caillois / Lawrence Durrell / André Pieyre de Mandiargues / le calligraphe chinois T’ang Haywen… et, parmi tant et tant d’amis encore, une femme, LA Femme : Nohad Salameh.

    Une vie entière habitée par la poésie et par l’écriture. Derrière l’autobiographie, ce sont bien les « Mémoires » d’une traversée du siècle qu’il nous est donné de lire. Peut-être en écho aux Mémoires intérieurs de François Mauriac.

    Il faut remonter très loin dans l’univers familial de Marc Alyn pour assister au surgissement de la poésie dans son espace mental. D’emblée, la poésie s’impose à lui comme le lieu unique où vivre :

    « J’avais découvert en mon for intérieur, sans oser en parler à quiconque, une substance vivante, fulgurante et nourricière : la poésie. »

    Conscient d’appartenir à une espèce en voie d’extinction, le jeune garçon, dans une ardeur qui ne faiblira pas, prend « la décision de devenir poète à temps complet ». Et ce pour le restant de [ses] jours.

    « J’entrai en élégie comme d’autres au monastère ; un palais m’accueillait — la langue française — dont il conviendrait de forcer les tiroirs secrets. » Et le poète d’ajouter, non sans humour : « Bien entendu, il convenait de faire vœu de pauvreté — mais non point, à mon grand soulagement, de chasteté ! ».

    Pareille révélation, à un âge si précoce, ne devait pas le quitter. Elle allait accompagner le poète tout au long de son existence, prenant racine dans une jeunesse impatiente, fiévreuse, rebelle et révoltée, désargentée, livrée tout à la fois à l’incompréhension de soi et des autres et aux incandescences de l’« inspiration ». Le jeune garçon se construit ainsi, à la « Marge », dans la solitude et dans le retrait, naviguant le plus souvent vers des « Orients sorciers », propices aux fugues imaginaires. Ainsi, dès son plus jeune âge, le poète met-il en pratique un « art de vivre à l’envers ».

    « J’habitais le suspens, l’entre-temps, le blanc entre les mots. »

    Quant à l’initiation à la fête charnelle, elle a lieu quelques années plus tard, lors d’un premier séjour à l’étranger, à Lindau, en Allemagne. Découverte auditive que celle du sexe, « authentique nerf de la guerre ».

    Sexe et poésie cheminent désormais de concert, formant les deux versants d’une même fièvre. « Eros et logos l’un l’autre s’engendrant. »

    Délaissant soudain les romans fleuves qui faisaient les délices de la prime jeunesse, le jeune Alyn se consacre à la seule aventure qui vaille – « celle de l’image à l’état naissant. » C’est le temps des années rimbaldiennes, ouvertes dans le premier chapitre des « mémoires » — « Le baptême du feu » — sur un vers des Illuminations d’Arthur Rimbaud :

    « Une cloche de feu dans les nuages. »

    Rimbaud, retrouvé un peu plus loin dans cette confrontation de Marc Alyn avec le prince des poètes :

    « Rimbaud des bois, l’allumeur de rêves, m’accueillait à l’orée de ses jardins de palmes cernés de fleurs carnivores, en compagnie de Nerval et de Baudelaire… ».

    Bien avant, en amont, surplombe une tout autre figure, héritage de la passion maternelle pour un héros romanesque de son temps. Cette figure tutélaire, devenue inéluctable dans l’histoire familiale, est celle de « Fantômas », création du romancier Marcel Allain. Dont se délecte Élise, la mère de Marc, alors enceinte de son rejeton.

    « Fils de Fantômas ? Quelle généalogie pour un poète ! L’imaginaire constituerait mes terres domaniales, et le poème la plus sûre des planques : mon château intérieur protégé par les loups. »

    D’Allain à Alyn, il n’y a pas de différence, à l’oreille du moins, et c’est à Claude, frère ainé de Marc et talentueux metteur en scène, que le cadet doit son nom de baptême en poésie. Ainsi naît « le jeune poète Marc Alyn », laissant derrière lui les habits originels d’Alain Marc Fécherolle.

    « Écrivain-né » — ainsi l’affirmait son entourage — « il ne me restait plus qu’à naître », écrit Marc Alyn.

    Ce qu’il fit tambour battant dès 1954. Et ce jusqu’en 1958, date d’interruption involontaire due à la guerre d’Algérie. Mais, déjà, de solides amitiés et soutiens permettent au jeune homme de s’initier à la publication. Celle « microscopique » d’une première plaquette, Le Chemin de la parole, bientôt suivie d’une autre, Demain l’amour. Puis vient la publication très remarquée du recueil Le Temps des autres, couronné du prix Max Jacob le 18 mars 1957, le jour même des vingt ans de Marc Alyn. Une consécration précoce orchestrée par « les monstres sacrés » qui composent alors le jury : Paulhan, Cocteau, Salmon, Supervielle, Mac Orlan.

    Parmi les liens d’amitié qui ont présidé à l’avènement du poète, citons Jean Bouhier, fondateur de l’École de Rochefort ; Jean Breton, fondateur de la revue Les Hommes sans épaules ; le poète André Laude ; René Caqueret, « artisan épris de poésie » ; le poète picard Pierre Garnier, avec qui Marc Alyn signe — conjointement à Jean Bouhier — Défense de la poésie, manifeste en réaction contre « la poésie nationale » d’Aragon ; Bruno Durocher, « poète polonais rescapé des camps de la mort » et fondateur des éditions Caractères ; Pierre Seghers, éditeur du recueil Le Temps des autres.

    De retour à Paris, après deux ans d’absence, Marc Alyn se lie d’amitié avec François Mauriac. Leur première rencontre datant de janvier 1960. François Mauriac vient de publier ses Mémoires intérieurs, « chef-d’œuvre de l’autobiographie spirituelle où le lyrisme circule comme sang dans les veines et dont la lecture m’avait inspiré l’idée d’étudier le poète caché derrière le prix Nobel. » Cette idée prend forme avec l’écriture d’un essai sur l’œuvre lyrique de Mauriac publié chez Seghers, dans la collection « Poètes d’aujourd’hui ».

    La relation d’amitié de Marc Alyn avec François Mauriac s’inscrit dans le cercle magique des « affinités électives ». Le journaliste « fin-de-siècle » reconnaît dans le jeune homme talentueux qu’est Marc Alyn, un poète de même race. Et donc, tout comme lui, « fin-de-siècle », en dépit de sa jeunesse. Le jeune poète poussera la complicité intellectuelle et poétique jusque dans ses extrêmes. Une même opération, à des années de distance, pour un même cancer. Celui du larynx, dont les deux hommes de lettres sortiront avec une signature identique, « légendaire » : celle de « la voix blessée ». Étrange coïncidence. Une fatalité qui survient en 1991 et entraîne Marc Alyn vers le naufrage. Pourtant, après l’ablation de la corde vocale touchée par le cancer et la trachéotomie qui s’ensuivit, le poète écrit :

    « Cette voix autre, qui m’était concédée comme une aumône, ressuscitait en moi, me semblait-il, le timbre blessé de François Mauriac. Fréquemment, je me répétais intérieurement les mots de l’acte de grâce du Livre des morts :

    L’usage de mon larynx m’a été rendu par le dieu. »

    De l’époque parisienne des « années Mauriac », Marc Alyn garde le souvenir aigu des échauffourées dont le grand journaliste était le point de mire. Il « faisait partie de cette génération de poètes que la « vague de rêves » surréaliste avait balayée d’une ruée impitoyable… L’effroi de Mauriac se conçoit aisément face à ce jeu de massacre qui (de Francis Jammes à Anna de Noailles) dégommait une à une ses idoles. »

    Fin-de-siècle ou pas, Marc Alyn poursuit continûment sa trajectoire de poète lyrique. Reconnu par ses pairs.

    En 1961, Pierre Seghers lui confie une mission d’importance. Se rendre en Slovénie afin de collecter sur place nombre de poèmes et de les rassembler en vue de constituer une anthologie. Enthousiasmé par ce projet, Marc Alyn se met en chemin, découvre un pays qu’il reçoit « comme un poème : élégie de neige ou épique œillet rouge ». Un enchantement. Qu’enrichissent encore les rencontres, les amitiés nouvelles et le travail. Sensible à « la musique de la phrase slovène », Marc Alyn n’en est pas moins confronté « à la difficulté souvent insurmontable de marier les syntaxes dans l’espoir d’aboutir — non à une imitation servile et vaine — mais à un nouveau poème gardant trace de ses origines. » Deux anthologies paraissent (l’une en 1962 et l’autre en 1971), qui révèlent au public français les grandes voix de Slovénie : Franz Prešeren, Oton Župančič, Matej Bor, Aloïs Grandnik… Mais, surtout, la voix de Srečko Kosovel, considéré par Marc Alyn « comme l’un des grands visionnaires européens ». Le poète français consacrera au « météore slovène » (mort à l’âge de vingt-deux ans) un essai paru en 1965 dans la collection « Poètes d’aujourd’hui ». De Slovénie, Marc Alyn poursuit son voyage jusqu’en Croatie, moissonnant tout ensemble poèmes et paysages. L’Orient intérieur prend forme, qui gisait jusque-là sous les strates de la mémoire d’enfance. De découvertes en éblouissements, le périple revêt peu à peu un caractère métaphysique que le poète n’aura de cesse d’explorer. La fascination éprouvée en Bosnie face aux stèles de la nécropole bogomile de Radimlja annonce les fulgurances de Byblos et de Baalbek.

    Huit années séparent encore Marc Alyn de sa rencontre avec le Liban. Années au cours desquelles le poète se détache de Paris et s’installe, avec son épouse Jacqueline Hamel, dans la ville natale de Jean Racine : Uzès. Vingt-trois ans de vie dans « la vieille bâtisse » gardoise. De 1964 à 1987. Une vie animée par les visites permanentes des amis, par les expositions organisées autour du calligraphe T’ang Haywen, par les lectures publiques et les débats, sans compter le travail d’écrivain auquel ne cesse de se livrer le poète campagnard. Publication chez Flammarion d’un roman Le Déplacement (1964), auto-défini par Marc Alyn comme « aussi peu public que possible : l’écriture, opération magique, technique d’envoûtement, essai de transmutation incantatoire  » ; animation au Figaro littéraire de la rubrique « poésie » ; publication d’essais (Kosovel, Nerval…) et, en 1966, fondation de la collection Poésie/Flammarion, qu’il dirige jusqu’en 1972.

    « J’avais suggéré à Henri Flammarion la création d’une collection de poésie contemporaine destinée à faire contrepoids, de façon symbolique, à l’image de moins en moins littéraire de sa maison. »

    Soutenu par Étienne Lalou, nouveau directeur littéraire de la grande maison de la rue Racine, Marc Alyn se lance avec enthousiasme dans l’aventure qui va le conduire à révéler au public des poètes aussi différents que Bernard Noël, Andrée Chedid, Lorand Gaspar, Gisèle Prassinos, Norge, Luc Bérimont, Pierre Dalle Nogare et le poète syrien Kamal Ibrahim… Dont certains, sous l’égide de Marc Alyn, seront honorés par des prix de renom.

    Ainsi Lorand Gaspar se voit-il récompensé par le prix Apollinaire pour Le Quatrième État de la matière ; Bernard Noël reçoit le prix Antonin-Artaud pour La Face du silence ; Pierre Dalle Nogare le prix Apollinaire pour son recueil Corps imaginaire.

    Les moments que je tiens pour les plus intimes et les plus chaleureux sont sans doute ceux que Marc Alyn passe en compagnie de son ami Jean Carrière que le succès du Prix Goncourt, obtenu en 1972 pour L’Épervier de Maheux, « avait précipité hors du cercle magique » qui était jusqu’alors le sien.

    « Qu’était devenu son rire ? Quelque chose de noir et de poisseux lui collait à la peau. Je ne songeais pas sans nostalgie aux soirées chaleureuses de Domessargues et à la nuit sur le Causse en compagnie de Frédéric-Jacques Temple au cours de laquelle un feu d’artifice avait illuminé le ciel au-dessus de notre campement de nomades. Il [Jean Carrière] continuait certes d’écrire avec talent, mais la grande vague semblait retombée. »

    La vie continue à Uzès. Et par-delà, jusqu’aux lisières des Cévennes. Quelque part du côté d’Alès (sol natal d’André Gide) s’étend « le terroir de Pierre-André Benoît, vieil enfant dont l’œil savait discerner, dans la moindre facette du réel, le profil à double issue des anges de passages… ». « Un humaniste de la Renaissance, curieux de tout et répandant sur chaque objet leur propre lumière intérieure ». Éditeur, peintre, imprimeur, collectionneur et poète, Pierre-André Benoît « avait voué un culte au Livre, imprimant notamment le plus large ensemble d’œuvres de René Char illustrés par les artistes les plus marquants du XXe siècle, de Braque et Miró à Nicolas de Staël… ».

    Dans ces pages sur le séjour à Uzès, Marc Alyn consacre de très beaux portraits, vibrants, à ses amis. Pierre Emmanuel « séduisait par l’intensité de sa présence » ; Mario Prassinos, « l’alchimiste d’Eygalières » avait couvert sa colline des Alpilles de hiéroglyphes, faisant d’elle la « colline tatouée ». Du reste, « la grande affaire du peintre » n’est-elle pas « de transformer le vide en espace ? » Démarche qui nécessite une grande énergie. Dont l’alliée principale est celle de l’Éros. Lequel

    « se manifestait par [le] choix de techniques d’aspersion : éclaboussures, giclées d’encre à même la blancheur du papier étendu sur le sol. Et l’on eût dit que l’œuvre soumise à tant de tourments atteignait l’orgasme à travers le geste de l’artiste semant des labyrinthes : sperme noir, larmes d’astre. »

    Ailleurs, du côté de Sommières, c’est à Lawrence Durrell qu’il rend visite. C’est là, dans sa demeure « embusquée derrière une fantasmagorie d’arbres », que Larry travaille au troisième tome du Quatuor d’Alexandrie : Mountolive. Ensemble, Durrell et Marc Alyn réalisent un ouvrage qui rassemble les « entretiens » donnés sur France Culture. Publié par l’éditeur Pierre Belfond, Le Grand Suppositoire fit grand bruit. Et Durrell, invité par Bernard Pivot à Apostrophes, dut sortir de son tannière. D’autres échanges ont lieu sur France Culture, qui mettent en présence le trio Durrell-Carrière-Alyn.

    Ainsi va la vie du poète jusqu’à la rencontre, éblouissante et décisive, avec Nohad Salameh. Une fulgurance. Qui engendre une renaissance. 1972. Date du premier voyage de Marc Alyn au Liban. « Arche d’alliance, terre des mages et des images ». Pays du grand poète Georges Schehadé. L’avion vient d’atterrir à l’aéroport de Beyrouth. Marc Alyn tient dans les mains son dernier recueil de poésie, Infini au-delà. Qui vient de paraître aux éditions Flammarion. Parmi les notables et journalistes qui se pressent pour l’accueillir, se détache une silhouette. Celle d’« une jeune fille aux longs cheveux de jais qu’il [lui] sembla reconnaître sans l’avoir jamais vue… ».

    « Cette belle ténébreuse dont la présence illuminait sans offusquer l’ombre, c’était Nohad Salameh. Spontanément je lui offris le livre, et ce fut entre nous l’instant magnétique célébré plus tard dans une strophe de Byblos. »

    Byblos, premier volume de la trilogie Les Alphabets du Feu, paraît en 1991. Un an après le mariage de Nohad et de Marc (à Paris, en 1990). Dix-huit années se sont écoulées entre la première rencontre et le jour de célébration des noces. Années faites de séparations douloureuses et de retrouvailles éblouies, malgré la guerre, malgré les angoisses, malgré la terreur. Nohad est à Beyrouth sous les bombes. Marc divorce de sa première épouse et poursuit ses aventures littéraires en France. Infini au-delà est récompensé en 1973 par le prix Guillaume-Apollinaire. Marc quitte définitivement Uzès en 1987 et s’installe à Paris. Le 18 mars de la même année (jour de son anniversaire), il reçoit le Grand Prix de la Société des Poètes français. Puis il se rend à Beyrouth où il écrit Le Livre des amants.

    « Dans l’appartement de Nohad qui surplombait la mer et profitant des matinées où elle se rendait à son journal, je composais Le Livre des amants. Je tissais, métissais, entretissais les vocables de poèmes dont je tapais d’un doigt chaque vers sur le clavier d’une portative rouge : j’étais au bout du monde et tout au bout de moi. À l’issue de nuits qu’illuminaient les tirs, tel un gigantesque feu d’artifice, j’écoutais renaître les rumeurs de la rue, car la vie, contre toute attente, reprenait son cours : « Vitrier ! Vitrier ! »…

    « En août 1988, je voulus que Le Livre des amants, recueil écrit dans la gueule même du volcan, soit publié sur place, par défi aux forces déchaînées de la haine et de la déchéance auxquelles j’opposais l’amour la poésie. » C’est en effet dans une cave de Beyrouth, sous les bombardements, que le recueil dédié à Nohad est imprimé et voit le jour.

    En 2012, « conscient d’atteindre la croisée des chemins », Marc Alyn prend « la décision de fixer son itinéraire lyrique » et publie au Castor Astral le recueil de vers La Combustion de l’ange (avec une préface de Bernard Noël) ainsi qu’un recueil de proses : Proses de l’intérieur du poème. La totalité des aphorismes sera, elle, publiée aux éditions du Grand Tétras sous le titre Le Centre de gravité. Dans le même temps, le poète fait don de ses œuvres et collections : « au fonds Marc Alyn de la bibliothèque Carnegie de Reims allait bientôt s’ajouter une importante donation à L’Arsenal de Paris (BnF), regroupant livres d’artiste, manuscrits, correspondances et documents. »

    Et, en 2014, à Lausanne, le poète Jean-Pierre Vallotton remet à Marc Alyn le prestigieux Grand Prix de la Fondation Pierrette-Micheloud.

    L’amour la poésie ? N’est-ce pas ce que désirait le poète en herbe, à l’orée de sa vie ? Par-delà les obstacles et les souffrances, par-delà la maladie et les menaces de la mort, Marc Alyn a infléchi sa trajectoire à double entrée. L’amour la poésie. La flèche qui plongeait pour atteindre sa proie s’est incurvée tout au long d’un tracé labyrinthique. Pour dessiner un cercle parfait. « Tous les chemins sont circulaires », écrit Ibn Arabi. Empruntant cet aphorisme au poète andalou, Marc Alyn en reprend la substance dans l’incipit du chapitre intitulé « Mandiargues, Caillois, Eurydice retrouvée » et le parachève par une nouvelle métaphore où l’image du faucon inaugural du titre se substitue à celle de l’épervier :

    « L’expérience initiatique vécue à Byblos n’en finissait point d’élargir mon ciel intérieur de ses cercles concentriques pareils au vol de l’épervier. »

    Ainsi le cercle est-il tracé et accompli. Que peut désormais élargir d’autres richesses. Vécues, rêvées ou sublimées.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Marc Alyn  Le temps est un faucon qui plonge






    MARC ALYN


    Marc-alyn





    ■ Marc Alyn
    sur Terres de femmes

    D’une voix d’aube (poème extrait des Alphabets du Feu)
    Proses de l’intérieur du poème
    [Un lézard est sorti du sépulcre du Roi] (poème extrait de La Combustion de l’ange)



    ■ Voir aussi ▼

    → (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une notice bio-bibliographique consacrée à Marc Alyn
    → (sur Recours au Poème)
    une lecture du Temps est un faucon qui plonge de Marc Alyn par Gwen Garnier-Duguy
    → (sur le site de la revue Texture)
    une lecture du Temps est un faucon qui plonge de Marc Alyn par Marilyse Leroux




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  • Catherine Soullard, Vous avez Jupiter dans la poche

    par Angèle Paoli

    Catherine Soullard, Vous avez Jupiter dans la poche
    Éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2015.




    Lecture d’Angèle Paoli


    TAROT BIS








    DE LA MAGIE JUBILATOIRE DES MOTS



    « Sauvée et heureuse ». Telle est la conclusion que scande Phil Blaze, à l’issue d’une séance de cartomancie avec sa cliente. La cliente, une jeune artiste dans l’âme, créatrice de bijoux, hante les cabinets de tireuses de cartes, de cartomanciennes en tous genres, de spécialistes en interprétation du Tarot de Marseille. Aucun des cabinets parisiens de la capitale n’est inconnu à cette jeune femme, aucun(e) des praticien(ne)s de ce genre d’art ne résiste à cette impulsion particulière qui pousse la narratrice de Vous avez Jupiter dans la poche à consulter. Une sorte de fascination, voire une forme d’excitation irrépressible conduit l’héroïne du dernier roman de Catherine Soullard (récemment paru aux éditions Pierre-Guillaume de Roux) à fréquenter avec assiduité ces cabinets de curiosité d’un genre singulier. Pour la profane que je suis en ce domaine, une découverte qui se fait dans le plaisir d’une écriture enlevée, non dénuée d’humour, menée tambour battant, d’un bout à l’autre du récit.

    Sauvée ? De quoi donc ? De ce qui oppresse la jeune femme, de tout ce qui fait obstacle en elle depuis si longtemps. Sauvée du poids de la famille, dont la présence persiste à s’insinuer en elle, à s’imposer à son insu ; de ce double cordon ombilical, tenace, qui la lie à son père et à sa mère ; et l’entrave ; sauvée de ses contradictions, de son amour pour l’homme qu’elle a choisi et dont, décidément, il va falloir qu’elle se sépare ; sauvée d’elle-même, enfin, de son obstination à poursuivre sa vie dans le chemin qui est le sien.

    Comment parvenir au bonheur ? Pas forcément en mettant à profit ce qu’une séance de cartomancie lui révèle d’elle-même ou l’autorise à accomplir. En continuant à consulter les charlatans qui la poussent à changer de vie ? Pas forcément non plus. Car la jeune femme sait que « consulter mages, voyants, cartomanciennes, diseuses de bonne aventure et autres papes du tarot entretient la confusion, l’immobilisme, l’absurdité. » Mais est-ce bien la question du bonheur qui se pose à elle ? Rien n’est moins sûr. Parce qu’il y a là avant tout, dans cette démarche quasi compulsive, une sorte de jubilation inexplicable qui prend en compte tout à la fois le décor de la rencontre, l’accoutrement et les manières du tarologue, sa méthode de travail, sa façon d’« officier » ou de « sectoriser » les interventions, le discours qui s’organise au cours de chaque tirage de cartes. Et surtout le plaisir sensuel des mots. Qui se fraie un passage à travers le paysage mental de la consultante pour qui l’imagination et le rêve ont plus de consistance et de valeur que le réel :

    « Je goûte le plaisir d’être crédule, docile, sachant que je ne le suis pas, que je fais juste semblant, et j’y prends goût, c’est si doux de se laisser ensorceler. Un mot, une intonation, c’en est fait, le ressort secret se déclenche, le réel pâlit, s’éloigne, s’efface, je file dans la fiction et les vagabondages. »

    Jusqu’au jour où la narratrice prend son destin de créatrice de bijoux en mains. Et se libère du même coup de ses obsédantes chimères. Pareille à la « vieille yeuse », « solide, protectrice » qu’elle a devant les yeux, elle « expulse ce qui l’asphyxie », « s’allège des poids morts », « lâche ce qui l’encombre », « rejette ce qui la fait mourir. » Nouveau départ ? Nouvelle naissance ? Renouveau ? Renaissance ?

    Chapitre après chapitre ― certains d’entre eux portent le nom d’une des vingt-deux cartes du Tarot de Marseille ―, nous suivons la jeune boulimique de séances de cartes dans les péripéties qu’elle affronte au fil du jeu qui se déroule sous ses yeux et en sa présence. « Prenez, battez, coupez. » Telle est la formule qui donne le « la » de la méthode et confère son rythme à la séance. L’un après l’autre, tous les secteurs sont convoqués ― travail santé famille amours projets argent voyages identité rencontre… L’Ermite le Diable le Soleil la Tour le Bateleur l’Empereur l’Impératrice le Monde le Pendu la Papesse la Mort l’Étoile…, chacun entre en lice à tour de rôle, chargé de sa symbolique propre et doué de sa propre énergie. De ses promesses ou, au contraire, de ses forces négatives. Envers/Endroit. Les cartes se coupent se recouvrent se rejoignent interfèrent. Les planètes entrent aussi dans la danse et se mettent de la partie. Si l’Ermite freine, Jupiter, lui, « est là avec sa bonne étoile, le couronnement et la main du Ciel ». Donc, patience. Il ne peut se produire que de bonnes choses. Ce qu’il faut d’entrée de jeu, c’est « sectoriser ». Afin de procéder avec clarté et rigueur à « l’état des lieux et de la personnalité ». Mais il faut balayer d’abord, liquider le passé, lever les obstacles. À chaque tireuse de cartes, son style. À chaque cartomancienne, son discours. Discours conventionnels, rôdés, affublés de clichés savants. Tout un « blabla » qui « pimente la journée, colmate la solitude, repousse l’ennui. » Face à la parole souvent très affirmée (pour ne pas dire autoritaire) de la voyante, la jeune femme reste évasive, désemparée. Hésitante. Elle se contente le plus souvent de monosyllabes. Ponctue par des « oui, oui », « je comprends », « d’accord »… Il faut dire que le discours de Stéphane Muir, par exemple, outre que ce dernier se reconnaît volontiers directif, est plutôt infantilisant : « Où en sommes-nous au niveau de l’outil professionnel aujourd’hui ? Comment progresse-t-on cette année ? L’année prochaine »… De quoi rester suspendu(e) aux lèvres de l’autre. De quoi se laisser porter par celle qui voit et qui sait. Chaque séance patine de ses couleurs particulières les sentiments de la consultante. « Solaire et beau ». C’est sur ces mots que se clôt la première séance. Il n’en faut pas davantage pour que la jeune créatrice sorte en chantant son bonheur. « Solaire et beau, tralala, je descends les trois étages de son immeuble en scandant les deux mots, solaire et beau, marche après marche… » Il n’en faut pas davantage pour qu’elle conclue : « Un pont au-dessus de la Seine, et j’ai l’impression d’un enchantement qui se prolonge et ne me quittera pas. » Ailleurs, au fin fond du XIIe arrondissement, chez Chana Brassette, la consultante est soudain prise du désir de fuir.

    « Prendre ma veste posée sur le canapé, payer Chana Brassette, oui, la payer pour qu’elle se taise et qu’elle ouvre la porte, descendre les étages quatre à quatre, prendre mon sac dans les bras, courir aussi vite que possible. »

    « Nettoyez, balayez, sanctionnez les choses du passé. Ne vous retournez pas. Avancez. » Tel est le leitmotiv qui scande le plus souvent les séances. Celui de la table rase du passé.

    C’est sans doute plus facile à dire qu’à faire. Mais la jeune femme a quelques atouts de son côté. Trois arcanes majeurs. Trois bonnes fées qui veillent sur elle, la guident, et lui montrent la voie. L’Impératrice, la Papesse, la Tempérance (seule carte du récit à intervenir trois fois, dans trois chapitres différents). « Tailler, ajuster, limer… ». La création est là, qui impose son rythme et ses gestes à la créatrice et lui permet d’écrire « une histoire immortelle. » Car « créer des bijoux c’est ça, croire, faire croire, les pierres ont ce pouvoir… » Un pouvoir qui rejoint le pouvoir secret des mots. Alchimie dont Catherine Soullard, maîtresse du jeu, possède, au plus haut degré de fusion, la magie jubilatoire.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Catherine Soullard, Vous avez Jupiter dans la poche






    CATHERINE SOULLARD


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    ■   Catherine Soullard
    sur Terres de femmes

    Johnny tendresse (note de lecture d’AP)





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