[MÈRE SÉDENTAIRE]
Mère sédentaire, qui depuis ma naissance tiens la maison en ordre comme si chaque jour était celui du dernier inventaire,
c’est quand je reviens près de toi que j’erre. Ton attente est la même depuis si longtemps que tu ne touches plus la terre.
Quand, à tes côtés, je frottais mes semelles sous les tas de feuilles mortes, je ne savais pas que cet ennui était le meilleur de ce que tu pouvais m’offrir.
[DES FEMMES DE MA FAMILLE]
Des femmes de ma famille, je me souviens avec joie de deux :
la noire, à la parole et au cœur précipités, celle qui taillait des pains si bien calés entre ses seins que c’était vraiment le meilleur d’elle qu’elle distribuait, au fond de sa gargote obscure, à des tueurs à fronts de taureau, retour de l’abattoir ;
et l’affectueuse, belle à tout savoir, qui m’appela pour la dernière fois et me promit des joies de légende, lumineuse sur son grand lit arrêté dans l’ombre de sa chambre, comme sur une charrette de blé un soir de moisson, belle d’avoir à léguer cette lumière de fin d’été, belle et apaisée, comme si elle vivait la perfection dans son étrange abandon.
Par ces femmes, à peine approchées, je fus sauvé de la sécheresse.
Guy Bellay, La liberté, c’est dehors, éditions Saint-Germain-des-Prés, 1984 (préface de Georges Mounin), in Guy Bellay, Les Charpentières, Anthologie 1960-1984, éditions le dé bleu, 2002, pp. 100-101.

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