Étiquette : éditions Unes


  • Christian Dotremont | [Et nous avons traversé toutes sortes de bonnes choses]



    LAMPE ANGELE [2392]
    Je lui ai raconté un peu de ma vie claire-obscure
    (comme une lumière avec un abat-jour dessus).
    Ph. angèlepaoli









    [ET NOUS AVONS TRAVERSÉ TOUTES SORTES DE BONNES CHOSES]





    Et nous avons traversé toutes sortes de bonnes choses : du soir, du brouillard et des rues floues.
    Je lui ai raconté un peu de ma vie claire-obscure (comme une lumière avec un abat-jour dessus).
    Elle a dit qu’elle n’était qu’une pauvre personne.
    Et qu’elle ne savait pas toutes ces choses mais ses leçons de grec et de latin.
    Je lui ai dit qu’il fallait m’empêcher de voir la vie en m’en aveuglant plein les yeux.
    Elle a dit « c’est très compliqué mais je mettrai souvent mes lèvres sur tes joues ».
    Et j’ai dit que je serais content alors et même après et même avant.
    Je me demandais comment c’était possible d’avoir été si malheureux et de ne plus l’être.
    Je me disais « c’est très idéal » et je serrais très fort contre moi la petite fille réelle.
    Tout de suite j’ai compris en la voyant quitter l’école qu’elle quittait nos jeux passés.




    Christian Dotremont, « Petite », II, Ancienne éternité & autres textes [éditions Mercure de France, 1998], éditions Unes, 2021, page 22.






    Christian Dotremont  Ancienne éternité 2




    CHRISTIAN DOTREMONT


    Christian-Dotremont Portrait
    Source




    ■ Christian Dotremont
    sur Terres de femmes


    [Quand l’avez-vous vue ?] (autre extrait d’Ancienne éternité)
    Kara




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Les Hommes sans épaules)
    une notice bio-bibliographique sur Christian Dotremont





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  • Anne Seidel | Hygiene der angst II, III, IV



    Anne-seidel-chlebnikov-weint-poetenladen-rahmen







    HYGIENE DER ANGST II


    hier: schoenheit ist am ernsthaftesten : grundlos.
    weißgefliest-aengstlich schweben kristalle ins meer hinaus,
    umspuelen reglose glaswaende die flocken

    hier: schoenheit ist am ernsthaftesten : grundlos,
    die weiße angst zu verhaengen, schneiend-schwarz
    erzittert und zerfaellt die erwartung der tiere



    HYGIÈNE DE LA PEUR II

    ici : la beauté est la plus sérieuse : sans raison.
    peureusement carrelés de blanc des cristaux flottent vers le large,
    les flocons baignent des parois de verre immobiles

    ici : la beauté est la plus sérieuse : sans raison,
    pour masquer la peur blanche, noires neigeuses
    tremblent et se décomposent les attentes des animaux






    HYGIENE DER ANGST III

    eingaenge, solovki, tiefschwarzes licht, signal der stadt.
    opalisierend, solovki, gesichter, laute endlosigkeiten,
    wenn alles einfiel, solovki, vielleicht, zuletzt zuckte es

    keine ausgaenge, solovki, tiefschwarzes licht, signal der stadt,
    augopal, solovki, gesichter, wenn nach lauter endlosigkeiten alles
    einfiel, solovki, vielleicht aug in auge



    HYGIÈNE DE LA PEUR III

    entrées, solovki, lumière d’un noir profond, signal de la ville.
    opalisant, solovki, visages, infinités à forte résonance,
    quand tout s’effondra, solovki, peut-être, pour finir cela tressaillit

    pas de sorties, solovki, lumière d’un noir profond, signal de la ville,
    opale de l’œil, solovki, visages, quand à force d’infinités tout
    s’effondra, solovki, peut-être les yeux dans les yeux






    HYGIENE DER ANGST IV

    schwarze spitzen, weiß linien, russland, so hilflos zieht
    stille ein, die namen getraenkt, ende der waelder,
    es fehlte immer eine hand, versunken im pelz

    schwarze spitzen, weiße linien, da warst du, so hilflos zog
    stille in dich ein, in namen und waelder,ferne,
    es fehlte immer eine hand, versunken im schnee, solovki



    HYGIÈNE DE LA PEUR IV

    pointes noires, lignes blanches, russie, désemparé s’installe
    le silence, les noms abreuvés, fin des forêts,
    il manquait toujours une main, engloutie dans la fourrure

    pointes noires, lignes blanches, tu étais là, désemparé s’installait
    le silence en toi, dans les noms et les forêts, lointains,
    il manquait toujours une main, engloutie dans la neige, solovki




    Anne Seidel, Khlebnikov pleure [Chlebnikov weint, Poetenladen, Leipzig, 2015], II, III, IV, éditions Unes, 2020, pp. 36-41. Traduit de l’allemand par Laurent Cassagnau.






    Anne Seidel  Khlebnikov pleure 2




    ANNE SEIDEL


    Anne Seidel Denim
    Source




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Unes)
    la page de l’éditeur sur Khlebnikov pleure
    → (sur le site du Matricule des Anges)
    une lecture de Khlebnikov pleure par Emmanuelle Rodrigues





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  • Esther Tellermann, Corps rassemblé

    par Angèle Paoli

    Esther Tellermann, Corps rassemblé,
    éditions Unes, 2020.
    Vignette de couverture de Claude Garache.



    Lecture d’Angèle Paoli


    Claude Garache Z
    Claude Garache (Source)
    « Sous l’écheveau des couleurs, la poète voit poindre les corps. »










    DU PREMIER GESTE À LA GESTE D’ARIANE





    Cela commence sur un regard voilé. Sur une vision que domine un rouge amenuisé par « les tentures de l’œil ». Le poème initial de Corps rassemblé, tout dernier recueil d’Esther Tellermann, s’inscrit dans un diminuendo chromatique tandis que le final du même recueil ouvre sur un élargissement ébloui du champ visuel et mémoriel, une illumination que rien ne semble devoir assombrir.

    « Aujourd’hui de nouveau

    illumine

    les effluves

    de mémoire

    pour une floraison

    qui jamais ne s’éteint

    jamais

    ne s’enlise

    parmi les ronces. »

    Telle est la vision rayonnante que retient la poète à l’issue de ses rencontres avec Claude Garache, au profond de la plongée dans l’antre féminin que décline à l’infini l’œuvre du peintre.

    Entre les deux poèmes tout à l’opposite du recueil se dit le chant ininterrompu d’Esther Tellermann. Un chant qui s’inscrit — par sa forme, sa tonalité et ses thématiques — dans la continuité des recueils antérieurs et qui s’écrit dans la proximité immédiate des œuvres picturales en train de naître sous le pinceau de Claude Garache. C’est au cœur de cet échange entre la peinture et les mots que se noue le dialogue entre la poète, le peintre et la figure naissante. Dans leur soudain surgissement. À l’origine de l’écriture de ce recueil, il y a un « je », il y a un « il », il y a un « nous ». Un regard, une écoute et un même suspens. Un même partage dans le silence. « 3 pinceaux ». Et trois nuances de rouge pour souligner « la nuque », « la bouche », « les lointains », pour faire irradier l’âme par-delà l’instant. Est-ce le 3 du Troisième qui refait surface pour allier, sous une forme renouvelée, peinture et poésie ? Un 3 investi du pouvoir de réunir, dans une langue de la ferveur, à la fois autre et identique, matières, mots et couleurs ? Un « troisième » qui s’insinue dans le dialogue pour y mêler sa voix, mi-regret mi-désir, remontant à son gré le cours de la mémoire :

    « des fugues laissant

    les ferveurs

    ô mourir

    où fûmes 2

    dans le troisième. »

    Le titre du recueil — Corps rassemblé — ne laisse-t-il pas entrevoir — en lieu et place du fragmenté fracturé désassemblé — la perspective d’une unité nouvelle, désirée avec ardeur ? Ne laisse-t-il pas filtrer la lumière là où l’être entier s’ancrait jadis dans la douleur de ce qui a été, à jamais, perdu ?

    Derrière l’origine immédiate d’une rencontre d’artistes vécue se profilent d’autres origines, lointaines, sans cesse explorées au cours de la quête poétique de la poète. D’autres formes soupçonnées/insoupçonnées s’animent sous le souffle du créateur. Qui soudain existent dans un « elle », puis dans un « Elle ». Une Ève en qui toute femme s’origine, créée par le pouvoir de la poète :

    « et d’Elle je fis

    le sel

    ce qui meut

    l’univers ».

    Cette « sœur » désirée, sœur de toutes et de chacune, prend place peu à peu dans le monde visible de la toile qu’accompagne l’avancée du poème. Une Ariane perdue — laissée sur quelle rive ? — et soudain pressentie, adviendrait-elle, suscitée par le désir de la poète en même temps que par le miracle du geste fondateur du peintre ? Visible et actif, le geste du peintre est toujours premier qui renoue avec une antériorité invisible, enfouie au plus profond de son histoire et de la nôtre. Ainsi, le peintre, par son geste, renouvelle-t-il l’instant de la création. L’impulsion qui l’anime donne naissance à un « corps unique », cependant infini. Dans le même temps, il élargit les horizons et donne à voir, derrière le soyeux de la toile, tout un hors-champ et un hors-cadre qui s’inventent derrière le châssis. C’est ce que perçoit la poète, qui le dit par ces vers :

    « entre les seins

    affleure

    le premier geste

    des horizons de soie

    et des empires. »

    Sous le pinceau de Claude Garache, avec les mots de la poète, l’attente d’une origine perdue prend chair et vie, palpite et brûle, dans une épaule, la courbure d’une hanche, le galbe d’une jambe, les replis d’un bras, le glacis d’une peau. Communauté de désirs et de recherche :

    « J’attendais

    encore

    la première

    couleur

    la première

    argile

    le premier

    noyau

    ce qui est

    sève

    et sang.

    Nous cherchions

    à même la racine. »

    Encore faut-il que la poète fasse l’expérience patiente de la descente, traverse les premiers frémissements, se heurte à l’obstacle de la matière éclatée, affronte la décomposition pour que puisse advenir l’assemblage et la recomposition.

    Mais au centre, au cœur, en dessous, entre voilé et dénudé, là où le paysage devient métaphore du corps, où les linéaments de l’un se fondent dans les courbures de l’autre, le poème sexué prend chair, entre ombre et lumière, dans l’éclosion d’une fleur :

    « la blessure affleure

    annexe

    l’ombre

    de l’églantier

    et du carmin ».

    La poète sans cesse revient sur les origines, celles-là même qui président à la naissance du corps peint. L’Éros est flamboiement, qui se joue pourtant des hésitations entre sang et feu, nuances de couleurs et de formes. Dans le même temps, ce qui obsède et qui interroge, ce sont les frontières, les lisières, les bords, le cadre même de la toile, d’où le corps enclos, ivre de liberté soudaine, semble vouloir s’échapper. Les formes, dans leurs effleurements, brouillent les membres et les volumes. Les lignes s’estompent, se mêlent, qui font frissonner jusqu’aux limites du temps :

    « Un présent

    tremble et précise

    ce que devient

    le jour. »

    L’expérience de la peinture en train de naître sous le geste de la main, au gré des mouvements du pinceau, au gré des hésitations de la matière, a-t-elle le pouvoir d’apaiser la tension que génère le corps-à-corps du peintre avec la figure en train d’apparaître ?

    « Le premier geste

    veut atteindre

    l’épaisseur et

    le visage se

    perd ».

    Le geste premier a-t-il le pouvoir de calmer les appréhensions de la poète ? Dès son entrée dans le monde du peintre – au printemps –, le « je » désirant de la poète observe s’interroge se retire dans sa réflexion intérieure, cherche à saisir ce qui meut la quête du peintre, sa plongée dans l’univers sinueux des courbes. Tandis que l’artiste invente, décline les rouges d’où émergent des corps féminins qui prennent forme sous les yeux de l’une et sous les doigts de l’autre, la poète cherche à percer l’énigme de la présence/absence de la figure émergente. Sous l’écheveau des couleurs, la poète voit poindre les corps. Visionnaire, elle sent et voit au-delà des formes naissantes des paysages des combats. Ce qui prend vie sous les pinceaux, et qui respire, soudain éclate en d’autres formes, en d’autres débordements. Un lent cheminement vers des Orients d’or creuse toile et poème. Exigeante et ardente, la poète nourrit des rêves d’absolus indéfinissables, des désirs d’abstractions temporelles qu’auraient peut-être précisés d’autres couleurs :

    « Je voulais

    des devenirs

    ourlés

    de jaunes

    et de tilleuls. »

    Ainsi, tout au long des poèmes, le corps prend-il chair qui révèle derrière les formes ce qui secrètement préoccupe. La figure triangulaire du sexe retient à elle seule les craintes et les peurs :

    « bras enserre

    un sexe posé sur

    l’inquiétude »

    ou plus loin, ces vers :

    « Puis le

    visage se dessine

    avec les genoux

    qui posent des triangles

    sur la peur ».

    Au corps naissant qui prend sa pose sur la toile, à cette naissance irradiante, répond la descente du « je » jusqu’à l’absence de couleur :

    « je descendais

    jusqu’au blanc

    où s’arrête

    la force. »

    Une catabase initiatique qui s’accompagne d’un dessaisissement de soi propice à la création :

    « Je désapprenais le visible

    pour moduler l’effroi

    de la forme où

    s’amoncelle

    une teinte qui

    s’effeuille et se

    rassemble et

    prolonge ce qui

    l’arrête

    multiplie

    les horizons. »

    Mais toujours revient « le souffle tiède », le pneuma originel qui traverse, donne vie, réunit, réassemble. Toujours revient cette pulsion mystérieuse qui accorde à chacun sa part de rencontre et de rêve sans lesquelles nul horizon autre que le visible n’est possible :

    « Il voulait

    que jamais ne décline

    la présence

    d’un corps absent

    qui la consume. »

    Elle désirait retrouver l’unité perdue et c’est le peintre qui ouvre la voie. Une harmonie secrète les relie l’un à l’autre dans une même modulation. Une même étrangeté musicale, faite de contrepoints ascendants descendants, de suspens, de silences. Le désir que la poète surprend dans le geste de Claude Garache insuffle à Esther Tellermann une poésie inspirée par la geste d’Ariane. Une poésie éblouissante, dépliée déployée en de multiples lignes mélodiques sur des horizons anciens que la poète exhume et qu’elle rend à la vie. Une poésie sensuelle et sensible, toute de vibrations, incisée sur des déclinaisons de rouges insondables. Une poésie en symbiose profonde avec le langage de l’Autre.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Esther Tellermann  Corps rassemblé






    Esther Tellermann  Corps rassemblé  tirage de tête
    Tirage de tête de Corps rassemblé (tirage limité à 11 exemplaires numérotés de 1 à 11
    sur Vélin de Rives, accompagnés d’une gravure originale de Claude Garache,
    signée, tirée par l’atelier René Tazé à Paris, et d’un poème manuscrit d’Esther Tellermann).
    Source




    ESTHER TELLERMANN


    Esther Tellermann






    ■ Esther Tellermann
    sur Terres de femmes


    [Pour elle il voulut] (extrait de Corps rassemblé)
    [Jours firent de toi ma teinture] (poème extrait d’Afin qu’advienne)
    Carnets à bruire
    Je t’ai vu (poème extrait de Contre l’épisode)
    Éternité à coudre (lecture d’AP)
    [Un écho    un roman] (poème extrait d’Éternité à coudre)
    Voix à rayures (poème extrait du Poème Meschonnic)
    Première version du monde (lecture d’AP)
    Sous votre nom (lecture de Matthieu Gosztola)
    [Un mot encore] (poème extrait de Sous votre nom)
    Sûrement je vous tiendrai (poème extrait de Terre exacte)
    [Je sais vous me disiez de préférer l’ombre] (poème extrait du recueil Le Troisième)
    [Puis se ferme | la porte] (poème extrait d’Un versant l’autre)
    [Onde] (poème extrait de Voix à rayures)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la revue de littérature et de critique Le Nouveau Recueil)
    L’indécise exactitude de la terre : Esther Tellermann, par Michaël Bishop
    → (sur Remue.net)
    François Rannou / « D’où un homme est-il visible ? » | une approche de la poésie d’Esther Tellermann
    → (sur Recours au poème)
    une lecture d’Une odeur humaine d’Esther Tellermann par AP





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  • Esther Tellermann | [Pour elle il voulut]



    Claude Garache 4
    Claude Garache, in Jean Starobinski, Claude Garache,
    Flammarion/Galerie Lelong, 1988. Photo 11.
    Source








    [POUR ELLE IL VOULUT]




    Pour elle il
    voulut le
    milieu des chambres
    d’où nul ne
    la soustrait
    un halo qui
    la dresse
    en des cires
    qui la font luire
         et disparaître
    un hortensia fané
    qui garde sa ténèbre
    un Orient immobile
    sur les serments.

    Quel murmure
    empêcherait
         la prise
    la répétition des
    ellipses et des boucles
         repousserait
    le gel de l’aube
    autour de sa poitrine
    le pigment qui
    la fixe
         et la cloue ?

    Sœur s’enfuit
    défait l’enlacement
    pour la turquoise
         et la vague
    défait l’ardeur
         et le berceau
    appelle des esquifs
    qui l’emportent
    les gemmes et les
         amertumes
    éclatent les surfaces
         où elle resplendit
         et sommeille.

    Elle ne veut plus
    le chant contre
    les tempes
    le regard qui
         l’absout
    des occidents sous
    son empreinte
    des neiges et des silences
    où elle s’agenouille
    mais des fleuves
    au long des papyrus
    des fugues laissant
         les ferveurs
             ô mourir
    où fûmes 2
    dans le troisième.




    Esther Tellermann, Corps rassemblé*, éditions Unes, 2020, pp. 91-94. Vignette de couverture de Claude Garache.



    _____________________
    NOTE : Ce livre a été composé après les visites du 21 avril 2017, et des 17 juillet, 1er août et 28 août 2019 à l’atelier et au domicile du peintre Claude Garache.






    Esther Tellermann  Corps rassemblé





    Esther Tellermann  Corps rassemblé  tirage de tête
    Tirage de tête de Corps rassemblé (tirage limité à 11 exemplaires numérotés de 1 à 11
    sur Vélin de Rives, accompagnés d’une gravure originale de Claude Garache,
    signée, tirée par l’atelier René Tazé à Paris, et d’un poème manuscrit d’Esther Tellermann).
    Source




    ESTHER TELLERMANN


    Esther Tellermann






    ■ Esther Tellermann
    sur Terres de femmes


    Corps rassemblé (lecture d’AP)
    [Jours firent de toi ma teinture] (poème extrait d’Afin qu’advienne)
    Carnets à bruire
    Je t’ai vu (poème extrait de Contre l’épisode)
    Éternité à coudre (lecture d’AP)
    [Un écho    un roman] (poème extrait d’Éternité à coudre)
    Voix à rayures (poème extrait du Poème Meschonnic)
    Première version du monde (lecture d’AP)
    Sous votre nom (lecture de Matthieu Gosztola)
    [Un mot encore] (poème extrait de Sous votre nom)
    Sûrement je vous tiendrai (poème extrait de Terre exacte)
    [Je sais vous me disiez de préférer l’ombre] (poème extrait du recueil Le Troisième)
    [Puis se ferme | la porte] (poème extrait d’Un versant l’autre)
    [Onde] (poème extrait de Voix à rayures)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la revue de littérature et de critique Le Nouveau Recueil)
    L’indécise exactitude de la terre : Esther Tellermann, par Michaël Bishop
    → (sur Remue.net)
    François Rannou / « D’où un homme est-il visible ? » | une approche de la poésie d’Esther Tellermann
    → (sur Recours au poème)
    une lecture d’Une odeur humaine d’Esther Tellermann par AP





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  • Jean-Louis Giovannoni, L’Échangeur souterrain de la gare Saint-Lazare

    par Angèle Paoli

    Jean-Louis Giovannoni, L’Échangeur souterrain de la gare Saint-Lazare,
    roman intérieur,
    éditions Unes, 2020.



    Lecture d’Angèle Paoli


    Giova illus 2
    Vincent Verdeguer,
    Œuvre originale créée pour L’Échangeur souterrain de la gare Saint-Lazare,
    éditions Unes
    Source








    « DES OISEAUX CIRCULENT EN NOUS »





    Parmi les nombreux ouvrages qui composent les écrits de Jean-Louis Giovannoni figure une trilogie qui porte le sous-titre de « Roman intérieur ». Journal d’un veau (1996) / Le Lai du solitaire (2005) / L’Échangeur souterrain de la gare Saint-Lazare (2020). Échelonnés dans le temps, ces récits sont des textes en prose. Le dernier en date, un journal tenu au jour le jour, s’étire sur six mois, de janvier à juin. « Un journal pour témoigner de ce que je voyais et imaginais, » écrit le poète dans son avant-propos.

    Et d’ajouter : « L’insolite, l’étrange peuvent se trouver à deux pas de chez soi… ». De cela, tout lecteur est convaincu. Mais sous la plume de Jean-Louis Giovannoni, l’étrange et l’insolite peuvent prendre des tournures inattendues, quelque peu déroutantes pour qui n’a jamais lu cet auteur. Avant d’entrer au tréfonds de ce nouveau « roman intérieur » qu’est L’Échangeur souterrain de la gare Saint-Lazare, faire halte un instant sur les exergues des trois épigraphistes choisis par le poète – Hippolyte Taine, Lucrèce et Baudelaire. Cela suffit pour se convaincre que l’on va pénétrer dans un univers très particulier : celui de l’hallucination liée à la « perception extérieure » ; celui du corps et du rapport que les parties d’un tout entretiennent avec le tout ; et celui de la foule. Chacune des épigraphes ouvre en effet une piste de lecture. Chacune d’elles correspond à un contenu spécifique de l’ouvrage ou du moins à l’une des nombreuses réflexions qui le nourrissent. S’« il n’est pas donné à chacun de prendre un bain de multitude » — selon les termes de Baudelaire — , il n’est pas donné non plus à n’importe quelle plume de « décrire cette masse, sa vie interne » dans ce qu’elle offre « d’échantillons de mouvements, d’organes, de particules visibles et moins visibles ». « Jouir de la foule est un art », écrit encore Baudelaire. Explorer par l’écriture cette jouissance en est un autre, que Jean-Louis Giovannoni maîtrise au plus haut niveau. Au cœur de cette aventure, l’auteur possède aussi le talent de conduire au plus extrême. Dégoût et effroi d’une part face à la monstruosité de l’entreprise et de l’objet décrit et jouissance fascinée de l’autre. Pour les mêmes raisons. À quoi s’ajoute le plaisir consécutif à la lecture du surgissement inattendu de remarques chargées d’humour. Car l’humour perce bien souvent sous les mots au point que le sourire se substitue à la grimace. Grimace et sourire pouvant coexister simultanément dans des récits qui tiennent de la performance. Ainsi, parmi d’autres exemples, ce morceau d’entomologiste extrait du « Mardi 15 janvier, dans l’après-midi » :

    « Une femme passe sa main dans ses cheveux — plusieurs tombent… Personne ne s’en alarme. Particules infinitésimales allant rejoindre des monceaux de fibres de textiles, de squames de peaux mortes au sol, collées elles-mêmes à des poils d’animaux, d’humains et de débris d’insectes ; peuplées de bactéries et d’acariens microscopiques, couverts de pollen et de moisissures ; cherchant tous à rejoindre une pelote de poussière — traversée d’électricité statique — ô combien attirante et conglomérante, et qui offre, à qui veut, un corps possible au milieu des courants d’air. »

    Ou cet autre, qui me fascine tout autant qu’il me fait sourire :

    « On entend rarement des gens s’extasier sur la beauté d’un calcanéum, qui pourtant supporte en grande partie les contraintes exercées sur les pieds pendant la marche. On n’entend pas non plus de longs discours sur le rôle des cuboïdes, des naviculaires ou des phalanges proximales. Tout est nu et enfoui dans un pied, qui affiche complet avec vingt-six os, seize articulations et cent sept ligaments — excusez du peu ! Il est vrai que s’il fallait, dès notre lever, honorer d’un discours chaque partie de son corps, de la plus petite à la plus grande, ou simplement la nommer, on n’en finirait plus de soliloquer. » (« Vendredi 10 mai »)

    L’Échangeur souterrain de la gare Saint-Lazare mérite réellement son sous-titre de « roman intérieur ». Qualification à prendre au pied de la lettre à plus d’un titre. Comme le précise sur le mode de la parodie romanesque le narrateur et personnage principal, un « lundi 6 mai, très tôt malgré une pluie battante » :

    « Quand on se parle intérieurement, on gagne en densité. Depuis ce constat, je m’entretiens tous les jours avec moi-même. »

    Dès lors que l’on s’attache à saisir ce qui obsède le narrateur, on progresse dans l’appréhension de sa troublante personnalité. La première de ses redoutables obsessions concerne les chiffres. Qu’ils renvoient à l’infiniment grand ou à l’infiniment petit, du microscopique au nanoscopique et à l’invisible. Prolifération dont il est évidemment impossible, voire absurde, de rendre compte. Difficile de ne pas songer à l’inépuisable et éprouvante entreprise flaubertienne de Bouvard et Pécuchet. Et l’abattement provisoire qui surprend le narrateur atteint aussi provisoirement le lecteur. Qui finit par se laisser convaincre car c’est aussi de sa propre « condition » qu’il s’agit. C’est cette condition-là que le narrateur met en scène :

    « Nous sommes tous témoins que nous nous laissons plus facilement pénétrer par ce qui n’a pas de volume. Je saisis mieux, à présent, l’expression que nous prononçons devant un océan ou au sommet d’une montagne : “Vue imprenable″. Elle résume assez bien notre condition, celle de ne pouvoir emmagasiner que sensations, images et mots. » (« Vendredi 1er mars »)

    Le point de départ du journal s’ancre dans la saga ordinaire d’une réalité multiple et démultipliée fondée sur des chiffres qui défient l’imagination, les premiers de la série portant sur le nombre hallucinant de voyageurs qui empruntent dans un sens ou dans l’autre ce fameux « Échangeur souterrain de la gare Saint-Lazare ». Soit « Cent vingt-sept mille huit cent quatre-vingt-dix personnes ». « L’objectif premier » de ce travail est de « rendre compte de la diversité de la population de l’Échangeur ». Comment venir à bout de pareille entreprise ? Très vite les chiffres débordent, submergeant de tous côtés le narrateur englué dans sa folie des nombres et des corps :

    « J’ose à peine avancer (je souris à cette habile prétérition !) les chiffres de deux cent cinquante-cinq mille sept cent quatre-vingt-dix nez, auxquels on doit additionner le double d’yeux qui appartiennent eux aussi à la sphère du haut… ». Mais l’exposé suit son cours énumératif et se clôt sur la problématique de la diversité des « pantoufles », « mules et autres savates. »

    L’exposé se veut scientifique, méthodique, excluant certains paramètres pour en inclure d’autres – « J’ai renoncé à calculer le nombre exact de paires de lunettes… » / « Revenons à notre étude ». Le tout, objet et méthodologie, est toujours argumenté avec précision. Le tout est souvent soumis à une rigueur quasi militaire :

    « Une fréquentation journalière est nécessaire entre les diverses parties du corps pour que la sensation d’ensemble subsiste en nous. »

    Il arrive que le narrateur, cependant emporté par ses démonstrations passionnées, se gargarise de formules pseudo-savantes, banalisées par le discours ordinaire. Ainsi de cette remarque concernant les pieds : « Avec les pieds bien au sol, nous sommes sur des fondamentaux, comme on dit aujourd’hui. » Comment ne pas sourire devant l’aplomb de ces stéréotypes de langage qui sont bien souvent les nôtres ?

    Le narrateur s’empresse néanmoins de rassurer son lectorat par cette affirmation :

    « Cette étude ne demande aucune formation particulière. »

    Elle s’appuie d’ailleurs tout autant sur l’observation méticuleuse à laquelle s’oblige le narrateur que sur les témoignages des personnes derrière lesquelles il court. Il arrive aussi que le narrateur interpelle le lecteur qu’il n’hésite pas à prendre à témoin :

    « Vous aurez remarqué, que je n’ai, jusqu’à présent, quasiment pas abordé le rôle des bras et des mains dans la marche. »

    Derrière les difficultés de l’entreprise auquel il s’adonne sans relâche — faut-il « ensacher les visages » ? faut-il simplifier ? — se cache le fameux narrateur. Soucieux de se « fondre gentiment dans la masse », de se couler dans les « emportements » de la foule et dans ses violences, il n’en affirme pas moins ses propres appétences, ses propres choix. Jusqu’à l’excès, voire jusqu’à l’absurde :

    « À présent, dès que je vois une foule se former, je me colle à elle. »

    Un tel comportement ne met-il pas en évidence les limites de la rigueur scientifique aux prises avec une subjectivité invasive ? D’autres questions se présentent qui mettent l’accent sur les tourments, les impatiences et les lubies, les rêves angoissés et terrifiants et les obsessions tenaces :

    « Le visage m’obsède et cette obsession va bien au-delà de l’humain, des animaux petits ou gros, y compris des insectes. »

    Les « moches » — catégorie du vivant qu’affectionne tant l’écrivain — ne sont pas loin, qui s’agglutinent dans des « moutons de poussière surdimensionnés. ». La folie n’est pas loin non plus. Qui guette le dormeur et lui adresse des fantômes. À la façon du Horla de Maupassant. Mais on retrouve dans cette nuit du samedi 30 mars l’une des obsessions récurrentes de l’œuvre de Jean-Louis Giovannoni :

    « La nuit, des fantômes avides de gestes égarés enfilent mes vêtements. La penderie s’agite. Certains se glissent dans ma gabardine, d’autres se coiffent d’un chapeau, ou imitent ma tête avec des foulards mis en boule ; et ma veste, posée sur une chaise, balance ses manches comme des bras. Les fantômes plus musclés entrent dans mes pantalons et sautent sur la table. »

    Le narrateur est hanté. Miné par son travail. Envahi par ce corps et ces membres qui infiltrent le sien malgré les précautions méthodologiques qu’il s’impose/ou leur impose :

    « Quoi qu’on fasse : méthode objective, classement par genres ou autres fantaisies, ils finissent par devenir pour nous des êtres à part entière. »

    Au point qu’ils l’habitent et le persécutent jusque dans ses rêves :

    « Leurs plaintes, je ne sais pourquoi, me saisirent au plus haut point, et faisant semblant de me pencher pour les étouffer définitivement, je les glissais, ni vu ni connu, dans mon sac à dos, et regagnais calmement la sortie côté gare saint-Lazare comme si de rien n’était. » (« Vendredi 26 avril »)

    Comme tous les autres corps en mouvement/déplacement, celui du narrateur est soumis à « l’usure », « à l’œuvre » partout et dans toute chose. Le vide et le plein, la vitesse et la lenteur, la mobilité et les mouvements de l’air, les moindres agissements sont autant de paramètres qui interviennent dans les analyses auxquelles se livre l’étrange personnage. Pris dans le tourbillon incessant de ses comptes et de ses décomptes, il se perd. Il a beau baliser ses observations en fonction du temps et de la lumière, du moment de la journée, de la spécificité d’une station ou d’une autre, il se heurte à d’innombrables difficultés dont celle de mémoriser les formes, leur allure, leur différence, leur cohérence… Jusqu’à l’excès, jusqu’à la dysmorphie et à la monstruosité. Peut-être le narrateur a-t-il eu entre les mains l’ouvrage S’emparer, « essayage » de Jean-Louis Giovannoni avec « Monstres et prodiges d’Ambroise Paré ? » Ainsi s’interroge le narrateur :

    « Si on associe une jambe courte à une plus longue : on encourage la fabrique future des monstres. Cette petite différence, infime au démarrage, augmentera de génération en génération, jusqu’à produire un jour l’irréparable : une jambe atrophiée naissant à côté d’une saine. »

    Et de poursuivre par ce constat :

    « La nature est ainsi faite : elle essaye des possibles et les répète ensuite à loisir. »

    Ou encore, daté du vendredi 18 janvier, cet autre constat :

    « La monstruosité ne vit pas sur une autre planète, elle voisine souvent près de la beauté, qu’il suffit de retourner comme un gant… À se demander si elles ne sont pas jumelles ? »

    N’est-ce pas le philosophe George Steiner qui faisait remarquer dans son essai — Dans le Château de Barbe-Bleue — que Buchenwald n’est situé qu’à quelques kilomètres de Weimar ?

    À force d’observer, de croiser, de se laisser bousculer ou doubler dans les files, à force d’explorer ce qui compose les corps, les joint et les disjoint, le narrateur est gagné par une forme d’empathie. Du reste, il n’est pas très différent des autres. Son corps n’est-il pas composé du même nombre de membres, d’un haut et d’un bas, soumis aux mêmes contraintes et vicissitudes ? N’abrite-t-il pas en lui, sensibles à leurs allées et venues, à leurs moindres déplacements, ses propres monstres. Le voilà qui s’imagine soudain rassembleur de « troupeaux de monstres », les siens et ceux des autres, gardien avec ses comparses d’un « lointain intérieur » qui attire soudain le lecteur du côté d’Henri Michaux et de Plume. C’est que le narrateur se révèle à ses heures poète, comme en témoigne cette remarque du mardi 26 mars :

    « Des oiseaux circulent en nous … un simple saut, et ils s’envolent dans nos gestes ! »

    Sans toutefois perdre de vue ce qui le préoccupe en profondeur :

    « Agiter les bras : ils fraterniseront avec la gent ailée ; et en nous mettant sur la pointe des pieds : nous serons déjà plus haut. Qu’importe ce qu’il adviendra ensuite, la chute est un voyage. »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Jean-Louis Giovannoni  L'Echangeur souterrain





    JEAN-LOUIS GIOVANNONI


    Giovannoni
    Ph. © Fabienne Vallin
    Source





    ■ Jean-Louis Giovannoni
    sur Terres de femmes


    [Vue imprenable] (extrait de L’Échangeur souterrain de la gare Saint-Lazare)
    [Ne me laisse pas ici parmi les ombres !] (extrait de L’air cicatrise vite)
    Ce que l’immobile tient pour geste (extrait de Pastor, Les Apparitions de la matière)
    Envisager (lecture de Tristan Hordé)
    [Aucune sortie possible] (extrait d’Envisager)
    Îles circulaires
    [Il faut si peu de chose]
    Issue de retour (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Issue de retour (lecture d’AP)
    [Je ne sais pourquoi l’autruche me fascine autant] (extrait de Journal d’un veau)
    Mère
    [Notre voix] (extrait de Ce lieu que les pierres regardent)
    [Nous venons d’un pays qu’on ne peut plus toucher] (extrait de On naît et disparaît à même l’espace)
    [Pourras-tu encore témoigner…] (extrait des Mots sont des vêtements endormis)
    Sous le seuil (lecture d’AP)
    [Le jour se lève] (extrait de Sous le seuil)
    [toujours cette envie de t’ouvrir]
    [Tout se cicatrise] (extrait de Garder le mort)
    Voyages à Saint-Maur (lecture d’AP)
    [Troisième voyage à Saint-Maur]
    [Huitième voyage à Saint-Maur]
    Jean-Louis Giovannoni | Stéphanie Ferrat, « Les Moches » (lecture d’AP)
    Jean-Louis Giovannoni | Marc Trivier, Ne bouge pas ! (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Unes)
    la fiche de l’éditeur sur L’Échangeur souterrain de la gare Saint-Lazare





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  • Jean-Louis Giovannoni | [Vue imprenable]


    [VUE IMPRENABLE]



    Vendredi 1er mars


    Cette étude sur le va-et-vient des jambes et des pieds peut paraître assez vaine, voire stupide. J’en conviens. Le sujet est loin d’être noble et n’offre pas un intérêt scientifique de premier ordre. En me lisant, on peut même se demander pourquoi je me suis acharné à recenser ces faits et gestes qui ne font qu’apparaître et disparaître. Je répondrais à mes détracteurs qu’il est plus facile de dénigrer ce que l’on tient à distance que ce que l’on fréquente de près pendant des semaines et des mois. Si on jette un regard rapide sur ces foules, on ne verra que des déplacements, dans un sens ou dans un autre, et les beaux esprits, qui me critiquent, en déduiront que je m’adonne à des travaux inutiles. Ce monde mouvant mérite bien mieux. Penchons-nous un peu sur lui. Par exemple : plus on réduit un corps à sa simple expression, moins il prend de place, et comme nos intérieurs en manquent terriblement, ces réductions trouveront en nous asile et réconfort. Nous sommes tous témoins que nous nous laissons plus facilement pénétrer par ce qui n’a pas de volume. Je saisis mieux, à présent, l’expression que nous prononçons devant un océan, ou au sommet d’une montagne : « Vue imprenable ». Elle résume assez bien notre condition, celle de ne pouvoir emmagasiner que sensations, images et mots.



    Jean-Louis Giovannoni, L’Échangeur souterrain de la gare Saint-Lazare, roman intérieur, éditions Unes, 2020, page 31.





    Jean-Louis Giovannoni  L'Echangeur souterrain



    JEAN-LOUIS GIOVANNONI


    Giovannoni
    Ph. © Fabienne Vallin
    Source





    ■ Jean-Louis Giovannoni
    sur Terres de femmes


    L’Échangeur souterrain de la gare Saint-Lazare (lecture d’AP)
    [Ne me laisse pas ici parmi les ombres !] (extrait de L’air cicatrise vite)
    [Aucune sortie possible] (extrait d’Envisager)
    Ce que l’immobile tient pour geste (extrait de Pastor, Les Apparitions de la matière)
    Envisager (lecture de Tristan Hordé)
    Voyages à Saint-Maur (lecture d’AP)
    [Huitième voyage à Saint-Maur]
    Îles circulaires
    [Il faut si peu de chose]
    Issue de retour (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Issue de retour (lecture d’AP)
    [Je ne sais pourquoi l’autruche me fascine autant] (extrait de Journal d’un veau)
    [Le jour se lève] (extrait de Sous le seuil)
    Mère
    [Notre voix] (extrait de Ce lieu que les pierres regardent)
    [Nous venons d’un pays qu’on ne peut plus toucher] (extrait de On naît et disparaît à même l’espace)
    [Pourras-tu encore témoigner…] (extrait des Mots sont des vêtements endormis)
    Sous le seuil (lecture d’AP)
    [toujours cette envie de t’ouvrir]
    [Tout se cicatrise] (extrait de Garder le mort)
    [Troisième voyage à Saint-Maur]
    Jean-Louis Giovannoni | Stéphanie Ferrat, « Les Moches » (lecture d’AP)
    Jean-Louis Giovannoni | Marc Trivier, Ne bouge pas ! (lecture d’AP)




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  • Antoine Emaz | Un lieu, loin, ici



    UN LIEU, LOIN, ICI
    (extrait)





    sans but
    dans le ressassement des vagues
    la mécanique du corps

    et puis le vent
    la lumière du matin

    une longue courbe d’écume
    sous le soleil
    tire l’œil

    sol stable dans le temps
    plage de mémoire
    la même

    des années de sable




    il y a les vagues
    et ce qui reste là
    le ciel le sable

    ce qui bouge n’avance pas
    plutôt tremble ou tourne
    vibre vaste remue
    pour au bout rester là
    aussi

    on est seul à passer
    vraiment
    seul à traverser
    couper dans l’espace

    sauf peut-être le vent



    Antoine Emaz, « Un lieu, loin, ici », Personne, éditions Unes, 2020, pp. 32-33. Préface de Ludovic Degroote.





    Antoine Emaz  Personne






    ANTOINE EMAZ


    Antoine Emaz portrait
    D.R. Ph. Dominique Houyet




    ■ Antoine Emaz
    sur Terres de femmes


    Cambouis
    Je travaille et je vois, après (poème extrait de Lichen, lichen)
    [Le faiseur] (autre poème extrait de Lichen, lichen)
    Plaie, XV
    Poème des dunes
    Poème-lettre
    La poésie ? (extrait de Lichen, encore)
    Soirs




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Unes)
    la fiche de l’éditeur sur Personne d’Antoine Emaz
    → (sur lelitteraire.com)
    une lecture de Personne d’Antoine Emaz par Jean-Paul Gavard-Perret
    → (sur Poezibao)
    une lecture de Personne d’Antoine Emaz par Isabelle Lévesque






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  • Pierre-Albert Jourdan | [L’inquiétude devant la mort]



    [L’INQUIÉTUDE DEVANT LA MORT]




    L’inquiétude devant la mort — imminente, toujours imminente — vient de la non-réalisation de soi. Si l’objet était parfaitement bouclé, il roulerait en toute quiétude.

    […]

    La solitude n’a pas de sol où se poser, elle ne fait que t’entraîner toujours plus loin, plus bas, jusqu’à cette secousse fatale où tu la reconnaîtras comme étant ce miroir qui façonnait ton visage chaque jour et qui l’abandonne à sa complice, la mort.

    […]

    Comment pourrions-nous nous désolidariser de cette mort que nous portons en nous, qui nous appartient autant que nous lui appartenons ? Le rêve serait de lui ménager un espace où la rencontre se ferait dans la dignité. Sorte de suprême politesse où la salve des salutations l’emporterait sur les gémissements. Mais cet espace n’est inclus que dans l’impensable du saut, dans ce mouvement de bascule qui annule l’autre espace, celui où l’on croyait avancer… Plus intime la mort, longuement convoyée, plus proche et, peut-être, plus pourvoyeuse d’espace, ici même et, qui sait, là-bas. Là-bas où les chimères se glacent.




    Pierre-Albert Jourdan, L’Angle mort, HC, Fequet-Baudier, Paris, 1980 ; rééd. éditions Unes , Trans-en-Provence | Cahiers du double, « Bibliothèque du Double », Paris, 1984, pp. 42, 45 et 48. Avant-propos (« Pour saluer Pierre-Albert Jourdan ») de Philippe Jaccottet * [ouvrage épuisé].



    ____________________
    * Cet avant-propos est une réédition revue et corrigée de pages parues dans le N° 347 de la Nouvelle Revue Française (décembre 1981), après la mort (13 septembre 1981) de Pierre-Albert Jourdan.





    Pierre-Albert Jourdan  L'Angle mort 2




    PIERRE-ALBERT JOURDAN


    Jourdan portrait
    Ph. Gilles Jourdan
    Source




         « Pierre-Albert Jourdan (1924-1981), après dix ans d’une recherche plus strictement poétique, a essayé à partir de 1970, dans des fragments surtout, d’utiliser l’écriture pour se transformer intérieurement, et se rendre capable de rencontrer pleinement le réel. Il a alors multiplié les procédés pour agir sur soi, sur sa volonté, sa sensibilité, son intellect ou son affectivité. Des sentences, des injonctions à soi-même, lui servaient à se dissocier de comportements, de pensées, grâce à la vivacité ou à la violence de l’expression, et à l’ironie. Dans des passages d’aspect plus poétique, le travail sur la langue creusait un état de dépossession et d’accueil face au monde, et à l’invisible ou permettait de se mettre à l’école de la nature pour intérioriser ses suggestions éthiques. Jourdan usait aussi de l’écriture, à la façon du koan zen, pour se défaire des représentations mentales, faire vaciller l’intellect, et se précipiter dans l’épreuve des choses telles qu’elles sont. Ou, enfin, il s’appuyait sur elle pour se déprendre, par l’humour et le retrait, des émotions liées à l’échec et à la mort, et parvenir à l’accueil amoureux même de sa propre perte. Une tentative qui, même s’il a souvent répété son insuffisance, semble avoir permis la lumière, la sérénité de plus en plus sensibles dans ses derniers écrits, leur beauté, et leur utilité profonde pour le lecteur qui accepte de s’ouvrir à une expérience d’être. » (Élodie Meunier*)




    ■ Pierre-Albert Jourdan
    sur Terres de femmes


    La source (extrait du Bonjour et l’Adieu)
    [Ceci est ma forêt]
    Chute (extrait de L’Espace de la perte)
    L’Entrée dans le jardin
    Le Fil du courant
    Les nuages parfois s’enlisent
    3 février 1924 | Naissance de Pierre-Albert Jourdan (+ un extrait du Bonjour et l’Adieu)




    ■ Voir aussi ▼


    le site d’Élodie Meunier* consacré à Pierre-Albert Jourdan
    → (sur The Arts Fuse)
    Fuse Poetry Review: Pierre-Albert Jourdan — Writing that Wagers on Beauty (recension [en anglais] autour de la publication, en juillet 2011, de l’édition bilingue (anglais-français) de The Straw Sandals [Les Sandales de paille]: Selected Prose and Poetry by Pierre-Albert Jourdan. Edited, introduced, and translated by John Taylor. New York, Chelsea Editions)
    → (sur Imperfetta Ellisse)
    Pierre-Albert Jourdan poeta sconosciuto (+ plusieurs poèmes traduits en collaboration, du français vers l’italien, par Valérie Brantôme et Giacomo Cerrai)
    → (sur le site de Cerise Press)
    une note (en français) de John Taylor (le traducteur américain de Pierre-Albert Jourdan) sur Pierre-Albert Jourdan



    *
    En 2006, Élodie Lefaure-Meunier a soutenu (sous la direction de Claude Burgelin – Université Lumière Lyon 2) une thèse de doctorat sur Pierre-Albert Jourdan : Pierre-Albert Jourdan : l’écriture comme ascèse spirituelle. Cette étude a été éditée en 2013 aux éditions du Cygne sous le titre Pierre-Albert Jourdan : l’écriture comme voie spirituelle.





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  • Pia Tafdrup | Flamme de coquelicot



    FLAMME DE COQUELICOT




    Je suis le sablier où le sable
    ne se dépose pas pour dormir.
    Je souhaite reposer sur un courant sauvage,
    écouter le rythme de ton sang,

    le battement de ton cœur.
    Je souhaite une étreinte
    qui ne façonne pas l’être étreint

    selon celui qui étreint.
    Je souhaite croire en
    ce qui ne peut être anéanti

    et qui n’anéantit pas.
    Je suis l’aile et le départ
    d’une vie au point d’arrêt.
    Le rêve d’une rencontre

    existe
    flamme de coquelicot dans un champ de blé.
    Le rêve d’atteindre
    une mémoire partagée

    sans se perdre soi-même.
    Je voudrais tellement croire, c’est possible
    mais ça l’est peut-être

    uniquement dans un poème ?
    Au commencement, la langue et les lèvres se contentent
    de le murmurer

    au travers d’une fissure du temps.





    Pia Tafdrup, Le Soleil de la salamandre, Éditions Unes, 2019, page 56. Traduit du danois par Janine Poulsen.






    Pia Tafdrup  Le Soleil de la salamandre




    PIA TAFDRUP


    Pia_tafdrup
    Source




    ■ Pia Tafdrup
    sur Terres de femmes


    Pouls imaginaire (poème extrait des Chevaux de Tarkovski)
    Baptême (poème extrait de La Forêt de cristal)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Unes)
    la fiche de l’éditeur sur Le Soleil de la salamandre
    le site de Pia Tafdrup






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  • Jean-Louis Giovannoni | [Ne me laisse pas ici parmi les ombres !]


    [NE ME LAISSE PAS ICI PARMI LES OMBRES !]





    Ne me laisse pas ici parmi les ombres !





    Ultime tenue.

    Et l’air alors s’avale
    Entièrement.





    Rien ne reste en toi. Tes mots sont trop fluides.





    Inutile d’attendre, tu n’es déjà plus là.





    On se tient dans le visage de l’autre. En dehors, c’est le vide.





    Tu aimerais qu’un nœud se forme en toi.





    Paroles, phrases… l’air les dissout.





    Un sol, même dans l’air, nous conviendrait.





    En donnant naissance, peut-être verras-tu enfin le visage qui se cachait en toi ?





    Qui peut parler au-delà de ses mots ?





    Qu’est-ce qui bouge en toi quand tu bouges ?





    Nous tenons à la verticale grâce aux sphincters qui retiennent notre matière.





    Appartenir… à quoi que ce soit, peu importe, aux murs si besoin – pourvu que ça tienne !





    Immeuble, mer montagne… nous regardent, ne nous quittent pas des yeux. Imagine s’ils se détournaient ne serait-ce qu’un instant.





    Nommer une chose, c’est l’éloigner à jamais.




    Jean-Louis Giovannoni, L’air cicatrise vite, Éditions Unes, 2019, pp. 11-14. Vignette de couverture de Jean-Michel Marchetti.



    _______________________________
    NOTE DE L’ÉDITEUR : Ces fragments sont extraits de carnets écrits entre 1975 et 1985.






    Giovannoni  L'air cicatriise vite



    JEAN-LOUIS GIOVANNONI


    Giovannoni
    Ph. © Fabienne Vallin
    Source





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    sur Terres de femmes


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    Ce que l’immobile tient pour geste (extrait de Pastor, Les Apparitions de la matière)
    Envisager (lecture de Tristan Hordé)
    L’Échangeur souterrain de la gare Saint-Lazare (lecture d’AP)
    [Vue imprenable] (extrait de L’Échangeur souterrain de la gare Saint-Lazare)
    Voyages à Saint-Maur (lecture d’AP)
    [Huitième voyage à Saint-Maur]
    Îles circulaires
    [Il faut si peu de chose]
    Issue de retour (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Issue de retour (lecture d’AP)
    [Je ne sais pourquoi l’autruche me fascine autant] (extrait de Journal d’un veau)
    [Le jour se lève] (extrait de Sous le seuil)
    Mère
    [Notre voix] (extrait de Ce lieu que les pierres regardent)
    [Nous venons d’un pays qu’on ne peut plus toucher] (extrait de On naît et disparaît à même l’espace)
    [Pourras-tu encore témoigner…] (extrait des Mots sont des vêtements endormis)
    Sous le seuil (lecture d’AP)
    [toujours cette envie de t’ouvrir]
    [Tout se cicatrise] (extrait de Garder le mort)
    [Troisième voyage à Saint-Maur]
    Jean-Louis Giovannoni | Stéphanie Ferrat, « Les Moches » (lecture d’AP)
    Jean-Louis Giovannoni | Marc Trivier, Ne bouge pas ! (lecture d’AP)





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