Étiquette : éditions Unes


  • Éric Sautou, La Véranda

    par Angèle Paoli

    Éric Sautou, La Véranda,
    Éditions Unes, 2018.



    Lecture d’Angèle Paoli




    CE « PRESQUE RIEN À SE DIRE »




    Existe-t-il un lieu plus propice à la rêverie qu’une véranda ? Dans l’imaginaire de tout un chacun, rêve et véranda sont corrélés. En premier lieu, par l’envol du [v] et la vibration du [ʀ]. Une balancelle entre le dedans et le dehors. Entre l’intime et l’étendu. Entre des mondes poreux dont les frontières s’estompent, qui laissent toujours filtrer un rai de lumière. Qui dit véranda dit aussi exubérance florale, chaleur tiède, même au plus vif de l’hiver. La véranda, ses verrières qui captent et le jour et la nuit, convoquent l’exotisme d’un monde floral odoriférant et une démultiplication amplifiée de l’univers.

    Mais rien de semblable dans la véranda d’Éric Sautou. La véranda du poète s’ouvre sur un exergue singulier, à deux personnages claudicants dont les voix ne se rencontrent pas :

    « Voix du rêve, dis-moi ton nom –

    (mais Voix-du-Rêve ne peut rien) »

    Cela déjà est un indice fort.

    Par-delà, les feuilles que l’on y trouve sont souvent (tombées). Comme les fleurs. Et la pluie y est davantage présente que le soleil. C’est que le recueil intitulé La Véranda est une embarcation fragile habitée par les souvenirs liés à la mère défunte, à qui le livre est dédié. « En souvenir de Marcelle Sautou (1928-2014) ». Jadis occupée par la mère, la véranda est ce lieu habité par la mémoire d’un temps arrêté. Depuis longtemps. Sur la solitude et sur la lenteur, sur la répétition des menus gestes du quotidien, sur une semblance de silence et de suspens. Sur l’attente infinie du fils. Et sur l’appréhension de son départ.

    « (c’est toi qui me manques qui me manques le plus) »

    « (mais tu t’en vas déjà) ».

    Le temps appartient au passé, un passé perdu dans le lointain :

    « (c’était il y a déjà longtemps) ».

    Un passé auquel s’est substitué un présent réduit par la vieillesse à une effluence insipide, enclose dans une monotonie qui efface :

    « est-ce que je dors

    est-ce que je vis »

    confie la mère. Et s’effacent ses certitudes. Ce qu’elle est, ce qu’il est. Ce qui compte pour elle est pourtant qu’il soit là. Se contenter de sa présence. Lire ensemble côte à côte. Cette simplicité-là. Est-ce ce qui la rattache à la vie, à elle-même ? À lui ?

    Ainsi, tout, dans la véranda de la mère, est-il empoissé dans le ralenti d’un temps qui passe à l’identique sans que jamais rien ne se passe vraiment. Tout semble être pris dans une sorte d’engluement qui génère le recommencement du même. La répétition inchangée de ce peu dont sont tissés les jours. Ce qu’il reste d’une vie, d’un partage ancien – « d’avoir été deux nous sommes » – se résume à peu de mots. Les mots eux-mêmes se sont absentés. Restent « les feuilles  »/« les fleurs »/« la pluie »/« l’arbre (un olivier) »/« les choses »/« les jours »/« le jardin »… Avec l’absence du fils, le vieillissement, le sentiment d’une vie devenue sans objet, (in)signifiante. Avec, pour unique horizon, la mort.

    La mort est comme la pluie. Elle se manifeste par effleurements « (c’est à peine s’il pleut) » ; à peine suggérée, la mort :

    « il n’est ici que tristesse attendre que frôle (que frôle) ».

    La mort est une passagère furtive. Jamais elle ne s’attarde. Mais elle revient, jour après jour.

    « la mort

    est une idée qui passe (et puis le jour d’après) ».

    Quant à l’échange avec le fils, il se fait davantage dans le silence qu’avec des mots :

    « presque rien à se dire

    nous étions

    mère et fils et c’était

    arrivé ».

    Parfois, dans le reproche de ces mots à lui, qui les éloignent plutôt qu’ils ne les rapprochent, tant l’univers du fils est une énigme :

    « tu écris bien des choses mais ça ne sert à rien

    qu’à dormir

    ou pleurer (qu’à dormir ou pleurer parfois) ».

    Pourtant ce peu qui faisait la trame indistincte des jours, la mère en éprouve le regret ; avec, noués à la gorge, les mots de cet aveu douloureux mais tellement émouvant :

    « tu sais je regrette

    mais maintenant vraiment tout ça

    oh tu sais vraiment tout ça

    que tout ça disparaisse ».

    Ce qui étreint dans la poésie de ce recueil, qui étreint au-delà de ce que nous percevons de la relation qui unit la mère et le fils, au-delà de l’émotion tendre, douce-amère, que cette relation suscite chez le lecteur, c’est la fascination qu’exercent sur la sensibilité du lecteur le jeu des répétitions et leur écho affaibli par les parenthèses. Toute la complexité de ce travail de canevas nostalgique tient dans le contraste entre l’extrême économie des moyens (brièveté des strophes, brièveté extrême du vers, extrême simplicité du vocabulaire et de la syntaxe) et la subtilité qu’entretiennent avec elle répétitions et parenthèses.

    Le poète répète, inlassablement, les mêmes mots. Il les reprend, parfois leur ajoutant une variante ou apportant une infime modification, un mot, à peine ; parfois en complétant de plusieurs mots proches par leurs consonances. La parenthèse fait partie de ces reprises. Elle est susurrement. Chuchotement du même, de peur de… Peut-être. Peur de troubler la litanie des jours, la litanie de ce qui tombe ; de ce qui n’est plus. Mais qui se poursuit dans le mouvement présent de la chute, ce mouvement de tomber qui enserre avec lui le mot « tombe ». On ne sait plus au juste ce qui tombe. Fleurs/feuilles/jours/choses. Séparément et ensemble.

    « c’était il y a déjà longtemps où les choses

    qui tombent

    (les choses ou bien les jours)

    les choses ou bien les jours les feuilles

    (tombés) ».

    Le poète raboute parfois de nouveaux syntagmes aux syntagmes déjà utilisés. Ce qui – par-delà l’effet d’écho qui se prolonge – crée un effet de labyrinthe sonore dans lequel on se perd.

    « personne n’est là je ne sais pas

    comment je fais plus le temps passe

    ce que je dis parfois je ne sais pas

    comment je fais plus le temps passe ce que je fais je ne sais pas ».

    Il arrive que la pensée trébuche sur une ellipse qui laisse la phrase en suspens mais qui rebondit trois vers plus bas, par la répétition d’un même segment. Ainsi de cet ensemble de vers :

    « c’est un autre jour de demain c’est difficile

    nous allons vers les choses qui elles aussi

    de simples feuilles

    et fleurs

    qui elles aussi ».

    Je ne sais pourquoi cette écriture, ce « presque rien à se dire », m’émeut tant. Sans doute en raison de la tonalité en mode mineur de ce recueil qui se clôt sur ce « je-ne-sais-quoi »* nommé silence.

    « deux chaises dans

    la véranda ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli



    ___________
    NOTE d’AP : j’emprunte délibérément ce « je-ne-sais-quoi » au philosophe Vladimir Jankélévitch.






    Veranda






    ÉRIC SAUTOU


    Sautou 2
    Ph. Sébastien Solidon
    Source





    ■ Éric Sautou
    sur Terres de femmes


    Beaupré (lecture d’AP)
    [c’était ça simplement ça] (extrait de Beaupré)
    [Lire les poèmes] (extrait des Jours viendront)
    [assise et seule assise] (extrait de La Véranda)
    À son défunt (lecture d’AP)
    La vie éternelle, I (extrait d’Une infinie précaution)
    [comme le héron je descends de ma fenêtre] (extrait des Vacances)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Éric Sautou
    → (sur Terre à ciel)
    une page sur Éric Sautou





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  • Éric Sautou | [assise et seule assise]




    Veranda 2
    la véranda
    feuilles
    et feuilles
    tombées
    Ph., G.AdC








    [ASSISE ET SEULE ASSISE]





    assise
    et seule assise encore dans
    la véranda
    assise
    et assise encore dans
    la véranda
    feuilles
    et feuilles
    tombées




    les fleurs
    toutes les fleurs
    les feuilles
    tombées




    son visage
    où tout recommençait (les fleurs)




    (c’est toi qui me manques qui me manques le plus)




    les mots
    les fleurs
    puis d’autres encore
    les fleurs




    d’avoir été nous deux nous sommes




    (c’était il y a déjà longtemps)




    c’était il y a déjà longtemps où les choses
    qui tombent
    (les choses ou bien les jours)




    les choses ou bien les jours les feuilles
    (tombés)
    (sans y arriver jamais)




    les feuilles
    (tombées)




    c’est le fil de mes pensées ce n’est plus rien






    Éric Sautou, La Véranda, Éditions Unes, 2018, pp. 14-16.






    Veranda





    ÉRIC SAUTOU


    Sautou 2
    Ph. Sébastien Solidon
    Source





    ■ Éric Sautou
    sur Terres de femmes


    La Véranda (lecture d’AP)
    À son défunt (lecture d’AP)
    Beaupré (lecture d’AP)
    [c’était ça simplement ça] (extrait de Beaupré)
    [Lire les poèmes] (extrait des Jours viendront)
    La vie éternelle, I (extrait d’Une infinie précaution)
    [comme le héron je descends de ma fenêtre] (extrait des Vacances)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Éric Sautou
    → (sur le site des éditions Unes)
    la fiche de l’éditeur sur La Véranda
    → (sur Terre à ciel)
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  • Esther Tellermann, Première version du monde

    par Angèle Paoli

    Esther Tellermann, Première version du monde,
    éditions Unes, 2018.



    Lecture d’Angèle Paoli




    « LA RONCE EST LA FIN ET LE COMMENCEMENT, C’EST ÉCRIT »




    Des voix anonymes se partagent le récit. Un récit sans projet fictionnel, sans organisation chronologique ni personnages. Chacun des interlocuteurs formant avec l’autre « l’unité fictionnelle » autour de laquelle se construit l’échange. Des voix d’hommes et de femmes qui se parlent se répondent s’invectivent qui se perdent en « digressions sur l’existence ». Sont-ils nos contemporains ces humains empêtrés dans les violences faites aux femmes et impliqués sans remords ni états d’âme dans les massacres perpétrés sur leurs semblables ? La barbarie a-t-elle un âge ? Dans quelle « programmation initiale » faut-il en chercher l’origine ? Rien n’est sûr. Pas même l’examen méticuleux des prodromes ni celui, précis et systématisé, de l’enchaînement des causes aux effets. Pourtant tout invite le lecteur à penser qu’il est bien l’exact contemporain des acteurs en présence, tant lui sont familiers propos et langage. Ces propos, subtilement agencés par Esther Tellermann, forment un récit. Première version du monde en est le titre. Le récit s’apparente à un « long récitatif » sur la disparition. La disparition de l’espèce humaine. Programmée de longue date, depuis « la fissure originelle ». Savamment orchestrée par les gouvernements, leurs théorisations bien élaborées et leurs sombres machinations. Et fondée sur « les comptes des progrès civilisateurs ». Le lecteur et ses contemporains sont donc concernés. Confrontés et emportés qu’ils sont dans le tourbillon du leitmotiv de leur propre engloutissement :

    « une façon singulière de disparaître » / « une tentative pour disparaître » / « notre acharnement à disparaître » / « pour enregistrer notre disparition ».

    Le récit se répartit en trois sections, lesquelles se subdivisent en chapitres numérotés. Aucun titre ni sous-titre intermédiaire, aucun indice qui permette d’établir une dissimilitude ou une progression d’un ensemble à l’autre et, à l’intérieur de chaque ensemble, d’un « poème » à l’autre. Aucune « béquille » hors texte ou paratexte qui permette au lecteur de s’arrimer ou de prendre appui. Encore moins de répondre aux premières questions qu’il se pose : comment s’effectue le passage d’une section à l’autre ? Qu’est-ce qui les différencie entre elles ? Autant dire que ce récit, côté poète, est une véritable performance, d’une grande unité de ton (qui joue sur les variations de langage et sur les différents modes d’expression) et d’une grande exigence tant du point de vue de la pensée que du questionnement. De son côté, le lecteur est, au premier abord, désemparé. Par les spécificités du texte, par la complexité du propos et par la violence que ce dernier draine avec lui. Puis, happé pour les mêmes motifs. Tenu en suspens. Et enlevé par la puissance du texte et aussi par sa grande beauté. Ainsi pensé et écrit, loin des modèles littéraires préétablis, conçu pour échapper à toute règle fictionnelle, le récit Première version du monde tend-il vers l’abstraction. Une abstraction recherchée, portée par une écriture d’une densité et d’une force exceptionnelles.

    Pourtant un « je » intervient dès l’incipit, qui annonce d’emblée, en phrase d’ouverture :

    « Je pense que cela se terminera ainsi : sur une première image ».

    Mais quelle est donc cette image ?

    Mon réflexe premier a été de me reporter à la dernière page, au dernier paragraphe et à la phrase conclusive qui énonce :

    « peut-être demain nous immerge en une seconde version du monde ».

    La première image est celle d’une disparition et c’est sur une noyade que s’achève le récit. Mais cette immersion, pour généralisée qu’elle soit (le « nous » inclusif en témoigne), n’est pas définitive puisqu’elle génère une « seconde version du monde ». Est-ce à dire que cette « seconde version » annule la précédente ? Celle qui déroule ses anneaux tout au long des « méditations » qui occupent l’intégralité du récit ? Ou bien s’agit-il d’un recommencement, de même facture que cet enchaînement de réflexions et de questionnements dans lesquels Esther Tellermann entraîne son lecteur tout au long de Première version du monde ? Considérée avec recul, à livre refermé, la vision est vertigineuse. Elle ramène avec elle un langage babélien, coloré et gouailleur, une gouaille pouvant aller jusqu’à la vulgarité ordinaire de nos discours, un langage toujours recommencé, porté par un mouvement de houle que rien ne semble devoir interrompre. Début et fin se rejoignent se complètent s’avalent en un éternel mouvement d’ouroboros. Que l’on peut sans doute appeler l’Histoire.

    L’ensemble des « poèmes » est échafaudé sur le constat et la dénonciation d’une violence généralisée, violence des mots autant que violence des actes :

    « Dégrafe ton soutien-gorge, allonge-toi sur l’estomac, soulève tes fesses, qu’est-ce que la nudité qu’une forme d’arrogance ? J’entre comme une première fois, au fond elles portent plainte mais elles aiment ça, geindre, revenir à l’état de chiffon sale, qu’est-ce qu’elles ont toutes à causer comme s’il fallait enfin sortir des ténèbres, on les a pas attendues. »

    Ou encore :

    « ils sont tous assis en file indienne à l’extrémité de leur embarcation, quelle misère, il semble que l’humanité soit encore à l’état d’ébauche, tous contaminés, faut les débusquer, ils infectent la terre ».

    Et plus loin :

    « Ils grommelaient leurs oraisons dans la poussière, un agrégat blanc et misérable, prosternant leurs faces brûlées par le soleil, les vautours auraient bientôt dévoré ce néant puant l’ordure, le vent se leva, on ouvrit le feu ».

    Cette violence est celle du monde d’aujourd’hui mais sans doute aussi, plus largement, du monde depuis ses origines. Comme si le rêve premier et unique de tout homme était celui de la mort. Mort première/voix première.

    « Nous voulions mourir. Que souhaitons-nous d’autre que mourir ?  »

    L’Histoire est au centre du mouvement dans lequel se trouve embarqué le lecteur. Elle est ce fil conducteur qui motive le récit :

    « Nous voulions remonter le fil de notre histoire mais avions renoncé à parler », dit la voix première de l’incipit. Car l’Histoire charrie avec elle — en dépit des efforts déployés pour en « étouffer le cri » — nombre d’images ineffaçables : « cambrures, chemins de croix, champs de ruines ». Ou encore : « monceaux de chevelures, dents de lait, symboles de l’étonnement, chaussures noires, humeurs qui remplissent les trous du dimanche. »

    Mais l’un des drames majeurs de l’homme, en proie à son inconséquence, n’est-il pas d’être le bourreau de lui-même (l’héautontimorouménos), de faire de lui-même la victime de ses contradictions ?

    « Nous étions sourds aux conséquences de nos actes, avouons-le, étions contents de leur radicalité comme de l’intensité dramatique dont nous avions coloré nos vies. »

    Aux côtés, ou entre les interstices laissés par la grande Histoire des guerres et des destructions massives, se glisse la multitude des autres histoires, histoires vécues dont le patient se déleste sur le divan. Ou histoires rêvées. Celles que tout lecteur avide de romanesque et de sentimentalité, attend et dont se défie Esther Tellermann. Qui se refuse à s’adonner à ce jeu de l’écriture tout en s’y livrant par prétérition parodique pour mieux s’en éloigner et pour mieux nous en éloigner. Comme dans ce passage de la première section — que j’intitulerais volontiers « le temps philosophique » — dans laquelle la poète donne une définition du récit, précise le non-objet de ce dernier, puis laisse sa plume emprunter le chemin du roman social, avec sa cohorte de clichés et son chapelet d’images surfaites, avant de retourner à des considérations sur la disparition :

    « Raconte l’histoire,

    un début glisse vers une fin,

    reconstitue les sous-entendus, les suppositions, ma tactique consiste à forcer ta langue,

    j’étais sous l’effet d’une tendresse, je croyais tenir le fil d’un récit qui validerait notre inexistence, nous condamnerait une bonne fois pour toutes : une misère sociale, par exemple, où ils passent leur temps à se photographier, accumulent leurs secondes de vie dans du formol, petits écrans vernis, c’est le négatif de leur vie entière, ça se déclenche par une simple pression fictionnelle…

    Raconte,

    elle marchait près de lui comme une tache claire, ils approchaient maintenant un petit bois, l’ombre accentuait leur avidité de voir, sacralisait leur force à se coudoyer ainsi dans le silence qui les unissait. Elle sentait qu’elle devrait se fondre à la ligne de crête, sans rien comprendre de la trace des pas, des aspérités du chemin ou du cri de l’écho […].

    Ils avaient cheminé entre quelques ordres absurdes, sans récriminations, par simple obéissance, accordant leur respiration aux constats des airs rabâchés qui dessinent une trame les confondant à leur histoire. Ils s’imprégnaient d’autres histoires si oubliées qu’elles les empêchaient de changer de forme, les dirigeant dans un mouvement giratoire sans fin : une ombre tourne autour du sillon où passent des visages décharnés. Probablement ils étaient les témoins de notre acharnement à disparaître. »

    La poésie n’est pas épargnée, elle non plus, touchée par « l’ivresse » que « veut le déclin » :

    « les poètes ne dispersent-ils pas les crimes dans des anthologies émouvantes » ? interroge une voix.

    « Une vie entière est un long récitatif », affirme l’une d’elles. « Vos romances vous ont depuis longtemps fait disparaître », dit une autre. Une autre encore ordonne : « Achève le roman, c’est soi qu’on aime, c’est soi qu’on tue, c’est soi qu’on pleure, c’est pour ça qu’ils se pardonnent, sinon quoi ? »

    « La ronce est la fin et le commencement, c’est écrit », reprend la voix.

    Tout cela laisse peu de place à une issue autre que celle livrée au mal. Seule l’écriture, menée ici avec maestria, offre quelque espoir, non de rédemption, mais d’exaltation. Car rares sont les œuvres d’une telle intensité, d’une telle puissance. Fulgurant, ai-je lu quelque part. Et c’est l’adjectif qui me semble le mieux rendre compte d’une entreprise de pareille envergure.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Esther Tellermann  Première vision du monde





    ESTHER TELLERMANN



    Esther tellermann





    ■ Esther Tellermann
    sur Terres de femmes


    Carnets à bruire
    Corps rassemblé (lecture d’AP)
    [Pour elle il voulut] (extrait de Corps rassemblé)
    Éternité à coudre (lecture d’AP)
    [Un écho un roman] (extrait d’Éternité à coudre)
    [Je sais vous me disiez de préférer l’ombre] (poème extrait du recueil Le Troisième)
    Je t’ai vu (poème extrait de Contre l’épisode)
    [Jours firent de toi ma teinture]
    [Onde] (poème extrait du recueil Voix à rayures)
    Sous votre nom (lecture de Matthieu Gosztola)
    [Un mot encore] (poème extrait de Sous votre nom)
    Sûrement je vous tiendrai (poème extrait de Terre exacte)
    Voix à rayures




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la BnF)
    plusieurs pages sur Esther Tellermann
    → (sur le site de la Maison des écrivains et de la littérature) une
    fiche bio-bibliographique sur Esther Tellermann
    → (sur le site de la revue Nu(e))
    un extrait d’un entretien d’Esther Tellermann avec Patrick Née
    → (sur Recours au poème)
    Une lecture d’Une odeur humaine d’Esther Tellermann par AP
    → (sur YouTube)
    une présentation de Sous votre nom à la Maison de l’Amérique latine le vendredi 23 octobre 2015 (Institut du Tout-Monde, Cycle « Le chant du monde »). Interventions d’Esther Tellermann, d’Yves di Manno et de Jean-Baptiste Para






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  • Carol Snow | Positions of the Body, VI




    Moore
    « massive en marbre noir : un corps
    de femme, couché, lové ; une éloquence
    d’os, de coquillage »

    Henry Moore (1898–1986), Reclining Figure, 1939
    Lead on oak base
    150 x 280 x 100 mm
    Tate Modern, London
    © The Henry Moore Foundation
    Source








    POSITIONS OF THE BODY, VI




    Wanting not only stillness of hills,
    but intercession—as by new grass

    on the hills—with the silence
    towering over the hills, Moore sculpts a massive

    figure in black marble: a woman’s
    body, reclining, curved; eloquent

    as bone, shell,
    stones worn beyond contradiction.


    *


    You stopped
    by the roadside, hills

    lying in middle distance, few houses. Only the green
    reaches of vineyard intervening

    seemed manageable ; that is, human—a matter
    of scale; the silence was huge, so that only

    the hills (which were huge,
    also) could rest.

    Cézanne, leaning to his canvas, would have mastered
    that view, you thought: the blues and greens
    and ochres of proximity and distance; that tenuous

    position in the dance, not of the drawing
    together of unlike, like bodies, but of the holding
    apart of the body and terrain; you were held

    so still, you thought that you might become those hills,
    or must have been borne by hills,

    or maybe your body
    had been a maquette for the hills.




    Carol Snow, “Positions of the Body”, VI, Artist and Model, New York: The Atlantic Monthly Press, 1989 National Poetry Series, selected by Robert Hass, New York, 1990, pp. 10-11.






    Carol Snow  Artist & Model 0







    POSITIONS DU CORPS, VI




    Voulant non seulement l’immobilité des collines
    mais une médiation — comme un regain

    sur les collines — mur
    de silence au-dessus des collines, Moore sculpte une figure

    massive en marbre noir : un corps
    de femme, couché, lové ; une éloquence

    d’os, de coquillage,
    de pierres portées par-delà la contradiction.


    *


    Tu t’es arrêtée
    au bord de la route, étalement

    de collines à mi-distance, quelques maisons. Seules les vertes
    étendues du vignoble dans l’entre-deux

    semblaient accessibles, c’est-à-dire humaines — question
    d’échelle ; silence imposant, tel que seules
    les collines (également
    imposantes) pouvaient reposer.

    Cézanne, penché sur sa toile, aurait maîtrisé
    cette vue, pensas-tu : les bleus et les verts
    et les ocres du proche et du lointain, cette posture

    précaire de la danse, non la réunion
    des corps dissemblables, des semblables, mais le maintien
    séparé du corps et du sol ; tu étais tellement

    saisie, tu pensais que tu pourrais devenir ces collines,
    ou bien être née de ces collines

    ou bien ton corps
    avait été une maquette pour ces collines.




    Carol Snow, « Positions du corps », VI, Artiste et Modèle, édition non bilingue, Éditions Unes, 2019, pp. 16-17. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Maïtreyi et Nicolas Pesquès.






    Carol Snow






    CAROL SNOW


    Carol Snow portrait
    Source




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Poets.org)
    une notice bio-bibliographique (en anglais) sur Carol Snow





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  • Fernando Pessoa | [Ce soir l’orage a roulé]



    [CE SOIR L’ORAGE A ROULÉ]




    Ce soir l’orage a roulé,
    Tombant sur des versants du ciel
    Comme un énorme bloc de pierre…

    Comme si quelqu’un du haut d’une fenêtre
    Secouait une nappe,
    Et que les miettes tombant toutes ensemble,
    Faisaient un certain bruit dans leur chute ;
    La pluie crépitait par terre
    Obscurcissant les chemins…

    Tandis que les éclairs ébranlaient l’espace
    Et secouaient l’air
    Comme une grande tête qui dirait non,
    Je ne sais pas pourquoi — je n’avais pas peur —
    Je me suis mis à prier sainte Barbe
    Comme si j’étais la vieille tante de quelqu’un…

    Mais c’est qu’à prier sainte Barbe
    Je me suis senti encore plus simple
    Que je ne pensais l’être…
    Je me sentais familial et casanier
    Ayant passé ma vie
    À écouter tranquillement ma bouilloire ;
    Au côté de parents plus âgés que moi
    Comme si c’était pour moi une façon de fleurir…

    Je me sentais quelqu’un qui pouvait croire en sainte Barbe…
    Ah, pouvoir croire en sainte Barbe !

    (Qui croit en sainte Barbe,
    Pensera que c’est quelqu’un de visible
    Sinon que peut-il penser d’elle ?)

    (Quel artifice ! Que savent
    Les fleurs, les arbres et les troupeaux
    De sainte Barbe ?… Une branche d’arbre,
    Si elle pensait, ne pourrait jamais
    Construire ni des saints ni des anges…
    Elle pourrait penser que le Soleil
    Éclaire et que le tonnerre
    Est un vacarme soudain
    Qui naît avec la lumière.
    Ah, comme les hommes les plus simples
    Paraissent malades, confus et stupides
    Face à la lumineuse simplicité
    Et à la force d’exister
    Des arbres et des plantes !)

    Et moi, pensant à tout cela,
    Je me retrouvais moins heureux une fois de plus…
    Sombre, mélancolique et malade
    Comme un jour où l’orage a menacé
    Sans jamais venir, même la nuit tombée…


    mars 1914




    Fernando Pessoa, Le Gardeur de troupeaux, IV, poème d’Alberto Caeiro, avec des variantes inédites, Éditions Unes, 2018, s.f. Nouvelle traduction du portugais par Jean-Louis Giovannoni, Rémy Hourcade et Fabienne Vallin.






    Fernando Pessoa  Le Gardeur de troupeaux




    FERNANDO PESSOA




    Vignette Pessoa
    Vignette de Almada Negreiros
    (D.R. éditions Unes)





    ■ Fernando Pessoa
    sur Terres de femmes

    [Hommes de barre !] (extrait d’Ode maritime)
    Sous un ciel bas et sombre
    Ulysse
    13 juin 1888 | Naissance de Fernando Pessoa
    13 juin 1930
    14 septembre 1931
    29 janvier 1932
    11 juin 1932
    26 mars 1934 | Fernando Pessoa, Les Îles Fortunées



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Unes)
    la fiche de l’éditeur sur la nouvelle traduction du Gardeur de troupeaux de Fernando Pessoa





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  • Ludovic Degroote | [Autour figé, amorti, sans attente]



    [AUTOUR FIGÉ, AMORTI, SANS ATTENTE]




    Autour figé, amorti, sans attente, comme si on y était nous aussi défait de tout mouvement, porté là ailleurs, avec seul dans la gorge qui grommelle le nœud qui grossit ; on regarde, le temps de s’arrêter ça ne veut rien dire, on s’imagine tout reconnaître, on ne voit rien.





    Ni vraiment dehors ni dedans totalement, on s’échappe de tout sans sortir de rien, on marche, on continue, ciel bleu, ciel gris, mer bleue, mer grise.





    Ça vient de si loin, une simple résonance qui atteint, et secoue ; sur la digue, dans le vent, c’est bon. Même sans vent, et même sans digue. Brut c’est meilleur.





    Emboitant le pas, toujours en train de se quitter, écrivant ailleurs, d’une même voix.





    Ce qu’on vit pèse plus que la solitude des autres réunie. On est généreux le temps d’un mot, qui dure le temps qu’on le dit.





    On est là les yeux fermés, exactement comme si c’était une attente. Quand la pluie mouille, l’intérieur est d’abord atteint au cœur, ça va ensuite autour ; là où l’intérieur et le dehors se confondent c’est le plus impossible à toucher, là où la tête repose, au plus près.





    L’imprécision du vide au-dedans emporte tout, pas grand-chose qui ne nous y ramène, la digue, on la recommence — pas plus en dehors d’elle-même ne tiennent les choses qu’elles ne tiennent à l’intérieur de nous.





    Coincé au milieu du flot portant devant, on se retourne sur des images qui reviennent sur les mots qu’elles cachent quand on veut les balayer, les images, elles font comme si elles calmaient les choses, et nous dans le même temps.





    Les mots qui se tiennent au-dehors sont écrits du bout du corps, ils ont quitté l’histoire qui les a menés à cette solitude, pas de paix davantage, ça ne ralentit rien, au bout les cadavres s’empilent, par falaises, comme une épaisse image couleur millefeuille foncé.





    Ludovic Degroote, La Digue, Éditions Unes, 1995, rééd. 2017, pp. 35, 36, 37.







    Ludovic Degroote  La Digue 2






    LUDOVIC DEGROOTE


    Vignette ludovic degroote
    Source



    ■ Ludovic Degroote
    sur Terres de femmes

    Am Timan, Tchad (extrait de ligne 4)
    [chacun nous vivons avec des polyphonies intérieures] (extrait de Monologue)
    [j’aimerais faire quelque chose de tout ça] (extrait de josé tomás)
    josé tomás (lecture d’AP)
    Monologue (Sotto voce de Jean-Louis Giovannoni)
    Retisser la trame déchirée (note de lecture de Sylvie Fabre G.)
    un peu plus au bord
    zambèze (lecture d’AP)
    3 ciels d’ici
    Christine Delbecq | Ludovic Degroote, ChaosCarton




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  • Sylvie Fabre G. | [Bien sûr le chant s’apaise dans le soir]




    [BIEN SÛR LE CHANT S’APAISE DANS LE SOIR]




    Bien sûr le chant s’apaise dans le soir.
    On ramasse éclats et feux.
    On range les douleurs, encore plus loin,
    oui, bien profond.
    Le corps retrouve sa mouvance, retisse ses ailes,
    perd son extase.
    Le cri n’effleure plus la bouche.
    Grande est sa nostalgie.
    Et l’être a de nouveau un nom.
    Il subsiste malgré l’absence de ciel,
    il va, son souvenir est nu.

    Tu redescends. Plus bas la vie.
    Plus bas ma sœur.





    Dessin de la pensée, trace du cœur, cendre, plaie et béance, cicatrice chaude, peau douce, montagnes et vallées, mer qui déferle, fruits de ma terre, paradis,

    c’est là que je reviens.




    Sylvie Fabre G., La Vie secrète, Éditions Unes, 1995, pp. 38-39.






    Sylvie Fabre G.  'La Vie secrète', Éditions Unes  1995.





    SYLVIE FABRE G.


    Sylvie Fabre G.
    Source



    ■ Sylvie Fabre G.
    sur Terres de femmes


    [À l’orée] (poème issu du recueil L’Intouchable)
    L’Intouchable (note de lecture d’Isabelle Raviolo)
    L’Approche infinie (note de lecture d’AP)
    Sylvie Fabre G. par Sylvie Fabre G. (auto-anthologie poétique comprenant plusieurs extraits de L’Approche infinie)
    [C’est un matin doux et amer](poème issu du recueil L’Autre Lumière)
    Trouver le mot (autre poème issu du recueil L’Autre Lumière)
    Dans l’attente d’un prolongement qui se meurt (note de lecture d’AP sur Corps subtil)
    Corps subtil (poème issu du recueil Corps subtil)
    La demande profonde
    Frère humain (note de lecture d’AP)
    Frère humain (note de lecture d’Isabelle Raviolo)
    [La pensée va, et vient à ce qui revient] (poème issu du recueil Frère humain)
    Celle qui n’était pas à sa fenêtre (extrait issu du recueil Le Génie des rencontres)
    Quelque chose, quelqu’un (note de lecture d’AP)
    Tombées des lèvres (note de lecture d’AP)
    Tombées des lèvres (note de lecture d’Isabelle Raviolo)
    [Plus forte que la forêt] (poème issu du recueil Tombées des lèvres)
    Maison en quête d’orient (poème issu du recueil Les Yeux levés)
    Caroline Boidé, Les Impurs, par Sylvie Fabre G.
    Jean-Pierre Chambon, Le Petit Livre amer, par Sylvie Fabre G.
    Jean-Pierre Chambon, Tout venant, par Sylvie Fabre G.
    Patricia Cottron-Daubigné, Visage roman, par Sylvie Fabre G.
    Alain Freixe, Vers les riveraines, par Sylvie Fabre G.
    Emmanuel Merle, Ici en exil, par Sylvie Fabre G.
    Emmanuel Merle & Thierry Renard, La Chance d’un autre jour, Conversation (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Pierre Péju, Enfance obscure, par Sylvie Fabre G.
    Pierre Péju, L’État du ciel, par Sylvie Fabre G.
    Fabrice Rebeyrolle, un peintre gardien du feu, par Sylvie Fabre G.
    Erwann Rougé, Passerelle, Carnet de mer, par Sylvie Fabre G.
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    L’au-dehors
    → (dans les Chroniques de femmes)
    L’Amourier | Le Jardin de l’éditeur par Sylvie Fabre G.
    → (dans les Chroniques de femmes)
    Anne Slacik par Sylvie Fabre G. : Anne, la sourcière
    → (dans les Chroniques de femmes)
    Ludovic Degroote | Retisser la trame déchirée, par Sylvie Fabre G.
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le Portrait de Sylvie Fabre G. (+ poème issu du recueil L’Approche infinie)






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  • Raphaële George | [On ne devrait jamais arrêter d’écrire, ce qui est poésie surtout]




    [ON NE DEVRAIT JAMAIS ARRÊTER D’ÉCRIRE, CE QUI EST POÉSIE SURTOUT]



    On ne devrait jamais s’arrêter d’écrire, ce qui est poésie surtout. On perd l’habitude, le souffle, le ton, on perd même sa compréhension faite de tant d’amabilité, et bêtement l’arrêt nous rend ignorant de ce qui juste avant nous était encore nécessaire. Ainsi on sort de la grâce. Peut-être est-ce ce qui m’est arrivé à force d’avoir peur de mal faire, de mal dire. Je me crois maintenant en un point de non-retour. Il faut que je retrouve ma force antérieure mais comment ? Il faut que je retrouve une certaine innocence, cette poésie attachée et venue des sentiments simples, accepter cette montée de la nostalgie, cette montée que la plupart du temps nous ne pouvons laisser venir et que nous occultons.


    On ne devrait jamais s’arrêter d’écrire, tout ce qui est poésie surtout. On perd l’habitude, et bêtement on devient ignorant de la musique qui lui est nécessaire. D’une certaine façon on sort de la grâce. Peut-être est-ce ce qui m’est arrivé à force d’avoir peur de mal faire, de mal écrire. J’arrive maintenant à un point de non-retour. Il faut que je retrouve ma force antérieure. Il faut que je retrouve une certaine innocence, la poésie attachée aux premiers sentiments, à une certaine montée de la nostalgie, cette montée que la plupart du temps nous ne pouvons laisser venir et que nous occultons.*



    ____________________
    * Ces deux variantes existent sous forme dactylographiée, sans qu’il soit possible d’établir l’antériorité de l’une par rapport à l’autre.



    Raphaële George, Je suis le monde qui me blesse, journal intégral (1976-1985), Éditions Unes, 2017, page 113. Édition établie par Jean-Louis Giovannoni et Nicolas Marquet.






    Raphaële George  Je suis le monde qui me blesse




    RAPHAËLE GEORGE


    Raphaële George




    ■ Raphaële George
    sur Terres de femmes

    Double intérieur (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Feu noir sur feu blanc, ou comment lire Raphaële George ? (chronique de Gisèle Berkman)
    Ghislaine Amon (Raphaële George) | [Ne parle pas, ne dis rien] (extrait du Petit Vélo beige)
    [Amour]
    Suaires (extrait de Double intérieur)
    2 avril 1951 | Naissance de Raphaële George (+ extrait de Double intérieur)
    22 août 1978 | Raphaële George, feuilles éparses
    7 juin 1982 | Raphaële George, Journal
    3 février 1984 | Lettre de Raphaële George à Jean-Louis Giovannoni (+ La Main de Raphaële George, par Jean-Louis Giovannoni)
    30 avril 1985 | Mort de Raphaële George (+ notice bio-bibliographique)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur lelitteraire.com)
    une lecture de Je suis le monde qui me blesse par Jean-Paul Gavard-Perret
    le site Raphaële George, créé par Jean-Louis Giovannoni





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  • Jean-Louis Giovannoni | [Tout se cicatrise]




    [TOUT SE CICATRISE]




    Tout se cicatrise

    Les gestes
    retombent dans les membres

    Commence le silence




    Lorsqu’on le trouve
    on lui ferme les yeux

    On le renvoie à sa nuit

    On ne veut pas
    qu’elle se répande




    Après quelques heures
    tout est froid

    La pièce
    se rigidifie
    à son tour

    On se demande
    si on ne suivra pas

    Lorsqu’on ira se coucher
    les draps seront durs




    On oublie toujours
    qu’il grandit
    de quelques centimètres
    au dernier moment

    On passe sa vie
    tellement crispé




    Jean-Louis Giovannoni, Garder le mort [1975], suivi d’une version préparatoire et de poèmes inédits, nouvelle édition revue et augmentée, Éditions Unes, 2017, pp. 40-41-42-43.






    Jean-Louis Giovannoni  Garder le mort.jpg 2



    JEAN-LOUIS GIOVANNONI


    Giovannoni
    Ph. © Fabienne Vallin
    Source





    ■ Jean-Louis Giovannoni
    sur Terres de femmes


    [Ne me laisse pas ici parmi les ombres !] (extrait de L’air cicatrise vite)
    Ce que l’immobile tient pour geste (extrait de Pastor, Les Apparitions de la matière)
    Envisager (lecture de Tristan Hordé)
    [Aucune sortie possible] (extrait d’Envisager)
    L’Échangeur souterrain de la gare Saint-Lazare (lecture d’AP)
    [Vue imprenable] (extrait de L’Échangeur souterrain de la gare Saint-Lazare)
    Îles circulaires
    [Il faut si peu de chose]
    Issue de retour (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Issue de retour (lecture d’AP)
    [Je ne sais pourquoi l’autruche me fascine autant] (extrait de Journal d’un veau)
    Mère
    [Notre voix] (extrait de Ce lieu que les pierres regardent)
    [Nous venons d’un pays qu’on ne peut plus toucher] (extrait de On naît et disparaît à même l’espace)
    [Pourras-tu encore témoigner…] (extrait des Mots sont des vêtements endormis)
    Sous le seuil (lecture d’AP)
    [Le jour se lève] (extrait de Sous le seuil)
    [toujours cette envie de t’ouvrir]
    Voyages à Saint-Maur (lecture d’AP)
    [Troisième voyage à Saint-Maur]
    [Huitième voyage à Saint-Maur]
    Jean-Louis Giovannoni | Stéphanie Ferrat, « Les Moches » (lecture d’AP)
    Jean-Louis Giovannoni | Marc Trivier, Ne bouge pas ! (lecture d’AP)





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  • Esther Tellermann, Éternité à coudre

    par Angèle Paoli

    Esther Tellermann, Éternité à coudre,
    Éditions Unes, 2016.
    Vignette de couverture de Gérald Thupinier.



    Lecture d’Angèle Paoli




    L’AUTRE CÔTÉ DU MOURIR



    « Éternité à coudre », du même élan que la brûlure de l’à-pic, éternités d’avant la césure sans doute, d’avant les déchirures, sang et cendre dans la bouche, éternités arrachées à l’enfance peut-être et à l’amour aussi, sans doute, au temps d’un jadis qui donnait prise sur le monde et donnait vie à des rêves communs. Puis quelque chose eut lieu qui mit le monde à sac, ouvrit béante la blessure. Temps de désastres d’éclatements d’éventrations. Les éternités s’effondrèrent. Éternités défuntes. Vint alors le temps de l’impossible cicatrisation. Accompagné pourtant du travail nécessaire à la suture des débords, et des rituels associés à la conjuration des maux :

    « je lavais votre

    bouche »

    ou encore :

    « de votre bouche

    je lavais le sel. »

    ou bien :

    « je brûlais

    sous votre nom

    des cendres. »

    Il fallut inventer, composer avec les « alvéoles   vides », les éboulis et les lambeaux, habiter d’autres seuils.

    « mots furent notre

    auge notre

    abri »

    Chercher à tisser d’autres alphabets dans les revers de la couture. Habiter des « envers ».

    « Vos silences

    hors de moi

    un envers qui

    ordonne. »

    D’un recueil à l’autre, Esther Tellermann poursuit inlassablement les questionnements qui accompagnent la quête obsédante. Le chant qui est le sien dans Éternité à coudre est prolongement de celui qui traverse Le Troisième. La plainte est la même, nourrie des mêmes modulations, des mêmes images :

    « Avions-nous le même

    orage ?

    Mêmes   monts

    bleus    mêmes

    alvéoles       mêmes

    murs

    peau attachée

    à la veine ? »

    La voix qui porte ce nouveau recueil nous est familière. Elle est celle que nous connaissons déjà. C’est une voix singulière à nulle autre semblable. Profonde et grave ; sourde et douce. Incantatoire. Une voix de gorge, intériorisée, qui charrie avec elle une Histoire venue de très loin et qui irrigue nos mémoires. Une voix personnelle faite de rythmes propres, de brisures et d’accrocs et qui porte en elle cet étonnant brouillage de lecture qu’opèrent les rejets. Le plus étrange est que derrière la syncope apparente des vers se crée une mystérieuse continuité mélodique. Le poème ouvre sur une lecture plurielle que facilite encore l’absence de ponctuation à l’intérieur d’un même espace poétique.

    Longilignes, les poèmes étirent leur verticalité sur la page. L’écriture est dépouillée, les mots souvent monosyllabiques. Les blancs typographiques et les alinéas sculptent le poème. L’espace respire. L’économie extrême recherchée par la poète protège de toute asphyxie et se joue de l’emphase. Tout au contraire. Le chant régulier agit comme une mélopée tendre qui berce les désirs et exorcise les peurs ou comme un baume qui apaise la douleur :

    « derrière le monde

    roseaux

    pliaient les amertumes. »

    Les leitmotive (avec variations) qui s’égrènent pareils à de lointains refrains renforcent encore le phrasé mélodieux du chant :

    « je vous ai mâché

    avec l’écriture. »

    ou encore :

    « je vous mâchais

    avec l’écriture »

    et

    « Levée au monde

    je voulais

    vous mâcher avec

    l’écriture. »

    Les voix se croisent, qui alternent les pronoms personnels entre le « je » et le « elle », le « il » et le « vous ». Fusionnent parfois dans le « nous ». Ou se dissolvent dans l’ellipse.

    « Avions tracé

    les marches et les frontières

    vous feuilleté

    je vous fis

    orage

    vous traversai

    d’éclats et de

    salive. »

    De ce dialogue intemporel — où tout ou presque se joue avec l’alternance entre l’imparfait duratif et le passé simple ponctuel —, il arrive que l’on perde le fil visuel et peut-être auditif. Mais cela n’a pas d’importance car ce travail de dissolution des pronoms personnels participe de la force incantatoire des poèmes. Tout comme les répétitions qui s’égrènent de manière récurrente.

    « Il voulait

    creuser la bouche

    qu’un silence

    scinde »

    et dans le poème suivant :

    « Il voulait que

    la parole entame

    la moisissure

    et l’horloge »

    Et l’écriture, alors ? Dans cette tension entre l’histoire personnelle d’Esther Tellermann et l’Histoire qui est la nôtre, l’écriture joue un rôle indissociable de l’existence. Elle lui est consubstantielle. Elle est ce travail patient des mots que la poète mâche pour couturer les plaies, pour dénoncer le poids des certitudes et la noirceur.

    « des sacs

    qui suintent un à

    venir

    éteint »

    et peut-être parfois pour confier un espoir qui s’origine dans l’autre :

    « mais ne peut cesser

    d’être

    issue de toi

    la parole. »

    Elle est cette « langue de silex » qui

    « garde

    les pleurs

    l’autre côté

    du mourir ».

    Et cette langue-coquille qui irrigue une grande voix, étreint en profondeur.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Esther Tellermann, éternité à coudre






    ESTHER TELLERMANN


    Esther tellermann





    ■ Esther Tellermann
    sur Terres de femmes


    Corps rassemblé (lecture d’AP)
    [Pour elle il voulut] (extrait de Corps rassemblé)
    [Un écho    un roman] (extrait d’Éternité à coudre)
    Carnets à bruire
    [Je sais vous me disiez de préférer l’ombre] (poème extrait du recueil Le Troisième)
    Je t’ai vu (poème extrait de Contre l’épisode)
    [Jours firent de toi ma teinture]
    [Onde] (poème extrait du recueil Voix à rayures)
    Première version du monde (lecture d’AP)
    Sous votre nom (lecture de Matthieu Gosztola)
    Sûrement je vous tiendrai (poème extrait de Terre exacte)
    [Un mot encore] (poème extrait de Sous votre nom)
    [Puis se ferme | la porte] (poème extrait d’Un versant l’autre)
    Voix à rayures




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la revue de littérature et de critique Le Nouveau Recueil)
    L’indécise exactitude de la terre : Esther Tellermann, par Michaël Bishop
    → (sur Remue.net)
    François Rannou / « D’où un homme est-il visible ? » | une approche de la poésie d’Esther Tellermann
    → (sur Recours au poème)
    une lecture d’Une odeur humaine d’Esther Tellermann par AP





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