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  • Josette Ségura, Dans la main du jour

    par Isabelle Raviolo

    Chroniques de femmes – EDITO

    Lecture d’Isabelle Raviolo

    Josette Ségura, Dans la main du jour, Poèmes,
    Éditions Éditinter, 2013. Huile sur papier de Christine Fort.



    L'être qui se déploie en maints rayons de lumière diaprée
    Ph., G.AdC








    [« CES ROSES À L’HORIZON »]




    Dans la main du jour titre le nouveau recueil de Josette Ségura, nous appelant à une certaine disposition d’être. Comme s’il était question de ne plus voir à partir de soi, mais de ce « jour » dans la main duquel nous sommes. Comme si, finalement, il s’agissait de nous détacher de nous-mêmes : pour faire place vide aux choses du monde, pour les laisser venir à nous, nous parler, nous révéler une clarté toute simple, presque enfantine ; comme celle qui apparaît en couverture, sur la si belle huile de Christine Fort, où la palette décline des couleurs de vie – ainsi ce vermillon à travers lequel une rose se dessine, à l’extrême droite, en haut du tableau, évoquant peut-être « la rose du sixième carreau », celle qui rappelle « comment un poète doit regarder, nommer ». Car ces choses nous questionnent et, nous questionnant, nous éveillent à une conscience plus aiguë, plus lucide, comme dans les plus beaux tableaux de Vermeer. Aussi l’exergue nous exhorte-t-elle à cette voie de l’attention aux petits riens qui se révèlent à la lumière du jour : « …nous possédons, parce que nous sommes capables d’attention, l’extraordinaire pouvoir d’arrêter de l’insignifiant, de le capter, de lui donner une consistance, une valeur, et par là même, de le transmuer. » (Gabriel Marcel, Journal métaphysique). Dans la main du jour place Josette Ségura dans la filiation de la poésie de Gaston Puel : « Nous sommes dans le jour, sa lumière, puis dans la main du jour, » disait ce dernier, « c’est-à-dire dans l’amitié du temps et du lieu ou dans le mystère, l’angoisse, la question — ce qui est aussi le mouvement de l’esprit, la quête, la perte, le retour. » En ce mouvement même se dessine le chemin de l’existence humaine, au milieu des autres et des choses qui nous les rappellent, entre vie et mort, pleurs et joies, souvenirs et oublis :


    « un banc devant la porte

    pour le retour du soleil,

    l’instant de mélancolie. »


    Josette Ségura est alors attentive à tous ces signes qui font un jour, à la diaprure de la lumière selon les heures. Elle ouvre au lecteur la profondeur d’une écoute au fragile, au précaire, aux vibrations subtiles de l’espace et du temps :


    « Tu aimes cette journée parce qu’elle commence,

    la lumière est faible, traversée de pluie

    mais ce peu de lumière éponge la nuit ».


    « Ce peu » est déjà un « tout » : il a le pouvoir d’« éponger la nuit », d’absorber l’obscur, la peine (« ce qui nous fait du mal ») pour faire place à la lumière, à la joie (« cadeau de l’âme, l’émotion  /  nous rend à nous-mêmes ») :


    « c’est comme une page

    sur laquelle écrire ou lire ».


    Ainsi s’ouvre la lumière de la page, sa blancheur comme l’espace où naître, renaître après la traversée de la nuit. Comme s’il fallait cette plongée dans l’obscur pour goûter toute l’intensité de la lumière. Comme si le jour était un peu comme cette lumière du matin de Pâques, « mais chaque nuit où l’on entre est celle de la très sainte Agonie », disait Blanche de la Force dans Dialogues des carmélites de Bernanos. Dans Dans la main du jour, Josette Ségura nous invite à vivre ces passages qui sont autant de renaissances, de réconciliations avec l’existence la plus ordinaire, avec notre humaine condition. Un éclat surgit de la nuit même : un quelque chose, un presque rien, un rai de lumière discret naissant de la ténèbre — un infime qui compte infiniment, un presque rien qui est le plus important :


    « cette modeste collection d’éclaircies

    la retenir. »


    Avec le geste confiant d’un enfant, le poète ouvre une brèche dans nos murailles : il nous offre ce regard dépouillé et sincère de celui qui n’a pas peur de « se retourner » « pour reconnaître dans cette cascade / l’or de notre récolte ». Écouter les vers de Josette Ségura, c’est être relié au monde, à son sel, à sa lumière, et retrouver, dans le rythme et les silences, les Gnossiennes et les Gymnopédies d’Erik Satie. « Comme s’il ne fallait pas louper l’instant » :


    « La pluie,

    nous l’attendions, elle est venue,

    le jour sera voilé,

    continuer sur notre chemin

    comme le jour s’abandonne

    à toute cette grisaille,

    fort de son secret. »


    Quelque chose de profond, de secret, est scellé dans ce jour confiant qui « s’abandonne », ne retient rien car il se sait fort d’un amour plus fort que tout. C’est à ce jour que le poète puise son courage de « continuer », de marcher, de s’émerveiller aux couleurs et aux lumières des saisons :


    « je vois des cageots de pommes,

    les cageots, les pommes me rassurent

    comme cette lumière d’automne sur ce village qui surplombe la Garonne. »


    En cette lumière automnale, quelque chose d’une plénitude de l’existence se relie à l’âme du poète, qui s’ouvre et reçoit cette force de vie lumineuse, et peut alors dire, comme un cri venu du tréfonds :


    « au début était la lumière,

    nous la reconnaissons

    dans des instants de communion. »


    Ce sont ces instants qui, comme autant de joies, relient le poète au présent de sa vie où le passé se trouve soudain comme transmué « à la lumière fauve », « dans le désert de la méditation » :


    « on pense aux amis

    qui travaillent eux aussi

    avec des mots mis côte à côte, des lignes

    et tous ces blancs

    pour le passage du vent et de la neige. »


    Quand la pensée aide à toucher la lumière, à rejoindre ceux qui nous sont chers, alors s’exprime la joie comme cet instant de grâce, de transparence en la pesanteur même des choses, en ce feuillage de l’arbre qui « va avec le vert, l’or puis l’ocre clair, / son tronc, / sobre comme un pilier de cloître roman » – des riens qui sont autant d’éclats de lumière, de poésie précaire. Car Josette Ségura chante ici un chant précaire : enraciné dans une incarnation imparfaite, fragile, incertaine, ce chant ne devient possible que dans l’exigence d’une tenue intérieure, d’une attitude qui est celle de l’attention la plus pure, la plus abandonnée : pauvreté qui veille sans rien demander, mais qui, dans ce « rien », se fait aussi tout entière prière :


    « c’est comme si le chemin s’était soudain affirmé,

    nous apprenant à poursuivre

    en nous fiant aux éclats de chaque jour,

    aujourd’hui,

    tu vois bien que la pluie

    doucement chante. »


    À l’instant pleinement goûté, à la lumière pleinement reçue, sera donné le plus essentiel. Et cette lumière ne se donne qu’à celui qui s’abandonne à elle, et ne cherche pas à la capturer ou à la comprendre. C’est donc à un travail de langage, à une épure des mots que se livre ici Josette Ségura. Et l’on comprend alors pourquoi elle choisit de citer Gaston Puel en quatrième de couverture : « N’oubliez pas que le quotidien mérite un travail de langage – comme tout poème – et qu’il est la préparation, le nid du poétique. » Ce quotidien est certes celui des choses, des petits gestes, des riens, mais aussi celui des rencontres, des clartés venues des visages aimés :


    « Il y avait comme l’eau claire d’une rivière

    dans la voix de cet ami au téléphone… Cette eau

    qui dans le présent va tenir ta main vers les mots,

    elle était là dans cette conversation,

    distribuée à notre insu,

    emportant nos propos

    sur les ailes bleues d’une libellule. »


    Josette Ségura se retire pour laisser au chant poétique la possibilité d’advenir dans son jour, pour laisser la lumière faire apparaître les choses que, sans elle, on n’aurait pas vu : « la tenue bleue de la cuisinière », « la halle métallique » ou encore « les maisons en pierre claire du Quercy ». La poésie comme la musique permettent de retrouver l’esprit de la Terre, le point tournant où une chose, en même temps, est conçue comme infinie et finie, l’attention la plus tenue, la note la plus subtile de la partition :


    « parler du réel puis décoller, […]

    écrire en cherchant ses mots,

    avec tous ces comme ci, ces sans doute, ces peut-être,

    l’attention toujours au travail

    sur ces chemins épineux

    où tout est à noter

    sur le sable de quelques feuillets. »


    C’est dans cette attention patiente que le jour peut naître et nourrir la parole abandonnée d’un poète qui ose écrire avec le sang de sa blessure :


    « entre les larmes on voit passer le bleu du ciel,

    sa douceur. »


    En cette vigilance, en cet éveil lucide et libre, le fond se voit, comme nulle part ailleurs, et les plus petites choses du monde parlent, interrogent, éveillent au plus sensible, au plus subtil de l’être qui se déploie en maints rayons de lumière diaprée :


    « La bruyère en fleur,

    il y en avait plein dans la forêt

    de part et d’autre du chemin empierré, […]

    les paroles remuaient, ricochaient sur la beauté qui rappelait à l’ordre. »


    On se croirait dans un tableau de Claude Monet. Aussi, à la lecture des poèmes de ce recueil, peut-on penser à cette série intitulée Les Meules que Monet a réalisée en 1890-1891, répétant le même motif afin de montrer les différents effets de la lumière au fil des jours, des saisons et des conditions météorologiques, mais aussi d’en varier le cadrage et les points de vue. On peut alors se dire qu’ici, Josette Ségura procède comme un peintre – travaillant à l’huile comme Christine Fort qui l’accompagne : une huile qui rend la couleur, l’intensité lumineuse :


    « Ces mottes luisantes,

    on verrait presque s’y refléter les nuages, quelques arbres, »


    Et le poète fait alors l’expérience d’être fondu au paysage :


    « je suis appelée par elles,

    un jour soudain,

    j’ai eu l’impression d’être faite de terre,

    comme une révélation de l’humus accumulé,

    que de choses vont le rejoindre encore, s’y transformer,

    comme si le corps continuait à se construire. »


    Comme si nos corps grandissaient avec tous les corps de la nature, « dans la main du poème », dans la paume du jour qui offre les fruits, la moisson, la vie.


    Dans la main du jour n’appelle aucune transcendance, mais se tient sur le fil, sans réponse comme l’âme est seule ; tout à la fois risible et tragique, le poème est incertain de soi, vulnérable, démuni de puissance, et c’est en cette pauvreté essentielle qu’il exprime toute sa beauté :


    « Les mots nous entraînent où ils veulent,

    c’est de la vie encore

    désencombrée, nettoyée, qu’un autre recevra un jour. »


    Ainsi la vie du poème se tient tout entière dans cette simplicité fragile et forte, dans cette lumière qui se fait l’écho vibrant, le chœur des choses de ce monde — comme cette lumière qui vient se refléter dans Le Miroir de Tarkovski, et qui, à la faveur d’un rai de lumière, d’une flamme ou d’un rayon de soleil, ouvre l’édifice immense du souvenir :


    « Dans le rose de ce lac ce soir,

    elle voit bien qu’il n’y a pas de barque,

    à peine quelques joncs qui se penchent sur le miroir,

    on entend des voix dans les jardins,

    tomber les figues,

    l’été lentement va vers sa fin

    et la joie des vignes. »


    Cette lumière est belle de cela même qu’elle se retire et ne se laisse nommer par aucun attribut de langue humaine. Elle demeure elle-même tout entière beauté dans sa nudité : beauté de la lumière tout entière contenue dans la beauté du poème ; le fruit d’un long abandon qui est paradoxalement le suprême travail, la vocation du poète qui, se délivrant de lui-même, du souci de lui-même et du monde, le retrouve « mûri », dans cette lumière intérieure, dans « ces roses à l’horizon », dans cette offrande du poème qui le précède et l’accomplit sans que le poète puisse s’arroger aucun droit sur lui, tant celui-ci n’est que le chantre d’une musique qui le dépasse infiniment :


    « Nous allions souvent en Italie l’été

    marcher dans le présent, cueillir,

    les arbres sont prêts pour le printemps,

    on sent leur force, leur élan dans leur dépouillement net,

    on avance vers nos propres mots

    rescapés, eux aussi, de l’hiver. »




    Isabelle Raviolo
    D.R. Texte Isabelle Raviolo,
    Paris, janvier 2014








    Josette Ségura, Dans la main du jour





    JOSETTE SÉGURA


    Josette Ségura bis
    Source




    ■ Josette Ségura
    sur Terres de femmes

    Entre la parole et nous (extrait d’Au bord du visage)
    [Le parler de l’hiver] (extrait d’Au plus près de nos pas)
    [Dans toute combe] (extrait de Jours avec)
    [« On a tellement de souvenirs… »] (extrait des Éclaircies)
    [Dans toute combe] (extrait de Jours avec)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de Pleine Page)
    une notice bio-bibliographique sur Josette Ségura
    le site des éditions L’Arrière-Pays





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  • Jonathan Williams, Portraits d’Amérique

    Jonathan Williams, Portraits d’Amérique,
    Éditions Nous, Collection Now, 2013.
    Traduits et édités par Jacques Demarcq.
    Introduction de Rachel Stella.



    Lecture d’Angèle Paoli




    « UN PETIT LIVRE POUR ÉCLABOUSSER L’AUTRE CÔTÉ DE L’ATLANTIQUE »



    « Un petit livre pour éclabousser l’autre côté de l’Atlantique ». Tel est le souhait exprimé par Rachel Stella dans son introduction aux Portraits d’Amérique du photographe, poète et éditeur Jonathan Williams.

    J’ignore encore si le but est atteint, le « petit livre » venant tout juste de voir le jour aux éditions Nous. Une chose est sûre, c’est que ce livre est jubilatoire. Aucun des portraits (trente-et-un en tout) réalisés par Jonathan Williams, photographies et textes, n’échappe à l’humour de leur auteur. Peut-être y a-t-il aussi, sous-jacent aux mots de l’Américain, l’humour propre à Jacques Demarcq, le traducteur de ces portraits miniatures. Tandem réussi, car chaque page apporte son lot de surprises et, à chaque page, le rire est au rendez-vous.

    Condensés sur une seule page, le plus souvent répartis sur deux paragraphes, les portraits n’occupent pas plus d’une vingtaine de lignes (entre dix-huit et vingt le plus souvent). Sur la page en regard (page de droite ou page de gauche) se trouve la photo en corrélation avec le texte.

    Album à double entrée, Portraits d’Amérique présente des poètes et des écrivains mais aussi des artistes ou des créateurs farfelus qui couvrent la totalité du XXe siècle. Les dates de naissance s’échelonnent de 1873 à 1947. La disparition la plus ancienne remonte à 1953. Quant au benjamin de la galerie, Thomas Meyer, né en 1947, il est toujours de ce monde et incarne selon l’écrivain-photographe le type du Puer Eternus décrit par le professeur Karl Jung.

    Le lecteur croise inéluctablement, au cours de sa lecture, les grands noms de la poésie américaine : Mina Loy, Lorine Niedecker, William Carlos Williams, Louis Zukofsky, Ezra Pound, Allen Ginsberg, Charles Olson, Robert Duncan… et bien d’autres encore. À côté des plus connus, figurent d’autres noms dont la notoriété n’est sans doute pas tout à fait parvenue jusqu’aux confins des terres européennes. Eddie Martin, sorte de Facteur Cheval de Géorgie ; Vollis Simpson de Caroline du Nord (né en 1919 et toujours vivant), grand inventeur de machines éoliennes, combinant Miró et Dubuffet et qui se demande où diantre ses géniteurs sont allés dénicher un prénom pareil ; le coiffeur-pasteur-franc-maçon Elijah Pierce, l’« un des meilleurs sculpteurs afro-américains » qui « prie au-dessus [du bois] avant de l’entailler » ; James Harrold Jennings, un « visionnaire » qui vit dans sa campagne « sans eau courante ni électricité ni automobile ni téléphone »… et dont les inventions lui tiennent compagnie. « Des constructions brillamment colorées avec des bouts de bois récupérés ». Il y a aussi Thornton Dial, noir d’Alabama, peintre en bâtiment qui ne sait ni lire ni écrire mais qui sait ce qu’il a à faire et écrit tout de même dans son Thornton Dial : Image of the Tiger :

    « y’a là
    tous les visages de l’Amérique

    tous les blancs tous les noirs
    tous les bruns tous les rouges

    tous les jaunes… »

    Il y a là tous les visages de l’Amérique, en effet, toute sa folie qui fait sourire et qui surprend ; tout le côté « foldingue » de ses originaux qui laisse abasourdis nos esprits cartésiens.

    Seule la première photo du « petit livre » impressionne. Il ne s’agit nullement d’un portrait de la sculptrice Laura Pope Forrester, la doyenne de la suite, mais de l’une de ses réalisations. Visage et main de morte engoncés dans la matière, regard incisif qui tente de déjouer le mystère. « Sérénité d’expression qu’on ne trouve que dans certains temples bouddhistes ou hindous », écrit Williams. Voire. Cette photo a spontanément exhumé pour moi l’une des « momies de Palerme » de la crypte des Capucins.

    Chaque portrait surprend, cerné par une remarque incisive ou une expression du visage qui caractérise la personne. Ainsi de Mina Loy, dont la poésie érotique, définie comme « élégiaque et satirique », n’est pas appréciée. Parce que « les gens n’aiment pas ce genre de poésie », commente Williams. Son œuvre, inconnue de tous, constitue pourtant une exception absolue. Quant à Ezra Pound, qui suit immédiatement Mina Loy, son portrait se conclut sur cette remarque lucide mais probablement juste : « Tout ce que j’ai fait, c’est un peu de bruit pour quelques gus que personne n’écoutait. » Le docteur William Carlos Williams étonne par ailleurs par « sa féminité ». « Exaspéré par la fréquentation d’un monde insensible », il tient « sa force de sa vulnérabilité ». L’œuvre de l’écrivain Edward Dahlberg (1900-1977) est définie comme « un sommet impossible dans la Cordillère »… et les titres de ses ouvrages sont à eux seuls promesse de joyeusetés érotiques : Que ces os revivent, Les Puces de Sodome, Parce que j’étais de chair, Les Larmes de Priape, La Porte arrière de Cythère, L’Américain sans feuille de vigne. De Zukofsky, « Zuk », mort en 1978, Williams dit « qu’on se mettra à (le) comprendre dans une centaine d’années. » Robert Creeley apparaît en « portrait de l’artiste en assassin espagnol ». Gabardine noire et borsalino jouant de l’ombre sur le visage. Œil sombre et petite moustache, noire elle aussi. Denise Levertov, « de mère galloise, de père rabbin hassidique devenu prêtre anglican », bras croisés sur sa robe rapportée d’Oaxaca (Mexique), semble une petite fille sage. Allen Ginsberg, « Ginzy », à la barbe chenue et en salopette de travail, est un original qui chante   William Blake en s’accompagnant sur un harmonium de l’Armée du Salut ». Il y a aussi James Laughlin, en ombre chinoise avec pipe, à qui Pound avait dit : « Non, Jaz, c’est sans espoir. Tu ne feras jamais un écrivain, même avec de la volonté » ; Jaz dont on découvre, à sa mort, « qu’il avait écrit davantage de bons poèmes classiques que Catulle, Martial, Properce et Horace réunis ». Seul le gros Charles Olson, « le Big O », père de l’énorme somme poétique Les Poèmes de Maximus, a droit à quatre pages. Deux pages de portrait et deux photos. Du maître du Black Mountain College, Williams, venu étudier la photographie, apprend que « TOUT HOMME EST SON PROPRE INSTRUMENT » et qu’un écrivain a tout à gagner à éditer ses propres ouvrages. Sans compter la leçon d’énergie contenue dans les formules intempestives : « MAKE IT NEW ! DO IT YOURSELF ! BE ROMANTIC… AND NEVER BE RUSHED! »

    Chaque page de cet opus est une découverte qui invite à d’autres découvertes. Et chaque découverte réserve son moment de plaisir.

    Si certains poètes présents dans ce petit opus sont issus du Black Mountain College, la plupart ont été soutenus par la Jargon Society et publiés par la Jargon Press, maison d’édition créée par Williams. Dont la ligne éditoriale est de s’intéresser aux auteurs d’un « modernisme » sans concession ainsi qu’à des créateurs marginaux. Les poètes bon ton bon genre, « les traditionalistes de Nouvelle Angleterre, les esthètes de l’École de New York » ainsi que « les Beat de la Côte Ouest » sont exclus du programme éditorial de Williams. Mais l’on apprend aussi que Williams s’est un jour détaché du Black Mountain, de son environnement et de son réseau d’influences. Parce qu’il faut bien couper le cordon, que le Black Mountain était devenu un club et que les chemins, inévitablement, se séparent.

    Chemin faisant, on découvre que « le « milieu » de la poésie américaine est susceptible ». Qu’après la boutade de « la prose ventilée » de Richard Buckminster Fuller, survient une définition du poète : « le poète est celui qui rassemble les choses. » Que Louis Zukofsky résume sa conception de la poésie dans cette note : « Moins la poésie tient compte de la vie quotidienne et du sens rythmique d’un individu, moins elle a de chance d’être lisible. » Et que, derrière les formules d’Aaron Siskind (tout comme Harry Callahan, Siskind enseigna la photographie à Williams) : « quand je photographie un mur, je prends autre chose »/« quand je visite un nouveau pays, je trouve des vieux Siskind », c’est toujours de Siskind qu’il s’agit ; c’est toujours Siskind que l’on retrouve. Et l’on trouve aussi, formulée par la plume de Williams, toute son admiration pour Lorine Niedecker « la poétesse la plus absolue depuis Emily Dickinson… ». On est en présence, écrit-il encore, d’« un poète dont les pairs sont la Dame Ono Komachi et Sappho. Peu d’autres noms viennent à l’esprit. »

    Les Portraits d’Amérique de Jonathan Williams, sont aussi, de manière indirecte, le portrait de Jonathan Williams. Un grand éditeur et un grand photographe. « Artilleur d’un autre canon ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli







    Williams







    JONATHAN WILLIAMS


    Portrait Jonathan  Williams
    Ph.: Arnold Gassan
    Source




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Nous)
    la fiche de l’éditeur sur Portraits d’Amérique





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  • Sylvie-E. Saliceti, Je compte les écorces de mes mots

    par Sabine Huynh

    Sylvie-E. Saliceti, Je compte les écorces de mes mots,
    Éditions Rougerie, 2013.
    Avant-propos de Sylvie-E. Saliceti.
    Postface de Bruno Doucey.



    Lecture de Sabine Huynh



    Foret 1
    Ph., G.AdC







    JE COMPTE LES ÉCORCES DE MES MOTS :
    DES POÈMES-SÉPULTURES À LIRE AVEC RECUEILLEMENT




    D’un sommeil torride
    je me suis réveillée
    Je compte les étoiles
    de mes mots
    et me consacre
    à la nuit

    (Rose Ausländer, Je compte les étoiles de mes mots)


    L’arbre resterait à célébrer, si le désert n’était partout.
    (Edmond Jabès)




    Par son titre, Je compte les écorces de mes mots de Sylvie-E. Saliceti (Rougerie, 2013) se place dans la lignée de la littérature de la Shoah et de la poésie de Rose Ausländer, la poète juive d’origine ukrainienne dont les textes sont marqués par l’Holocauste et l’exil. Le recueil de S.-E. Saliceti s’enracine en effet dans l’extermination des Juifs d’Europe et plus précisément des Juifs d’Ukraine. Il est dédié « Au petit garçon de la forêt qui jouait / à renvoyer les poignées de terre / À toutes les victimes, imprononcées, / de Lissinitchi ». Ces mots annoncent des textes où se répondent la beauté de la vie et la tragédie incommensurable : « La vie. La voix. La mémoire » (S.-E. Saliceti, avant-propos).


    Tout comme chez Rose Ausländer, la poésie de S.-E. Saliceti est ici concise et lucide, alternant longs poèmes et tercets aux vers brefs et porteurs d’une densité émotionnelle tangible, sous-tendus par une grande complexité historique et philosophique. J’entends une poésie engagée, ancrée dans l’histoire et les témoignages, que S.-E. Saliceti a consultés (comme elle le précise) « soit aux archives soviétiques de la ville de Lvov, soit au […] Centre Européen pour la Recherche et l’Enseignement sur la Shoah à l’Est, soit […] auprès de témoins sur place, lors d’un voyage d’études en Pologne et en Ukraine en février 2011 ». Poésie de circonstance, oui, mais aussi et surtout, nous allons le voir, poésie qui ouvre les yeux ; poésie de lumière, qui fait voir et entendre intensément ; poésie de l’éternel, comme le magnifique « texte-sépulture » qu’elle est.



    ce que je vous relate est arrivé

    dans ma mémoire recomposée

    (« Les imprononcés », Je compte les écorces de mes mots)




    Ces poèmes, teintés d’un lyrisme mesuré, sont énonciation de réalité, car la poète, devenue « exhumatrice » et gardienne de l’indicible, nous fait part de la douleur inconsolable éprouvée en foulant le sol de la forêt de Lissinitchi, dont les racines des chênes plantés par les nazis pour dissimuler les fosses communes s’entremêlent avec les corps de deux cent mille victimes. Les témoignages qui glacent le sang, placés en exergues de certains poèmes par S.-E. Saliceti, rappellent que le génocide n’a pas été seulement commis au sein de l’espace concentrationnaire : la Shoah par balles a aussi joué un rôle terrible dans l’extermination des juifs d’Europe orientale, puisqu’il s’avère qu’entre 1941 et 1944, plus d’un million et demi de personnes ont été assassinées au fusil et à la mitraillette par des commandos de SS. La Forêt sur les Juifs est le nom donné « après » au lieu-dit La Sablière de Lissinitchi.



    Aux Sablières qui a planté

    des branches dans la chair des enfants ?


    l’homme et son poème continu

    martèlent cette question : qui

    donc a eu l’idée de crucifier l’étoile dans

    le sable ?

    (« Lieu-dit La Sablière », Je compte les écorces de mes mots)




    Bruno Doucey nous signale dans sa remarquable postface à l’ouvrage que, « dans un livre dont le titre fait écho à celui de Sylvie-E. Saliceti, Écorces, l’historien Georges Didi-Huberman signale qu’à Birkenau “le lessivage des pluies a fait remonter d’innombrables esquilles et fragments d’os à la surface des sols” et qu’il n’est, curieusement, pas venu à l’idée des nazis de détruire ces sols ». Soulignons l’importance de la postface de Bruno Doucey, fine et riche, dont je citerai encore des extraits dans cette chronique.

    Il dit
    Je suis monté sur l’arbre. Les fosses étaient déjà creusées, dans la forêt juste à côté. Les corps ont brûlé toute la journée et toute la nuit pendant six mois.


    (S.-E. Saliceti, exergue au poème « Une voix », Je compte les écorces de mes mots)





    Foret 2
    Ph., G.AdC







    La Forêt sur les Juifs est une forêt de chênes. Je me demande si les nazis savaient que certains linguistes s’accordent pour dire que le mot chêne vient du judéo-français chasne, chaisne, chesne et que les premières traces de ce mot remontent aux textes de l’exégète juif Rachi… Que ce mot est associé à la lettre hébraïque dalet, qui symbolise le passage, puisqu’il renvoie à la notion de porte (le mot délèt en hébreu, « porte »), une porte qui peut s’ouvrir vers l’espoir, la lumière (comme elle peut rester fermée). Que cette lettre, lorsqu’elle est écrite à la main, en cursive, représente un homme courbé, humble… Que cet arbre, symbole de force, de pérennité, d’élévation, était mentionné dans la Genèse, sous l’appellation de « térébinthe de Moré » (Gn. XII, 6) et révéré par les Hébreux (Yhwh serait apparu à Abraham près de ce chêne, que même le feu ne pouvait dénaturer ni spolier)… Sans oublier, dans la mythologie grecque, le sanctuaire de divination de Dodone, où les oracles et les vérités étaient prononcés par un chêne, à travers le bruissement de ses feuilles dans le vent… Ainsi, le langage triomphe de la perversion nazie et défait la logique implacable des génocidaires.



    par-dessous le branchage je vis

    une ombre une silhouette

    courbée recueillie dans l’aurore

    une ombre

    une révérence

    qui était cette écorce ? une autre,

    ployée puis une nouvelle encore

    (« Les imprononcés », Je compte les écorces de mes mots)




    Bruno Doucey, toujours au sujet des bouleaux du camp de Birkenau, précise que « l’écorce de bouleau est un résidu plus riche qu’on ne le croit. Par sa surface fine et pérenne, comparable à celle du papyrus, il fut utilisé comme support d’écriture bien avant l’invention du papier. Les nazis savaient-ils qu’une abondante littérature, essentiellement en Russie, était consignée sur l’écorce de bouleau ? Que des hommes et des femmes déportés dans les camps de la mort se serviraient de ces écorces pour laisser trace de leur passage ? »


    « Parfois, un arbre parle » (Rose Ausländer) ; la forêt tressaillit aux sons que font les oiseaux, les abeilles, la pluie ; S.-E. Saliceti sait écouter et saisir la beauté de tous ces chants de vie.



    alors je me tournais d’un seul espoir

    vers le langage de

    l’oiseau

    Tsipor

    l’oiseau de Lissinitchi dont la bouche

    chantait

    à l’intérieur du rocher et

    comme Rose Ausländer

    j’ai compté les étoiles des mots –

    elles étaient enveloppées d’écorces

    et gisaient par terre

    dans le bois

    (« Les imprononcés », Je compte les écorces de mes mots)




    Les poèmes de S.-E. Saliceti – grande poésie, poésie du courage par excellence – œuvrent contre la gangrène du silence et du négationnisme. La poète n’a pas peur de prendre les faits et les témoignages à bras-le-corps et, même si elle constate, dans l’avant-propos du livre, l’effrayante carapace de silence enveloppant l’horreur, sa parole choisit de ne pas reculer devant lui, quitte à s’enfoncer dans sa forêt, à plonger dans ses racines, à la recherche de voix qui n’attendent que de sourdre. L’une d’elles est bien sûr la sienne, sa propre voix de poète porteuse des voix tu(é)es.

    Je recule partout. Devant l’indicible. Entre les fleurs. Un retrait par simple peur d’un glissement du pied sur la mousse. La colline est un charnier. Je recule devant le silence.


    […]


    Quelque chose se dresse en moi contre ce silence. Est-ce mon enfance enfouie ? J’entends le chant d’une grand-mère allumant les bougies de shabbat, aussi droites que des majuscules. Écrire devient l’urgence.


    (Avant-propos, Je compte les écorces de mes mots)

    une voix s’approchera-t-elle enfin ? un

    poème


    une voix une seule

    et c’est

    le ghetto entier des montagnes

    qui chante


    (« Une voix », Je compte les écorces de mes mots)




    Le feu de la mémoire est ravivé dans ces pages avec des paroles-étincelles dont la poésie, nécessaire, jaillit dans la nuit barbare, allant ainsi à la rencontre de la formule du philosophe Theodor Adorno. Jaccottet, dans La Seconde Semaison, écrit : « S’approchant de la mort, il faudrait pouvoir s’y adosser pour ne plus voir que le vivant ». Et ce n’est pas un hasard si le recueil de S.-E. Saliceti s’achève sur le nom de Celan, poète très présent dans ce livre, poète qui partageait le questionnement d’Adorno (qui lui-même lisait et estimait Celan), mais qui, au lieu du silence, opta pour la poésie, fût-elle de l’abîme. « Le silence des poètes n’est plus possible depuis Auschwitz », affirme Bruno Doucey dans la postface de Je compte les écorces de mes mots. Ausländer, Jaccottet, Celan, mais aussi Desnos, Mandelstam, Chalamov, Levi… Les mots des poètes tissent des réseaux d’échos dans le livre de S.-E. Saliceti, et, pour en appeler à ce que disait Mallarmé, « ils s’allument de reflets réciproques comme une virtuelle traînée de feux sur des pierreries ».



    une étoile de bois, bleue,

    faite de petits losanges, aujourd’hui, par

    la plus jeune de nos mains.


    Le mot, pendant que tu fais tomber du sel de la nuit,

    le regard

    cherche à nouveau la galerie du vent :

    — une étoile, entre-la,

    entre l’étoile dans la nuit

    (— dans la mienne dans

    la mienne)

    (Paul Celan, Grille de parole)




    Briser le silence de l’oubli et de l’effroi avec la poésie car, comme nous le comprenons avec S.-E. Saliceti, aujourd’hui nous sommes après l’écriture ou la vie, et la poète a choisi l’écriture, pour témoigner et rendre hommage, et donner une sépulture aux morts, même si la langue souffre, tel un arbre malade. L’anéantissement d’un peuple passe par la destruction et le pervertissement de sa langue. Comme Paul Celan, S.-E. Saliceti garde la mort du langage constamment à l’esprit : « Le génocide, n’est-ce pas le lieu de l’écroulement du langage ? » (avant-propos).



    c’était avant l’écriture ou la vie

    avant le ghetto de la langue

    aux cheveux blancs

    il était une fois un lieu pour

    l’écroulement du langage

    le tyran force les mots La phrase simple

    est violée quand

    il part


    Pour une fois écoute mon enfant Regarde

    le mot se pencher

    devenir aussi malade

    que le cerisier de notre jardin

    Goûte cette amertume

    ce langage truffé de vers


    […]


    le langage partout erre sans abri

    le langage pleut


    […]


    pour une fois écoute mon enfant

    Mon jeune cerisier debout J’ignorais

    que pût exister un pays

    où le langage s’étend au pied

    des bottes et se tord

    comme ces pieux de fer

    sur les laves de Belzec

    Schlof Mayn Kind


    […]


    ici

    une langue a brûlé

    (« Pays du langage couché »,

    Je compte les écorces de mes mots)




    Le titre du poème « Si c’est un poète » renvoie directement au titre du livre autobiographique de Primo Levi, Si c’est un homme. Chez S.-E. Saliceti, « la poésie est / un grand-père », un homme donc. Pour Primo Levi, l’homme a perdu son humanité, pour Sylvie-E. Saliceti, le poète a perdu sa langue.



    il murmure que

    la poésie est

    un grand-père

    un signe d’ordre à l’espérance


    […]

    Si c’est un poète

    entendra-t-il la plaie de la parole ?


    (« Si c’est un poète », Je compte les écorces de mes mots)







    Foret 3
    Ph., G.AdC







    « Qui était cette écorce ? », demande S.-E. Saliceti, mettant en équation le mot, l’arbre, l’humain et la lumière. Le mot est tout, à la fois forme et substance, contenant et contenu. Il est un arbre-homme-fait-de-mots, habillé, pourvu d’écorces, d’enveloppes protectrices, où l’on peut écrire, y graver le nom, la mémoire. L’écorce externe, morte, protège la vie de l’écorce interne, et du tronc. La peau du mot a été brûlée. Pour ne pas succomber au désespoir, « nous tous qui sommes les enfants des disparus. Des survivants, miraculés que nous sommes d’être nés plus tard, d’être nés ailleurs » (Bruno Doucey, postface), efforçons-nous de croire que la destruction n’a atteint que l’aspect visible, exposé, vulnérable, le sens corruptible en somme, périssable, et que le plus important est en-dessous, invisible-invincible ; et la sève, le sang, affluent vers le cœur de l’arbre, de l’être, dont la flamme de vie reste toujours allumée, intacte, recueillie par la langue au-deçà qu’est la poésie. Le mot « écorce », du latin impérial scŏrtea, « manteau de peau », m’évoque le schmatte yiddish (du polonais szmata, « chiffon, torchon, sans valeur ») : par le biais de sa langue poétique, S.-E. Saliceti célèbre les êtres humains que les nazis ont tenté d’avilir dans leur volonté d’en faire des poupées de chiffon juste bonnes à jeter au rebut.



    il y a aussi ce mot interdit : homme

    car là-bas l’appel des noms

    tatoue le bras d’un chiffre bleu

    ici le signe de l’ordre

    claque son fouet : Wstawac ! debout

    chiffon !

    […]

    je suis le détenu pas l’homme

    une poupée un torchon

    (« Pays du langage couché »,

    Je compte les écorces de mes mots)




    Les vers de S.-E. Saliceti sont à suivre comme des fêlures, des incisions dans le silence : à la fois douleur et « lumière entre les ramures du bois » (Jaccottet), ils sont vertige, qu’ils fixent et donnent. Reste cette béance… Peut-on la combler avec des mots ? Peut-on avoir des mots pour sépulture ? Avec la poète, je veux y croire, d’autant plus qu’une parole provoquant un tel ébranlement chez le lecteur est tout sauf vaine. Ses poèmes, émergeant de couches de silence (inhumer, n’est-ce pas déposer un corps dans l’humus ?), ne peuvent qu’en contenir beaucoup, mais leurs silences font de ces textes les lieux de recueillement qui manquent à la forêt de Lissinitchi : la forêt et le recueil endossent un caractère sacré. Leurs racines vont chercher très loin, sous et au-delà de la Forêt sur les Juifs, pour ramener à l’air pur la beauté originelle. Les mots sécrètent le suc de vie qui s’élève dans les troncs, permettant ainsi aux victimes-arbres de renouer avec la grâce et la force de l’environnement naturel ; les branches et les feuilles s’élancent vers le ciel, vers la lumière.


    En lisant Je compte les écorces de mes mots, j’ai repensé au Livre des questions d’Edmond Jabès (livre que j’ai découvert avec fascination il y a une dizaine d’années à l’université hébraïque de Jérusalem). Jabès croyait à « la mission de l’écrivain » : « Il la reçoit du verbe qui porte en lui sa souffrance et son espoir ». Je compte les écorces de mes mots est un livre qui pose l’écriture comme devoir de mémoire, devoir d’être, comme geste fondamental, celui d’écrire avec et contre. Et Jabès de dire : « Écrire, maintenant, uniquement pour faire savoir qu’un jour j’ai cessé d’exister ; que tout, au-dessus et autour de moi, est devenu bleu, immense étendue vide pour l’envol de l’aigle dont les ailes puissantes, en battant, répètent à l’infini les gestes de l’adieu au monde ».


    Les vers de Rose Ausländer me reviennent également en mémoire. Dans le poème « Deuil II », elle se demande « Comment / endurer / l’éternel deuil ? », et répond : « Chercher / une minuscule étincelle / dans l’obscurité ». Et c’est bien de cela qu’il s’agit avec la quête et l’écriture de S.-E. Saliceti, qui s’apparentent à une écoute incomparable, une véritable communion avec les victimes et leur forêt : la poète libère les étoiles piégées sous les écorces muettes.



    Plus petite qu’une paupière

    d’oiseau – ma bouche

    se tait pour écouter

    (Je compte les écorces de mes mots)




    Par leur concision et leur rigueur formelle, endiguant la densité émotionnelle, les poèmes de ce recueil majeur ne sont pas sans évoquer les haïkus modernes écrits après la catastrophe de Hiroshima, en particulier les muki-teki haiku (litt. « haïku sans kigo, sans mot de saison »), dont la fonction de dire l’atrocité se devait d’exclure l’inscription des saisons, puisque celles-ci ne pouvaient plus se lire dans la nature dévastée. Les vers brefs et subtils des poèmes de S.-E. Saliceti (tel ce tercet qui évoque une déportation en renvoyant à une autre : « Quelle est cette étoile sous / l’écorce – la tribu perdue ? ») possèdent également la douceur d’un baume, d’une caresse ; telles des épitaphes, ils restituent en quelque sorte aux victimes leurs dernières paroles.


    Malgré le gouffre de violence sur lequel elle a été amenée à pousser, la forêt de Lissinitchi ne peut pas n’être que funeste. Espace de vie, espace sacré, la lumière émane même de son sous-bois. La poésie méditative de S.-E. Saliceti contribue à davantage la nimber de mystère et d’intimité, invitant ainsi à la contemplation, qui exclut la colère et la haine. Je compte les écorces de mes mots est un recueil de poésie éthique, qui renoue avec l’une des fonctions premières de cet art, à savoir la réaffirmation de l’invincibilité de la beauté du monde et de la valeur inaliénable de la vie : le langage poétique de S.-E. Saliceti en porte sans conteste l’éclat, d’autant plus difficile à dire que celui-ci jaillit d’un sombre charnier. Il s’agit bien, comme l’a écrit Philippe Jaccottet, d’« opposer au néant ignoble la beauté la plus éclatante, la plus dense, la plus ferme possible : pour le plaisir, la jouissance et l’honneur ». La vie continue de s’écrire dans ces textes.



    Quand je ne serai plus

    le soleil brûlera encore

    Les planètes tourneront

    obéissant à leurs propres lois

    autour d’un centre

    inconnu de tous

    Le lilas sentira encore

    aussi bon

    et la neige dardera ses rayons blancs

    Quand j’aurai quitté

    notre terre amnésique

    parleras-tu

    encore un peu

    mes mots ?

    (Rose Ausländer, trad. de l’anglais : S. Huynh)



    quelle est cette branche en

    broussaille qui sort de terre ? elle semble

    une barbe blanche sur

    un visage

    et cette feuille rousse, ouverte ?

    est-ce la main

    d’un petit garçon ?


    c’est un poème mon bel enfant

    la berceuse de La Forêt sur les Juifs

    c’est le tombeau de l’étranger

    (Sylvie-E. Saliceti, « La branche et la feuille »,

    Je compte les écorces de mes mots)



    Poèmes concentrés, bribes poignantes arrachées à l’extermination et à l’obscur.


    m’entends-tu ? l’ombre

    par poignées ne cesse d’ensevelir

    les anges

    (« Lettre à Adonaï », Je compte les écorces de mes mots)




    Poèmes d’une poète gardienne de noms, d’une femme de fidélité, respectueuse des derniers devoirs, qui exauce splendidement le vœu qu’elle énonce dans l’avant-propos : « Les arbres ont poussé sur les corps. Ni prénom. Ni date. Pas même un écriteau. Pour eux, je voudrais un texte-sépulture ».



    Là-bas le soleil roule sur

    un chariot sans bouquet

    où s’entassent les peaux

    en parchemins

    Les roues de la carriole tracent leurs

    encres sur la neige

    Deux lignes aussi droites que

    Les flèches du chamane

    Je sais le rituel de la parole

    Le rituel de l’étoile

    Le rituel de l’écorce

    (« Je sais que le soleil tourne autour de la forêt »,

    Je compte les écorces de mes mots)



    Isaïe a dit qu’il leur donnerait

    dans sa maison et dans ses murs

    un mémorial – Yad –

    et un nom – Shem –

    qui ne seront pas effacés

    (« Oraison pour une oraison »,

    Je compte les écorces de mes mots)




    Puissance considérable de ces poèmes-refuges, poèmes d’éloge, poèmes-oraisons, poèmes-sépultures ; « Kaddish silencieux » pour des êtres « imprononcés / sous les arbres » (S.-E. Saliceti), aux noms avalés par le silence, car « pour autant, les références à la poésie comptent moins que la présence bouleversante et discrète des anonymes » (Bruno Doucey, postface). Poèmes bâtisseurs de la dernière demeure. Poèmes absolument essentiels. Parole libératrice. Et sous le soleil, chaque mot s’ouvre comme une fleur dans le poème-arbre, il est expression de vie, main ouverte ; noms à dire, à graver dans la pierre.



    Qui suis-je

    quand les nuages pleurent :

    un hôte étranger

    sur une plage étrangère

    j’attends

    que le soleil m’aime

    à nouveau

    avec sa raison dorée

    (Rose Ausländer, Je compte les étoiles de mes mots)


    cette étoile est une forêt de corps

    alors m’appelèrent

    ceux dont la bouche

    terreuse les empêchait de dire

    leur nom

    […]

    alors je me suis assise

    près d’eux – les imprononcés dont

    les prénoms dormaient

    sous nos chaussures

    (Sylvie-E. Saliceti, « Les imprononcés »,

    Je compte les écorces de mes mots)






    Rouge
    Ph., G.AdC







    Il n’est donc pas surprenant que le recueil de Sylvie-E. Saliceti se termine sur un nom, en l’occurrence celui de Celan, annoncé par la couleur rouge. Le rouge du langage, mais aussi de la plaie béante, de la violence insoutenable, du cri à vif : le rouge de Soutine… Qui en appelle à la création artistique, à l’écriture. Retour à Celan, encore et toujours : écrire, pour que fleurisse la pierre.




    Sabine Huynh
    D.R. Texte Sabine Huynh
    pour Terres de femmes







    Sylvie E.-Saliceti, Je compte les écorces de mes mots






    BIBLIOGRAPHIE


    • Ausländer (Rose), Je compte les étoiles de mes mots, traduit et présenté par Edmond Verroul (L’Âge d’homme, 2000).
    • Ausländer (Rose), Mother Tongue, traduction anglaise : Boase-Beier, Jean et • Anthony Vivis (Arc Publications, 1995).
    • Celan (Paul), Choix de poèmes réunis par l’auteur, édition bilingue, traduction et présentation de Jean-Pierre Lefebvre (Gallimard, 1998).
    • Celan (Paul), Grille de parole, édition bilingue, traduction de Martine Broda (Christian Bourgois, 1991).
    • Jabès (Edmond), Le Livre de l’hospitalité (Gallimard, 1991).
    • Jaccottet (Philippe), La Seconde Semaison : carnets 1980-1994, (Gallimard, 1996).
    • Jaccottet (Philippe), Une transaction secrète (Gallimard, 1987).
    • Jaccottet (Philippe), Paysages avec figures absentes (Gallimard, 1976).
    • Mallarmé (Stéphane), Divagations (1897).
    • Saliceti (Sylvie-E.), Je compte les écorces de mes mots (Rougerie, 2013).
    • Saliceti (Sylvie-E.), La Voix de l’eau, Éditions de l’Aire (Suisse, 2017).







    SYLVIE-E. SALICETI





    ■ Sylvie-E. Saliceti
    sur Terres de femmes

    Le batelier
    [Ces fresques sur les murs] (extrait de Couteau de lumière)
    Couteau de lumière (lecture d’AP)
    La danse de Sakuntala
    [Dans la mer et le corps](poème extrait de La Voix de l’eau)
    → (dans l’anthologie Terres de femmes)
    La grenade



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur La Pierre et le Sel)
    une recension de Je compte les écorces de mes mots par Pierre Kobel



    ■ Autres notes de lecture de Sabine Huynh
    sur Terres de femmes

    Matthieu Baumier, Le Silence des pierres
    Romain Verger, Fissions





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  • Heather Dohollau | Chemins



    Pressions de la lumière et de l'ombre
    Ph., G.AdC






    CHEMINS



    Un poème naît des pressions de la lumière et de l’ombre pour devenir un espace que l’on traverse : en même temps une mouvance et un lieu. Les mots sont les meubles de cette chambre invisible, on les place devant le feu ou près d’une fenêtre à contre-jour.

    Pour habiter il faut sentir les distances et regarder dans les miroirs où le dehors est aussi dedans.

    Le travail se fait entre le noir d’une écoute et la clarté d’un appel dans la nécessité absolue d’approcher les réponses qui révèlent les questions. Quand le poème est fermé et ouvert, quelque chose respire.



    *
    **




    Il s’agit moins d’illustrer une démarche que de cerner un regard.

    Nous écrivons souvent par les interstices dans les œuvres des autres. Aussi bien celles d’un peintre ou d’un musicien que d’un écrivain.

    « La mise au clair du monde dans son resplendissement d’or » (Heidegger), la chambre avec lumière « pareille à un cube d’argent évidé » de Musil, ou « l’art de passer les eaux sous la lumière feue » du nocher de Jouve.

    Mais aussi : les murs éblouis de Morandi dans les collines de Grizzana, les doigts du soleil posés sur une nappe par Bonnard, les brisures du ciel que sont les femmes bleues de Matisse. Et en musique, certains intermezzi de Brahms, la sonate opus III de Beethoven, les chants de l’aube de Schumann.

    Des présences dont la grandeur tient dans la douceur mortelle de leur effacement.



    Heather Dohollau, « Chemins », Un regard d’ambre, Éditions Folle Avoine, 2008, pp. 69-70.





    Heather Dohollau  Un regard d'ambre




    HEATHER DOHOLLAU


    Dohollau
    Source




    ■ Heather Dohollau
    sur Terres de femmes


    Deux choses qui sont peut-être une (poème extrait de Chemins)
    Point de Venise 7
    Voir en avant ce qui est derrière nous
    Villa Adriana




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur Lucarne de Nathalie Billecocq)
    d’autres poèmes de Heather Dohollau extraits des recueils Seule enfance et Pages aquarellées
    → (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Heather Dohollau
    → (sur remue.net)
    « Heather Dohollau / La beauté est un bien », par Ronald Klapka
    → (sur YouTube)
    Heather Dohollau, La promesse des mots (Portrait de la poète Heather Dohollau)






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  • Françoise Delcarte | [J’ai besoin d’aller seule]






    Les pierres où jouait tout notre temps promisDiptyque photographique, G.AdC







    [J’AI BESOIN D’ALLER SEULE]



    J’ai besoin d’aller seule,
    Très loin, contre mon gré,
    Disons que j’ai besoin de me fixer mes heures,
    Et de m’y succéder.

    Un très grand laps d’amour fait qu’au lieu d’oublier,
    On récidive un crime,
    On s’ajoute à des blés,
    On se reprend d’odeurs, on se fouille,
    Presque l’on s’incrimine
    D’avoir pu préférer les berges de l’été,
    La rouille, et puis la mousse,
    Le vert de gris des jours,
    Et les pierres où jouait tout notre temps promis.

    Je voudrais dessiner pour moi ce compromis,
    Le lin, le chèvrefeuille,
    Le sable,
    Et puis pouvoir
    N’emporter que le lierre.



    Françoise Delcarte, Sables, Éditions Seghers, 1969 (édition originale), page 20.








    FRANÇOISE DELCARTE


    Françoise Delcarte3




    ■ Françoise Delcarte
    sur Terres de femmes

    [Peut-être, le visage se souvient-il encore] (poème extrait d’Infinitif)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Chroniques Asynchrones)
    « Le contrepoint organique de Françoise Delcarte », par Françoise Noël
    → (sur LaFreniere&poesie)
    une note sur Levée d’un corps d’oubli sur un corps de mémoire de Françoise Delcarte (+ extraits)
    → (sur Orbi, Université de Liège)
    Préface à Infinitif, suivi de Sables, de Françoise Delcarte, par Gérald Purnelle, éditions du Taillis Pré, 2001 [PDF]





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  • Lorine Niedecker, Louange du lieu et autres poèmes

    par Sylvie Besson

    Lorine Niedecker, Louange du lieu et autres poèmes,
    Éditions José Corti | Prétexte, Série américaine, 2012.
    Traduit par Abigail Lang, Maïtreyi & Nicolas Pesquès.



    Note de lecture de Sylvie Besson



    La poésie de Lorine Niedecker fissure le réel

    « La poésie de Lorine Niedecker fissure le réel
    autant qu’elle en tire toute sa saveur 
    »
    Ph., G.AdC








    LE PLAIN-CHANT DU MONDE




    Lire les poèmes de Lorine Niedecker, c’est avoir l’impression tout à la fois de découvrir des vies minuscules, de dérober des fragments de minéralité et de s’engager dans le grand cycle de la nature, tant sa poésie émerge d’une main d’encre, main née de la Terre, de la passion et des méditations, à l’instar des crevasses de son existence qui s’infiltrent dans ses écrits. La phrase poétique de Lorine peut être tranquille comme un lieu d’eau et de silence ou gracieusement intempestive comme une inondation au début du printemps ; l’écriture complexe et insaisissable de la poète alterne formes brèves ou longues bordées, délivre, de brisures en brisures syntaxiques, rythmiques, et discrètement lyriques, une compréhension sensible d’un monde qui ne cesse de se transformer autant qu’il reste imperméable au changement :



    « La vie est naturelle
              dans l’évolution
                     de la matière


    Rien en elle
           au-dessus de la pierre
                     simplement


    les papillons
           sont plus vifs
                     que la pierre


    L’homme
           a la vie dure
                     sur ce perchoir rocheux


    près de la mer
           il imagine
                     des œuvres pérennes
    » (p. 149)



    Lire Lorine Niedecker, c’est aussi faire l’expérience d’une voix dont la note de tête annonce la chaleur des notes de fonds ; les vers vibrent, dans leur disposition, en de légers décalages visibles puis reviennent à l’initial de la ligne, à travers les choses vues, jusqu’à une nouvelle avancée lisible du sens. De la même manière, les bruissements de la campagne, les eaux dormantes des marais et le cloisonnement des villes dessinent en ondes vibratoires les parcours de lignes émaillées de ballades populaires ou folks, de chansons blues, de comptines désabusées et d’haïkus ironiques, sautant de rythmes en rythmes, conciliant l’énergie du monde avec le puiser du Verbe. Il y a là, quelque part, un art singulier pour voix plurielles, un art entièrement précieux, une poésie unique et mélodique qui porte cette apparente diversité et se hérisse seule en résistance. Pour la poète, sa poésie consiste à travailler tous les plis et replis de la langue par des jeux sur les sonorités, des coupes et des élisions ; ainsi Lorine Niedecker interroge, observe et retranscrit les choses en mots simples, parfois enfantins, la couleur des arbres, le lancer du pêcheur ou les nénuphars odorants, son regard est contemplatif et rieur à la fois, déjouant avec humour et dérision la peur du vide, apprenant à conjuguer le mouvement du monde avec les fragments de son quotidien pour mieux se fondre dans un réel habité de couleurs mouvantes et d’eaux létales :



    « J’ai vécu dans le vert
    oblique et bas
          de berge et d’ombre
                     Enfance à barboter
    dans les herbes


    […]


    J’étais le pluvier solitaire
    un porte-plume
          pour os d’aile
    À partir des notes secrètes
    je dois voguer
    » (pp. 167-168)



    Apparaît, ici, aussi bien un tableau vivace qu’une peinture troublée par des zones d’ombre exhalant la décomposition ou l’Obscur, et si la lumière s’estompe, si l’eau stagne, si le règne des insectes et des marécages s’épanouit, ce lieu demeure néanmoins « un paradis vert », moins sujet d’épouvante que cycle naturel, moins objet de mort qu’éloge miraculeux des noces de la Terre avec l’impermanence des êtres. Il est impossible d’aborder Lorine Niedecker sans évoquer inlassablement la polyphonie de son style, économe par instants pour voir le « sang sur la pierre », suffisamment précis par ailleurs pour se faufiler avec une fatalité tranquille et retrouver « la pierre dans le sang ». De page en page s’érige une véritable architecture personnelle, c’est-à-dire un art de lire et d’écrire le monde perçu à l’aune d’une sensibilité qui bouleverse autant qu’elle éclaire, écriture pétrie du désir d’Être, habitée, hantée par une grâce qui lui a été dictée par la matière du monde : « J’ai vécu dans le vert / oblique et bas / de berge et d’ombre / Enfance à barboter / dans les herbes // Érables pour se balancer / glissando du gobe-mouche ― / vibrante / voix / de vase » (p. 167). Inclassable style à l’esthétique de bure et de soie, la poésie de Lorine Niedecker peut ainsi se déplacer en profondeur et rester, par jeux de mots, espaces blancs et juxtapositions, sur des réalités alternatives. À cela viennent s’ajouter des influences autant variées que conductrices, celles de Shelley, Wordsworth, Yeats, Emily Dickinson, Marianne Moore, Wallace Stevens, Zukofsky… Dans l’isolement du Wisconsin rural, ce furent là ses compagnons de route ou de déroute, poésie donc moins marécageuse qu’il n’y paraît, la méditation monologuée s’éloigne de l’objectivisme proposant une plongée dans la géographie locale et les résonances romantiques, entre l’Être et le Paysage, comme « les traces des choses vivantes » dans les eaux mortes de Black Hawk, eaux animées par le souffle et le respir : « Ma vie / près de l’eau ― / Écoute // la première grenouille / du printemps // ou la planche / sur le sol froid / qui craque // Les rats musqués / rongent / les portes // de la jungle verte / des arts et lettres / Razzia // des lapins / sur mes laitues / Un bateau // deux ― / pointés vers / ma grève // sous les envols / gouttes d’ailes / traîne d’algues // de la tendre / et grave ― / Eau » (pp. 136-137). La langue travaillée est en conséquence de labour, les mots charrient, retournent, tassent, soulèvent, cultivent, créant bosses et trous, franchissant seuils et frontières inconnues ; cette langue mouvementée, chahutée, désarticulée n’est attirée que par les états-seuils, entre le familier et l’étranger, entre les contours d’une syntaxe desserrée et l’emprise qu’elle a sur cette dernière. En effet, la poésie de Lorine creuse les sillons d’un chemin nerveux et noueux, vertigineux et vigoureux comme la main même qui y applique de bout en bout sa tension, cernant et effaçant le réel dans un même élan. Mais, de cette tension, le texte tire sa force, hormis son propre effort de conscience, répondant à la tâche d’aujourd’hui qui est pour la poète de conquérir son propre espace intérieur à travers l’Extérieur et accéder à la posture de l’Ouvert. En fait, la voix de la poète regarde puis rompt, observe puis réduit, cette voix née du regard est la même qui unit dans son chant, mot après mot, le simple et le sublime, le condensé et l’effeuillement des choses sensibles :



    « Je m’allongeais
              avec ce qui brille
    J’ai vu une étoile siffler
              à travers le ciel
    avant de tomber
    » (p. 91)



    En somme, la poésie de Lorine Niedecker fissure le réel autant qu’elle en tire toute sa saveur, elle l’épure autant qu’elle le fortifie. Sa vie en eau trouble réapparaît toujours de façon fulgurante dans la clarté, la concision et le dénuement de son acte poétique. De surcroît, pour la poète se reconnaissant dans la culture populaire américaine, dans le refus du consumérisme et de la civilisation qu’elle subit, dire les lieux lui offre la possibilité de voir autre chose que la ville, autre chose que les marécages ; Lorine Niedecker soulève davantage une vague de fond au risque de ne pas être comprise, publiée ou appréciée, une vague de concrétude ramenant avec elle une multiplicité d’ondes et de vibrations, aussi bien d’infimes planctons que de gigantesques coquillages possédant la rumeur entière du monde et de ses douleurs. Le poème est alors composé d’eau, de débris, de combinaisons, de condensations et de mouvements surréalistes en une conscience aigüe de l’interdépendance des choses ; le régional prend en réalité valeur universelle, s’ancrant dans le Blues, dans les origines de la Terre, traçant une pensée à ses sources, au cœur des êtres vivants, au cœur d’elle-même, en une main lyrique sans cesse en tension… Et c’est dans cette tension déjà nommée que les mots existent passionnément, non pas dans l’excès et l’ornement, mais dans l’existence analogique du monde végétal et de la vie qui fut la sienne. Son phrasé à la simplicité trompeuse, art de l’élision et d’une oralité retrouvée, offre des rimes obliques merveilleusement orchestrées, des combinaisons surprenantes, de subtiles nuances grammaticales, tonales et musicales :



    « Pataugé, épié, pépié,
    appris à écrire sur l’ardoise
    avec la craie d’une mer ancienne


    Si je pouvais lancer mes tentacules
    au plus profond…
    et que palpite l’invisible lueur


    Nuit illustrée constellations
                 d’horloge
    et son retentissant
                             tic-tac stellaire


    Je me lève bientôt
                 pour donner à l’univers
                             mes pichenettes
     » (pp. 192-193)



    Surgit l’inattendu au détour d’un mot, le terme banal se charge avec la même agilité de connotations multiples ― souvent sensuelles et sexuelles ― et de retenue. Lorine Niedecker semble reposer sur la charnière délicate d’un saut de ligne unique qui peut recouvrir la logique syntaxique avec d’autres significations ; comme dans « Wintergreen Ridge » lorsque la fin d’une clause grammaticale jouxte le début d’une autre pour synthétiser les deux lignes au sein d’une seule métaphore : « disons : de l’art / Nous escaladons » (p. 150). Et son poème renaît d’une forme étonnamment pondérée, d’une reprise, d’un renversement rapide du regard : « Rien ni personne / ne m’a jamais donné / plus belle chose // que le temps / sinon la lumière / et le silence » (p. 156). Possédée par latence, Lorine dit tout sur la nature de la mémoire, de la conscience, elle rapporte la naissance des plantes comme partie de soi-même, elle déroule l’enfance jusqu’à la protestation sociale, et tout cela en soulignant d’un trait de crayon fugace une note sur l’architecture rurale ou urbaine des églises, construisant une passerelle entre le bruissement du Wisconsin et la fureur de la guerre du Vietnam, puis gommant, avec brio, les différences entre l’homme, la douleur des oiseaux et la splendeur des stèles.


    Pas de collage textuel dans cette poésie, juste un travail acharné sur la langue qui ne peut retenir son souffle. La poète compte obstinément les épines de « roses bleues » qui couvrent le monde, ne pouvant y porter longuement ou plus amplement les mains, elle les considère à travers « un fil de fer » et les dénombre dans la langue qui saigne un peu à leur contact. Sa poésie se reconnaît à ses silences et à ses éclats, et quantité de cristaux la constellent et l’éblouissent. Ces précipités du désir éclairent sa disposition la plus concise, quand les paysages qu’elle traverse et l’air qu’elle respire semblent la substance de la vie.



    « cornouillers blancs
              sous les trembles
                     pipsissewa


    (gaulthérie)
              parnassie
                     Vois là-bas


    fougères
              algues
                     nymphéas


    Respire
              le simple
                     le parfait


    ordre
              de cette fleur
                     le nymphéa


    Je ne vois nulle fusée
              décoller ici
                     ni esprit égaré
    (p. 157)

    [….]


    Il a plu
              jus de boue
                     feuilles de saule


    sur les toits
              Vieux tournesol
                     tu ne t’es incliné


    devant personne
              sinon le Grand Vent
                     d’Équinoxe
    » (p. 160)



    Ailleurs, il y a toujours la beauté simple de la tautologie poétique, là où l’énergie s’ombre derrière la Nature, où le sens primitif s’illumine au sein de la forme pour devenir métaphore de la course antique du réel et d’une puissance originaire de nommer. Se trouvent par conséquent le choc de l’honnêteté autour duquel le poème résonne et la persévérance d’une poète inséparable de ses sources culturelles et esthétiques. La Parole de Lorine est bel et bien un enregistrement-fossile ordonnant à la fois un art individuel et les pressions des diverses histoires dans lesquelles les choses sont nées.


    Où serait, in fine, Lorine Niedecker ? Que veut-elle vraiment nous dire dans cette multiplication des formes, dans ce lavage luxuriant et sobre à la fois ? Elle nous dit de revenir à la source et de recommencer dans et par la pleine nécessité de la langue, dans la joie de bousculer les mots, comme si multiplier leurs nuances permettait de vivre plus pleinement encore, dans le plaisir répété des sonorités, dans la ligature ludique des images, dans la surprenante et élégante inversion des sujets : « O ma vie flottante / Ne garde pas d’amour / pour les choses / Jette les choses / dans le flot // détruites / par les flots / N’achète rien de nouveau ― / à la fin c’est tout un ― / eau » (p. 171). C’est dans ces effets vibratoires que le poète tient le mieux en main la folie et la fluidité du monde ; elle déploie les richesses rythmiques de son regard et fait de chaque poème une exploration de sa volonté inassouvie à vivre jusqu’à la cassure et jusqu’au silence. C’est pourquoi, si proche soit-elle de sa Poésie, Lorine Niedecker se défie du langage et le prend chaque fois de vitesse afin de déjouer ses ruses ; elle ne supporte pas sa propension à se compromettre, « à truquer le jeu », à tendre par facilité vers des fantômes plaintifs et des âmes larmoyantes. Le poème épuise ses efforts à mériter de nouveau sa confiance et reprendre langue avec elle, essayant quantité de rimes et de rythmes, se disposant en vers, en versets, en brèves proses ou en archipel. Lorine Niedecker dépense sans compter et son désir reste intact, elle le confie d’ailleurs aux brisures et membranes des nénuphars odorants, aux zézaiements et zizanies des feuilles sèches, aux merles à têtes jaunes et aux moineaux stridents qui piaillent sur les fils électriques, elle l’inscrit dans le calice des fleurs ou dans la pierre, puis en parle à tout ce qui existe. Et si le vers, par sa puissance, sa brièveté, sa densité, prend à lui seul le nom en sa matière infinie, c’est qu’il lutte contre la fascination du néant, contre l’angoisse de l’éphémère et du temps qui engloutit tout. Lorine reste ainsi à proximité du sol sans perdre de vue ce qui le surplombe : « le long de la rivière / les tournesols sauvages / au-dessus de moi / les morts / qui m’ont donné la vie / me donnent ceci / notre parent l’air / et les crues / notre riche ami / le limon » (p. 55). Ces minces passerelles élégiaques courent alors à travers le monde, les choses s’y disposent en bon ordre et les hommes s’y déplacent en vision vers de plus saisissantes contrées.

    Enfin, si les mots ne livrent pas facilement leurs secrets, et si les fils d’or érodés ne disent pas d’emblée où ils conduisent, ni pourquoi ils se sont mis en route, ils font, en revanche, suffisamment de place pour quelque chose de simple et de beau ; il suffit de se laisser prendre dans les rets d’une toile, dans le tissage du texte, pour retrouver le monde en sa quiétude, le regard décidant de tout ; les gestes sont plus faciles et les mots perdent leur seul goût de vase. « Patientant sous la pluie ou occupée à cueillir des fleurs dans le jardin », Lorine aura pu au demeurant explorer des contrées plus intimes ; soucieuse d’entrer dans le réel et de le revêtir d’habits légers, elle aura donné quantité de noms à ses poèmes, elle aura écrit des phrases d’une main juste, tendant ses paumes vers une ombre terreuse et se laissant conduire par elle en toute lucidité, elle aura essayé de vivre sans bavardages, sans s’enfermer en soi mais en s’ouvrant sur le monde, pour ne penser qu’à Celle vers qui tend toute sa pensée et qui occupe dans son univers la place laissée vacante par l’ignorance des hommes à n’admirer que les jours ensoleillés. Chez Lorine Niedecker, la beauté du monde se décline définitivement de l’observation à la contemplation, à moins que ce ne soit l’inverse, afin de rendre l’envol explosif de la Terre ou d’œuvrer dans le ciel à hauteur d’homme, tout est pure vibration face à la fragile merveille qu’est la Terre. Se mêle donc à l’attraction pour l’improbable, la miraculeuse présence de la Nature, et la poète y glisse ses gestes les plus audacieux comme des fragments d’un plaisir retrouvé.



    « Arbre mon ami
    je t’ai abattu
    mais je dois servir
    un plus vieil ami
    le soleil
    » (p. 71)



    À la froideur des villes qui l’oppresse, à la violence ordinaire des hommes, aux illusions bradées pour oublier nos angoisses, aux croyances qui disjoignent les êtres, Lorine Niedecker oppose l’apesanteur, le rythme et la mouvance de sa voix. Sa poésie fleure de mots hors du commun afin que la Terre ne se fasse pas terre d’exil, afin que le monde n’ait pas lieu hors de nous, mais là où nous sommes, afin que les choses ne soient pas le creuset de noires profondeurs, mais que notre regard sans cesse en éveil soit, au fil du voyage, invocation secrète et créative d’où émergent doucement les mots de la Nature et où chaque Lieu ne peut être que celui d’une Louange.


    Sylvie Besson
    D.R. Texte Sylvie Besson *.



    ___________________________________________
    * Note d’AP : voir sur Recours au poème une courte bio-bibliographie de Sylvie Besson.






    Lorine Niedecker, Louange du lieu






    LORINE NIEDECKER


    Niedecker Lorine
    Source



    ■ Lorine Niedecker
    sur Terres de femmes

    [I grew in green] (extrait de “Paean to Place” from Collected Works [University of California Press] + Louange du lieu [José Corti])



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions José Corti)
    une page sur Louange du lieu et autres poèmes de Lorine Niedecker (+ revue de presse)
    le site Lorine Niedecker
    → (sur poets.org)
    “Who Was Lorine Niedecker?”, by Elizabeth Willis
    → (sur Electronic Poetry Center)
    une page sur Lorine Niedecker
    → (sur Poetry Foundation)
    Paean to Place, by Lorine Niedecker



    ■ Autres notes de lecture de Sylvie Besson
    sur Terres de femmes

    Les variations poétiques de Philippe Beck ou le tempo universel du monde
    Hélène Dorion, Ravir : les lieux
    Yasmina Hasnaoui, Cargo Blues
    Richard Rognet, Un peu d’ombre sera la réponse





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  • Solitude des seuils | Angèle Paoli


    VIENT DE PARAÎTRE



    Solitude des seuils







    Solitude des seuils



    Liminaire de Jean-Louis Giovannoni


    COLONNA EDITION




    NOTE d’AP : il est possible de commander cet ouvrage sur le site des éditions Colonna.





    ■ Voir aussi ▼

    → (sur La Cause Littéraire)
    une note de lecture de Matthieu Gosztola sur Solitude des seuils
    → (sur le blog aller aux essentiels) un « ressenti de lecture » de Martine Cros sur Solitude des seuils
    → (sur Ici et là, le blog de la Maison de la Poésie de Saint-Quentin-en-Yvelines)
    une note de lecture de Cécile Oumhani sur Solitude des seuils










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