Étiquette : Elsa Morante


  • 22 janvier 1938 | Elsa Morante, Rêves érotiques

    (Diario 1938)

    Éphéméride culturelle à rebours



    Le train poursuit sa course- la sc-ne dispara-t. Je cherche en vain par la fen-tre la suite de la sc-ne (1)
    Ph., G.AdC






    Roma 22 Gennaio 1938




    Sogni erotici.
        Ero in treno nel sogno di stanotte (ecco che ritorna quel viaggio in Sicilia in 3a classe) e appunto in 3a classe. Il vagone era affollato, notai con un certo sollievo che il pubblico viaggiante non era composto di gente eccessivamente stracciona. Però i sedili erano due soli di fronte lungo tutta la parete come in certi vecchi trams, e la gente era stipata, il pavimento ingombro di cesti, altri viaggiatori in piedi. Il treno si muove. Capisco che dal finestrino si assiste alle scene successive di un film che si svolge lungo tutta la strada, ma non c’è tela nè proiettore. Gli attori si vedono lì, come se fossero in carne ed ossa. Protagonista del film è una ragazzina slanciata, robusta, capobanda di un gruppetto di ragazze di cui le figure restano in ombra. La figura di lei è invece chiarissima, è bella, con viso luminoso e arguto, due trecce nere annodate sulle tempie. Allegramente sta proponendo alle sue compagne qualche burla e intanto rimane seduta a mezz’aria, reggendosi in equilibrio sulle piante dei piedi. Accuratamente si abbassa sui ginocchi la veste (in tal modo è impossibile che il pubblico veda poi nella pellicola, quello che per pudore ella nasconde) ma io abbassando gli occhi vedo fra le sue gambe il suo sesso scoperto, dischiuso a causa della posa larga delle gambe, ed esso mi appare simile ad un piccolo campo grigio, un po’ vizzo, con un lievissimo alone giallo. Il treno continua la corsa, la scena scompare. Inutilmente io cerco dal finestrino il seguito delle scene, un disordine di fatti reali si svolge invece nella strada sottostante, fra andirivieni di reti e bagagliai, affanose fermate. (Quante di queste stupefatte fermate d’incubo, nei sogni, con viaggiatori ammassati in tradotte scoperte, come soldati o bestie !) Il seguito del film non riesco a vederlo. Penso con rimpianto ai fatti interessanti che si svolgeranno nel corso della pellicola perduta, là nella sal (questa proiezione della proiezione che cosa è dunque mai ?), cerco inutilmente quelle belle fanciulle, e altre due ne vedo, non di film, ferme a una stazioncina, che ad un tavolino fanno i compiti. Anche all’ andata le avevo intraviste, occupate nello stesso lavoro, esse certo ogni giorno fanno i compiti e per quante volte io passi, le vedrò sempre così. (Riconosco qui la sensazione avuta della ritornante monotonia delle occupazioni nel trascorrere della nostra vita, nonostante gli avvenimenti di fuori — I anno passato per me senza grandi avvenimenti). Una delle fanciulle ha uno strano viso, capelli di un biondo avvizzito, lisci e composti, guance lisce e scarne, e i suoi occhi mi seguono con una strana adorazione e nostalgia. Piú in là in piedi altre fanciulle, di cui noto i dolci capelli dalla pettinatura composta, e morbidi, gonfi e lisci, un po’ lunghi, discosti con leggerezza dal volto. Anche nei moti queste fanciulle hanno una grazia danzante. Ma nessuna mi guarda come la scolara al tavolino. In questo momento, un ragazzetto accanto a me, nel treno, piange. Subito quella fanciulletta balza in piedi, e di sotto il finestrino, sollevandosi, gli tende un bellissimo cane di stoffa, che sembra vero : — Te lo regalo, — gli dice — portatelo con te a casa tua —. (Remin. di una pagina di Cellini). Capisco che fa così per farsi bella in mia presenza, ne sono orgogliosa. Prendo in mano il cane per osservarlo. E’ un’imitazione prodigiosa. Il suo strano muso allargato e schiacciato dai lunghi occhi mi fa un po’ paura […].



    Elsa Morante, Diario 1938, Einaudi, 1989, pp. 13-14-15. A cura di Alba Andreini.






    Rome 22 janvier 1938




    Rêves érotiques.
        Dans mon rêve de cette nuit j’étais dans le train (voilà que revient ce voyage en Sicile en 3e classe) et justement en 3e classe. Le wagon était bondé, je notai avec un certain soulagement que la foule des voyageurs n’était pas composée de gens trop dépenaillés. Cependant il n’y avait que deux sièges en vis-à-vis sur une des parois comme dans certains vieux trams, les gens étaient entassés, le sol encombré de paniers, les autres voyageurs restaient debout. Le train s’ébranle. Je comprends que par l’encadrement de la fenêtre on assiste à une succession de scènes d’un film qui se déroule tout au long du parcours, mais il n’y a ni toile ni projecteur. Les acteurs sont là, on les voit comme s’ils étaient en chair et en os. La protagoniste du film est une jeune fille élancée, bien plantée, meneuse d’un petit groupe de filles dont les silhouettes demeurent dans l’ombre. En revanche, sa silhouette à elle est très claire, elle est belle, le visage lumineux et fin, deux tresses noires nouées sur les tempes. Elle plaisante joyeusement avec ses compagnes et dans le même temps reste assise à mi-hauteur, se tenant en équilibre sur la pointe des pieds. Avec beaucoup de précaution, elle ramène sa robe sur ses genoux (de sorte qu’il soit impossible que les spectateurs puissent voir dans le film ce que pudiquement elle cache) mais moi, en baissant les yeux, je vois entre ses jambes son sexe découvert, entrouvert en raison de la position écartée des jambes, et il m’apparaît semblable à un petit champ gris, un peu flétri, avec un très léger halo jaune. Le train poursuit sa course, la scène disparaît. Je cherche en vain par la fenêtre la suite de la scène, un méli-mélo de faits réels se déroule en revanche sur la route en contrebas, au milieu d’un va-et-vient de rails et de porteurs de bagages, d’arrêts fébriles. (Combien de ces stupéfiants arrêts de cauchemar, dans les rêves, avec des voyageurs entassés dans des wagons militaires découverts, comme des soldats ou des bestiaux !) La suite du film, je ne parviens pas à la voir. J’en viens à regretter les faits intéressants qui se dérouleront dans la partie perdue de la pellicule, là dans la salle (qu’est-ce donc que cette projection de la projection ?), je cherche en vain ces belles jeunes filles, j’en vois deux autres, qui ne proviennent pas du film, immobiles dans une petite gare, qui font leurs devoirs sur une table. Je les avais déjà entrevues à l’aller, pareillement affairées, c’est sûr elles font chaque jour leurs devoirs et autant de fois que je passerai, je les verrai chaque jour faire la même chose. (Je reconnais bien là cette sensation de sempiternelle monotonie face aux tâches répétitives de notre vie, quand bien même interfèrent des événements extérieurs — 1 année passée pour moi sans événements notables). L’une des deux jeunes filles a un visage étrange, des cheveux d’un blond flétri, lisses et bien apprêtés, des joues lisses et décharnées, et elle me suit du regard avec une étrange adoration et nostalgie. Un peu plus loin debout d’autres demoiselles, dont je remarque la douceur des cheveux bien coiffés, soyeux, gonflés et lisses, un peu longs, légèrement dégagés du visage. Il émane de ces jeunes filles une grâce dansante jusque dans le moindre de leurs mouvements. Mais aucune ne me regarde comme l’écolière attablée. En ce moment, un petit garçon à côté de moi, dans le train, pleure. Soudain cette jeune fille bondit sur ses pieds, et dessous la fenêtre, se soulevant, lui tend un très beau chien en tissu, qu’on dirait vrai : — Je te l’offre, — lui dit-elle — emporte-le avec toi dans ta maison —. (Souv. d’une page de Cellini). Je comprends qu’elle se comporte de la sorte pour faire la belle en ma présence, j’en suis fière. Je prends le chien dans ma main pour l’observer. C’est une prodigieuse imitation. Son étrange museau élargi et écrasé aux longs yeux me fait un peu peur […].


    Traduction inédite d’Angèle Paoli






        Note d’AP : rédigé par Elsa Morante sur un cahier de classe ordinaire, le Diario 1938 (Journal 1938) est longtemps resté inédit en Italie, et a été publié en France en 1999 sous le titre Territoire du rêve (Gallimard). Dans la marge de droite, en bas, l’auteur a pris le soin de noter : « Libro di sogni ». « Livre de rêves ». Au recto de la première page figure un autre titre : « Lettere ad Antonio ». « Lettres à Antonio ». Titre original que les éditeurs de la maison Einaudi n’ont pas retenu. Ils ont préféré celui de Diario 1938, plus conforme au contenu de l’œuvre et au genre qui est le sien ; d’autant plus que le nom du destinataire n’apparaît plus dans les pages du cahier. En revanche, le cahier suit un ordre chronologique précis. Sur une courte période, du 19 janvier au 30 juillet 1938, Elsa Morante fait état des « hauts et bas » de sa relation tourmentée avec Alberto Moravia. La page blanche, lieu privilégié d’une écriture intime que les aléas d’un amour malheureux poussent à l’introspection, est le véritable interlocuteur d’Elsa Morante. Suspendue entre rêve et sommeil, l’écriture de Diario 1938 révèle de son auteur une voix originale, un espace inconnu tissé de fantasmagories intérieures jusqu’alors refoulées, de souvenirs exhumés des profondeurs de la mémoire et de fragments de la réalité. L’ensemble de ces pages constitue un petit théâtre d’ombres d’où surgissent les silhouettes de personnes inventées parmi celles, plus connues, de Moravia ou de la mère d’Elsa Morante.





    ELSA MORANTE


    Morante 2




    ■ Elsa Morante
    sur Terres de femmes

    Alibi
    L’Île d’Arturo
    18 août 1912 | Naissance d’Elsa Morante
    25 novembre 1985 | Mort d’Elsa Morante
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    un portrait d’Elsa Morante (+ un extrait de L’Île d’Arturo et un extrait d’Aracoeli)



    ■ Voir aussi ▼

    une fiche bibliographique sur Elsa Morante (établie par Paola Cavicchi pour sa thèse de doctorat sur Elsa Morante)





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  •      Elsa Morante | Alibi



    Elsa morante alibi
    Image, G.AdC






    ALIBI



    Solo chi ama conosce. Povero chi non ama !
    Come a sguardi inconsacrati le ostie sante,
    comuni e spoglie sono per lui le mille vite.
    Solo a chi ama il Diverso accende i suoi splendori
    e gli si apre la casa dei due misteri :
    il mistero doloroso e il mistero gaudioso.

                                  Io t’amo. Beato l’istante
                                  che mi sono innamorata di te.


    Qual è il tuo nome ? Simile al firmamento
    esso muta con l’ora. Sei tu Giulietta ? o sei Teodora ?
    ti chiami Artù ? o Niso ti chiami ? Il nome
    a te serve solo per giocare, come una bautta.
    Vorrei chiamarti: Fedele; ma non ti somiglia.


    La tua grazia tramuta
    in un vanto lo scandalo che ti cinge.
    Tu sei l’ape e sei la rosa.
    Tu sei la sorte che fa i colori alle ali
    e i riccioli ai capelli.
    La tua riverenza è graziosa come l’arcobaleno.


    Sono i tuoi giorni un prato lucente
    dove t’incontri con gli angeli fraterni:
    il santo, adulto Chirone,
    l’innocente Sileno, e i fanciulli dai piedi di capra,
    e le fanciulle-delfino dalle fredde armature.
    La sera, alla tua povera cameretta ritorni
    e miri il tuo destino tramato di figure,
    l’oscuro compagno dormiente
    dal corpo tatuato.

    Tu eri il paggio favorito alla corte d’Oriente,
    tu eri l’astro gemello figlio di Leda,
    eri il più bel marinaio sulla nave fenicia,
    eri Alessandro il glorioso nella sua tenda regale.
    Tu eri l’incarcerato a cui si fan servi gli sbirri.
    Eri il compagno prode, la grazia del campo,
    su cui piange come una madre
    il nemico che gli chiude gli occhi.
    Tu eri la dogaressa che sciogle al sole i capelli
    purpurei, sull’alto terrazzo, fra duomi e stendardi.
    Eri la prima ballerina del lago dei cigni,
    eri Briseide, la schiava dal volto di rose.
    Tu eri la santa che cantava, nascosta nel coro,
    con una dolce voce di contralto.
    Eri la principessa cinese dal piede infantile :
    Il Figlio del Cielo la vide, e s’innamorò.

    Come un diamante è il tuo palazzo
    che in ogni stanza ha un tesoro
    e tutte le finestre accese.
    La tua dimora è un’arnia fatata :
    narcisi lontani ti mandano i loro mieli.
    Per le tue feste, da lontani evi
    giungono luci, come al firmamento.
    Ma tu in esilio vai, solo e scontento.
                Il mio ragazzo non ha casa
                né paese.

    La bella trama, adorata dal mio cuore,
    a te è una gabbia amara.
    E in tua salvezza non verrà mai la sposa
    regina del labirinto.
    Per il sapore strano del bene e del male
    la tua bocca è troppo scontrosa.
    Tu sei la fiaba estrema. O fiore di giacinto
    cento corimbi d’un unico solitario fiore !

    La folla aureovestita del tuo bel gioco di specchi
    a te è deserto e impostura.
    Ma dove vai ? che mai cerchi ? invano, gatta-fanciulla,
    il passaggio d’Edipo sul tuo cammino aspetti.
    O favolosa domanda, al tuo delirio
    non v’è risposta umana.
    Riposa un poco vicino a chi t’ama
    angelo mio.
    Quando mi sei vicino, non più che un fanciullo m’appari.
    Le mie braccia rinchiuse bastano a farti nido
    e per dormire un lettuccio ti basta.
    Ma quando sei lontano, immane per me diventi.
    Il tuo corpo è grande come l’Asia, il tuo respiro
    e grande come le maree.
    Sperdi i miei neri futili giorni
    come l’uragano la sabbia nera.
    Corro gridando i tuoi diversi nomi
    lungo il sordo golfo della morte.

    Riposa un poco vicino a chi t’ama.

    Lascia ch’io ti riguardi. La mia stanza percorri spavaldo
    come un galante che passa
    in una strage di cuori.
    Allo specchio ti miri i lunghi cigli
    ridi come un fantino volato al traguardo.
    O figlio mio diletto, rosa notturna !
    Povero come il gatto dei vicoli napoletani
    come il mendico e il povero borsaiolo,
    e in eleganza sorpassi duchi e sovrani
    risplendi come gemma di miniera
    cambi diadema ogni sera
    ti vesti d’oro come gli autunni.

    Passa la cacciatrice lunare coi suoi branchi alani…

    Dormi.
    La notte che all’infanzia ci riporta
    e come belva difende i suoi diletti
    dalle offese del giorno, distende su noi
    la sua tenda istoriata.
    I tuoi colori, o fanciullesco mattino,
    tu ripiegasti.
    Nella funerea dimora, anche di te mi scordo.


    Il tuo cuore che batte è tutto il tempo.
    Tu sei la notte nera.

    Il tuo corpo materno è il moi riposo.

    (1955)






    ALIBI



    Seul qui aime connaît. Pauvre qui n’aime pas !
    Comme à des regards inconsacrés les hosties saintes,
    communes et dénuées sont pour lui les mille vies.
    Seul pour qui aime le Différent allume ses splendeurs
    et pour lui s’ouvre la maison des deux mystères :
    le mystère douloureux et le mystère joyeux.


                                  Moi je t’aime. Bienheureux l’instant
                                  où je me suis énamourée de toi.


    Quel est ton nom ? Semblable au firmament
    il change avec l’heure. C’est toi Juliette ? ou es-tu Théodore ?
    tu t’appelles Arthur ? ou c’est Nisus que tu t’appelles ? Toi
    ton nom ne te sert qu’à jouer, comme un domino.
    Je voudrais t’appeler : Fidèle ; mais ça ne te ressemble pas.


    Ta grâce transforme
    en un mérite le scandale qui te ceint.
    Tu es l’abeille et tu es la rose.
    Tu es le sort qui fait les couleurs aux ailes
    et les boucles aux cheveux.
    Ta révérence est gracieuse comme l’arc-en-ciel.


    Tes jours sont un pré coruscant
    où tu rencontres les anges fraternels :
    le saint, adulte Chiron,
    l’innocent Silène, et les garçonnets aux pieds de chèvre,
    et les fillettes–dauphins aux froides armures.
    Le soir, à ta pauvre petite chambre tu reviens
    et fixes ton destin ourdi de figures,
    l’obscur compagnon, le dormeur
    au corps tatoué.

    Tu étais toi le page favori à la cour d’Orient,
    tu étais toi l’astre jumeau fils de Léda,
    tu étais le plus beau marin sur le navire phénicien,
    tu étais Alexandre le glorieux sous sa tente royale.
    Tu étais toi l’incarcéré pour qui les matons se font valets.
    tu étais le preux compagnon, la grâce du camp,
    sur lequel pleure comme une mère
    l’ennemi qui lui ferme les yeux.
    Tu étais toi la dogaresse qui dénoue au soleil ses cheveux
    pourprés, dessus la haute terrasse, entre dômes et étendards.
    Tu étais la danseuse étoile du lac des cygnes,
    tu étais Briséis, la captive au visage de roses.
    Tu étais toi la sainte qui chantait, cachée dans le chœur,
    D’une voix douce de contralto.
    Tu étais la princesse chinoise au pied d’enfant :
    le Fils du Ciel la vit, et s’énamoura.

    Tel un diamant est ton palais
    qui dans chaque salle a un trésor
    et toutes les fenêtres éclairées.
    Ta demeure est une ruche enchantée :
    des narcisses lointains t’envoient leurs miels.
    Pour tes fêtes, du fond des âges
    arrivent des lumières, comme au firmament.
    Mais toi tu pars en exil, seul et mécontent.
                Mon ragazzo n’a maison
                ni pays.

    La belle trame, par mon cœur adorée,
    pour toi est une cage amère.
    Et pour ton salut jamais ne viendra l’épouse
    Reine du labyrinthe.
    Pour l’étrange saveur du bien et du mal
    Ta bouche est trop revêche.
    Tu es toi la fable extrême. Ô fleur de jacinthe
    Cent corymbes d’une unique fleur solitaire !

    La foule orvêtue de ton beau jeu de miroirs
    t’est désert et imposture.
    Mais où vas-tu ? que cherches-tu donc ? en vain, chatte-fillette,
    attends-tu le passage d’Œdipe sur ton chemin.
    Ô fabuleuse question, à ton délire
    il n’est réponse humaine.
    Repose-toi un peu auprès de qui t’aime
    mon ange.
    Quand tu es près de moi, pas plus qu’un enfant ne me sembles.
    Mes bras refermés suffisent à te faire un nid
    et pour dormir un lit étroit te suffit.
    Mais quand tu es loin, immense tu deviens pour moi.
    Ton corps est grand comme l’Asie, ton souffle
    est grand comme les marées.
    Tu dissipes mes noirs jours futiles
    comme l’ouragan le sable noir.
    Je cours criant tes différents noms
    le long du golfe sourd de la mort.

    Repose-toi un peu auprès de qui t’aime.

    Laisse-moi te regarder. Tu parcours ma chambre faraud
    comme un galant qui passe
    dans des ravages de cœurs.

    Au miroir tu admires tes longs cils
    tu ris tel un jockey qui s’est envolé au poteau.
    Ô mon enfant bien-aimé, rose nocturne !
    Pauvre comme le chat des ruelles napolitaines
    comme le mendiant et le pauvre chipeur de bourses,
    et en élégance tu l’emportes sur les ducs et les souverains
    tu resplendis comme gemme de mine
    tu changes de diadème chaque soir
    tu t’habilles d’or comme les automnes.

    Passe la chasseresse lunaire avec ses blancs danois…

    Dors.
    La nuit qui à l’enfance nous ramène
    et comme bête fauve défend ses êtres chéris
    des offenses du jour, étend sur nous
    son pavillon historié.
    Tes couleurs, ô matin d’enfance,
    tu amenas.
    Dans la funèbre demeure, toi aussi je t’oublie.

    Ton cœur qui bat est le temps tout entier.
    Tu es la nuit noire.

    Ton corps de mère est mon repos.




    Elsa Morante, Alibi [Alibi, Garzanti Editore, 1988], Poèmes, édition bilingue, Éditions Gallimard, 1999, pp. 62 à 69. Traduit de l’italien par Jean-Noël Schifano.





    ELSA MORANTE


    Morante 2




    ■ Elsa Morante
    sur Terres de femmes

    L’Île d’Arturo
    18 août 1912 | Naissance d’Elsa Morante
    22 janvier 1938 | Elsa Morante, Rêves érotiques (Diario 1938)
    25 novembre 1985 | Mort d’Elsa Morante
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    un portrait d’Elsa Morante (+ un extrait de L’Île d’Arturo et un extrait d’Aracoeli)


    ■ Voir aussi ▼

    un clip vidéo de la RAI [4 min 12 s] sur Elsa Morante, réalisé au lendemain de la publication posthume des Racconti dimenticati (2002)
    une fiche bibliographique sur Elsa Morante (établie par Paola Cavicchi pour sa thèse de doctorat sur Elsa Morante)




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  • 18 août 1912 | Naissance d’Elsa Morante

    Éphéméride culturelle à rebours


    Elsa Morante 2






         Il y a cent huit ans, le 18 août 1912, sous le signe du Lion*, naissait à Rome, 7, rue Aniero, Elsa Morante. Elle est la fille d’Irma Poggibonsi, ― épouse d’Auguste Morante ― et de Francesco Lo Monaco. Elsa grandit dans le quartier populaire du Testaccio, entre sa mère, d’origine juive, institutrice, son père putatif, instituteur dans la maison de redressement « Aristide Gabelli », ses frères ― Aldo et Marcello ―, et Maria, sa sœur. Son véritable père est un employé des postes sicilien. À treize ans, Elsa Morante a déjà écrit des poèmes, récits et dialogues. Mais aussi des contes publiés dans des journaux pour enfants. À dix-huit ans, elle quitte sa famille mais son manque de ressources la contraint à abandonner aussi la faculté des lettres. Elle gagne sa vie en donnant des cours d’italien et de latin. En 1941, elle épouse Alberto Moravia, dont elle se sépare en 1962.

         Les premiers récits d’Elsa Morante remontent aux années trente ― de 1933 à 1941 ―, époque où, écrivain précoce, Elsa Morante développe une importante activité de feuilletoniste. De sa collaboration avec le Meridiano di Roma datent L’uomo dagli occhiali, Il gioco segreto, La nonna e Via dell’angelo, récits qui seront rassemblés dans les recueils de nouvelles Il gioco segreto et Lo scialle andaluso.

         De nombreux autres récits ont jadis été mis à l’écart par la romancière. Sans doute parce que ces récits, écrits de jeunesse tout imprégnés de l’imagination et des fantasmes d’Elsa Morante, tournent résolument le dos au futur. Pourtant, ces Récits oubliés, tirés de l’exil où ils ont longtemps été tenus, annoncent la grande voix que fut celle d’Elsa Morante, romancière. Mensonge et sortilège, L’Île d’Arturo, La Storia, Aracoeli, romans résolument ancrés dans le XIXe siècle, puisent leurs racines dans ces récits de jeunesse, qui en sont en quelque sorte le creuset.



        * « Mon étoile est le Lion, qui n’est pas très sympathique, car tous les dictateurs sont du Lion, mais moi je ne suis pas un dictateur ! ― rires ! Je suis née sous le signe du Lion, le 18 août 1912. J’ai vu en quatrième de couverture d’Aracoeli, et sur mes autres livres publiés en France, et dans les journaux que vous m’avez apportés, que je suis née en 1918 ! La raison en est simple : quand j’étais jeune, je voulais être plus jeune encore, car je tombais amoureuse, alors… J’étais pourtant assez vieille, mais tout le monde croyait que j’étais jeune. Je ne voulais pas, en ce temps-là, avouer mon âge… Dans une célèbre grande encyclopédie anglaise, j’ai vue que j’étais née en 18 ou 16 : mais je suis née en 1912 ! Je suis très vieille !…― rires ― »

    Source : « La divine barbare », interview d’Elsa Morante (29, 31 octobre et 1er novembre 1984), par Jean-Noël Schifano, Le Monde, 23 novembre 1984, in Jean-Noël Schifano, Désir d’Italie, folio essais n° 288, 1996, page 415.





    Noir
    Ph., G.AdC





    RÉCITS OUBLIÉS



        Publiés en français en avril 2009 aux Éditions Verdier, excellemment traduits par Sophie Royère pour la collection « Terra d’altri » dirigée par Martin Rueff, les Récits oubliés comportent quatre sections. Du « Jeu secret », « Récits dispersés », « Anecdotes enfantines », « Un récit retrouvé », auquel s’ajoute un « Appendice ». Quarante-six récits en tout, contes et nouvelles brèves, mélange subtil de vérisme et de fantastique, un fantastique nourri de l’esprit des « larves », songes et âmes qui hantent, à l’image de leurs habitants rongés par la mort, les palais décrépis du mezziogiorno. Un fantastique à la « sicilienne », en quelque sorte, inattendu, original et puissant, qui rend compte du désir d’Elsa Morante de nier le monde réel au profit du monde larvaire qui irrigue ses récits.

         La section intitulée Du « Jeu secret » reprend des nouvelles habituellement rassemblées dans un recueil de même titre. Mais la nouvelle éponyme, antérieurement traduite par Mario Fusco, ne figure pas parmi les Récits oubliés, qui procèdent cependant de la même facture et du même esprit que le Jeu secret. Dans ce récit étrange, l’univers magique de l’enfance, avec ses rêves et ses ambiguïtés, est perverti par les règles insipides et mortifères des adultes. Cet univers de fantaisie et de passion est aussi celui qu’Elsa Morante poursuit dans les Récits oubliés.

         Le premier récit de la première section ― L’écolier pâle ― donne le ton, qui met en scène un maître en proie à une forme de délire paranoïaque. Cette nouvelle, à la tonalité grinçante, amorce en final un revirement inattendu de situation. Le thème du double, qui apparaît également dans l’écriture et dans la forme du récit, est omniprésent dans ces nouvelles. Polymorphe et anamorphique, présent jusque dans le fascinant blason inversé d’Une histoire d’amour, le double est lié à la folie. Qui court sur le fil du rasoir. D’une nouvelle à l’autre. Avec la mort comme meneuse. Et comme guide. De la galerie de portraits poussiéreux, grimaçants, simiesques qui s’ouvre dès L’écolier pâle. Fantomatiques, échevelés et cruels, les marquis et leurs servantes, les cochers et leurs maîtres, les frères jumeaux, défigurés par leurs contorsions entre amour et haine, les sœurs ensorcelées et ensorceleuses et les figures allégoriques de la beauté et de la vieillesse, mènent une sarabande inoubliable, onirique et démoniaque à la fois. Entre mensonges et sortilèges, du grand Morante, assurément.


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Une histoire d’amour


    EXTRAIT



        « Dieu, comme elle est belle ! pensa Paolo ; et une piqûre froide le traversa, allant frapper son cœur, lui coupant le souffle. Madame, lui dit-il alors humblement, éteins la lumière. Je ne veux pas te voir », mais au même moment il s’aperçut qu’il l’avait enlacée et qu’il baisait ses maigres cheveux bouclés, ses joues fanées et parfumées de poudre, avec une douleur mêlée de désir, qui dès lors n’abandonna plus son sang, jusqu’à la dernière minute.
        Elle lançait des plaintes étouffées et s’agitait comme un oiseau pris au piège ; la fureur de l’autre, quoique violente, était désordonnée et mêlée à une tendresse inoffensive. Elle parvint donc à se libérer de lui : « Allez-vous-en, lui dit-elle, les lèvres convulsées de dégoût, allez-vous-en, malheureux. »

         Le jeune homme s’agita un peu, cherchant ses lunettes, qui étaient tombées ; entre les objets allongés et blafards, il se penchait maladroitement, en tâtonnant. Quand il les eut trouvées, il recula jusqu’à sa chambre ; Giovanna vit une fois encore ses épaules un peu voûtées, maigres comme celles d’un adolescent grandi trop vite. Il s’enferma dans sa chambre, et ne revit plus Giovanna ; il vit seulement une larve d’elle, fugace et morbide, qui brûlait de fièvre et qui l’accompagna irrégulièrement durant toute la nuit.

        La chambre du jeune homme contenait quelques meubles modestes : une table de nuit grossière, teinte en noir et pleine de livres, une armoire haute et étroite avec un long miroir embué, un ou deux sièges de paille et, près du lit en bois de noyer, une petite commode sur laquelle étaient posés la Bible et le portrait de Sigrid. Je m’attarde à décrire tous ces meubles car durant toute la nuit, la larve de Giovanna se dissimula en eux, et même s’y mélangea, avec des transformations étranges et monstrueuses, mais douloureusement caressantes. Cette larve était d’une douceur et d’une cruauté sans limites ; sa ressemblance avec Giovanna était telle, et d’une clarté si pénétrante, que chacun de ses traits se marquait en Paolo avec un poinçon de pierre. Mais à peine essayait-il de l’attraper, qu’elle se dissolvait comme de l’eau, dans une sorte de rire muet plein d’horreur. Alors, il se fit respectueux au point de ne pas même tenter de l’effleurer du doigt ; cela lui valut une lutte horrible, car la moindre partie de son être, comme le feu dans le ciel, se tendait vers elle, et il devait étouffer en lui cette force qui le foudroyait. Toute la nuit, il se débattait et se tordait dans les draps mouillés de sueur, dans l’illusion que la larve ne s’apercevait pas de son délire. Il était déjà épuisé, mais sa bouche ne cessait de lui parler, d’une voix sonore comme celle qui parfois résonne à nos oreilles, nous secouant d’un rêve.

        Il la suppliait au moins de ne pas s’en aller, et de l’écouter ; et elle, de temps en temps, pour l’effrayer, feignait de disparaître puis réapparaissait dans le coin, avec des yeux absorbés et perçants. Elle jouait ainsi à la manière d’une enfant, ce qui tranchait pourtant avec son visage dévasté et empli d’une sombre pitié. Mais lui ne se lassait point de discourir avec elle, même s’il savait que c’était absurde, comme les mots jetés contre les roches qui résonnent et qui, inchangés, mais avec un bruit spectral et inhumain, vous reviennent. Il savait qu’elle ne comprenait rien de la langue qu’il parlait ; mais il ne pouvait s’empêcher de bavarder et bavarder encore, sans trêve.


    Elsa Morante, Récits oubliés, Verdier, Collection « Terra d’altri », 2009, pp. 104-105-106. Traduit de l’italien par Sophie Royère.





    Elsa Morante  Récits oubliés






    ■ Elsa Morante
    sur Terres de femmes


    Alibi
    L’Île d’Arturo
    22 janvier 1938 | Elsa Morante, Rêves érotiques (Diario 1938)
    25 novembre 1985 | Mort d’Elsa Morante (+ extrait de Aracoeli)
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    un portrait d’Elsa Morante (+ un extrait de L’Île d’Arturo et un extrait d’Aracoeli)





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