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Image, G.AdC [RAMPER SUR LA GLACE] Ramper sur la glace. Le serpent n’a pas de membres, et sur le lac gelé son ondulation est impuissante. Rien n’est à contourner, même la ligne droite n’existe plus. Au loin, toujours plus inaccessible, le monde : arbres, montagnes, routes, amers bienveillants. Mais le lac gelé : la paupière et l’écaille, mortes. […] C’est un pays lointain, ce lac gelé. Marcher sur la glace, c’est une langue étrangère. Les mots se dérobent, même si dessous on pressent tout un récit, un vocabulaire déjà employé dans un autre temps. Sur le carrelage froid et pellucide, d’anciennes conversations se sont exilées. Je reconnais ces gens. […] Autour de moi, cette glace… Un tableau. Une aurore boréale peinte sur une toile tendue, du bleu et du vert qui se débordent l’un l’autre, l’intuition brutale d’une vie immédiate, la maison même de la couleur. Emmanuel Merle, Nord, seul point cardinal, Pré #carré 91/Hervé Bougel, juin 2016, s.f. Source |
EMMANUEL MERLE
→ Démembrements (lecture d’AP) → Dernières paroles de Perceval (lecture d’Isabelle Lévesque) → Dernières paroles de Perceval (lecture d’AP) → [Le rouge] (extrait de Dernières paroles de Perceval) → Amère Indienne → [Cape Cod] → Le Chien de Goya (lecture d’AP) → Migrant (extrait d’Habiter l’arbre) → Ici en exil (lecture de Sylvie Fabre G.) → [Tout est matière, sauf ma décision] (extrait de Olan) → Tourbe (lecture d’AP) → [Il n’y a plus d’arbres] (extrait de Tourbe) → [Une promesse, dis-tu] → Emmanuel Merle & Thierry Renard | La Chance d’un autre jour, Conversation (lecture de Sylvie Fabre G.) → Emmanuel Merle & Thierry Renard | [Jour de pluie ici aussi] ■ Voir aussi ▼ → (sur le site de la mél [Maison des écrivains et de la littérature]) une fiche bio-bibliographique sur Emmanuel Merle |
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« TU ES LANGUE EN CE PAYSAGE » Au commencement, la nuit et le silence. Et l’autre soi-même qu’on ne saurait comprendre clairement. Au commencement de l’existence, l’absence de repères : la nuit en plein jour, la nuit à l’intérieur de soi. On dirait que les visions qu’on s’autorise sont à l’extérieur, derrière une vitre-écran, inaccessibles, et tout autant en soi, dans l’esprit et dans le corps, internes et comme vivant leur propre vie : « Tes yeux sont les tessons d’une fenêtre d’hiver
que le givre recouvre tu grattes pour y voir au dehors la glace
fondue » Où est l’emplacement de la vie, se demande celle qui « (sait) dormir alors
qu’on ne sait plus déjà
qu’un rêve a englouti le jour. » La folie rôde dans le même espace mental que l’espérance. Enfermée en soi, enfermée dans le monde incompréhensible encore, la « narratrice », naissant peut-être, mais déjà dépositaire d’une mémoire de l’humain, se heurte à l’immédiate présence du réel lorsqu’il est encore indifférencié, encore Un. Et pourtant la blessure est là, de toute éternité, semble-t-il, la blessure qu’il faut ravauder d’une manière ou d’une autre : se faire arbre et « comme l’arbre [n’avoir] qu’une parole de feuille » ou « à sa bouche [avoir] peut-être la lune », ou bien « penser enfin OISEAU ». Car il y a une blessure déjà, et une menace encore. Quelque chose peut surgir à chaque instant, dans la ville, sur le chemin, « un monstre s’est tapi dans la chrysalide », qui est déjà venu, qui peut venir encore. Le Minotaure, la « tête de cerf », s’agite à la lisière du regard et « il ne restera du jeu d’hier
rien, sauf
quelques osselets
l’ivoire dur du ciel » La voix est rauque qui crisse dans les vers, comme d’avoir trop crié. Comment vivre pleinement avec le manque initial ? Qu’est-ce qui va « rempli[r] les marges », alors même que « les pages sont vides » ? L’ensemble du recueil est une interrogation sur le pouvoir du langage, une tension permanente entre l’impossibilité de la parole et le pouvoir incroyable des mots. Ça commence par la mise à distance de soi, par l’apostrophe récurrente à la « petite fille », qui à la fois appelle celle qu’on n’est plus, qu’on regrette de ne plus être, qu’on redoute d’être à nouveau, et à la fois confirme qu’une part de soi est restée cette enfant. Et même que c’est certainement cette part qui autorise l’écriture de l’adulte : « Petite fille
quand les feuilles se seront détachées
absorbées par la terre
les arbres dormiront nus debout
(c’est ce qu’elle dit
mais ce n’est déjà plus sa bouche qui parle) » Ph., G.AdC Les mots peuvent-ils dire l’immédiat de la sensation, l’évidence d’un regard, le souvenir palpable d’un être ? Vieille question, vieille tension. « Plutôt qu’un poème, c’est toi que je veux écrire ». Faut-il s’abreuver de mots, remplir des pages de cahiers avec des listes qui diraient tout, ou tenteraient de le faire, juste pour le foule rassurante des choses, juste pour la sonorité des mots rares, des mots que la science naturelle pose sur les êtres simples des fleurs et des arbres ? Cette profusion soudaine est-elle suffisante ? Les mots peuvent-ils être des « mains jetées au ciel », des « flèches » pour percer le mystère de la présence au monde, dont on sent bien qu’elle est la seule voie de guérison et la seule adhésion ? Ne faut-il pas se heurter au silence, l’accepter, lui qui « sourd des origines », et, par la plénitude qu’il installe dans la nature, accéder à un autre degré du langage, à la poésie, puisqu’aussi bien c’est de ce silence que « survient la parole » ? « À la fin l’horizon entaille claire
sera la pointe d’un mot
qui sans cesse recule » Le langage se dérobe toujours lorsqu’il veut se faire parole, et c’est uniquement dans une tentative réitérée sans cesse que se trouve la poésie. C’est au niveau de la gorge que sont liés définitivement corps et esprit, c’est à cet endroit comme un nœud que se rejoignent inextricablement le désir d’absolu et le constat de notre finitude : « Si je mâche mes mots, longtemps, infiniment
c’est pour qu’ils soient de l’eau
c’est pour qu’ils soient liquides, qu’ils soient rendus au bleu
c’est pour que tu y plonges
et pour que tu m’y retrouves » Mais au lieu de rester dans la tentation (pourtant présente) de la dissolution dans le grand Tout, de la disparition de soi, qui serait une forme d’acceptation de la solitude et de rejet du sens, au lieu d’un éparpillement mystique de soi dont on sent bien qu’il est presque souhaité, la personne qui écrit là ne peut pas nier sa simple humanité, ce qui en constitue la part la plus haute, et finalement la plus nécessaire pour qui veut savoir ce qui se passe « après » : d’où viennent ces « poèmes d’après », d’où naissent-ils ? Et où vont-ils ? La seule réponse possible, foncièrement humaine, c’est qu’ils sont adressés à l’autre, et que d’une certaine manière ils viennent de lui. Cécile A. Holdban ne convoque pas d’autres poètes pour s’en revendiquer : elle les nomme et elle cite leurs paroles, elle les remercie de bien vouloir lui faire une place parmi eux, à hauteur d’humanité. Sandor Weöres, Kathleen Raine, Janet Frame, Sylvia Plath, Pierre-Albert Jourdan sont d’abord ces humains qui ont dit la difficulté d’être et la gloire de vivre. Ce sont donc bien ces voix multiples qui empêchent la dissolution de soi, qui font que, penchés au bord du vide, nous pouvons nous retourner vers ceux qui, comme nous, cherchent un sens. Et nul doute que La Route de sel (deuxième partie du recueil), loin d’une vallée de larmes, soit cette voie/voix possible pour donner aux autres les paroles qui « murmure[nt]/ et [qui] porte[nt] sur une branche sacrée / la feuille qui [nous] guérira ». « Révélés,
les domaines silencieux
survolés en silence
les tilleuls et les herbes. Les doigts dans la terre
l’enfant jardine
ressuscitant l’aïeul
au dévers de ses mains » Un dernier secret : c’est une poésie entièrement tournée vers la vie. « Tourbillon est roi », écrivait Aristophane, et c’est le déplacement, le pas suivant l’autre, l’élévation rapide, le déplacement du vent que les mots de Cécile A. Holdban répercutent comme les échos d’un mouvement ininterrompu, à l’image de la vie qui va : « la grâce d’un geste pèse autant sur la terre que la grâce des âmes ». « Par la grâce du geste, elle dévêt la pesanteur. » |
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CE ROUGEOIEMENT QUI BRÛLE, C’EST CELA QUI DEMEURE Il y a un avant il y a un après. Et l’écriture du poème, en ligne de partage entre le taire et le dire. Entre les mots tenus sous silence, sous le boisseau de la blessure. Sous l’armure. Et les mots venus un jour dans le dire, lâchés loin très loin par-delà l’horizon de l’enfance. Le nom de l’adolescent sous sa cuirasse, nom de guerrier et nom de roi, c’est Perceval. Il fait lever avec lui, derrière ses chevauchées solitaires, le souvenir lointain de la quête éperdue d’un chevalier au cœur pur, à travers sentes et forêts ; des paysages, des combats à la lance et à l’épée, paysages abolis dans le réseau incertain de nos mémoires. Avec lui, avec le nom de Perceval, surgissent les souvenirs enfouis du Roi Pêcheur, mystères et secrets d’un roi « méhaigné » ; blessé et impotent, qui attend la délivrance miraculeuse de son mal. Et tout autour — de lacs énigmatiques en joyeuses bonnes chères dans les châteaux, de gués à franchir et de langues à dénouer — une errance infinie à travers vals et ravins, et des défis à relever. Et du sang. Trois gouttes dispersées dans la neige sous le sabot du cheval. « Trois gouttes de sang ». « Trois flocons rouges ». « Trois braises dans la neige ». Autant de « pierres taillées », dressées dans l’à-vif du poème, sur le blanc de la page. Trinitaire, le recueil d’Emmanuel Merle : Dernières paroles de Perceval. La traversée du « Chevalier d’Effroi » s’effectue dans un lent continuum à trois temps. « L’homme percé de cris » / « Terre foraine » / « Le regard et la voix ». Trois volets pour dire la quête. Non pas quête de sens, mais quête de « pleine incarnation ». Cheminement — questionnements et doutes —, jalonné de retours sur soi, sur le passé qui heurte la cuirasse ; chute dans le ravin et dans l’inconscience ; acceptation du « lointain veuvage » et presque consentement. Depuis la « terre veuve » — où se tenait « l’enfance ramassée » aux côtés de la mère, terre devenue soudain « stérile » et « gaste », « sans paroles autres que mal prononcées » —, Perceval poursuit son errance et passe en « terre foraine ». À la fois étrangère et familière, autre et semblable, cette « terre nouvelle » le conduit des corniches escarpées des montagnes au consentement final, accordé au regard et à la voix : « Dire, oui, c’est diviser, mais quelques paroles,
ici, célèbrent encore la vie :
les prononcer comme des prénoms. » Consentir n’est pas chose aisée. Cela se fait par étapes. Accepter d’abord que l’errance prenne une autre forme : « Errer presque immobile, laisser la présence
surgir, sauvage, comme un lointain
qui bondit sur tous les yeux de l’âme. » Accepter aussi d’accueillir la parole, dans ses affleurements et ses incomplétudes : « Dire cela, des paroles tutoyées,
des éclats de verbe. »
[Dernières paroles de Perceval] Au terme de cette itinérance, Perceval, en partie réconcilié avec lui-même, énonce, en une double acceptation, la mystique sans christ qui lui est propre : « Ce monde est sans réponse,
peut-être est-il sans question. » En ouverture du recueil d’Emmanuel Merle, deux poèmes : « Je m’appelle Perceval » et « La terre veuve ». Poèmes liminaires – un écho, peut-être, du prologue de Chrétien de Troyes — qui posent les pierres enfouies de l’enfance, du nom, de la mère et du silence, et les redresse dans la beauté musicale du poème. « Je veux écrire un visage
sur le blanc du silence. » Quel visage ? « Aux plis profonds » ? Visage aimé ? Du père de la mère de l’autre femme ? Pour quel vertige, pour quelle énigme, pour quelle langue secrète ? Comment savoir ? « Il ne reste rien du visage d’un être
lorsque, vraiment, on le regarde, rien
qu’une prière dans une broussaille. » Tout commence avec la quête du nom. « Ma mère ne m’appelait pas par mon nom », confie Perceval. Est-ce à cause de ce taire que le dire s’est si longtemps absenté de Perceval ? Avec la révélation de son nom survient la mort de la mère. Avec sa mort, Perceval découvre, lié à elle, le sentiment de la faute. Désertée de longue date par le veuvage, la mère est cette « terre veuve » à partir de laquelle vont se faire les apprentissages du fils. Jusqu’alors élevé dans le retrait et dans la solitude, par crainte de non-retour. Chevauchées et rencontres. « Mais mon nom est venu. Il est venu
des lèvres de ma mère : c’est le nom
de son dernier souffle.
Il a traversé la terre veuve
et s’est posé sur mes lèvres. » Avoir un nom suffit-il pour vivre et pour mourir ? s’interroge Perceval. Chacun semble le croire. Perceval, lui, se tait. « Parole tue ». Tuer et taire. Où est la frontière ? Ses lèvres parlent pour lui. Et sa blessure saigne. Énigmatique blessure. Imaginaire ou réelle ? Entrelacs de l’un avec l’autre. « Comment pouvait-on souffrir, étant roi ?
Je ne comprenais pas, je mangeais
pour contredire mon silence. Je rêvais
aussi bien. J’imaginais les lèvres de la plaie
faiblement remuer, ouvertes, comme cherchant à dire
la douleur, m’appelant presque, m’enjoignant
de les refermer. » La blessure est ancienne, qui s’ouvre, lèvre à lèvre, et suinte, palpitante de sang. Elle est associée à la « barrière de bois », « au pied du champ ». C’est là que s’ancre le drame qui enclot à jamais l’enfant dans son deuil. Et pour longtemps, dans son mutisme. « Terre gaste » où s’inscrit le manque ouvert par la disparition du père. « Pente dévastée ». Le mystère de Perceval privé de mots gît dans cet espace. À même « le souvenir / de celui que je n’ai pas connu. » « La barrière de mon père », ligne de partage entre un passé antérieur, lié à un avant insaisissable et attaché à un présent qui cherche sa voix dans l’enchevêtrement de l’existence. Perceval ? Une « armure vide qui chevauche ». Exilé de lui-même, au-devant d’une « terre d’enfant disparu ». La barrière, désormais, sépare et « divise le monde ». Elle divise aussi l’enfant, pris entre son « impatience à vivre » et « cette soudaine / imperfection produite par un défaut / de lumière là et maintenant. » Le long retour sur l’enfance, son seul langage de galops de branches et de lances, dit, dans le poème de « La terre veuve », le lieu du fondement sans remise en question, lieu de parfaite adéquation avec le monde, lieu d’affirmation de l’être dans l’espace qui est le sien : « J’avais lieu d’être », se souvient Perceval. Pourtant, si le regard posé sur l’univers qui l’entoure est encore celui de l’enfance, il n’en est pas moins nourri de métaphores sombres, avaleuses de rêves, chargées de violence et de désolation. « Tout bondit, comme le temps,
et disparaît dans la gorge de l’horizon. » La geste du chevalier, souffle de haut lyrisme qui s’écrit par grandes strophes, est bientôt traversée par le désir d’autre chose. « En moi ça demandait,
mais je me taisais.
Je me taisais. » Mais l’univers que découvre le jeune homme est le sien ; celui-là même qui le constitue, fibres et âme, viscéralement. C’est en lui que réside sa vérité profonde. Et son profond désarroi. Acceptation ? Première pierre dressée pour le consentement ? « Mais cette terre veuve c’était moi, ces chemins
sans définition c’étaient mes bras,
ces tourbières et ces étangs mon esprit et mes yeux,
dispersés, désamarrés, sans jointures
désormais, phrases sans verbe. » Dans cet exil à l’autre et à soi-même, le rouge toujours macule le blanc, couleurs dominantes de l’ouvrage. Parfois survient le noir, « mâchefer », « exil », « vols noirs », « vent noir », « poussière noire ». Le noir de la mort rôde. Fidèlement à l’œuvre dans le poème : « La voix de l’hiver, sa voix blanche » « et le cœur noir
des morts de la bataille. » L’obsession de la mort travaille Perceval au corps. La mort qu’il a donnée à l’autre, celle qui l’atteint dans sa chair, mort du père, mort des frères et de la mère. Audible de lui seul, le cri qu’ils ont poussé a transpercé sa cuirasse. Et la cuirasse saigne. Cris reçus comme coups fatals, qui mettent à mort le vivant. « Je suis Perceval, l’homme percé de cris,
grevé de râles, comme des mains,
par poignées. » Perceval. Son nom draine dans son sillage un envol de vibrantes. « Dévouement » ; « sauvagerie » ; « aveugle » ; « relevée » ; « dévoile » ; « entredévorement ». Disséminées dans les poèmes, les consonnes voisées s’égrènent au fil des vers. Et composent un tableau serti de noir. « Percevoir » ; « dévasté » ; « ravin » ; « veuve » ; « vivre » ; « délaver » ; « dévaler ». Poésie des mots qui essaime les sons au hasard du chemin. Et renvoie en écho aux pierres « phonolites » qui surprennent la lecture et la marche. Peut-on jamais revenir en arrière « pour poser la question » que l’on a oublié de poser ?, s’interroge Perceval. Là où le taire s’est imposé gît la réponse « depuis toujours », « dans le ravin, dans ses pierres échouées
et ses feuilles dénouées de leurs branches ». Revenir en arrière ne se peut, remonter le courant vers un avant ne peut avoir lieu. Là se tient l’irréversible. Que faire alors, sinon tenter l’aventure de l’autre côté ? Tenter de rejoindre l’autre lumière ? Passer en « terre foraine », même si « traverser est une énigme ». Et si « la terre foraine » n’était qu’un leurre ? L’avers de la terre d’origine ? Son double inversé ? Un paysage semblable à la « terre veuve », borné comme elle des mêmes cairns, nourri des mêmes doutes, nourri des mêmes effrois ? Alimenté par la même perte du langage ? Partout ailleurs, en effet, sur l’autre rive, de l’autre côté du gué, surgissent les mêmes fantômes, et se rouvrent les plaies. « Guéer un drap immense et blanc
dans les eaux du passé, pâlir dans l’eau
du paysage trois taches rouges. » Et de l’autre côté, sur l’autre page, en « terre foraine » : « Cette terre, sur l’autre rive du gué, étrangère,
hérissée pourtant d’arbres semblables,
parées des mêmes nuages de rouge couchant,
ravagée elle aussi ? » À quoi bon alors poursuivre si traverser recèle la même « immense imploration » ? Quelque chose pourtant survient. Qui a à voir avec le rouge. Un rouge qui éblouit. « Le rouge. Un halo de rouge, un mal aux yeux. » Ainsi, au moment de s’aventurer en « terre foraine », la peinture entre-t-elle dans le paysage mental de Perceval. Ses « pupilles brûlées » « peignent un sol ourlé de sang ». Lumière aveuglante, le rouge impose sa « pleine présence ». Qui modifie la perception. Promesse d’une présence autre, qui s’achève par un alexandrin nervalien : « Rouge est pourtant la couleur pour moi
de cette lumière, parce qu’elle sourd,
pleine présence, de l’horizon,
ce peintre qui parfois se repose et m’attend. » Promesse de courte durée. Il en est de la peinture comme de la langue et des hommes. Noyés les mots sur les lèvres. Abandonnés les pinceaux et les objets à peindre. Abandonné jusqu’au désir. « Quel est ce lieu où tout se retrouve
mais délavé, comme un écho ? Où tout
semble être le pinceau abandonné
par le désir du peintre ? » ou encore : « Qu’a fait le peintre de sa charrette
enfoncée dans ce chemin ? » Ailleurs, dans « Le regard et la voix », Perceval se prend à rêver d’une autre dimension. Peut-être a-t-il croisé, dans une autre vie, le Chef-d’œuvre inconnu ? « Cette femme a le visage de la neige,
et peut-être des peintres ont-ils laissé
leurs pinceaux pour seulement dessiner
leur fièvre sur cette toile, des traits
épars, des commissures, des cils,
des désespoirs. » La quête se poursuit longtemps encore. Et la « terre étrangère » est le miroir délavé de la terre jadis connue. Étrange ressemblance qui fait que le nouveau à l’ancien répond. Jusqu’aux sentiers qui se croisent : « Lequel de ces deux sentiers
est-il l’écho de l’autre ? » Jusqu’aux paysages qui se superposent, « ligne de partage des yeux ». Paysages couleurs visages âmes des morts. Tout semble délavé. Pâle reflet de ce qui fut. Et lui-même qui est-il ? « J’ai tant voulu un nom. Ne suis-je,
en terre foraine, qu’une autre ombre,
qu’un habile coup de pinceau ? » Dans le « tableau renversé » qui s’offre à lui, Perceval ne perçoit qu’« un présent inutile », qui lui renvoie son incapacité à vivre et à aimer. Ou simplement à dire cette attente : « Dire l’autre, c’est difficile. Un rebord,
et l’espoir fou d’une main sur la poitrine,
qui retiendrait. » C’est dans un exil de roches dispersées dans le pierrier des montagnes, dans un horizon vertical résonnant de phonolites, dans le « ciel de pierres » vers lequel il grimpe, que Perceval poursuit désormais sa quête. « L’ancienne langue / sauvage et ivre » continue de vibrer en lui. Les « anciennes paroles / prononcées par une aube enfantine » poursuivent en lui leur conciliabule. Mais les mots ne demandent qu’à trouver des lèvres accueillantes. Le poète tâtonne, cherche leur complicité bienveillante et créatrice. Son désir se fait jour qui s’énonce au travers du regard et de la voix. « Le regard et la voix, embrasures du corps,
je voudrais leur connivence,
que ce que je vois rougoie
dans la braise des mots. » Le regard et la voix, « pierres dans le vide » ? Assurément non. Longtemps après que Perceval nous eut quittés, longtemps après que le chevalier errant eut laissé tomber sous le sabot de son cheval les dernières paroles, survient : « une lumière intime, comme deux couleurs
côte à côte, et c’est l’air
qui commence à vibrer. » |
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Il y a dans lire une attente qui ne cherche pas à aboutir.
Lire c’est errer. La lecture est l’errance. (Méfiez-vous des chevaliers errants ! Méfiez-vous des romanciers !) Chrétien de Troyes nommait le groupe de Ceux qui vont par les étranges terres les étranges aventures quérant. (Méfiez-vous des chevaliers errants ! Ils cherchent l’aventure ; le malheur les attire.) Pascal Quignard 1 Avant la révélation de son nom, qui était-il ? Page vierge, pour quelle inscription ?
Coda : ultime. Pour ce texte dont le stemma ne peut être établi, les quinze manuscrits conservés sont trop fragiles pour être réunis, comparés, seul ce qui sur le bord du gouffre sera révélé. Le roman de Chrétien de Troyes est inachevé, offert aux continuateurs. Figuration exacte de ce qu’Umberto Eco qualifiait d’« œuvre ouverte ».
Du personnage de Perceval, on connaît la quête. Élevé loin de toute chevalerie dans la Gaste Forêt, protégé par sa mère qui veut lui éviter le destin et la mort de son père et de ses deux frères, Perceval apparaît d’abord en sa pureté naïve d’enfant. Ayant rencontré des chevaliers qu’il prend pour des anges, il décide de quitter sa mère et sa Gaste Forêt pour devenir lui-même chevalier. Son nom de Perceval ne lui viendra qu’après ce départ qui cause la mort de sa mère, son adoubement, sa découverte de l’amour et l’aventure du château du Roi Pêcheur. Perceval le Gallois, ou Perceval l’Infortuné.
Emmanuel Merle donne la parole au héros d’abord trop bavard, puis trop silencieux, à celui qui fait l’expérience de la perte de la langue et doute de la réalité de la vie et du monde visible : « Je m’appelle Perceval.
Je n’ai pas toujours su mon nom.
[…]
Mais mon nom est venu. Il est venu
des lèvres de ma mère : c’est le nom
de son dernier souffle.
Il a traversé la terre veuve
et s’est posé sur mes lèvres. » Par la bouche de sa mère, le nom révélé. Par celle du poète, la prosopopée. Nous lisons les dernières paroles du fils en une projection signifiante dont le « nom » semble être l’enjeu, affirmé et répété dans le poème liminaire.
Celui-ci s’achève par : « Je veux écrire un visage
Sur le blanc du silence. » Quel est ce visage ? Celui de Blanchefleur, celui de la mère ? Mais ne serait-ce pas plutôt la déclaration d’intention du poète Emmanuel Merle qui va composer ici le portrait écrit de Perceval ? L’écho préside au texte. « La Terre Veuve », il suffit d’en changer la première lettre pour entendre « mère », celle laissée sur le seuil lorsque son jeune fils décide de la quitter pour explorer le monde où vivent les chevaliers, celui-là précisément qui lui a ôté fils et mari. Veuve comme une terre-mère dévastée en hypallage, le Moyen Âge entré, droite file, dans le texte et l’entour devenu source d’énergie, force de symboles, relais vibrants des émotions humaines : « J’avais chevauché toute la nuit, et entre les bras des arbres
je sentais la torche de la lune, froide et blanche […] ». Les signes se joignent, « alphabet / de quelques sabots », ce qu’il faut retrouver dans cette quête, celle du livre : une langue, incarnée dans la parole de Perceval. Le chevalier erre, parcourt et déchiffre la terre veuve, gaste ou foraine. En lui, constellée, la présence – l’espace, le temps : « J’avais lieu. » Destin qui aboutit à une convergence où retrouver Perceval ayant vécu déjà son errance, le voici gorgé d’expériences et de temps, épaissi par la traversée d’une vie, confronté enfin à l’existence, à la résistance d’une pierre : « Du granite qui s’ébréchait sous mes yeux, se séparait,
devenait schiste. Le temps passait plus vite
et mon cœur faisait des grands gestes. » « Granite » et « cœur », éloignés dans les vers, rapprochés par le sens et la personnification vivifiée du cœur : « avoir lieu » peut s’entendre dans un sens absolu, dans ce cas la tournure impersonnelle est requise et la locution verbale ayant pour sujet « je » révèle la possibilité pour le chevalier d’exister. On peut aussi envisager « avoir » dans son emploi transitif (avec ellipse du déterminant indéfini, « un lieu »). Le cœur ne devient-il pas alors ce lieu autant que cet être à l’identité menacée, identité enfin trouvée dans l’écoute du cœur qui, à l’instant ultime, se meut ? Voici une langue en construction, sur la page blanche d’une vie d’errance où la quête serait aussi celle de la parole.
L’évolution du personnage par un déplacement léger du lieu figure le siège des sentiments comme donnée de l’énigme : paroles, dernières paroles, enfin délivrées par la grâce d’une intuition acceptée ? Tâtonnement pour que l’exacte diction d’une impression soit restituée. La langue est la même, mais légèrement autre déjà, l’ultime en perspective en serait l’amorce. Le personnage en effet se définit par ses déplacements, sa chevauchée, dans le silence qui « s’adressait à [lui] seul ». Il éprouve comme au premier jour chaque sensation, alerte pour ses sens.
Quand passent devant lui, invité par le Roi Pêcheur à la blessure mystérieuse, la lance qui saigne, le graal, le tranchoir et les chandeliers, aucune question ne franchit ses lèvres pour éclairer les mystères. Silence.
Lui qui parlait trop, et surtout de sa mère, est devenu silencieux, pensant suivre le conseil de Gornemant de Goort : « Qui parle trop tombe dans le péché. 2 » Passage d’un excès à l’autre, inverse : « En moi ça demandait,
mais je me taisais.
Je me taisais. » « Comment pouvait-on souffrir, étant roi ? » Comment le chevalier ignorant du monde aurait-il pu décider qu’il devait rompre le silence ? Au lieu de le faire, il imagine la plaie ouverte, les lèvres muettes « cherchant à dire / la douleur », devinant qu’une énigme supplémentaire est logée là. Supplique silencieuse d’une souffrance terrible, cause enfouie que la langue seule extirperait pour la rendre à la lumière de la guérison. Une salle de repas, à la confluence : « Chaque instant, un croisement, chaque mot. » Tout chemin mène à un carrefour. Chaque mot en est un. Comment choisir la bonne direction, la bonne formulation ? Le chevalier errant fait des erreurs – il s’égare. Entrelacs des vers : les mots, « vestiges », seront-ils enfin délivrés de leur muette obstination ? Comme sur une scène sur laquelle on se croise, les rôles distribués ne dérogent pas, ni les acteurs. Partition ou récit onirique, pour quelle incarnation ? Le questionnement aurait délivré la réponse humaine : signes vains enfin consacrés, trois gouttes de sang sur la neige qui réveilleront Perceval en lui révélant qu’il a failli. Quelque chose a manqué – la parole. « [T]erre veuve », nommée encore, pour désigner cette fois l’être qui ne l’a pas délivrée. Chevalier errant, sens ôté, le verbe manque. Le personnage, en un récitatif, entreprend de narrer son cheminement intérieur, ce que le sang sur la neige a dénoué dans son cœur, le liant au chemin, à la quête humaine et mystique, celle qui relie les âmes. L’identité exaucée par le nom accomplit l’existence humaine en la nouant à l’arbre, à l’herbe, à l’être qu’il forme avec la terre. Métonymie vibrante, tout battant, « ce qui est là, peau, bois, veine, nervure, / contient, dans son creux, dans les canaux / vides que fouillent le temps et la mort, / l’univers entier […] ». Manque, ontologique et sidérant. En cette béance, le sable toujours, devant l’inscription de l’être ineffaçable.
Ainsi Pascal Quignard commence-t-il son roman Vie secrète : « Les fleuves s’enfoncent perpétuellement dans la mer. Ma vie dans le silence. Tout âge est aspiré dans son passé comme la fumée dans le ciel. 3 » Perceval, jeune homme enthousiaste et loquace, est devenu homme du silence et du secret. Secret de son identité, de sa famille. Secret du Roi Pêcheur. Aspiré par son passé, il pense sans cesse à sa mère, à Blanchefleur et aux questions non posées dont les réponses attendent. « On ne peut jamais revenir enfant
pour poser la question,
et rien n’aura traversé l’air,
ni vol, ni parole. » Vers l’enfance se portent les vers : « et de façon magique, / rien n’est oublié, / puisque tout a lieu ». Locution verbale identique à celle précédemment commentée, elle ancre le temps, « avoir lieu » demeure une porte ouverte sur le château, une suspension qui seule garantit cette inscription. L’enfant, face au sang « sur la neige indéfaite », inverse le sort : contraste, oxymore neige/sang ainsi réduit à son sens (« En arrêt »). Scrupuleusement.
Après avoir été adoubé par Gornemant de Goort, Perceval arrive au château de Beaurepaire, où il découvre l’amour avec Blanchefleur que Chrétien de Troyes décrit : « Sur son visage, la couleur vermeille contrastait avec le blanc mieux que sinople sur argent.2 » Plus tard, quittant le château du Roi Pêcheur et cherchant le roi Arthur, le jour de la Pentecôte4 , il voit trois gouttes de sang laissées sur la neige par une oie blessée. Perceval reste toute la matinée sidéré, médusé devant ces taches rouges sur la neige blanche qui évoquent intensément le visage de son aimée. « Trois trous rouges sur le côté de la neige
et l’absence, deux cailloux dans les orbites.
C’est l’éblouissement de l’absolu,
la peau blanche, immense, et son grain. » Les gouttes de sang révèlent la blessure de l’absence mais, au-delà, celle de vivre. Ce Val que perce le nom du héros n’est-il pas aussi celui de ce « dormeur » qui « dort dans le soleil » et qui « a deux trous rouges au côté droit5 » ? Perceval pensif s’absente. Ce n’est que lorsque le rouge se sera estompé qu’il pourra revenir, mais où ? « Je reviens à moi, mais la langue est perdue. » À la façon d’une étoile rouge que porterait l’armure (vermeille) percée de Perceval, elle revient au présent hanter le poème. « C’est l’éblouissement de l’absolu », la parole inventée du poème délivrant Perceval de son mutisme. Le verbe « trancher » disséminé révèle son ambiguïté : séparant, il instaure une nouvelle ère, comme s’il fallait revivre la blessure pour écrire le poème. Ce que porte Perceval alors, le cri des mourants, entre dans son armure, le poème s’ouvre à cette profondeur de la « terre veuve », profération d’une parole énigmatique et nécessaire. Les armes du chevalier (lance, flèche et son carquois, épée) comme son armure deviennent réceptacle de ce mystère. Entre la mort et l’amour, « la parole tue, ce soir-là ». Ce silence nomme Perceval, le condamne par son nom, « Chevalier d’Effroi », « sans cordes vocales ». Devenu dans le poème celui dont le silence révèle l’être secret, « sa voix blanche, / on dirait que je ne suis chevalier / que par la neige », immaculée, qui tombe sans bruit et le flocon, autant que l’air, berce une parole absente du ciel. Trois gouttes de sang devenues « trois braises » d’un feu mourant, trois âmes prisonnières de n’avoir pas été révélées, « trinité / qui s’épuise » et le vers alors meurt sur ses trois syllabes, dans le souffle du –e faible qui ne sera pas prononcé. « Tout est séparé parce que je n’ai rien dit. » À cause de ses deux erreurs, Perceval reçoit la malédiction de la Laide Demoiselle : par sa faute, le monde sera dévasté. Pendant cinq ans, il oublie tout ou presque, il oublie Dieu. Chevalier errant, il combat et tue cinquante adversaires. Il erre en terre foraine et contribue à la dévastation générale. Ce monde n’est plus le sien. Chrétien de Troyes affirmait qu’« [i]l s’oriente mieux dans les bois que dans les plaines2 ». Le monde lui est étranger. « Il existe un ailleurs, je le désire violemment,
un envers du monde, un lointain proche,
un lieu où la vie n’impose pas de dire
ce qu’on ne saurait dire. » Est-ce cet « envers » que Perceval entrevoit quand il reste sidéré devant les trois gouttes de sang ? « Ne plus rien voir. Percevoir ? » Cet ailleurs montre-t-il l’ombre de ce monde ou, derrière l’ombre de ce monde, le monde réel impossible à atteindre, avec des réponses qui n’exigent pas de questions ?
Perceval « erre dans [sa] forêt mentale ». En silence. Périphrases pour nommer ce silence, son mystère ne se peut formuler en un nom –sauf à nommer Perceval. Paradoxe du titre puisque, par le poème, ces « dernières paroles » lui sont données : restitution de ce qui ne fut pas exprimé. La rencontre n’a pas eu lieu, un testament (le poème) porte la trace de cette faute. La langue fut ôtée comme l’armure, l’Occident agonisant gît là : « Qui peut tenir lieu ? Quel labour
assez profond pour refonder une aube ? » « Tenir » en son sens littéral et concret : debout, ici. La parole absente a ouvert la brèche de la fin. Fatalité, fin d’un monde altéré qui se meurt en expiant par le silence des « fantômes », « vagues formes courbées ». Ils naissent au crépuscule et disparaissent aux premières heures, spectres « où nage notre secret ». La réponse se trouve trop loin de notre rive, « [t]out est dévasté », gâté. Les ailes condamnées ne peuvent traverser le nuage à la verticale du soleil où saigne « le rouge ». La neige n’est plus. Le gué semble passage vain, comme la voix sans les mots. Le lexique de la ressemblance (« semblables », « mêmes », « elle aussi ») croise alors celui de l’écart (« autre », « étrangère »). Ce dernier culmine dans l’expression de son aboutissement : terre « hérissée », « ravagée ». L’aboutissement du silence du chevalier creuse une blessure antérieure. Trois gouttes élargies deviennent ère de glaciation, terre « foraine », trois cavités dans la neige pour la profondeur douloureuse du silence meurtrissant la terre (la mère meurt et la terre la couvre). « Je suis Perceval, l’homme percé de cris,
grevé de râles, comme des mains,
par poignées. » Perceval porte et chante la douleur d’être. Comme Ulysse, il n’aspire qu’à retourner « chez lui », à retrouver le château du Roi Pêcheur et celui de Blanchefleur. Il aspire à une seconde chance. Pour tout. Comme Ulysse, il subit une malédiction, oublie puis retrouve la mémoire. Mais Ulysse, lui, est soutenu par une déesse et franchit tous les obstacles, il revoit sa mère morte et ses compagnons tués au combat ou noyés, et il rentre en son palais. « Patience, mon cœur, a dit l’aède.
[…] La nuit d’Ulysse fut brève
ressac sur la mémoire. » Troie fut détruite il y a bien longtemps et aujourd’hui il ne reste plus trace d’Ithaque. Elles existent encore cependant dans le poème de l’aède. Errance, le chevalier ne sort ni de la forêt ni de la douleur, son nom sur les lèvres reste inavoué, « pas un lieu », toujours les pierres muettes, « un visage aux plis profonds ». Le pli cache, couvre « le sol indéfait ». Rouge et noir confondus, le sang. Pèlerin, pieds nus, Perceval sans armure parcourt-il de son souffle ce qu’il n’a pu formuler ? Mot tu, il équivaut à un geste, une tension vers un sens ou une délivrance alors que la langue lutte en deux directions que le soleil noue ou dénude sur la neige. Mère veuve, la terre orpheline de l’enfant « froissant son propre avenir ».
Que peut attendre désormais Perceval ? « Je n’attends rien d’autre de ce qui m’entoure,
pas d’autre rêve, dans ce qu’il me reste à vivre,
que ce jour dont la beauté n’est que d’être. » Trois gouttes vermeilles, langue de cendre et d’enfance : le poème, Dernières paroles de Perceval. Le nom propre cerclé de sang s’est clos, l’effroi meurt pour que le cri comme une flamme perce le poème du nouvel aède.
Isabelle Lévesque D.R. Isabelle Lévesque pour Terres de femmes ________________________________________ 1. Pascal Quignard, Les Ombres errantes, Éditions Gallimard, 2002. 2. Chrétien de Troyes, Perceval ou Le Conte du Graal, texte établi et traduit par Daniel Poirion, in Œuvres complètes, Éditions Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1994. 3. Pascal Quignard, Vie secrète, Éditions Gallimard, 1998. 4. La Pentecôte étant célébrée en mai ou juin, la chute de neige ne peut que surprendre. Ce jour commémore la descente sur les disciples de Jésus de « langues qu’on eût dites de feu. […] Tous furent alors remplis de l’Esprit Saint et commencèrent à parler en d’autres langues […] » (La Bible de Jérusalem, Éditions du Cerf, 1974). Les disciples deviennent ainsi polyglottes et vont parcourir le monde en parlant. Perceval est immobile et se tait. 5. Arthur Rimbaud, « Le Dormeur du Val », in Œuvres Complètes, Éditions Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1974. |
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Ph., G.AdC [LE ROUGE] Le rouge. Un halo de rouge, un mal aux yeux. Mon regard saigne-t-il, qui rejoint la lumière, qui s’écorche sur elle ? Comme dans un rêve, le corps est immobile, seuls les yeux. Rêver comme un cheval, paupières ouvertes, pupilles brûlées qui peignent un sol ourlé de sang. Ne plus rien voir. Percevoir ? En esprit je traversais un fleuve là où la roche mère, surgissant soudain, accueillait mon regard. Guéer un drap immense et blanc dans les eaux du passé, pâlir dans l’eau du paysage trois taches rouges. Emmanuel Merle, « L’Homme percé de cris » in Dernières paroles de Perceval, L’Escampette Éditions, Collection Poésie, 2015, page 34. |
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Source « LA COULEUR SE FAIT ENTENDRE… SOUS L’ARCHET » « la couleur se fait entendre un chien, aussi bien une âme
sous l’archet. » Lumière du jaune tirant sur l’orangé, noir de l’encre étirant sa vague sur la première et la quatrième de couverture, les Éditions Encre et lumière ont choisi une gamme de couleurs en harmonie avec celle de l’énigmatique peinture de l’artiste espagnol Francisco de Goya, Un chien : à l’intérieur du recueil d’Emmanuel Merle — Le Chien de Goya —, les poèmes s’insèrent dans un nuancier chromatique où alternent jaunes, bruns et ocres mouchetés. Parfois, la vague noire envahit le bas de la page, sur le fil du massicot. Le poète a choisi, pour réaliser ce recueil, un artisan imprimeur typographe. L’éditeur Jean-Claude Bernard. L’ouvrage est d’emblée perçu comme un livre d’artiste (« cahiers cousus manuellement par Anette ») que l’on prend un réel plaisir à tenir entre les mains, à feuilleter dans son mystère, comme le font les enfants d’un livre d’images. « Curiosité » aussi à interroger le livre, comme le poète interroge la peinture de Goya, et comme, à son tour, nous interroge la célèbre toile du maître espagnol. Interrogations en miroir. Mises en abyme et croisée des regards. Comment, derrière le poète et après lui, mettre des mots sur Le Chien de Goya ? Quels mots par-dessus les mots d’Emmanuel Merle ? Mots-palimpsestes en surimpression sur les mots qu’a inspirés au poète l’émergence interrogative de la tête du chien de Goya, au-dessus de la césure ondulatoire qui sépare la surface brune inférieure de la toile du grand pan supérieur de muraille jaune ; traces de couleurs du Chien de la « Maison du Sourd ». Emmanuel Merle semble s’être insinué dans les interstices de la peinture, soucieux de lui faire rendre parole. Sans doute le cri suspendu du « Chien » de Goya taraude-t-il le poète de manière profonde, douloureuse, empathique, quasi existentielle. Sans doute cette peinture étrange, détachée de son mur d’origine pour rejoindre le musée du Prado, l’obsède-t-elle dans son cheminement de poète, dans le double questionnement de lui-même et de l’œuvre, et le conduit-elle dans la résolution finale du poème, serrée dans cinq vers : « Simple comme la nuit,
sans mots,
le chien de Goya
seul regard humain
sur les murs de la maison du sourd. » Surdité intérieure profonde irréversible que celle de Goya, mais qui n’empêche nullement le peintre de donner à son chien le « seul regard humain » lisible sur les murs de la « la Quinta del Sordo », maison de campagne du peintre. Ce regard que lui-même a peut-être perdu. Le « corps inaudible » du peintre est-il devenu aveugle face à l’humaine condition ? Sans doute la part de surdité de silence de noirceur que porte en elle cette huile sur plâtre, transférée sur toile, interroge-t-elle la part de surdité de noirceur de silence qui gît en chacun de nous ? Chaque poème du Chien de Goya ouvre un espace ayant trait à l’histoire picturale de ce perro en même temps qu’il questionne l’énigme qui se dégage de la toile. Ainsi, tout au long de ce parcours poétique, le poète s’attache-t-il par l’écriture à réveiller ce mort qu’est le Chien de Goya, à lui restituer, le temps des vingt-trois poèmes qu’il lui consacre, la parole confisquée, à interrompre le suspens d’un cri qui n’a pas atteint son maître, celui-là même qui l’en a frappé parce qu’il est lui-même frappé d’une surdité irréversible. « Ne plus entendre — le son est noir —
le cri du chien, c’est renoncer
à prononcer l’espoir. » écrit le poète dans les premiers vers du recueil. Renoncer / prononcer. Il y a dans la proximité étymologique des deux verbes une annonce implicite du poète : rendre au « chien de Goya » une once d’espoir. Et au-delà peut-être, un désir de renouer avec la vie, même si la vie que lui a insufflée son maître est entourée de noirceur. Cette noirceur qui imprègne la série des Peintures noires réalisée entre 1819 et 1823. Cette même noirceur que l’on retrouve sur le mur peint a secco où Goya a cloué son chien, parmi les « mots difformes qu’un sourd
a jeté comme des crachats des mots de brute. » Sombre destinée que celle de ce chien « sans-destin ». Mais est-ce bien un chien, celui dont seule émerge — « corps interdit » — sur la ligne diagonale qui cisaille le mur, une tête ; museau pointu levé vers ? Vers quoi vers qui ? N’est-ce pas plutôt une idée de chien, synecdoque qui prend en charge à elle seule la totalité de l’image, qui affuble le chien de son nom ? Ou bien, trahi par « la plaie ocre et épaisse » de ses babines, est-il le porteur d’une rage insondable qui affecte les hommes ? Muré dans son silence de chien comme l’est son maître dans sa surdité à toute chose, le chien de Goya suit l’homme dans sa tombe. Mais ce chien qui n’en finit plus de sombrer dans les eaux qui l’emportent, le poète — Orphée-christophore — le prend en charge dans son regard de compassion et sous ses mots. L’alliance d’accents lyriques et de vocabulaire familier rend compte dans ces vers de la colère du poète. De sa révolte : « Ô rivière,
je me nomme Orphée, et c’est ma tête
de chien caillassé
que tu roules sans fin. Manzanares tu es presque noire. » Saisi par le rien qui sourd de la couleur de la peinture — ce « rien noir et mouvant » au-dessus duquel se dessine la tête du chien —, le poète interroge l’univers du peintre. Et le peintre lui-même. Goya « peintre de chasse, comme on le dit d’un chien ». Que cherche-t-il à dire avec ce chien qui tend la tête hors de l’eau ? Et le chien, que chasse-t-il — « oiseaux interdits » — sur le mur qui le fige ? Le peintre entend-il que « le corps se débat,
le cœur bat,
l’œil. » Tout, dans l’univers où le maître espagnol a enfermé le chien, est relié à la boue au sang à la violence à la ténèbre à la mort. Ce qui « pleut » sur ce mur c’est « une boue d’origine / le pan d’un rideau sale. » « Ce qui est peint c’est la confusion
du monde quand il se décroche,
l’ombre dépasse et boit le jour, elle sourd du mur comme
une terrible écaille. » Peut-être la déchirure qui lacère le mur est-elle celle des flots du fleuve — Manzanares — dans lesquels le peintre — condamné à la plus noire des solitudes — se noie, entraînant dans le désastre de son enlisement celui du chien qu’il a créé pour subir le même sort que lui. « Qui ouvrira le cri de celui qui
ne peut articuler pourquoi ? » Le poète est-il celui qui délivrera le chien du suspens de son cri ? Univers absurde et noir que celui de Goya, univers fallacieux aussi qui se joue des couleurs : « On croirait que le soleil a trahi,
que la promesse de vie qu’abritait
la couleur irradie de la douleur
du feu le plus brûlant. » De « c » à « d », la couleur engendre la douleur faisant des ors et des bruns les « Rideaux sonores d’un déluge intérieur. » « Leçon d’un théâtre sans paroles », la peinture de Goya continue de hanter le poète — et le lecteur — qui cherche, au-delà de la nuit du chien, à saisir le mystère d’un monde impénétrable. À trouver la voie de sa « musique intérieure ». Seule la poésie peut tenir cette promesse et parvenir à pareille magie. Ainsi le poète et le peintre peuvent-ils enfin se rejoindre, dans cet espace indéfinissable où la couleur et les mots échappent à l’intelligible, là où |
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[TOUT EST MATIÈRE, SAUF MA DÉCISION]
Tout est matière, sauf ma décision. Là où les arbres ne sortent pas de terre, où les déchirures du sol ont l’éternité pour se refermer, c’est là qu’il faut mourir, en plein ciel, croisant un hasard d’une sorte rare, dépouillé, presque bienveillant d’avoir revêtu un sens, pendant un instant. Tu as titubé tes derniers pas dans l’ornière du chemin imprévisible, puis sur l’herbe, contre une pierre. La vie s’oublie. C’est sans commune mesure avec le pas de l’Olan, si large qu’il n’est pas encore achevé. Son nom le dit, Olan, qui enjambe. T’es-tu souvenu de tes premiers pas, et de celle qui t’a reçu dans ses bras ? As-tu ouvert un peu les tiens Pour demander que l’air te retienne ? Je viens cette année encore, sur l’Olan, réviser la leçon de mort, m’attabler pour manger à quelques mètres de ta chute, revoir ce soleil particulier qui effraie les ombres, revoir cette montagne aux aisselles de neige. Le bel aujourd’hui que voilà, avec son silence d’espace-temps. Certaines pierres du chemin ont été usées par nos pas ; je voudrais prendre dans mes bras l’enfant que tu étais resté. Les lieux les plus sacrés sont habités par les morts et les vivants, ombres confondues. Emmanuel Merle, Olan in Olan, suivi de Dédale et Icare et Houillère, Gros Textes, 05380 Châteauroux-les-Alpes, 2014, pp. 24-25-26. Couverture et illustrations de l’auteur. |
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Image, G.AdC CE QUELQUE CHOSE QUI ADVIENT ET DEVIENT ENTRE Mais il y a l’autre… Celui que
j’envisage et qui m’envisage. E. M. Nous sommes en train de bâtir notre propre cathédrale. T. R.
Ouvrir le livre généreux qu’ont publié récemment aux Éditions La Passe du vent les poètes Thierry Renard et Emmanuel Merle et la plasticienne Sonia Viel, c’est ouvrir les pages d’un dialogue à trois auquel ils nous convient et qui met en forme, en mots, en rythme et en images, la vie même. C’est rentrer dans l’intelligence d’une conversation qui nous appelle à saisir la chance d’un autre jour en épousant son essor et son flux, son intensité et sa déréliction, sa coulée et ses épiphanies pour faire advenir et devenir « ce quelque chose entre » qui, par-delà solitude et séparation, unit soi à l’autre.
Bâtie en trois parties, cette œuvre « cathédrale », « à l’architecture savante, naturelle et légère », comme la définissent et l’espèrent les auteurs, fait résonner leur double voix et différents genres littéraires. L’entretien liminaire d’abord, intitulé symboliquement Paroles données (mais le recueil entier pourrait porter ce titre tant il est en effet ressenti par le lecteur comme un don), nous amène à comprendre comment et pourquoi Emmanuel Merle et Thierry Renard se sont engagés dans l’édification de cet ensemble bruissant qui réunit trois parties illuminées par les collages, vitraux sensibles de Sonia Viel. S’y dessine déjà la singularité des caractères et des styles en même temps qu’est mise au jour leur communauté de cœur et d’esprit. Celle-ci tenant, malgré les interrogations, les doutes et les angoisses, à une foi dans l’aventure humaine et poétique et dans la nécessité du partage. Dans une suite de regards posés sur le monde et sur eux-mêmes, les poètes, par le jeu des questions-réponses et des poèmes adressés, obtiennent un effet de miroir réfléchissant qui aiguise leurs mots et s’accorde aux images de Sonia Viel, d’ailleurs légendées par des vers. Leur propre parcours est mis en résonance avec la rumeur du monde qui les entoure, et les textes, quelle que soit leur forme, parlent la rencontre et montrent ses effets, déterminant leurs choix et la complicité de leur démarche. Leur volonté affichée est de « faire grandir le poème » par la confrontation des expériences et ainsi de rejoindre une vérité de vie et d’écriture qui donne un sens à leur être-au-monde. Tâche immense que « chacun doit recommencer constamment », nous rappellent-ils, mais tâche menée, jour après jour, avec ceux qui sont dans la quête, créateurs ou non, pour trouver « un peu plus de joie » et consentir à la vie et au passage.
Les deux poètes rendent d’ailleurs grâce aux hommes, tels, entre autres, Camus, Pasolini, Senghor pour Thierry Renard, et Baudelaire, Bonnefoy ou Harrison pour Emmanuel Merle, qui leur ont montré le chemin. Les noms des vivants ou des morts prononcés sont ceux d’une famille de pensée et de sensibilité. Elle comprend aussi les plus proches, anonymes ou non, parents, amis et enfants, qui, dans le rire ou les larmes, les accompagnent. Tous sont « des absolus », dit Emmanuel Merle, dans le temps, inéluctablement limité, qui leur est octroyé sur cette planète. Humains, ils doivent faire face à la beauté et à l’horreur, à l’amour et à la mort et les poètes, comme l’artiste, ne sont là que pour en témoigner. Ils habitent ensemble des lieux disséminés aux quatre coins de l’espace et la deuxième partie du recueil les évoquent comme autant de Pièces détachées, autant de morceaux du monde un instant surgis dans la lumière des jours et de leur regard.
Le voyage immobile ou réel des poètes dans le recueil est une sorte de va-et-vient sans fin d’un continent à l’autre, d’un pays à l’autre, d’un dehors à un dedans. Il nous fait découvrir leurs terres qui sont à la fois des demeures physiques, émotionnelles et mentales. Les collages subtils de la plasticienne, à la fois réalistes et oniriques, en font pleinement partie. Chacun des auteurs a ses lieux privilégiés, liés à leurs origines, à un savoir et à un art, à leur imaginaire, à des amours. Leur sentiment d’appartenance, mythe ou réalité, s’exprime pleinement.
Les titres des textes en prose, plus narratifs et réflexifs, qui constituent la deuxième partie, nomment l’ici ou le là-bas. Comme s’il avait dû s’éloigner pour mieux se trouver, c’est sur Une route de Californie qu’Emmanuel Merle redécouvre « la pierre, l’eau et la lumière », un « langage » déjà appris, nous révèle-t-il, au pays de l’enfance dans la proximité de Trois lacs de montagne. Et l’Italie de Thierry Renard n’appartient-elle pas elle aussi « au film de son enfance » ? Elle lui rend, « malgré la crise imposée » et sa souffrance personnelle d’adulte, « la douceur de vivre ». « Sa gaieté explosive », son insoumission, ses errances parfois destructrices sont les siennes. Au Mali ou à Ravenne, en Amérique ou sur le plateau Matheysin, l’habitation poétique du monde est la même et elle irrigue leur moi en réunissant le passé, le présent et l’avenir. Fin et commencement se rejoignent pour faire entendre au lecteur le chant de l’enfance éternelle.
Nul hasard, la troisième partie, la plus importante, qui donne son titre éponyme au livre, s’ouvre sur une scène d’enfance. La chance d’un autre jour est donnée pour vivre et revivre ce qui nous meut et nous émeut, ici l’alliance d’un châtaignier, d’un train et d’un oiseau qui prend la figure du destin. Deux cent quarante-huit poèmes, du quatrain au sizain, en vers libres, tous numérotés et pourtant circulation des souffles sur la page, se succèdent, établissant une étrange correspondance où alternent les voix des poètes lancés dans l’aventure d’une écriture qui transmue « la solitude en ouverture ». L’intime et le secret d’un quotidien échangé et d’une création partagée nous révèlent leur attachante humanité. Thierry Renard et Emmanuel Merle poursuivent le dialogue entamé et l’authenticité de ce dialogue a cette noblesse qui leur est propre. Car « chacun reste dans son paysage », écrit Claude Burgelin dans sa préface, « tout en accueillant l’autre. »
Un paysage, oui, nous est offert à chaque poème, avec son rythme propre, lenteur, brièveté ou palpitation : « Montagnes, maintenant
je suis chez moi, de retour,
après un long périple plat.
Et vous me transportez
de l’autre côté du chagrin. » Avec ses images aigues et ses mots éclatants, ses envolées et ses chutes, sa tonalité mélancolique ou joyeuse : « Et ce matin ça y est, c’est bleu.
Bleu jusque dans la voix,
jusque dans le vocabulaire.
C’est bleu, à plonger à l’envers,
tête la première dans le ciel. » Avec les sensations et les sentiments qu’il procure, les pensées qu’il fait naître : « La lucidité est un éclair
qui nous transperce le cerveau.
L’éclat de la mort, lui,
nous submerge à tout instant.
Tout a déjà été dit. » Voilà saisis pour nous la vie dans ses clartés et ses ombres, et l’écriture telle qu’elle va : « …La table ce matin est jonchée
d’épines humides
et de taches lumineuses.
Ma poésie aussi. »
Les mots de l’espoir glissent le long des pages, ils ont cargaison de révolte, de désirs inaccomplis, d’injustices à réparer, mais « l’indispensable fraîcheur » des choses et des êtres, la folie d’amour. Le poète pétri d’inquiétude et d’angoisses est celui qu’« une femme toujours attendait sur le pas de la porte », il dialogue silencieusement avec celui qui éprouve « cette sensation / d’avoir des morceaux de ciel / au fond des poches… ». La poésie dans ce recueil prend en charge la parole refusant toute idée d’au-delà sans rien masquer de la « réalité rugueuse ». Elle fait entendre la voix de la grande douleur du monde, des manques et des blessures, des violences et écrit l’incompréhensible en soi. Elle nous invite pourtant à les dépasser dans la communion des cœurs et à les transfigurer dans le risque de la création. Les deux poètes nous suggèrent que son cri d’appel est porteur d’une éthique et pas seulement d’une esthétique. Il ne s’agit pas pour eux de délivrer un message dogmatique ou une recette miracle mais de frayer un possible chemin qui inclut l’amour et la mort dans leur mystère. Le langage est alors ce chant gagné, intime et universel, où « la chance d’un autre jour » est vécue avec l’arbre, l’oiseau, le ciel et le vent. Quand la terre nous accorde l’éternité de l’instant poétique, l’« Ailleurs ici » devient ce « petit coin de paradis » peuplé du regard, de la main et de la voix de l’autre.
Dans sa simplicité informelle, la légèreté de son lyrisme et la richesse de ses images plastiques, jamais purement illustratives, ce beau recueil à deux voix, trois regards et quatre mains (car il ne faut pas oublier le préfacier si éclairant dans ses remarques), redonne des forces à nos mots et un élan à la vie.
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[JOUR DE PLUIE ICI AUSSI] Ph., G.AdC 106. Jour de pluie ici aussi, le printemps ne viendra plus. J’ai trop souvent manqué d’audace et de temps. J’ai mis tout mon corps dans l’écriture. Ph., G.AdC 107.
Mots, objets sonores,
fragments détachés
de soi, sécrétions invisibles.
Le corps passe ou meurt,
mais certains mots s’accrochent encore.
Ph., G.AdC 109.
Réveillé à l’aube.
Point numéro un : cette journée
t’appartient. Encore raté :
il y a ça à faire, et ça.
Cette journée, tu lui appartiens.
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