Étiquette : Emmanuel Moses


  • Emmanuel Moses, Tout le monde est tout le temps en voyage

    par Angèle Paoli


    Emmanuel Moses, Tout le monde est tout le temps en voyage,
    éditions Al Manar, Collection Poésie, 2020.
    Peintures de Tereza Lochmann.



    Lecture d’Angèle Paoli


    VERS UN REGAIN DE LUMIÈRE / LE VOYAGE SOTÉRIOLOGIQUE D’EMMANUEL MOSES




    Tout le monde est tout le temps en voyage. Sauf peut-être le poète, qui, « le nez collé au crépuscule », contemple, de haut, de loin, de derrière sa fenêtre, ce que lui offre la vie. Peut-être est-il cet homme chenu qui, depuis le balcon de la première de couverture, se penche pour regarder la vie qui passe ? Ou cet autre, plus loin, « accoudé à la rambarde », qui « fume et regarde les ronds qu’il fait se / mélanger à l’air bleu »… N’est-ce pas là une manière originale de voyager, l’air de rien, entre intérieur et extérieur, dans la mémoire et dans les songes ?

    Tout le monde est tout le temps en voyage. Sous ce titre aux accents familiers, empreints d’une bouderie enfantine qui fait sourire, n’est-ce pas tout l’humour d’Emmanuel Moses qui se profile, entraînant dans son sillage une invitation au voyage immobile ? Car chacun des poèmes qui composent ce recueil est à lui seul une invitation vers l’ailleurs. Souvent sur/en quelques vers à peine. Un ailleurs multiple, secrètement abouché au temps, fait de souvenirs heureux, liés à l’enfance, de généalogie familiale douloureuse, exils errances « enfer des camps » ; de cérémonies festives « aux parfums de Terre Sainte », de déambulations au Louvre qui conduisent le poète vers les cinq grandes réalisations bibliques de Nicolas Poussin, de séjours au bord de la mer, de visions déroutantes et de rêves. De réflexions sur l’après-vie.

    « Tout allait bien jusqu’au moment où tu es mort ;

    C’est alors que les choses se sont compliquées… ».

    Car, derrière l’humour, pointe le sérieux des réflexions, lequel ouvre sur les abîmes philosophiques qui habitent le poète. Ainsi, de la pensée du « hasard » et de « la nécessité », héritage de Démocrite ; de ce verset de la Genèse, illustrant l’aveuglement des hommes ; ou encore de ce rêve où se pose la difficile question du pardon.

    Il arrive que le monde extérieur se révèle agressif et violent. Le poète se replie alors, fenêtres closes, pour échapper à la destruction. L’espace réduit en « cendres de silence ». Les poèmes sont une étoupe dont il faut tirer les fils, l’un après l’autre, pour se rapprocher du centre et peut-être en cerner le secret. Les questions se pressent, qui interrogent le travail entrepris. Quel en est le but et le sens ?

    « Les fils ramassés en écheveau

    Tout ce travail de la pensée vain comme le mouvement des vagues et des nuages

    Quel est cependant son secret ?

    De quel voyage est-il le but ignoré ?

    Comment trouver le sens de sa peine perdue ? » .

    Le poème peut se poser en énigme où s’affrontent, en quatre vers, infiniment grand et infiniment petit. Le poète n’a pas son pareil pour pirouetter entre absurde et fantaisie. Puis, tournant le dos à son constat premier, laisser ses auditeurs à leur perplexité:

    « Un moustique a dépassé Dieu

    Mais peu importe au fond

    Je ne sais pas pourquoi je vous annonce cette nouvelle

    De toute façon il n’y a rien à voir. »

    Derrière la fenêtre, paupière qui ouvre et ferme sur le rêve, les voyages, multiples, prennent des voies inattendues. Des sirènes séductrices entraînent le dormeur dans des espaces nimbés d’érotisme imprévu. Ailleurs, les extrêmes se rapprochent comme dans la Bethléem « flamande », souvenir de l’univers de Brueghel. Le dernier vers qui clôt la section « Tardives » — « Oiseau, poisson de l’éternité » — fait résonner en moi ces deux vers de Bestiaire d’Apollinaire :

    « Est-ce que la mort vous oublie

    Poissons de la mélancolie ».

    L’oubli ? Présent dans les poèmes d’Emmanuel Moses, il l’est jusque dans la peinture de Tereza Lochmann en hors-texte dans la partie médiane du recueil. L’artiste en propose une interprétation personnelle. La toile représente un homme en pleine réflexion, les yeux bandés. Devant lui, sur un carton, sont inscrits ces mots : « Our sensuality is a longing for oblivion » / « Notre sensualité est un désir d’oubli ». Tirée du Guépard (œuvre de Tomasi di Lampedusa), cette phrase est adressée par le Prince Salina — dernier représentant d’un monde ancien en train de disparaître — au sénateur Chevalley. La sensualité est chez le prince perçue comme un remède pour oublier que l’homme est mortel ; pour oublier que tout ce que l’homme entreprend et à quoi il reste attaché est voué à l’effacement et à la disparition.

    Fidèle à ce qui l’habite en profondeur, Emmanuel Moses décline pour notre plus grand plaisir ou notre tout aussi grande perplexité, nombre de paysages et de récits qui façonnent son arrière-pays culturel et sentimental. Lequel ouvre, à la manière des poupées russes, sur des perspectives inédites et des interrogations nouvelles :

    « Je me rends compte – autre découverte — que ce texte a pour sujet secret l’abréviation graphique « etc. », comme si son thème souterrain était cela : et ainsi de suite ce qui correspond finalement à son idée première : je suis la suite de mes ancêtres et après moi mes descendants prendront ma suite. Etc. » (in « Une tombe dans la plaine »).

    Il inclut dans cette suite son fils Jonas, à qui il lègue ce lourd patrimoine et à qui il dédie le second texte en prose de cette même section qui n’en comporte que deux :

    « Mon fils, en caressant du doigt leur absence [l’absence des objets] chuchotait quelque chose comme on murmure à l’oreille d’un mort ce que l’on veut qu’il emporte avec lui comme message pour son dernier voyage. La cage d’escalier baignait dans une lumière irréelle, celle de l’enfer, sans aucun doute, un enfer qui ne serait pas au-delà de cette vie mais en retrait d’elle, dans son dos. »

    Semblable à l’ange de la mélancolie — peinture de Tereza Lochmann —, ailes repliées et visage reposant entre les bras croisés, le poète veille. Perdu dans la « selve obscure des rêves », il s’offre cet inconnu que le cœur lui réserve, palpitant entre diastole et systole.

    « Le cœur s’ouvre et se ferme

    Il est une fenêtre rouge

    Qui donne sur l’inconnu. »

    Un inconnu palimpseste, qui, bien souvent, gît dans le nombre 3.

    Trois vers, comme dans le Mardi des « Quatre jours » (première section du recueil) ; ou comme les 3 nom(bre)s de Promenade : « Ton ombre » / « Ton nom » / « tes chagrins » ; lesquels complètent les trois mots clés du premier poème de cette même section : « Ma langue » / « Mes souvenirs » / « Mes chagrins » ; ou encore comme les trois rêves présents dans « Une collection de rêves » ; ou dans « trois syllabes » — « de son prénom » — « qui se sont dissoutes dans l’air/bleu du jour » (dans la section « Fougeroles »).

    Tout un décor crypté se dessine dont l’on pressent qu’il est parfois difficile de se séparer tout comme il est difficile pour le poète de se défaire de ses propres contradictions. Ainsi en est-il de semer « les moineaux » (« langue » / « souvenirs » / « chagrins ») qui l’assaillent et que pourtant il ne cesse de nourrir ; ou d’échapper aux symboles qui toujours le poursuivent. Quant au temps, si difficile à cerner, il l’est tout autant à définir. Seules des comparaisons inattendues permettent d’en approcher les contraires ;

    « Le temps s’enfonce de plus en plus dans son contraire

    Comme l’aiguille d’acier dans la peau tendre

    Comme les bêtes noires dans les buissons enneigés ».

    Le lecteur pourrait penser qu’avec les poèmes rassemblés dans « Fougeroles », dernière section du recueil, le voyage entrepris gagnerait en légèreté printanière. Il n’en est cependant rien. Même si le renouveau de la nature se manifeste par éclats de beauté et de lumière, l’esprit du poète demeure le même. Meurtri par les séparations, hanté par les ombres, rivé à l’obsédante « attention aux signes du passé », le poète est toujours habité par la pensée fidèle de la mort :

    « Parvenu au seuil

    Dépose les insignes de la vie

    Montre, clés, lunettes

    Et franchis-le d’un bond

    Entre

    Une fois dépassée la fin — enjambée —

    Dans l’éternel entretien. »

    Des fragiles fougeroles, il ne restera entre les amants que « le souvenir / des

    fougeroles

    fixées, frôlées, foulées, froissées. »

    Rien d’étonnant dès lors que le recueil d’Emmanuel Moses se close sur le plus étrange des poèmes. « Extraterrestre ». Un hommage singulier — détourné peut-être — au « grand poète victorien » Gerard Manley Hopkins. Poème visionnaire « irrévérencieux » dans lequel Emmanuel Moses associe et assemble ce qui, en poésie, et plus encore dans un « envoi », peut passer pour une remarquable inconvenance. De ce mélange des tons et des genres, le poète fait un cocktail macabre dérangeant et néanmoins drôle. Ce qui n’est plus vraiment pour nous surprendre. Ainsi peut-on lire dans le même poème (le plus long du recueil) l’admiration sincère que voue le poète français à son homologue britannique, et la marque de son ludique irrespect :

    « Je pense sincèrement qu’Hopkins était un ange

    Il a vécu en ange, il est mort en ange et lire ses

    poèmes c’est entendre parler un ange.

    […] C’est irrévérencieux d’associer dans un même poème

    Hopkins et un rectum, j’en conviens.

    Je n’y peux rien. »

    Ainsi Emmanuel Moses, pour qui « les mots sont des revenants/[a]uxquels nous donnons une nouvelle vie », fait-il revenir par les siens, sur les devants de sa scène poétique, le nom de ce poète « ardu » qui influença les plus grands : T.S. Eliot, Wystan H. Auden et Dylan Thomas. Et peut-être même, plus près de nous, Emmanuel Moses lui-même.

    Un « revenant », Hopkins, sous la plume d’Emmanuel Moses ? Un « élu » plutôt, promis à la Rédemption ? Peut-être faut-il lire sous les mots de la poésie de Moses un tremplin pour accéder au salut ? Même éphémère, même ludique, le salut respire sur la page.

    Dans le vers de Léon-Paul Fargue choisi par Moses en exergue à ce recueil : « Il fait si doux qu’on est sauvés ». Puis dans le premier poème de « Spectatrice de l’océan » :

    « Ici, voyageur, tu seras

    un homme nouveau,

    Et toi qui l’accompagnes

    Silencieuse, âme cachée,

    Tu seras récompensée d’un regain de lumière. »

    Par ce « regain de lumière » et pour cet « homme nouveau » qui se fraie un passage entre les vers, le voyage sotériologique d’Emmanuel Moses ouvre une fenêtre sur l’espoir. Et, pour cette raison même, vaut la peine d’être entrepris.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Emmanuel Moses   Tout le monde est tout le temps en voyage 2




    EMMANUEL MOSES


    Emmanuel Moses
    Ph. © Jean-Luc Bertini
    Source




    ■ Emmanuel Moses
    sur Terres de femmes


    Tardives (poème extrait de Tout le monde est tout le temps en voyage)
    [Je suis allée au puits](extrait de Comment trouver comment chercher)
    [Aujourd’hui j’ai ouvert le journal de l’éternité](extrait de Dieu est à l’arrêt du tram)
    [Je ferme les yeux](autre extrait de Dieu est à l’arrêt du tram)
    Dona (lecture d’AP)
    [La pluie donne un soir inachevé](poème extrait de Dona)
    Ivresse (lecture de Gérard Cartier)
    [Derniers feux](extrait d’Ivresse)
    [La mer, à peau de cétacé](extrait du Paradis aux acacias)
    La fleur « Shortia » (extrait de Polonaise)
    Quatuor (lecture d’AP)
    [Mais voilà il y a un au-delà des apparences](extrait de Quatuor)
    [Mettre un éléphant dans un poème](extrait d’Un dernier verre à l’auberge)
    [Le cahier vide et le cahier qui se remplit](extrait du Voyageur amoureux)




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  • Emmanuel Moses | Tardives


    TARDIVES
    (extrait)




    Tout allait bien jusqu’au moment où tu es mort :
    C’est alors que les choses se sont compliquées :
    Personne ne t’avait appris à te débrouiller

    sans tes cinq sens,
    À voler hors de l’espace ni à nager hors du fleuve

    du temps.
    Et pourtant, tu t’en es sorti,
    Oiseau, poisson de l’éternité !




    Emmanuel Moses, « Tardives », Tout le monde est tout le temps en voyage, éditions Al Manar, Collection Poésie, 2020, page 32. Dessins de Tereza Lochmann.






    Emmanuel Moses   Tout le monde est tout le temps en voyage 2





    EMMANUEL MOSES


    Emmanuel Moses
    Ph. © Jean-Luc Bertini
    Source




    ■ Emmanuel Moses
    sur Terres de femmes


    Tout le monde est tout le temps en voyage (lecture d’AP)
    [Je suis allée au puits](extrait de Comment trouver comment chercher)
    [Aujourd’hui j’ai ouvert le journal de l’éternité](extrait de Dieu est à l’arrêt du tram)
    [Je ferme les yeux](autre extrait de Dieu est à l’arrêt du tram)
    Dona (lecture d’AP)
    [La pluie donne un soir inachevé](poème extrait de Dona)
    Ivresse (lecture de Gérard Cartier)
    [Derniers feux](extrait d’Ivresse)
    [La mer, à peau de cétacé](extrait du Paradis aux acacias)
    La fleur « Shortia » (extrait de Polonaise)
    Quatuor (lecture d’AP)
    [Mais voilà il y a un au-delà des apparences](extrait de Quatuor)
    [Mettre un éléphant dans un poème](extrait d’Un dernier verre à l’auberge)
    [Le cahier vide et le cahier qui se remplit](extrait du Voyageur amoureux)




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  • Emmanuel Moses, Dona

    par Angèle Paoli

    Emmanuel Moses,
    Dona,
    éditions Obsidiane,
    Collection Le Carré des lombes, 2020.
    Gravures de Frédéric Couraillon.



    Lecture d’Angèle Paoli


    « COMME UNE CASCADE D’OR »





    Dona. Ce pourrait être le prénom d’une tendre égérie. C’est en réalité de présents qu’il s’agit. Ce pluriel neutre du substantif latin donum, qui donne son titre au dernier recueil d’Emmanuel Moses, Dona, est une réminiscence du chant III de l’Énéide. Virgile y confie au devin Hélénos (fils du roi Priam et d’Hécube) le soin de faire charger sur les navires troyens des présents abondants et précieux. Dona dehinc auro. « Ensuite des présents d’or ». Ainsi du moins le donne à lire l’épigraphe choisie par le poète pour l’en-tête de son ouvrage.

    Dons, présents, « précieuseté(s) » caractérisent en effet les poèmes qu’Emmanuel Moses offre à chacun des dédicataires destinataires de ses vers. Quarante-six poèmes, finement ciselés, composent cette offrande poétique qui s’ouvre sur un poème dédié au poète Michel Deguy et se clôt sur un poème « à la mémoire de Pascale Ogier ». Entretemps, en chemin de lecture, nous aurons croisé nombre de poètes, d’artistes, de philosophes ou parfois lieux, tous plus ou moins familiers ou proches du poète, amis éditeurs et parents. Hommes et femmes. D’aucuns davantage connus ou reconnus que d’autres, certains anonymes. Les uns toujours vivants, d’autres disparus. Il arrive aussi que nous saisissions au passage des effets miroir qu’Emmanuel Moses retourne vers sa personne. Quant au projet qui préside à son entreprise, le poète l’aborde en questionnant ses propres ambitions :

    « Il faudrait se demander à qui on parle

    Quand on offre des mots

    À une part de soi-même

    Dont on ne sait rien

    Peut-être est-ce un moyen de fortune

    Pour faire connaissance ? » (« À ma mère »).

    Ce questionnement ne vaut-il pas pour chaque poème de Dona ? On pourrait d’ailleurs lire dans ces vers une amorce de réponse à notre propre questionnement. Ainsi du poème dédié « à la mémoire des martyrs de Bendzin » où, sous la déclaration d’amour à la neige, le lecteur découvre ces vers émouvants :

    « Neige, tu es belle

    […]

    Tu fais de moi, pendant que tu recouvres la ville, les champs, le monde, dirait-on

    Quelqu’un de meilleur, de plus profond

    Et non plus l’ombre, l’étranger

    Le pantin, le condamné

    Qui se partagent mon destin. »

    Dans l’écrin de ce recueil, d’autres noms surgissent. Lucrèce, Sénèque, Socrate, Baudelaire, Shakespeare, Walter Benjamin… Un théâtre de silhouettes s’anime ainsi au fil des pages. Une mosaïque vibrante de couleurs, de mystères et de formes. Mais toujours la mort sous-tend l’énigme du poème. Omniprésente, indépassable, la mort est là qui tient la dragée haute à la vie. La vie est là, elle aussi, avec pépites et joyaux. Chaque poème peut ainsi être pressenti comme une invitation à cueillir et à aimer ce que la vie offre de plus précieux. À ne retenir entre les doigts que les « grains dorés du monde » qui « scintillent, envoûtants », parmi les ombres et les chagrins. Et à privilégier ce qui, face à « l’abîme sans fond », offre « une réparation miraculeuse ».

    Ainsi la vie déploie-t-elle sa multiplicité de lieux et d’objets, de rues, de jardins et de ports, de rumeurs et d’odeurs, de visages et de gestes. De souvenirs et de rêves.

    « Toute l’Afrique dansait devant nos yeux

    Tambours et balafons ensorcelaient la nuit… » (« À la mémoire de Paul le Jéloux »)

    ou encore, dans ces vers :

    « Ce souvenir n’est pas dans l’espace, n’est pas dans le temps :

    C’est d’ailleurs l’irruption d’une sensation plutôt qu’une image complète

    L’odeur de l’herbe parfumée, fraîche, mouillée… » (« À mes parents »).

    C’est que, en arrière-plan, se cache le multiple. Derrière la personne à qui est dédiée le poème, des millions d’autres se révèlent :

    « Entrainés par la pesanteur des jours

    Nous aussi, millions de millions

    Descendons en ligne droite vers le vide » (« À Michel Deguy »).

    Ce qui vaut pour l’un d’entre nous vaut aussi pour tous. Le poète est celui qui éclaire de sa vision intérieure ce que lui seul perçoit de l’autre et, par ses mots, remet l’invisible en pleine lumière. Chaque poème est un janus bifrons où se confrontent vie et mort, bonheur et doute, force et fragilité, insouciance de la jeunesse et préoccupations adultes, tous sentiments contradictoires en proie au passage du temps. Ainsi dans le très beau poème en « hommage à Clément Marot », ces vers annonciateurs du désarroi :

    « Même la neige te le rappelle :

    Tu vas vers l’horizon noir… ».

    En quelques vers à peine, l’enthousiasme du passé fait place au regard désenchanté du présent.

    « Ces plumes immaculées qui tombent en flottant

    […]

    Quelle ivresse elles te procuraient

    De vivre ! D’être au monde… »

    et

    « Maintenant, les cortèges incessants des flocons qui tombent depuis ce matin

    Qui recouvrent lentement les toits, les balustrades, les remblais

    […]

    Ont quelque chose d’éteint et de triste ».

    Plus dramatique et plus sourde est la déception que le poète éprouve face à ses enthousiasmes littéraires de jadis — et subrepticement face à son propre talent créatif de jadis — et à ce qu’il en retient aujourd’hui. Entre renoncement et acceptation :

    « Les mots jaillissaient comme des soleils, comme des aubes enchanteresses »

    « Tu imaginais qu’ils t’ouvriraient par magie des portes dans les murs souterrains

    Mais bientôt tu dégrisais » (« À la Croix-Rousse, Lyon »).

    Une énigme recouvre toute vie, énigme récurrente qui pèse et qui pétrifie. Quelque chose comme un vide ontologique. Lequel génère une perte de sens. Ainsi de ces vers empruntés au poème dédié à Daniel Koren, musicien et comédien :

    « Quelque chose est porté manquant

    Depuis la première heure ».

    Ou encore ces vers où Emmanuel Moses s’adresse à lui-même :

    « Une énigme court sous ta vie

    Comme ces tunnels en arêtes de poisson à Lyon ou Alexandrie » (« À la Croix-Rousse, Lyon »).

    Comment, à la lecture de ces vers, ne pas être saisi par des rapprochements aussi inattendus ? Par un art qui banalise la gravité d’une pensée avec des comparaisons ou associations d’idées qui créent la surprise et qui désarçonnent. Puis font sourire. Même si, derrière le sourire, se blottit le désarroi du poète. La poésie d’Emmanuel Moses a ceci d’unique et de presque exceptionnel qu’elle allie avec aisance et bonheur méditations graves et simples évocations de la vie courante. Traversés par les préoccupations du poète, de sa philosophie, de sa sensibilité si singulière et de cet humour qui le sauve de « la malédiction » originelle, les poèmes de Dona sont autant de pépites qui interrogent. Reconnaissable entre toutes, la langue d’Emmanuel Moses, si délicate à cerner et à enceindre dans d’autres vocables que les siens, est langue mystérieuse. Tout autant mystérieuses sont les gravures oniriques en noir et blanc de Frédéric Couraillon qui ponctuent et rythment le recueil, gravures de silhouettes en mouvement, comme incisées dans les veines du marbre.

    Confronté à sa vulnérabilité et à son incomplétude, accablé par le néant qui le guette, l’être humain a le choix entre maudire sa condition ou bien la dépasser. Emmanuel Moses montre la Voie. Celle-ci est présente dans ces trois vers dont la beauté, comme celle de tant d’autres vers, coule vers sa vérité :

    « Se glisser sous l’ombre bleue des oliviers

    Ouvrir ses bras au soleil dense comme une cascade d’or

    Se fondre dans le fleuve du temps où rien ne doit nous empêcher de nager sans tenir compte du courant » (« À Karim Haouadeg »).



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Emmanuel Moses  Dona




    EMMANUEL   MOSES


    Emmanuel_moses_didier_pruvot_flammarion
    Ph. © Didier Pruvot/Flammarion
    Source





    ■ Emmanuel Moses
    sur Terres de femmes


    [La pluie donne un soir inachevé](poème extrait de Dona)
    [Mais voilà il y a un au-delà des apparences](extrait de Quatuor)
    La fleur « Shortia » (extrait de Polonaise)
    Ivresse (lecture de Gérard Cartier)
    [Derniers feux](extrait d’Ivresse)
    [Aujourd’hui j’ai ouvert le journal de l’éternité](extrait de Dieu est à l’arrêt du tram)
    [Je ferme les yeux](autre extrait de Dieu est à l’arrêt du tram)
    [Je suis allée au puits](extrait de Comment trouver comment chercher)
    [La mer, à peau de cétacé](extrait du Paradis aux acacias)
    Quatuor (lecture d’AP)
    Tout le monde est tout le temps en voyage (lecture d’AP)
    Tardives (poème extrait de Tout le monde est tout le temps en voyage)
    [Mettre un éléphant dans un poème](extrait d’Un dernier verre à l’auberge)
    [Le cahier vide et le cahier qui se remplit](extrait du Voyageur amoureux)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site Les Découvreurs)
    une lecture de Dona par Georges Guillain





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  • Emmanuel Moses | [La pluie donne un soir inachevé]


    Moses 2
    Gravure de Frédéric Couraillon, in Emmanuel Moses, Dona, page 4.








    [LA PLUIE DONNE UN SOIR INACHEVÉ]



    À François Boddaert       



    La pluie donne un soir inachevé
    Je songe à ce corps de chien sur une route de Bourgogne
    À ton ami qui ne verra plus les cerfs dans le blé
    Ce qui manque nous murmure des chansons et des souvenirs
    Des pensées
    Il fait froid à Paris
    Les rues sont vides comme le cœur en chagrin
    Comme ma tête certains matins
    Dieu prenne pitié du chien et de l’homme
    Qui ne connaîtront plus ces hivers d’Europe
    Où le ciel est une muraille
    Où les heures peinent
    Où un peu à la manière de Pénélope devant son métier
    Dans l’attente irraisonnée de son époux royal
    On fait et on défait inlassablement la tapisserie de sa vie.



    Emmanuel Moses, Dona, 3, éditions Obsidiane, Collection Le Carré des lombes, 2020, page 9. Gravures de Frédéric Couraillon. Vignette de couverture de Gérard Titus-Carmel [en librairie le 22 octobre 2020].






    Emmanuel Moses  Dona




    EMMANUEL   MOSES


    Emmanuel_moses_didier_pruvot_flammarion
    Ph. © Didier Pruvot/Flammarion
    Source





    ■ Emmanuel Moses
    sur Terres de femmes


    Dona (lecture d’AP)
    [Mais voilà il y a un au-delà des apparences](extrait de Quatuor)
    La fleur « Shortia » (extrait de Polonaise)
    Ivresse (lecture de Gérard Cartier)
    [Derniers feux](extrait d’Ivresse)
    [Aujourd’hui j’ai ouvert le journal de l’éternité](extrait de Dieu est à l’arrêt du tram)
    [Je ferme les yeux](autre extrait de Dieu est à l’arrêt du tram)
    [Je suis allée au puits](extrait de Comment trouver comment chercher)
    [La mer, à peau de cétacé](extrait du Paradis aux acacias)
    Quatuor (lecture d’AP)
    Tout le monde est tout le temps en voyage (lecture d’AP)
    Tardives (poème extrait de Tout le monde est tout le temps en voyage)
    [Mettre un éléphant dans un poème](extrait d’Un dernier verre à l’auberge)
    [Le cahier vide et le cahier qui se remplit](extrait du Voyageur amoureux)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site Les Découvreurs)
    une lecture de Dona par Georges Guillain





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  • Yehuda Amichaï | Première pluie



    Pluie
    Ph. © Maxppp – Vincent Peirera







    PREMIÈRE PLUIE




    Jour tranquille. Qui nous regardera ?
    Les nuages et d’autres.
    Et brusquement tu dis : peut-être est-ce la pluie qui vient ?
    Tu dis doucement : je ramasse
    ce que j’ai laissé tomber hier.
    La nuit bruit dans ton âme,
    des choses qui appartenaient à tes pères d’autrefois
    sont à toi.
    Et tu fais tes bagages sans plus les ouvrir.
    Tu dis : ceci n’est pas pour moi.

    Tu es déjà promis à autre chose.
    Et soudain tu le sais
    tu es surpris dans tes amours.
    Tu sais que tu as manqué
    les cibles. Tu es parti depuis longtemps.
    Tout en toi est déjà remplacé :
    toi par eux, eux par leurs plaintes,
    la nuit par le jardin, la pluie par ta bien-aimée,
    toi par les arbres et la mer par le sable.




    Yehuda Amichaï, Perdu dans la grâce, poèmes choisis, éditions Gallimard, Collection Du monde entier, 2006, page 55. Traduit de l’hébreu par Emmanuel Moses.





    Yehuda Amichaï 2




    YEHUDA AMICHAÏ


    Yehuda Amichai
    Source




    ■ Yehuda Amichaï
    sur Terres de femmes


    Poème d’Achziv, VII (autre poème extrait de Perdu dans la grâce)




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur le site de France Culture)
    Le secret professionnel du grand poète de Jérusalem Yehuda Amichaï (Yehuda Amichaï raconté par Emmanuel Moses), 31 janvier 2016
    → (sur Esprits Nomades)
    Yehuda Amichaï, La vigie de Jérusalem





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  • Emmanuel Moses, Quatuor

    par Angèle Paoli

    Emmanuel Moses, Quatuor, II, Poème,
    Le Bruit du temps éditions, 2020
    [en librairie le 6 mars 2020].



    Lecture d’Angèle Paoli


    JONGLERIES TALENTUEUSES ENTRE EXULTATION ET DÉSESPOIR





    Dernier recueil d’Emmanuel Moses, Quatuor est une vaste et puissante composition poétique qui marie, avec le même élan et la même ferveur, vision spirituelle et philosophique, et évocations personnelles. L’ensemble est jointoyé par le ciment fondateur de l’humour, de l’expérience, des souvenirs et de la culture. L’universelle et l’hébraïque. Dans ce recueil, dont le titre m’évoque les Four Quartets de T.S. Eliot, la partition poétique et musicale se structure en quatre mouvements. La rencontre, hasard et émerveillement (I) ; le temps/la différence (séparation) / l’indifférence (l’indistinction) (II) ; la mémoire (Si je t’oublie Jérusalem…) (III) ; l’amour et la mort, inséparables partenaires (IV) qui font osciller les vies entre force et fragilité, entre angoisse et bonheur.

    D’un mouvement à l’autre s’entrelacent des leitmotive qui tissent l’univers musical des quatre poèmes et confèrent à l’ensemble sa grande homogénéité lyrique. Par leur forme, et par le souffle qui les anime, les poèmes font penser au genre soutenu de l’ode, j’oserais dire psaume, et les vers par leur ampleur et leur discontinuité évoquent le verset. Les résonances bibliques, implicites ou explicites, abondent. Elles entretiennent avec l’ensemble du texte une relation étroite, laquelle souligne une parfaite adéquation entre pensée et respiration. Encloses toutes deux dans un même souffle. Un souffle si puissant qu’il en devient exalté/exaltant. Le lecteur enthousiasmé se laisse porter et emporter par la vague, tour à tour descendante ascendante. Le chant qui conduit le lecteur l’entraîne dans une houle sans fin qui l’enchante, poète et lecteur voguant de conserve « vers le Grand Horizon ».

    Cherchant malgré tout à garder quelque distance, je vais tenter ici de me lancer dans une approche plus argumentée. Peut-être pas dans le détail de chacun des poèmes, mais dans leur ensemble, tels que je les perçois et tels qu’ils me touchent.

    J’ai évoqué un peu plus haut le caractère soutenu propre à l’ode. Ce serait une erreur que d’en faire un élément distinctif. Car le ton peut être naturel ; parlé presque ; tiré de la vie même et des propos coutumiers que l’on échange au cours d’une conversation. À lire l’incipit du premier chant, il n’y paraît donc pas. Mais il ne faut pas croire pour autant que le poète se contente de n’emprunter que cette voie/voix. Car le poète a bien des cordes à sa lyre.

    Le premier mouvement — on pourrait aussi l’appeler « motif » — est centré sur les hasards de la rencontre. Avec beaucoup d’humour, Emmanuel Moses énumère une succession de bizarreries ordinaires liées à l’enchaînement de causes et effets extérieurs à notre volonté.

    « Tu rencontres quelqu’un, un type, mettons sur un quai de gare ou

    dans le train

    Il y avait une chance sur un million pour que vous vous croisiez ».

    Très vite, par-delà l’anecdotique, surgissent, sans que l’on y prenne garde, des éléments structurants du poème. De répétitions en variations sur les répétitions, le poète progresse par l’introduction d’un terme nouveau, lequel bénéficie alors de plusieurs occurrences jusqu’au moment où se glisse un terme porteur d’une nouvelle image, qui entraîne à son tour une nouvelle inflexion dans le narré de l’histoire… Entre temps, dans le « faisceau de circonstances » dans lequel nous voilà embarqués, surviennent l’amour et la mort qui agissent toujours de concert, et par surprise, jusque dans une chambre d’hôtel :

    « L’amour surgi du hasard

    La mort survenue sans prévenir ».

    Fort de cette vérité, le poète enjoint son semblable, par une série d’injonctions parfois loufoques, à le suivre dans ses desseins.

    « Oublions un instant qu’il n’est nulle échappatoire »

    « Soyons poètes dans les hôtels ! »

    « Trinquons en solitaire à la poésie de l’impondérable ».

    Une première vérité en entraîne une autre, construite sur une série de dénis ou de négations :

    « [i]l n’y a pas de souffleur »

    ou encore :

    « [i]l n’y a pas de texte, pas d’auteur, pas de metteur en scène,

    ni de dramaturge. »

    Et, plus avant dans le poème, la reprise du refrain :

    « Il n’y a rien, mes amis, que la matière soumise à tous les aléas ».

    Ou encore, un peu plus loin :

    « Tout est matière exposée, livrée au travail de l’accident

    Parce qu’il n’y a pas d’entremetteur ».

    Pourtant, de ce néant généralisé, apparemment désespéré et vide de sens, émerge toujours l’inattendu :

    « Et soudain quelque chose se passe ».

    C’est d’abord le « vent libre ». Et donc la « liberté ». La liberté ?

    « C’est aussi accepter le hasard comme point de départ ».

    Hasard de la rencontre imprévue, celle par exemple que fait le poète de ce « type dans un champ », le jour de l’enterrement de son oncle. Le poète se lance alors dans un dialogue imaginaire, chacun des interlocuteurs se livrant à un discours corrélé à son état ou à sa situation :

    « Tu aurais pu le rencontrer à l’aéroport

    Il t’aurait parlé de sa glèbe bretonne et des mers céréalières sous

    la houle

    Et toi de ton ciel juif où plongent tes racines, où enfoncent tes pas

    et ceux des tiens ».

    Les péripéties liées à ce souvenir personnel donnent lieu à toute une suite d’histoires vécues ou imaginaires portées jusqu’au délire noir du meurtre… Pris de vertige, le lecteur cherche des points d’appuis, des balises qui lui restitueraient son équilibre. Il les trouve dans l’enchaînement des différents épisodes à partir de la formule conditionnelle toujours recommencée :

    « Tu aurais pu le rencontrer sur un quai », « à l’aéroport » … « dans un bus » … « chez des amis ».

    L’entrée en scène du vent est un exemple évocateur de la manière dont procède le poète. Le rythme change s’accélère se développe s’enfle. Les phrases s’allongent, prennent un tour ascendant, se prolongent dans le vers suivant. L’absence totale de point en fin de vers, les enjambements d’un verset au verset suivant, les répétitions anaphoriques, les parallélismes, les apostrophes… contribuent à donner au verset son impulsion et à créer ce mouvement d’ondulation prolongée. Aux vers longs succèdent soudain des vers plus brefs qui viennent ralentir cette course. Permettent de reprendre souffle et d’amorcer une pente descendante. C’est aussi là le signe prosodique de la discontinuité du verset. Qui n’a de sens que pour rendre compte de la discontinuité des événements :

    « Encore un instant de lumière

    Le vent poursuit sa course comme la liberté balaie l’existence

    Tu as compris le sens de l’existence, un certain sens, du moins

    Et la compréhension n’est jamais définitive, elle ne prend pas racine

    Elle va et vient, tel le vent dans ta figure, sous les paupières et au fond

    des narines ».

    Après les moments d’enthousiasme surviennent les chutes. Lesquelles sont liées « au choc inouï d’être | De sortir du néant et d’aller à la mort ».

    Le néant qui n’est pas la mort. Suit une longue réflexion sur ce qui les distingue l’un de l’autre. Mais la liberté, mot sésame du chant premier, rend momentanément son enthousiasme au poète, sa confiance et son espoir. Avec l’enthousiasme, la phrase enfle à nouveau, reprend son mouvement ascendant, réitère sa remontée vers les crêtes :

    « Mais il y a toujours quelqu’un pour te sauver, enfin, parfois, plutôt

    Il y a toujours une femme pour te sauver, enfin, parfois

    Et il y a toujours des rêves salvateurs sinon rédempteurs

    Parce que, oui, tu crois au grand salut par le rêve

    Qui est le souffle nocturne de la liberté sous la voûte de ton crâne

    Alors es-tu fortuit, toi qui viens à moi ? ».

    La rencontre peut prendre toutes sortes de formes ou d’apparences, elle est toujours une opportunité, une promesse d’enrichissement. Elle peut être « une formidable création à deux » si par extraordinaire le poète fait l’expérience magique de la rencontre avec son lecteur :

    « une sacrée rencontre » que celle-ci « [e]ntre des mots sur une page blanche et toi ».

    Le poète poursuit sa composition, avec le temps d’abord (second mouvement) puis avec la mémoire (troisième mouvement) et enfin avec l’amour/la mort (quatrième mouvement). Il poursuit ses questionnements, toujours selon la même structure d’encadrement d’une unité, d’une nouvelle séquence :

    « Je regarde mes mains » […]

    « Y a-t-il un but à tout cela ? Un but à l’enfantement et à la mort ?  » […]

    « Je regarde mes mains ».

    Les mains la barque le temps. L’orme. Autant d’images clés que le poète pose comme des cairns dans le poème. Elles servent de points de repère dans le déroulement des idées et le balancement des oppositions. Certitude et scepticisme ; séparation et indistinction ; différenciation et indifférenciation ; instant et éternité…

    « Indifférence ou différence ?

    Je n’oublie pas l’étymologie du mot, le verbe latin differre

    […]

    Et qui a pour sens premier disperser la cendre au loin

    Pour deuxième acception transplanter des arbres en les espaçant

    Plus particulièrement des ormes, en les disposant en rangées ».

    Je ne peux me retenir de consulter le vieux dictionnaire Gaffiot de mes études. Differre. « In versum distulit ulmos. » Virgile, Géorgiques (IV, 144) : « il transplanta aussi et disposa par rangées des ormes déjà grands ».

    Séparer espacer distinguer sont actes fondateurs. Emmanuel Moses le sait, qui en accepte la vérité. Et le poète de promener son regard attentif (attendri ?) sur l’orme, « grand arbre de nos contrées », d’en décrire par le menu feuilles écorces et fleurs et de conclure cette évocation poétique par une réflexion inspirée de l’Ecclésiaste (déjà présent dans l’incipit du second mouvement), laquelle le conduit à affirmer :

    « [s]ans différence, le terme même de disparition perd sa pertinence ».

    Et plus loin :

    « Sans différence pas d’écart, de retard ou de distance

    Sans différence pas de mort ni de fin de toute chose ».

    Ou encore par cette interrogation qui poursuit le poète :

    « Peut-être que c’est cela Dieu : l’au-delà des apparences diverses

    L’indifférence suprême, l’indifférencié suprême ».

    Les réflexions s’entrelacent les unes aux autres à la manière de cercles continus qui se superposent un certain temps puis soudain se scindent pour intégrer une nouvelle spirale. Ainsi, dans le troisième mouvement consacré à la mémoire — « Je marchais dans les rues de Jérusalem / Si je t’oublie Jérusalem —, le poète écrit-il, évoquant un moment de bonheur au cours duquel lui reviennent les vers du Vaisseau d’or d’Émile Nelligan :

    « D’autres anneaux s’entre-pénétrant

    Des anneaux sur la piste sablée de ma mémoire

    Avec lesquels je jongle inlassablement, qui jonglent avec moi, tout autant

    Face à des bancs déserts

    Ou alors peuplés de fantômes ».

    Jongleur infatigable, Emmanuel Moses évolue dans des souvenirs peuplés d’images, les unes réelles et concrètes, les autres tirées de lectures plurielles et abondantes, de lieux aimés ou rêvés, de réminiscences, de versets bibliques et de poèmes… Bercé par les versets du Psaume de Jérémie – « Si je t’oublie, Jérusalem ! » –, le poète, fantôme parmi les fantômes, se souvient. Il se souvient de Paris et de ses morts. De « la soldatesque allemande » et de la Gestapo, des « Juifs arrêtés », de

    « Paris rouge comme l’étoile jaune

    Paris de mon haut mal

    Et de mon plus haut amour ».

    Il se souvient du camp de Drancy dont il ne reste rien.

    Le dernier mouvement du recueil signe l’apothéose de Quatuor. Le poème s’inscrit dans une langue de feu. Qui va de l’incandescence du ciel aux flamboiements de l’amour. Cela commence par des éclats de lumière qui se fondent ensuite aux feuillages dans une progression ardente, laquelle s’établit par un enchaînement de subordonnées où se déclinent les actes, et par une suite d’anaphores qui structurent l’espace en paysage. « Ainsi s’embrase l’amour » comme le « ciel aux lueurs d’incendie vers Pecqueuse ». Étrange correspondance qui prend flamme en Île-de-France, gagne et s’étend, des hirondelles aux amants, « ivresse » et « fièvre de l’envol ». « Un souffle de lumière » échauffe le poème. Et enlève le lecteur jusque vers les terres de l’Ouest, « là-bas vers Pecqueuse » bien sûr, mais peut-être aussi vers les prairies plus lointaines de John Fenimore Cooper.

    Cet état d’exaltation se propage, qui efface toute temporalité. Survient alors l’éternité.

    « Tout aussi subitement l’amour s’exalte sub specie aeternitatis

    Sans avant ni après

    Dans l’ignorance de la durée ».

    Et, plus loin, cet aveu encore :

    « Le temps et l’espace ont perdu leur raison d’être

    L’amour seul infuse la totalité ».

    Au cœur même de l’inspiration exaltée survient alors, animée par le doute, puis par l’incompréhension, la retombée progressive vers le silence…

    « Pourquoi donc au cœur de l’exultation, au moment même de

    l’apothéose

    Survient, née de la perfection, la brisure tout aussi essentielle ? » .

    Ainsi, de même que l’embrasement originel contient sa propre fin, de même l’amour n’est-il jamais plus proche de la mort qu’au plus fort de son ardeur. C’est de cette vérité que naît « la souffrance qui te met au supplice ». Et de cette autre encore, qui n’admet aucun accommodement :

    « Parce qu’être c’est mourir

    Qu’il faut mourir d’être

    Et non pas “au bout du compte”, “en dernier lieu”, “un jour ou l’autre” »…

    Emmanuel Moses ne peut en rester là. Comment sortir de la scène sans désespérer ? Le poète exalté et joueur met un terme à ce magnifique recueil en empruntant ses jongleries à la commedia dell’arte. Ainsi enjoint-il généreusement ses amis à rejoindre la troupe d’Arlequin et de Colombine, afin « [d]e rire jusqu’au bout de l’amour fou »

    « [e]n s’éjouissant de vivre comme de devenir un jour une

    ombre bienheureuse

    Parmi les ombres bienheureuses ».

    Et de conclure par cette invitation :

    « Et voguez, voguez puissamment vers le Grand Horizon ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Moses quatuor 2




    EMMANUEL   MOSES


    Emmanuel_moses_didier_pruvot_flammarion
    Ph. © Didier Pruvot/Flammarion
    Source





    ■ Emmanuel Moses
    sur Terres de femmes


    Dona (lecture d’AP)
    [La pluie donne un soir inachevé](poème extrait de Dona)
    [Mais voilà il y a un au-delà des apparences](extrait de Quatuor)
    La fleur « Shortia » (extrait de Polonaise)
    Ivresse (lecture de Gérard Cartier)
    [Derniers feux](extrait d’Ivresse)
    [Aujourd’hui j’ai ouvert le journal de l’éternité](extrait de Dieu est à l’arrêt du tram)
    [Je ferme les yeux](autre extrait de Dieu est à l’arrêt du tram)
    [Je suis allée au puits](extrait de Comment trouver comment chercher)
    [La mer, à peau de cétacé](extrait du Paradis aux acacias)
    Tout le monde est tout le temps en voyage (lecture d’AP)
    Tardives (poème extrait de Tout le monde est tout le temps en voyage)
    [Mettre un éléphant dans un poème](extrait d’Un dernier verre à l’auberge)
    [Le cahier vide et le cahier qui se remplit](extrait du Voyageur amoureux)






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  • Emmanuel Moses | [Mais voilà il y a un au-delà des apparences]



    [MAIS VOILÀ IL Y A UN AU-DELÀ DES APPARENCES]




    Mais voilà il y a un au-delà des apparences
    Il y a comme un ciel vertigineux qui nie les apparences
    Et c’est l’indifférence
    L’indifférence aux heures qui trottent sur le cadran translucide de la vie
    L’indifférence aux saisons
    Au bas du parchemin duquel est apposé un sceau de quatre

    couleurs différentes :
    Vert, jaune, marron et blanc. Ad aeternam
    (qu’on pourrait représenter aussi sous l’aspect de quatre oiseaux

    empaillés dans une vitrine)
    L’indifférence aux années qui roulent depuis toujours et sans fin
    Peut-être que c’est cela Dieu : l’au-delà des apparences diverses
    L’indifférence suprême, l’indifférencié suprême
    Le temps, Dieu et les hommes, indifférents les uns vis-à-vis des autres
    Tels les acteurs, le public, l’auteur, indifférents les uns envers les autres
    Pour échapper à la mort
    Et non pas comme événement individuel mais comme condition
    L’indifférence arc-boutée à l’indifférence
    L’une articulée à l’autre
    Et formant ensemble un bras plus puissant que celui qui fendit les flots

    de la Mer rouge…
    Un bras à défier les machines-robots qui déshumanisent l’homme en

    le dépossédant
    Qui ont vaincu l’humanité comme Moïse vainquit l’onde
    Pour y faire passer à pied sec son pauvre peuple
    L’indifférence de l’aigle qui vire en cercles larges et lents à hauteur

    de cime
    Et pour l’œil brillant et minuscule de qui la vallée n’est rien, le fleuve

    n’est rien
    L’activité humaine n’est rien, la circulation des automobiles et des

    trains, rien
    La fumée des cheminées d’usines et les chantiers, les carrières, rien
    Les champs et les prés, avec leurs tracteurs, leurs moissonneuses-

    batteuses, rien
    Et même les moutons qu’ils enlèveront dans les airs sans parler des

    menus rongeurs
    Ne sont rien sous leur regard souverain où on lirait le refus et le mépris
    Si on pouvait l’observer de près
    Voyez comme il promène sa silhouette cruciforme sur le fond du

    ciel d’azur
    Et de quelle manière il joue avec les courants de l’air
    Quelle leçon que les jeux de l’aigle en sa sagesse !
    Le soleil décline devant ma fenêtre
    L’instant est silencieux et ce qu’il y a de plus muet entonne un

    chant nouveau
    J’ouvre le livre des anciens visages d’Égypte
    Et je les écoute
    Ils me parlent de la mort et de sa morsure
    De l’éternité qu’elle fait sourdre de la chair du temps
    Et comme je les en remercie, ces très vieux morts
    Peints à l’encaustique sur des sarcophages en bois de tilleul
    Ou peints à la détrempe sur des sarcophages en bois d’if, en bois

    de sycomore
    Peints sur des masques de plâtre et sur des voiles en lin
    Ces hommes, ces matrones, ces jeunes filles, ces enfants
    Prenant éternellement congé de nous
    Sur les vertes collines des adieux.



    Emmanuel Moses, Quatuor, II , Poème, Le Bruit du temps éditions, 2020, pp. 40-42. [en librairie le 6 mars 2020]






    Moses quatuor 2






    EMMANUEL   MOSES


    Emmanuel_moses_didier_pruvot_flammarion
    Ph. © Didier Pruvot/Flammarion
    Source





    ■ Emmanuel Moses
    sur Terres de femmes


    Quatuor (lecture d’AP)
    [La pluie donne un soir inachevé](poème extrait de Dona)
    La fleur « Shortia » (extrait de Polonaise)
    Ivresse (lecture de Gérard Cartier)
    [Derniers feux](extrait d’Ivresse)
    [Aujourd’hui j’ai ouvert le journal de l’éternité](extrait de Dieu est à l’arrêt du tram)
    [Je ferme les yeux](autre extrait de Dieu est à l’arrêt du tram)
    [Je suis allée au puits](extrait de Comment trouver comment chercher)
    [La mer, à peau de cétacé](extrait du Paradis aux acacias)
    Tout le monde est tout le temps en voyage (lecture d’AP)
    Tardives (poème extrait de Tout le monde est tout le temps en voyage)
    [Mettre un éléphant dans un poème](extrait d’Un dernier verre à l’auberge)
    [Le cahier vide et le cahier qui se remplit](extrait du Voyageur amoureux)






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  • Emmanuel Moses | [Mettre un éléphant dans un poème]



    [METTRE UN ÉLÉPHANT DANS UN POÈME]




    Mettre un éléphant dans un poème c’est tout à fait possible
    Il suffit de ménager un espace suffisant entre deux mots
    Pas un espace sur la page blanche
    Un espace de sens
    Comme entre joie et peine
    Amour et haine
    Âme et corps
    Vie et mort
    Enfin, vous comprenez
    Vous y placez alors votre pachyderme
    Qui croyez-moi
    Pourra courir et balancer sa trompe à son aise
    Sans jamais se sentir à l’étroit.





    Emmanuel Moses, Un dernier verre à l’auberge, éditions LansKine, 2019, page 31.






    Emmanuel Moses  Un dernier verre à l'auberge




    EMMANUEL   MOSES


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    Ph. © Didier Pruvot/Flammarion
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    ■ Emmanuel Moses
    sur Terres de femmes


    Dona (lecture d’AP)
    [La pluie donne un soir inachevé](poème extrait de Dona)
    La fleur « Shortia » (extrait de Polonaise)
    Ivresse (lecture de Gérard Cartier)
    [Derniers feux](extrait d’Ivresse)
    [Aujourd’hui j’ai ouvert le journal de l’éternité](extrait de Dieu est à l’arrêt du tram)
    [Je ferme les yeux](autre extrait de Dieu est à l’arrêt du tram)
    [Je suis allée au puits](extrait de Comment trouver comment chercher)
    [La mer, à peau de cétacé](extrait du Paradis aux acacias)
    Quatuor (lecture d’AP)
    [Mais voilà il y a un au-delà des apparences](extrait de Quatuor)
    Tout le monde est tout le temps en voyage (lecture d’AP)
    Tardives (poème extrait de Tout le monde est tout le temps en voyage)
    [Le cahier vide et le cahier qui se remplit](extrait du Voyageur amoureux)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions LansKine)
    la fiche de l’éditeur sur Un dernier verre à l’auberge
    → (sur La Cause Littéraire)
    une lecture d’Un dernier verre à l’auberge par Philippe Leuckx






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  • Martine-Gabrielle Konorski, Bethani

    par Angèle Paoli

    Martine-Gabrielle Konorski, Bethani,
    suivi du Bouillon de la langue,
    Le Nouvel Athanor, 2019.
    Préface d’Emmanuel Moses.



    Lecture d’Angèle Paoli




    DIRE EN BETHANI LE POSSIBLE RECOMMENCEMENT





    Dire Bethani, chanter Bethani, nommer Bethani. Errer vers Bethani. Attendue, espérée de longue date, la ville au loin guide le peuple en marche. Pareille à une étoile fidèle, visible de tous, tout à la fois accessible et inaccessible. Le murmure de son nom attise le désir. Attise aussi la douleur. Bethani, rejoindre la ville et retrouver la maison. L’unique. La seule possible. BETH-ANI. La Maison de l’Affliction.

    En un long poème inspiré, la poète Martine-Gabrielle Konorski est ici celle qui nomme. Son dit porte le nom de Bethani. Le poème se fait ainsi psaume. Suit un second poème, intitulé Le Bouillon de la langue.

    Par sa parole et par son chant, Martine Konorski s’institue chantre de l’histoire. L’histoire d’un peuple en marche. Une longue marche, une anabase réelle ou rêvée, archétype de toutes les marches, résonne en nos mémoires oublieuses et absentes. Une marche dans le désert, qui s’étire dans le hors-temps de l’Histoire et qui dit l’humanité en quête de son lieu d’être. Comment nommer Bethani ? Comment inscrire le nom de Bethani dans les circonvolutions de la mémoire ? Seule la poésie, portée par le souffle et le sel qui la fécondent, peut faire jaillir sur la page, en une suite de poèmes que rythme leur musicalité propre, les traces effacées par le vent des sables. Les strophes se succèdent, brèves, économes de mots mais non d’images. Souvent isolés, les mots s’inscrivent en retrait dans les vers les plus longs.

    La chronique de cet exode est prise in medias res, alors même que le peuple — innommé, sinon par le pronom indéfini « eux » ou par le nom de « caravane » — est en marche. Au commencement est la route, au commencement est son sillon de poussière, la traînée de cailloux déplacés, les crissements d’essieux et les grincements de roues, les obstacles. Un futur imaginaire dessine les promesses de portes entrouvertes pour l’accueil. Ivresses et larmes conjuguent tout ensemble leur présence. Le paysage est celui d’une terre aride d’où émergent les frondaisons des oasis. Pays du soleil implacable et de la soif. Pays des transhumances et des migrations nomades, qui avancent tout en lenteur, de puits en citernes, sur les croûtes brûlantes de la terre. Avec un rêve. Rejoindre Bethani.

    En lisant le récit de cet exode, je songe à la peinture murale de Delacroix — La Lutte avec l’Ange —, à cet arrière-plan où se vit la longue remontée de la tribu de Jacob à la rencontre d’Esaü, son frère, cheminement hasardeux à travers les trouées de lumière, où se bousculent chevaux et chameaux, « petit et gros bétail ».

    « Dans la fournaise

    les hommes du vent

    font confiance aux chameaux

    Tous avancent somnolents

    aimantés

    par l’horizon

    des jours qui passent ».

    Le nom de Bethani scande le rythme de la marche. Il revient en leitmotiv, sous-jacent à d’autres mots qui dessinent avec lui une frise — frise géographique, frise historique, frise poétique. Main, sable, larmes, frontières, exil, désert, trace, empreintes, chagrin… Pourtant, malgré ces stèles qui ancrent le poème dans un espace tout autant connu que désiré, le paysage échappe. Même si au passage le lecteur croise la vigne et l’olivier, le shofar, le Temple et les noms de David et de Salomon. Quelques vers plus loin, avec l’allusion explicite aux « Esclaves d’hier » et à la fuite hors d’Égypte ne subsiste plus de doute. Le peuple en route vers Bethani est bien le peuple hébreu.

    Deux vers, peut-être, pourraient à eux seuls nommer cette double quête, celle du peuple nomade comme celle de la poète :

    « Intraduisible rêve

    cette route de Bethani. »

    Intraduisible sans doute, parce que le rêve recèle en lui sa part de souffrance et de misère. Mais aussi sa part de violence et de sidération. Rejoindre Bethani est une entreprise douloureuse, semée d’embuches et de luttes. Qui dit le déchirement, la perte d’identité, l’errance, et jusqu’à l’éradication :

    « Bethani

    Survivre à l’effacement. »

    D’où l’importance, toute biblique, de nommer. Comme dans ces versets de la Genèse, où « Celui » qui heurta la hanche de Jacob dit à ce dernier :

    « Quel est ton nom ? » — « Jacob », répondit-il. Il reprit : « On ne t’appellera plus Jacob, mais Israël, car tu as lutté avec Dieu et avec les hommes et tu l’as emporté. »

    Minée par le doute et par l’« inespérance », la caravane qui progresse conduit avec le ciel un « dialogue d’éther », d’incandescence, de feu et de larmes. Au bout de la nuit survient un nouveau souffle. Une lueur d’espoir annonciatrice de la reconstruction. Une parole bienfaitrice qui renaîtra de ses blessures. Bethani surgit au lendemain d’intenses traversées.

    Une lumière s’accorde pour dire en Bethani le possible recommencement.


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Martine Konorski  Bethani 2





    MARTINE – GABRIELLE KONORSKI


    Martine Konorski Portrait
    Ph. D.R. Pascal Therme
    Source





    ■ Martine – Gabrielle Konorski
    sur Terres de femmes


    [Les mots cognent] (extrait de Bethani)
    Instant de Terres (lecture de Marie-Hélène Prouteau)
    « Un point ouvert » (extrait d’Instant de Terres)
    un autre poème extrait d’« Un point ouvert » (Instant de Terres)
    [Au versant de la pierre-écritoire] (extrait de Je te vois pâle… au loin)
    Verticale (extrait d’Une lumière s’accorde)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    [Vissée à la plante des pieds]





    ■ Voir aussi ▼

    → (dans la poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une notice bio-bibliographique sur Martine Konorski
    le site de Martine Konorski





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  • Martine – Gabrielle Konorski | [Les mots cognent]




    [LES MOTS COGNENT]




    Les mots cognent

    la tête
    déchirent les rêves

    d’un refuge

    Les murs restent si hauts
    Là-bas

    Toujours s’éloigne
    Bethani        BETH    ANI
    Le vent souffle

    Inlassable
    sur ces lettres de feu

    Cet été sera-t-il

    le dernier
    sans revoir la maison ?





    Retrouver Bethani
    Une
    course au goût de sel
    Sur les rives éloignées des dunes

    trébucher seulement
    Sous le cri des chameaux
    le poids des corps

    se dépose

    flaques d’ombres
    brisées à chaque
    pas

    Les larmes sont de joie

    en lames à nos chevilles.





    Nommer Bethani

    dans le chant
    Écho d’un son

    qui s’égare

    Point de fuite

    disparu
    dans les traces

    ensablées

    Errance

    Des milliers de visages

    consolés
    par les feux

    du désert

    Avançons
    les joues blanchies

    de lune.




    Martine-Gabrielle Konorski, Bethani, suivi de Le Bouillon de la langue, Le Nouvel Athanor, 2019, pp. 26-28. Préface d’Emmanuel Moses.






    Martine Konorski  Bethani 2





    MARTINE – GABRIELLE KONORSKI


    Martine Konorski Portrait
    Ph. D.R. Pascal Therme
    Source





    ■ Martine – Gabrielle Konorski
    sur Terres de femmes


    Bethani (lecture d’AP)
    Instant de Terres (lecture de Marie-Hélène Prouteau)
    « Un point ouvert » (extrait d’Instant de Terres)
    un autre poème extrait d’« Un point ouvert » (Instant de Terres)
    [Au versant de la pierre-écritoire] (extrait de Je te vois pâle… au loin)
    Verticale (extrait d’Une lumière s’accorde)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    [Vissée à la plante des pieds]




    ■ Voir aussi ▼


    → (dans la poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une notice bio-bibliographique sur Martine Konorski
    le site de Martine Konorski





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