Étiquette : Emmanuelle Pagano


  • Emmanuelle Pagano, Nouons-nous

    par Isabelle Lévesque

    Emmanuelle Pagano, Nouons-nous,
    éditions P.O.L, 2013.



    Lecture d’Isabelle Lévesque



    L'objet existe peu sans sa capacité à relier à l'autre
    Ph., G.AdC







    « NOTRE JOIE SALIT TOUT LE MIROIR »



    Je lui demande ce qu’il a, il me répond : toi.



    Tout débute. Nœud des pronoms attachés (trait d’union), verbe au diapason d’homophoniques étreintes nues : Nouons-nous (nous-on-nous ?).

    D’emblée. Geste.

    Pas une question, une suggestion : réalisation dans la langue de l’attraction je/tu, communément deux-en-un. Alors petits récits juxtaposés entrecoupés de pauses réflexives. Deux unités vers seule contraction. Narrateur/narratrice, les instances multiples alternent pour que chacune tende vers la fusion. Acte dirigé, faire corps ou souffle commun.

    Au commencement, le deux posé ne demande qu’à se confondre :

    « Entre lui et moi, juste la place d’un tissu tendu comme du papier. »

    Au milieu, l’attrait d’un verger d’enfance, classement des arbres fruitiers comme un écolier rangerait ses craies, s’il en avait encore, avant de lire sur l’ardoise les noms qui composeront son souvenir : « Cerisiers, pommiers, abricotiers ». Ce jardin qui n’est plus, enceinte des parents sévères perdus, revient entre deux textes avant l’évocation tendre de l’amoureux « accordéoniste » rencontré lors d’une noce qu’il fait danser :

    « Ils étaient tous si serrés, engoncés. Un seul ouvrait les bras, et c’était lui. Pour faire de la musique il embrassait l’air, il accueillait le vide, il respirait à grands gestes. »

    Ouverture des bras où prendre place : écho dans le texte d’Emmanuelle Pagano. Il échappe à un genre précis, ce livre égrenant les notations poétiques et brèves, prenant parfois la forme de vérités nues désarmantes, naïves, revenant de bords éculés de la réflexion dans leur immédiate candeur :

    « Je pourrais l’accompagner n’importe où, même ici. »

    D’autres, à la portée particulière et concrète, placent des sensations inattendues facilitant la représentation d’un état psychologique, son enracinement :

    « L’aimer c’est m’inquiéter. L’air devient solide dans ma gorge. »

    Les sensations, perpétuellement présentes, se substituent au logos, à une pensée logique et raisonnante qui permettrait d’analyser notre rapport au monde. Nouons-nous ne dissèque pas, il approche, par frottement, à tâtons, ou d’une oreille, le corps de l’autre (de même sexe parfois) désiré. La lecture est celle du corps : odeur de l’autre perçue comme étant sa substance même, son être, à l’égal de la salive, du sperme, des larmes de l’aimé une à une répandue dans le sexe de celle qu’il aime – elle voudrait le consoler mais goûte la douceur salée en elle qui se verse.

    Nous suivons la petite musique de la narratrice éprise (…ou du narrateur…), nous charmant. Voix douce, l’air de rien, elle recompose dans un joyeux désordre la trame d’une rencontre pour revenir au quotidien, liant tout, comme sont noués les amoureux qui dansent. Après l’accordéon dans les bras ouverts du musicien, une amoureuse (autre je ou variante du premier) porte à ses lèvres l’embouchure du saxophone. Langage du corps, l’objet existe peu sans sa capacité à relier à l’autre, les êtres inventent une communication sensuelle où s’imprégner (ou imprégner) des humeurs du corps, lèvres laissant saliver le désir sur la bouche de l’instrument qui rejoindra celle de l’aimé. « [O]utils coupants, des ciseaux fins, des coupe-ongles, des rasoirs, des pincettes », autant d’instruments pour les mains qui fabriqueront « des personnages et des décors de théâtres d’ombre » ; ce que la narratrice transformera avec « ses mains augmentées ».

    « [A]musement », mot maître de l’amoureuse qui s’attendrit d’un geste (écarter la peau des fruits, du boudin pour ne savourer que la chair) : dresser ainsi un glossaire d’habitudes infimes et signifiantes. Dans la géographie amoureuse, l’autre devient diversions souriantes.

    La contagion s’opère du geste amoureux au rire qui est une autre forme de déclaration :

    « Tout le monde nous regarde. Gêné, il essaie d’étouffer mon rire avec sa main, qui moule ma bouche. Je continue de rire dans ses doigts, il rit à son tour car ça le chatouille. »

    Force enfantine, laisser aller le geste jusqu’à son terme dans sa délivrance joyeuse. Ou résister lorsque l’on refuse la rupture, éviter le face à face s’il se réduit à une parole d’adieu :

    « Elle ne trouvera pas de temps pour me parler seule à seul. »

    Stratégie en forme de jeu, refus de cesser.

    Parfois, oui, des séparations dénouent le fil du texte, les fragments dispersent les émotions d’un « nous » qui se scinde comme cette femme élagueuse qui continue à couper les branches « sanglée, la tronçonneuse dans le dos » comme du temps où son homme la trouvait ainsi désirable. Les récits correspondent à des phases différentes. Fin de parcours, cela arrive, mais l’enchaînement sur l’union de deux bouches se donnant à boire « de rire en rire » désamorce les scènes de rupture.

    À plusieurs reprises, le rire partagé (son éclat) fixe la reconnaissance amoureuse. Capacité à connaître le diapason : la musique, bien présente, accorde les cœurs et l’instant où les amoureux rient ensemble dans la salle de bain « en postillonnant » :

    « Notre joie salit tout le miroir. »

    La salive n’est pas seulement échangée dans les baisers, la bouche peut faire boire l’autre comme un même rire éclate en laissant des traces enfantines semblables à la buée d’un baiser sur la vitre.

    Écrire à même. Un seul auteur pour nouer des narrateurs au livre, dans le même espace. Les gestes entre les êtres multipliés dans les récits morcelés se fixent sur une image. Le deux en tous : facettes du miroir sur une route bordée de lèvres et mains, de sexes et ventres.

    Au cœur de ces allers retours, le livre est compagnon. Mis en abyme, il ne s’interpose pas, il devient allié de fusion. Inscrit dans l’attente de l’autre et de l’union :

    « Je m’inquiète pendant je ne sais combien de pages. »

    Unité de mesure du temps, il évite la désertion ou l’angoisse, il occupe l’espace qui sépare les deux corps, les deux êtres fatalement unis au terme de ce laps – ou séparés, définitivement dénoués.



    Isabelle Lévesque
    D.R. Texte Isabelle Lévesque
    pour Terres de femmes







    Emmanuelle Pagano, Nouons-nous, P.O. L, 2013.






    EMMANUELLE PAGANO




    ■ Emmanuelle Pagano
    sur Terres de femmes

    L’Absence d’oiseaux d’eau (lecture d’AP)
    Emmanuelle Pagano | Claude Rouyer, Le Travail de mourir (lecture d’AP)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    quelques pages de Nouons-nous
    → (sur vimeo)
    une lecture à deux voix (Emmanuelle Pagano et Laurent Mauvignier) de larges extraits de Nouons-nous (Écrivains en bord de mer, La Baule, juillet 2014)
    le site d’Emmanuelle Pagano



    ■ Autres notes de lecture (54) d’Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes


    Max Alhau, Les Mots en blanc
    Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
    Gabrielle Althen, Soleil patient
    Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli
    Edith Azam, Décembre m’a ciguë
    Gérard Bayo, Jours d’Excideuil
    Mathieu Bénézet, Premier crayon
    Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive
    Claudine Bohi, Mère la seule
    Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
    Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous
    Valérie Canat de Chizy, Je murmure au lilas (que j’aime)
    Fabrice Caravaca, La Falaise
    Jean-Pierre Chambon, Zélia
    Françoise Clédat, A ore, Oradour
    Colette Deblé, La même aussi
    Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour
    Sabine Dewulf, Et je suis sur la terre
    Pierre Dhainaut, Après
    Pierre Dhainaut, Ici
    Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
    Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse
    Pierre Dhainaut, Voix entre voix
    Armand Dupuy, Mieux taire
    Armand Dupuy, Présent faible
    Estelle Fenzy, Rouge vive
    Bruno Fern, reverbs    phrases simples
    Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité
    Aurélie Foglia, Gens de peine
    Philippe Fumery, La Vallée des Ammeln
    Laure Gauthier, kaspar de pierre
    Raphaële George, Double intérieur
    Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
    Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite
    Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel
    Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
    Sabine Huynh, Kvar lo
    Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte
    Mélanie Leblanc, Des falaises
    Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts
    Béatrice Marchal, Au pied de la cascade
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    Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va
    Dominique Maurizi, Fly
    Dominique Maurizi, La Lumière imaginée
    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
    Nathalie Michel, Veille
    Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe
    Jacques Moulin, L’Épine blanche
    Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
    Hervé Planquois, Ô futur
    Sofia Queiros, Normale saisonnière
    Jacques Roman, Proférations
    Pauline Von Aesch, Nu compris





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  • Emmanuelle Pagano, L’Absence d’oiseaux d’eau

    Emmanuelle Pagano, L’Absence d’oiseaux d’eau,
    P.O.L éditeur, 2010.



    Lecture d’Angèle Paoli



    Parfois- tu me manques tellement que je pense ne t-avoir jamais vu- que tu n-existes pas.
    Ph., G.AdC







    DE TOUT CELA QUI N’EXISTE PAS, IL RESTE…



         « Les seuls livres que je commence et dont je ne connais pas la fin ce sont les miens, ceux que j’écris. […]
    Ici c’est différent, parce que je ne sais pas si je suis lectrice ou auteur de ces lignes. Ce livre me dépasse ».


          Cet aveu de fusion/confusion lectrice-auteur ― confié par la scriptrice de cette lettre à son destinataire ― rend compte de la complexité d’une écriture qui joue constamment sur la duplicité, le dédoublement, l’alternance du vrai et du faux. Vrai faux roman épistolaire, fiction en trompe l’œil, interrogation incessante et multiple sur l’écriture romanesque, vérité et mensonge, le dernier roman d’Emmanuelle Pagano, L’Absence d’oiseaux d’eau, est un roman qui croise à l’infini, dans un étourdissant jeu de miroirs, écriture du livre et écriture amoureuse des corps. Éblouissant vertige !

         Conçu « à l’origine » à partir d’un échange de lettres entre deux écrivains, tous deux engagés dans le projet d’élaborer, au jour le jour, une fiction amoureuse à quatre mains, L’Absence d’oiseaux d’eau pose, dès la « Note » préliminaire ― vraie ou fausse note ? ―, l’idée de la confusion entre histoire inventée et histoire vécue. « Le livre et la vie se mélangent, sans couture, sans séparation. » « La fin de l’histoire » est-elle la fin de l’histoire d’amour, la fin de l’histoire inventée par les deux romanciers, la fin d’une histoire de livre et d’amour inventée par celle qui dit « je » ? Les trois ensembles et même davantage ? Imprévisible et imprévue pour la scriptrice, l’issue de cette histoire, inscrite en filigrane dans la « Note », est évidente pour le lecteur. Qui sait d’expérience que les histoires d’amour finissent toujours mal et que les romans se terminent avec la fin de l’histoire, à la dernière page. La seule vraie différence avec d’autres romans, c’est qu’il n’y a peut-être pas d’histoire dans L’Absence d’oiseaux d’eau. Le roman d’Emmanuelle Pagano n’est-il pas construit sur l’absence ? Et l’absence d’oiseaux d’eau, annoncée par le titre, ne préfigure-t-elle pas d’autres absences ? Celle de l’amant, absence-présence-absence obsédante dont l’existence, réelle ou imaginaire, prend corps progressivement à travers les lettres qui lui sont quotidiennement adressées ? Absence de la scriptrice, absente à son mari, à ses enfants, à sa vie de tous les jours et exclusivement absorbée par son écriture et par l’amant fictionnel ou non qui la suscite ? Le motif de l’absence rythme les lettres, régulièrement ponctuées par le leitmotiv : « tu me manques » / « ce soir tu me manques plus qu’avant » / « Parfois, tu me manques tellement que je pense ne t’avoir jamais vu, que tu n’existes pas. » / « Tu me deviens, je m’efface dans ton corps, je n’ai plus d’odeur, plus de consistance, qu’à travers toi, et je comprends à quel point tu me manques, au point de n’avoir plus de corps, sauf le tien. Je t’embrasse. » Jusqu’à l’absence définitive, irrémédiable, qui fait de « ce livre un roman épistolaire sans échange, comme un faux », et de la parole de l’amante « un monologue pathétique. »

         Pourtant l’épistolière se prend à son propre jeu qui passe par la ritualisation de l’écriture liée au corps : dans le premier volet du roman (il y en a trois), écrire passe par la répétition, le leitmotiv de la position assise sur les genoux de l’amant :

    « Quand on me demande ce que j’écris en ce moment, j’ai envie de répondre peu importe ce que j’écris, ce qui compte c’est comment je l’écris, j’ai envie de répondre en ce moment j’écris un roman assise sur les genoux de l’homme que j’aime. »

         Tout imprégnée de son personnage principal ― « je vais faire de toi mon premier personnage d’homme » ―, tout occupée du souci de resserrer ses émotions dans les pages qu’elle lui consacre, elle s’applique à faire grandir entre eux leur histoire sensuelle et charnelle.

    « J’écris, je t’écris, avec cette envie de toi qui ne me quitte pas, plus forte qu’avant parce qu’elle se nourrit de la tienne, elle est dilatée, distendue, elle fait le tour de moi, puis elle me ceinture, et quand tu m’écris ton envie de moi, j’ai l’impression que mon désir me serre d’un cran supplémentaire. »

         De ce jeu à une seule voix, la scriptrice et amante entraîne avec elle dans les méandres de ses émois amoureux, de ses plaisirs, de ses émotions, de sa jouissance, le lecteur qu’elle tient en haleine d’un bout à l’autre de son écriture. Brèves au début, les lettres se densifient au fur et à mesure que la passion de cette femme pour son amant se fait exigeante, quémandeuse insatiable de caresses.

         Oubliant les questions de l’illusion romanesque, le lecteur se laisse prendre au rythme des phrases, à leur circularité, à leur poésie, au chant de cette femme, à sa voix qui le guide « maint tenant » dans la sienne, jusque dans l’intimité de sa sensualité extrême, jusque dans la crudité (jamais salace ni vulgaire) de son désir. Il n’importe plus dès lors de savoir si l’histoire qu’elle vit est vraie ou si elle est pure invention. Ce qui importe, c’est la beauté et la force enveloppante de cette écriture érotique, belle de la poésie liquide, à fleur d’eau, dont elle s’imprègne progressivement. À l’insu du lecteur, sans qu’il y prenne garde, les corps emmêlés des amants deviennent paysage. Paysages noyés de vallées et de lacs, de rivières de cailloux et de sable. Et peuplés d’oiseaux d’eau.

    « Peut-être que nous fabriquons un lac, nous creusons dans la terre, puis nous drainons par des chemins, des sillons, l’eau des rivières pleines de poissons conciliants. Ensuite, nous sifflons pour appeler des oiseaux d’eau. Ils viennent peupler le lac à grands bruits d’ailes nonchalantes. […] Il ne nous reste plus qu’à souffler nos souffles chauds d’amants dessus pour que le lac se liquéfie, prenne sa forme arrondie dans le fond de la vallée, et libère les canards sauvages. […]
    Nous dessinons ces lignes de rivières, ces affluents, ces fleuves, tu dis qu’ils se jettent dans les bras l’un de l’autre, oui, avec nos lettres nous traçons ces lignes, c’est alors facile de détourner les cours d’eau. Nos lignes d’eau se croisent, se substituent les unes aux autres, nous serpentons ensemble et l’eau ouvre des brèches, elle forme de violents torrents glacés et bruyants dans les montagnes, notre histoire fait du bruit et rien ne l’arrête. »


          Jusqu’à l’ultime page qui livre le mystère bouleversant de L’Absence d’oiseaux d’eau. De tout cela qui n’existe pas, il reste une écriture. Virtuose et sublime.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    L-Absecnce d-oiseaux d -eau







    EMMANUELLE PAGANO



    ■ Emmanuelle Pagano
    sur Terres de femmes

    Nouons-nous (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Emmanuelle Pagano | Claude Rouyer, Le Travail de mourir (lecture d’AP)





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