Étiquette : Enrique Vila-Matas


  • 17 juillet | Enrique Vila-Matas, Bartleby et compagnie

    Éphéméride culturelle à rebours



    Je me suis regardé dans le miroir et ne me suis pas reconnu.
    Ph., G.AdC






    [AUJOURD’HUI 17 JUILLET]


        Aujourd’hui 17 juillet, deux heures de l’après-midi, j’écoute du Chet Baker, mon interprète favori. Il y a un moment, en me rasant, je me suis regardé dans la glace et je ne me suis pas reconnu. La solitude radicale de ces derniers jours fait de moi un être différent. Quoi qu’il en soit, je vis assez content mon anomalie, ma déviation, ma monstruosité d’individu isolé. Je trouve un certain plaisir à me montrer farouche, à escroquer la vie, à afficher des positions de héros radicalement négatif de la littérature (c’est-à-dire à jouer les personnages mêmes qui hantent ces notes sans texte), à observer la vie et à remarquer qu’elle manque justement un peu de vie.

        Je me suis regardé dans le miroir et ne me suis pas reconnu. Puis j’ai pensé, comme ça, à ce que Baudelaire disait, à savoir que le véritable héros est celui qui s’amuse tout seul. J’ai de nouveau regardé du côté du miroir et je me suis trouvé un vague air de Watt, le personnage solitaire de Samuel Beckett. Comme Watt, on pourrait décrire de la façon suivante : Un autobus s’arrête devant trois répugnants vieillards qui l’observent assis sur un banc public. Le bus démarre. « Regarde (dit l’un d’eux), quelqu’un a laissé un tas de chiffons. » « Non (dit le deuxième), c’est une poubelle qui est tombée. » « Pas du tout (dit le troisième), il s’agit d’un paquet de vieux journaux qu’on a jeté là. » À cet instant, le tas d’ordures avance jusqu’à eux et, avec la dernière grossièreté, demande qu’on lui fasse une place sur le banc. C’est Watt.

         Je ne sais pas si je fais bien de me transformer en tas d’ordures pour écrire. Je ne sais pas. Je ne suis que doute. Peut-être ferais-je mieux de mettre fin à mon isolement excessif. De parler au moins avec Juan, de l’appeler chez lui et de lui demander de me redire son truc sur Musil, après qui il n’y a plus rien. Je ne suis que doute. Tout ce dont, tout à coup, je sois sûr, c’est qu’il me faut changer de nom et m’appeler maintenant QuasiWatt. Enfin, que je me dise ça ou autre chose, je ne sais pas si c’est vraiment important. Dire, c’est inventer. Que ce soit vrai ou faux. Nous n’inventons rien, nous croyons inventer alors qu’en réalité nous nous contentons d’ânonner la leçon, les restes de devoirs d’école appris et oubliés, une vie sans larmes, telle que nous la pleurons. Et merde pour tout ça.

         Je ne suis qu’une voix écrite, presque sans vie privée ni publique, je suis une voix qui lance des mots, des mots qui, fragment après fragment, énoncent la longue histoire de l’ombre de Bartleby planant sur les littératures contemporaines. Je suis QuasiWatt, je ne suis que flux discursif. Jamais je n’ai éveillé la moindre passion et j’en éveillerai encore moins maintenant que je ne suis plus qu’une voix. Je suis QuasiWatt. Je les laisse dire, mes mots, mes mots qui ne sont pas à moi, moi, ce mot qu’ils disent, mais qu’ils disent en vain. Je suis QuasiWatt et il n’y a eu que trois choses dans ma vie : l’impossibilité d’écrire, la possibilité de le faire, et la solitude, physique bien sûr, qui m’aide pour l’instant à tenir le coup. J’entends soudain quelqu’un qui me dit :
         ― QuasiWatt, tu m’entends ?
         ― Qui va là ?
         ― Pourquoi n’oublierais-tu pas un peu ta déchéance pour parler du cas de Joseph Joubert, par exemple ?

         Je regarde et je ne vois personne et je fais savoir au fantôme que je suis à ses ordres, je lui dis ça et je ris, et je finis par m’amuser tout seul, comme les véritables héros.



    Enrique Vila-Matas, Bartleby et compagnie [Bartleby y compañía, Barcelona, Anagrama, 2000 ; trad. fr., Christian Bourgois Éditeur, 2002], Christian Bourgois Éditeur, Collection Titres, 2009, pp. 64-65-66. Traduction d’Éric Beaumatin.






    Enrique Vila-Matas





    ■ Enrique Vila-Matas
    sur Terres de femmes

    26 octobre 2007 | 26 octobre 1987 | Enrique Vila-Matas, Journal volubile



    ■ Voir aussi ▼

    le site d’Enrique Vila-Matas
    → (sur Calou, l’ivre de lecture, le site de Pascale Arguedas)
    Bartleby et compagnie (+ un dossier sur Enrique Vila-Matas)





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  • 26 octobre 2007 | 26 octobre 1987 | Enrique Vila-Matas,
    Journal volubile

    Éphéméride culturelle à rebours



    Sur la plateforme du 24 -j-emprunte en permanence cette ligne-(2)
    Ph., G.AdC






    OCTOBRE




         . C’était en octobre, il y a exactement vingt ans. Je m’en souviens comme si c’était aujourd’hui. Nous étions le 26 et je suis monté dans le 24. J’ai noté la date sur le livre que j’ai acheté ce jour de 1987. Je croyais connaître son auteur, Raymond Queneau, mais je n’avais aucune idée de ce dont pouvait parler le livre. Le titre ne semblait pas très attirant, Exercices de style, mais les 99 fragments qui le composent sont, en fait, très amusants. C’est ce que j’ai découvert à peine étais-je monté dans le 24. Debout sur la plate-forme de l’autobus, j’ai commencé à voir avec un étonnement amusé en quoi consistent ces Exercices que je venais d’acheter. Et au fur et à mesure que je lisais, je les trouvais de plus en plus géniaux. On y raconte ― de 99 façons différentes ― une courte histoire. En vers, en prose, au présent… la longueur est variable, de 4 à 499 lignes. En développant un seul thème ― une anecdote insignifiante, une altercation dans un autobus et un trajet dans Paris ―, l’auteur enferme à double tour le lecteur dans chacune de ces 99 histoires et le séduit avec toutes sortes d’exercices de style et de jeux de mots.

         . Là, sur la plateforme de l’autobus, je me suis mis, ce jour-là, à rire et je crois même, à force, que j’ai failli me décrocher la mâchoire avec les 99 versions de l’histoire de Queneau (lire Que No, un nom heureux), une histoire qui, synthétisée, est aussi bête que cela : un matin, sur la plateforme arrière d’un autobus presque bondé de la ligne S, quelqu’un observe un jeune homme qui accuse un voyageur de l’avoir piétiné volontairement et arrête soudain de récriminer dès qu’il voit une place libre. Deux heures plus tard, on retrouve le jeune homme devant la gare Saint-Lazare en train de bavarder avec un ami qui lui conseille de mieux fermer son pardessus en faisant remonter le premier bouton par un tailleur compétent.
         Je me dis parfois que ce livre m’a impressionné au-delà du raisonnable peut-être parce que c’était la première fois que je lisais dans le 24 une histoire qui se déroulait dans un autobus.

         . Raymond Queneau publia son dernier roman dans la France de 68. Je ne sais pas si l’année était un bon choix, toujours est-il que Le Vol d’Icare parut pendant ces jours compliqués. C’est maintenant Elisenda Julibert qui le publie chez Marbot, une nouvelle petite maison d’édition de Barcelone. Il semblerait que de nouvelles maisons d’édition à vocation ― par bonheur ― littéraire naissent presque chaque jour parmi nous. C’est étonnant et il faut s’en réjouir.
         L’histoire de Queneau démarre à Paris, aux alentours de l’année 1895. Un écrivain qui s’appelle Hubert crée un personnage nommé Icare qui, alors qu’il n’a qu’une quinzaine de pages de vie, peut-être à cause de son penchant à voler octroyé par son nom, s’échappe, s’envole littéralement du livre. Hubert cherchera son personnage et, soupçonnant son collègue Surget de le lui avoir volé, fera appel aux services du détective Morcol. Étranger à tout cela, le malheureux Icare qui, n’ayant vécu que quinze pages, ne sait guère se conduire dans le monde, s’est réfugié dans une taverne où il boit de l’absinthe sans connaître les pouvoirs de la boisson. Dès lors, on va de surprise en surprise.
         J’ai commencé à le lire, hier, sur la plateforme du 24 (j’emprunte en permanence cette ligne) et, même si le récit de Queneau ne commence pas dans un autobus, je me suis remis à rire comme au bon vieux temps. Je n’ai interrompu ma lecture que pour descendre de l’autobus. Je suis timidement descendu du 24 au moment où Hubert fumait un Partagas devant ses feuilles blanches et buvait mélancoliquement un porto. J’ai fini à la maison ce livre qui, si on lui volait les pages 2 (Note à l’édition) et 300 aurait 299 pages ce qui aurait été parfait parce que j’aurais pu spéculer sérieusement sur l’influence du nombre 99 dans ma vie de passager permanent du 24.



    Enrique Vila-Matas, Journal volubile, Christian Bourgois Éditeur, 2009, pp. 194-195-196. Traduit de l’espagnol par André Gabastou.






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