Étiquette : Entre les braises


  • Roselyne Sibille, Entre les braises

    par Sylvie Fabre G.

    Roselyne Sibille, Entre les braises,
    éditions La Boucherie littéraire,
    Collection « La feuille et le fusil », 2018.



    Lecture de Sylvie Fabre G.




    UNE CLARTÉ QUE L’OMBRE NE POURRA ABOLIR


    À Roselyne qui nous rappelle
    que la vie ne nous préserve de rien.



    Il y a des signes qui sont comme des apparitions. Et aux moments les plus bouleversants de notre vie, ceux qui touchent à la naissance et à la mort, à l’amour et à l’adieu, d’abord nous foudroient, puis rayonnent à l’intérieur de nous pour nous permettre d’associer à leur silence la parole où tressaillent puis se propagent les ondes de la joie ou de la douleur. Leur enfance jouxte alors leur éternité. Le signe cerné peut être une voix, un regard, la ligne d’un paysage ou d’un livre, une clarté que l’ombre jamais ne pourra abolir.

    Dans le dernier recueil de Roselyne Sibille, Entre les braises, qui vient de paraître aux éditions La Boucherie littéraire, ce signe définitif est une précieuse touche de couleur, le vert émeraude d’un regard, ce « vert d’eau », ce « vert-lumière que donne le soleil à la transparence des feuilles ». Il revient, leitmotiv au long du poème, et toujours inédit, pour y évoquer la présence, l’absence et la présence absente d’un enfant qui a choisi de se donner la mort. La choisissant, il a fait basculer la vie de sa mère dans une autre vie, incertaine et fuyante, dont elle ne sait si elle existe vraiment et où en « est la suite ». Car son être entier de mère étant atteint, elle vit désormais « les mains lasses/les doigts/le cœur trop loin/la tête à l’abri de rien ». Au début du texte en témoigne le basculement des pronoms qui la désignent : le je devient un on, comme si elle avait perdu toute conscience de soi et ne pouvait plus que laisser un moi quotidien, indéterminé, agir à sa place : « on marchera sans les jambes, on remplira la bouilloire, on versera, on servira l’infusion », séries d’actions mécaniques des premiers jours du deuil, non reliées à la chair, à l’esprit de la vivante. La mort en elle semble d’abord gagner, un incendie qui dévore tout et consume jusqu’à l’amour de jadis « devenu un inconnu ». Le vocabulaire récurrent du feu (ou aussi de la glace car en même temps, face à l’incompréhensible, « on a froid partout », écrit-elle) souligne le bouleversement de tous les sentiments ou sensations qui font la vie ordinaire. À la place se sont installées « les insécurités définitives » dont parle Juarroz cité en exergue. Roselyne Sibille montre, jusque dans la typographie du texte, la sobriété le resserrement ou la dispersion des mots au fil des pages, la manière dont la mère et la poète en elle tentent de faire face au deuil insoutenable. Atteinte dans ses fondations les plus profondes, « toute stabilité emportée par la tornade fondamentale », lui restent la révolte, le désespoir, la ruine.

    Car quelle perte peut être pire tragédie que la perte d’un enfant dans de telles conditions, et comment y faire face pour que la mort ne gagne pas aussi en soi et sur tout ? Roselyne Sibille y répond en éclairant la nécessité d’une lutte intime et le pouvoir résilient de la parole. Quand les mots eux-mêmes nous fuient, nous rappelle Entre les braises, c’est la vie qui se tarit. Cette désertion des mots d’abord « engloutis dans un gouffre », le recueil en déroule la reconquête menée au cours des mois et des années qui suivent le drame. En son cœur, la douleur infrangible et la lente montée d’un « oui ». Après « le temps des mots hannetons à la patte cassée », le retour progressif de ceux qui vont lui permettre de rester debout. Car ce sont les mots, vers ou prose (qu’importe le genre dans ce livre mêlant aussi les registres), qui lui permettent « de ne pas se laisser glisser jusqu’à plus rien ». Grâce à leur fil sur la corde d’un dramatique et d’un lyrisme économes, la narratrice va pouvoir affronter l’événement inimaginable, et les déflagrations qui en résultent, au passé présent futur. La construction du livre est à l’image de la reconstruction de la vie. Du magma initial des mots la narratrice va faire un foyer de lumière, en se frayant pas à pas un chemin hors du labyrinthe pour retrouver la juste distance, « pour que le regard vert-lumière soit tissé à sa vie, subtilement, sans la brûlure ».

    Des pages rouge vermillon* de cette brûlure, narratives, interrogatives ou méditatives, à celles ocres*, rares et brèves, du monologue intérieur au présent, se poursuit l’avancée des progrès de la mère vers la vie et l’écriture (du « plomb » du corps au « trop des mots », du « braille » du ciel aux « émeraudes » du regard), est tracé le parcours vers un consentement sans oubli et porté par une source inépuisable d’amour. La voix résonne, et dans son questionnement sans réponse sur ce fils désormais intactile cherche l’ailleurs insaisissable qu’il habite : « Trouverai-je un jour une certitude ? Nulle carte n’existe de cet ailleurs », nous confie la poète. Le tracé bien sûr n’est pas linéaire, les retours en arrière, les doutes, les effondrements sont multiples. L’avancée pourtant est inexorable. « La sonnerie du téléphone, beaucoup trop tôt le matin » la strie encore mais le poème du fils mort et de sa mère vivante s’écrit, « debout face au vide », dans la vérité du plus jamais et de l’invisible présence sur cette Terre.

    Les dernières pages, blanches*, inscrites comme les toutes premières dans le temps de l’écriture et dans la réalisation concrète du recueil, fruit désormais prêt à être livré, reviennent sur l’expérience vécue en une signifiante énumération qui rétablit définitivement le lien entre « mon fils, mon élan, mon souffle, mes mots ». Celle-ci met ainsi en lumière la matière et l’esprit, la langue et l’âme de sa traversée. Du plus intime au plus universel, en mère courageuse et poète d’une grande humanité, Roselyne Sibille la termine par un acte de foi, une ouverture offerte à elle-même et au lecteur : « l’écriture comme un fil de vie », l’écriture qui « saute le feu », nous garde, vivants et morts, nous assure-t-elle, ensemble dans son éternité.



    _____________________
    * L’alternance des couleurs de pages est une idée qui relève du choix exclusif de l’éditeur.



    Sylvie Fabre G.
    D.R. Texte Sylvie Fabre G.
    pour Terres de femmes







    Roselyne Sibille  Entre les braises





    ROSELYNE SIBILLE

    Roselyne Sibille
    Source




    ■ Roselyne Sibille
    sur Terres de femmes


    Entre les braises (lecture d’AP)
    Les Langages infinis (extrait)
    [Pose ton visage dans une brèche] (extrait de Lisières des saisons)
    Lisières des saisons (lecture de Florence Saint-Roch)
    Ombre monde (lecture de Marie Ginet)
    Roselyne Sibille | Liliane-Ève Brendel, Lumière froissée (lecture d’AP)
    Nuit ou montagne (poème extrait de Lumière froissée)
    [L’ombre est une ligne de crête] (poème extrait d’Ombre monde)
    La tendresse me racine (poème extrait du recueil Versants)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Le souffle des mondes
    Sabine Huynh | Roselyne Sibille, La Migration des papillons (extrait)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions La Boucherie littéraire)
    la page de l’éditeur sur Entre les braises




    ■ Autres lectures de Sylvie Fabre G.
    sur Terres de femmes


    Caroline Boidé, Les Impurs
    Jean-Pierre Chambon, Le Petit Livre amer
    Jean-Pierre Chambon, Tout venant
    Jean-Pierre Chambon | Michaël Glück, Une motte de terre
    Patricia Cottron-Daubigné, Visage roman
    Ludovic Degroote, Un petit viol, Un autre petit viol
    Pierre Dhainaut, Après
    Alain Freixe, Vers les riveraines
    Luce Guilbaud, Demain l’instant du large
    Emmanuel Merle, Ici en exil
    Emmanuel Merle & Thierry Renard, La Chance d’un autre jour, Conversation
    Angèle Paoli, Lauzes
    Pierre Péju, Enfance obscure
    Pierre Péju, L’Œil de la nuit, par Sylvie Fabre G.
    Didier Pobel, Un beau soir l’avenir
    Erwann Rougé, Passerelle, Carnet de mer
    Fabio Scotto, La Peau de l’eau
    Une terre commune, deux voyages (Tourbe d’Emmanuel Merle et La Pierre à 3 visages de François Rannou)






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  • Roselyne Sibille, Entre les braises

    par Angèle Paoli

    Roselyne Sibille, Entre les braises,
    éditions La Boucherie littéraire,
    Collection « La feuille et le fusil », 2018.



    Lecture d’Angèle Paoli




    « À LA PÉRIPHÉRIE DE LA MORT »




    Il est des livres que l’on aime à regarder, dont on se plaît à effleurer la texture, à palper le grammage, à longtemps feuilleter avant que de se lancer dans la lecture. C’est le cas des livres édités par Antoine Gallardo pour sa maison d’édition La Boucherie littéraire. Le dernier ouvrage, Entre les braises, qui vient tout juste de me parvenir, appartient à la collection « La feuille et le fusil » dont l’intitulé à lui seul appelle un cheminement poétique singulier, loin donc des sentiers battus. Le noir et le vermiglione (cinabre/vermillon) s’invitent sur l’Ochre soutenu de la première de couverture. Vermillon le titre du recueil Entre les braises | Noir le nom de la poète Roselyne Sibille. Le texte courant alterne sur pages vermiglione et pages ochre du papier de l’illustre papeterie de Vérone que fonda il y a plus d’un siècle Giuseppe Antonio Fedrigoni. C’est osé et c’est incitatif. Cela donne envie de basculer entre les brandons et de s’engager « dans l’épaisseur du poème ». Cela suscite aussi le désir de s’approprier l’ouvrage et de laisser courir son crayon de bois sur les pages laissées vierges par l’éditeur.

    Qu’y a-t-il « entre les braises » de la poète ? L’exergue emprunté à Roberto Juarroz par Roselyne Sibille met d’emblée le lecteur sur la voie d’une expérience extrême dont il n’est pas pensable de revenir : « J’ai atteint mes insécurités définitives ». En effet le poème d’ouverture laisse à penser qu’il en sera ainsi et pour longtemps pour celle qui nous entraîne dans le récit poétique des funérailles de son enfant. La mère, appelée en hâte, découvre le corps de son fils aîné dans le cercueil, cerné par les mélopées des Indiens très nombreux dans l’enceinte du funérarium parisien. Poème de l’adieu à l’enfant trop tôt disparu et ôté violemment à l’amour de sa mère.

    Commence alors la longue descente vers le gouffre. Et sa cohorte d’interrogations. Où trouver les mots pour dire l’indicible ? Pour dire l’insoutenable ? Où qu’elle se tourne, la mère se heurte à l’incompréhensible, à l’effroi que cette incompréhension suscite en elle, qui n’est peut-être qu’une manière de définir le mystère de la mort. La violence de cette mort inattendue, la nouvelle de son invitation dans la vie de la poète conduit Roselyne Sibille à s’interroger. Que faire de l’intruse qui s’est emparée de son fils et qui s’empare de sa propre vie ?

    « Clouée au canapé », incapable de bouger et d’agir, la mère s’exhorte par ses prières et par ses injonctions à tenir la mort en respect. Dépersonnalisée, privée de sa propre voix, la mère s’enjoint, au fil d’un long monologue intériorisé, à poser ses actes qui pourraient être ceux de tout un chacun :

    « On marchera sans les jambes, par habitude, jusqu’à l’évier. On remplira la bouilloire. On écoutera chauffer l’eau. Être seule avec l’eau qui chantonne son travail d’eau qui frémit dans une bouilloire. Seule avec l’eau qui lutte. On ouvrira le placard. On attrapera le bocal. On enlèvera le couvercle de liège… »

    Jusqu’au pensement/pansement final :

    « Mais on marchera vers le salon en portant le plateau, en sachant que l’on sait et que tous les demain sans lui ont commencé. »

    Ainsi, se contraindre à s’accrocher à l’énumération de gestes à accomplir – en automate – semble-t-il être un moyen de ne pas sombrer, de ne pas avoir à penser cette phrase vertigineuse qui tourne en boucle dans la tête : « il est mort » et c’est pour toujours.

    Le temps a passé entre les pages. Trois semaines déjà à vivre comme un petit animal lové sur sa blessure. Le fils a emporté avec lui tout ce qui faisait la beauté du jour, tout ce à quoi tenait l’essentiel de la vie de sa mère ; le ciel et la lumière n’ont soudain plus aucun sens. Face à pareille douleur, face à la brèche qu’a ouverte la mort et où le vide s’est engouffré, la vie est là, méconnaissable. Sans force, sans projet et sans mot. Les mots de la douleur et du déchirement sont pourtant là, eux aussi, qui s’étirent sur les pages vermillon, disjoints par de longs espaces et souffles d’interlignages. Ce souffle, il faut le reprendre. Tenter de retrouver un ordre dans le désordre affectif qui terrasse et qui pétrifie. Le fil conducteur a été rompu : « Je ne sais plus où est la suite ». Comment vivre avec ce terrible aveu ?

    « Ce deuil

    être orpheline de mon enfant ».

    Il arrive un moment où la mère endeuillée parvient à se convaincre qu’il lui faut mettre de la distance entre elle et la mort :

    « Vie et mort

    à parts égales

    de chaque côté de la lumière »

    Se pose alors la question de l’écriture.

    « Pourrai-je encore écrire si je ne pose pas un peu plus loin ce qui prend toute la place, à tel point que tout devient secondaire… ».

    Et comment écrire ? Sous quelle forme mettre en place les mots sur la page ? Sans que se manifeste tout aussitôt comme une évidence l’absurdité d’une telle entreprise :

    « Les larmes collées dans la gorge, je voudrais continuer à écrire, à donner ce qui m’habite, toute cette gravité aussi désormais. Je ne sais pas comment se fera l’alchimie, passer de la panique, du manque, du vide, de la conscience aussi de sa présence impalpable, à l’écriture. Je ne sais même pas si cette alchimie aura lieu. »

    Aveugle est la mère, aveuglée est-elle de chagrin et d’affolement. Pourtant, alors même qu’elle est aux prises avec ses incertitudes, survient l’ouverture :

    « Je reçois

    du ciel

    le mode d’emploi

    en braille ».

    L’alchimie aura-t-elle lieu ? Et si l’alchimie a lieu, l’écriture ne pourra pas être écriture « sur lui ». Elle ne pourra être qu’écriture alentour, écriture « autour » de lui.

    « Autour, à la périphérie de ta mort. »

    À la périphérie de la mort, alors même que celle-ci reste difficile à situer et à définir, et donc à cerner, ce qui continue de rayonner à l’infini, c’est le sourire du fils tant aimé. Et ses yeux verts :

    « Je porte en moi, et pour toujours ancré, un regard vert.

    De ce vert-lumière que donne le soleil à la transparence des feuilles. »

    Le recueil de Roselyne Sibille, poète et amie, me bouleverse. Son désarroi de mère me touche immensément. La poésie qui porte ce désarroi, tout en profondeur et tout en finesse, ne peut être que salvatrice. Et je ne peux qu’acquiescer et consentir les yeux fermés à sa prière :

    « Laissez-moi le temps de la parole morte

    des mots hannetons à la patte cassée

    Offrez-moi le temps de ne savoir rien

    d’être incluse dans le temps

    Accordez-moi l’expiration des marées basses ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Roselyne Sibille  Entre les braises





    ROSELYNE SIBILLE

    Roselyne Sibille
    Source




    ■ Roselyne Sibille
    sur Terres de femmes


    Entre les braises (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Les Langages infinis (extrait)
    [Pose ton visage dans une brèche] (extrait de Lisières des saisons)
    Lisières des saisons (lecture de Florence Saint-Roch)
    Ombre monde (lecture de Marie Ginet)
    Roselyne Sibille | Liliane-Ève Brendel, Lumière froissée (lecture d’AP)
    Nuit ou montagne (poème extrait de Lumière froissée)
    [L’ombre est une ligne de crête] (poème extrait d’Ombre monde)
    La tendresse me racine (poème extrait du recueil Versants)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Le souffle des mondes
    Sabine Huynh | Roselyne Sibille, La Migration des papillons (extrait)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions La Boucherie littéraire)
    la page de l’éditeur sur Entre les braises






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