Étiquette : Entre les deux il n’y a rien


  • 9 mai 1978 | Mort d’Aldo Moro in Mathieu Riboulet, Entre les deux il n’y a rien

    Éphéméride à rebours



    Le 9 mai 1978 meurt à Rome l’homme d’État italien Aldo Moro. Ancien président du conseil national de la Démocratie chrétienne, Aldo Moro est enlevé en mars 1978 par les Brigades rouges. Séquestré dans les environs de Rome, il meurt assassiné quelques semaines plus tard. Le 8 mai 2018, Libération titre à la « une » du journal : « Quarante ans après, l’assassinat d’Aldo Moro hante encore les consciences ».





    MATHIEU RIBOULET, ENTRE LES DEUX IL N’Y A RIEN (extrait)



    Dans cette chronologie réelle que je découpe comme une fiction, la fin de mon séjour en Italie a coïncidé peu ou prou avec la mort d’Aldo Moro, et je n’ai pas ressenti avec la même acuité que Massimo et ses amis l’aspect inexorable du processus de cette captivité et de son achèvement tragique, comme j’eusse pu le faire si, hypothèse d’école, Action directe, dont l’heure n’avait pas encore tout à fait sonné, avait enlevé et tué Mendès-France, dont l’heure était passée… Ce qui arrive au pays, aux hommes du pays, qui passe par la langue du pays, s’inscrit au corps plus sûrement et plus directement que ce qui doit transiter par l’analyse, la traduction, le sentiment d’étrangeté ; ça s’inscrit aussi, mais autrement, plus lentement. À l’exception des Brigades rouges, tout le monde voulait qu’Aldo Moro meure. Ça sonne comme une énormité, mais c’est irréfutable. Et ça ne dédouane pas les Brigades rouges, car évidemment si elles ne l’avaient pas enlevé personne n’aurait été conduit à préférer sa mort à sa libération. Voilà les mâchoires du piège, les données du problème, les parois de l’entonnoir, comme on voudra. Ça je l’ai su sur le moment, là-bas à Rome, grâce à Massimo, à tous les gens dans la ville qui, malgré les diversions confuses, l’amplification de la paranoïa par les médias, la désinformation généralisée via l’intervention supposée d’à peu près tous les services de renseignements du monde, népalais inclus, continuaient à réfléchir et à produire des analyses collectives acérées mais à peu près inaudibles. Je suis heureux d’avoir pu les entendre, même si, d’une certaine manière, ça rendait les choses encore pires que si elles m’étaient arrivées filtrées par la presse, à Paris, où l’on ignorait tout, ou presque, des enjeux italiens.

    Chacun savait qu’il n’y avait probablement pas un homme de quelque importance dans la hiérarchie de la Démocratie chrétienne qui ne dût quelque chose à Moro, et la signature imminente, mais reportée, du compromis historique avec le PC faisait des dirigeants de ce dernier mêmement des obligés de Moro. Tout ce beau monde campa d’emblée sur des positions très fermes : on ne négocie pas avec les terroristes, air connu. Négocier, en effet, c’est reconnaître à l’autre une légitimité, c’est donc, en l’occurrence, entamer un dialogue de nature politique entre des forces qui s’affrontent et se reconnaissent mutuellement comme opposées. Moro, en fin tacticien, avance dans ses lettres aux divers responsables de son parti et du gouvernement l’argument que rien n’oppose à une telle négociation, qui tournerait autour d’un échange de prisonniers (les principaux fondateurs des Brigades rouges étaient incarcérées), que l’histoire fourmille d’exemples d’États ayant procédé à de telles tractations, voire à des paiements de rançon, sans pour autant déchoir, que l’Italie, honnêtement, n’en est pas à un petit arrangement près ; que la ligne du refus, en revanche, débouche immanquablement sur la mort de l’otage ; et qu’il ne peut concevoir que ses amis politiques envisagent une telle issue, sinon sereinement, du moins sérieusement. On sait désormais qu’au même moment, au cours des entretiens quotidiens qu’il a avec ses ravisseurs, Moro tergiverse finement mais finit par dire des choses de la plus haute importance concernant le fonctionnement et les dérives de l’exercice du pouvoir par la Démocratie chrétienne ; évidemment il le fait à sa manière, dans une langue aussi sophistiquée que ses raisonnements politiques subtils et infinis, une langue « aussi incompréhensible que le latin » comme l’a écrit Pasolini, une langue que les Brigades rouges ne comprennent pas parce qu’ils ne la parlent pas. C’est, au sens le plus strict du terme, ce qu’on appelle un dialogue de sourds. L’État, de son côté, refuse tout dialogue mais tergiverse aussi, cherche à gagner du temps, cherche surtout à localiser Moro, qui est à peu de chose près sous son nez, à sept kilomètres sept cents du Palazzo Quirinale, où loge le Président de la République, Giovanni Leone, sept kilomètres deux cents du Palazzo Chigi, où siège le président du Conseil, Giulio Andreotti, six kilomètres cinq cents de la piazza del Gesù, où niche la basse-cour démocrate-chrétienne, à peine sept kilomètres de Saint-Pierre où règne qui l’on sait. On a infiniment glosé sur l’implacable exécution de l’enlèvement proprement dit, via Fani, le 16 mars, qui coûta la vie aux cinq hommes de l’escorte de Moro, sur l’organisation aussi implacable qui permit aux membres du commando des Brigades rouges de garder leur prisonnier en pleine ville, d’expédier une partie de ses lettres à leurs destinataires et à la presse et même de passer des coups de téléphone à la femme de Moro et à quelques autres interlocuteurs, de continuer à circuler dans la ville et dans le pays, prouesse inouïe que n’aurait pu réaliser qu’un groupe infiniment entraîné et bénéficiant de soutiens logistiques innombrables, d’où l’inévitable intervention des services secrets, qu’ils soient kirghizes ou burkinabés. On s’est moins étendu sur la passoire géante dont le ministère de l’Intérieur coiffa Rome, mais passons. Les faits sont là et un homme va mourir assassiné de onze balles dans la peau dans le coffre d’une 4L parce qu’aucun de ses alliés ne souhaite le voir sortir vivant et livrer le détail de leurs infamies respectives et parce que les hommes qui l’ont enlevé sont incapables de s’extraire de la logique qu’ils ont eux-mêmes mise en place et de comprendre que le cadavre qu’ils vont bientôt déposer via Caetani est un cadeau qu’ils font à ceux-là qu’ils combattent et qu’ils signent, ce faisant, leur propre arrêt de mort politique, quels que soient les avatars qui fleuriront encore le long de cette impasse. Cet échec, certains d’entre eux en ont fait depuis l’analyse implacable, ce qu’on ne peut guère dire de leurs adversaires d’hier…




    […]




    Bref, Moro est mort, le monde entier en a parlé mais c’est l’arbre qui cache la forêt, dans les sous-bois rôdent les poseurs de bombes, ceux qui ont ouvert le bal en 1969 à Milan et l’ont périodiquement relancé ensuite, ceux qui ne dorment jamais vraiment, piazza della Loggia à Brescia le 28 mai 1974, huit morts et cent trois blessés, la gare de Bologne le 2 août 1980, quatre-vingt-cinq morts et deux cents blessés… Les stratèges de la tension forment des réseaux dormants, il suffit d’un jappement pour qu’ils sortent des rêves, voient que les chiens errants se sont multipliés à force de baiser à même les terrains vagues, les niches ou les chenils qu’on leur a préparés, et qu’il va bien falloir les repousser du pied, leur casser quelques cotes, leur écraser la tête dans le sable mouillé, attendre que l’air marin évacue leurs odeurs, la trace de leurs pattes, l’écho des gémissements.

    Quelque chose manque toujours, un élément d’explication, un supplément d’amour, de sexe, de désir, de nudité, de raison, un lieu où reposer l’âme qui a erré, longuement, lentement, sur ces terrains de joie, d’action et de pensée, où reposer aussi le corps qui l’a portée et qui a découvert, dans le creux d’un buisson, où se tenait le monde, et les gestes à faire pour marcher dans son axe. Un lieu de temps et de conscience où poser la colère, un lieu d’épaules nues, de feuillages au front.

    J’ai passé une dernière nuit avec Massimo, l’horizon de cette nuit c’était l’amour, c’était garder le plus longtemps possible en moi son corps ligneux, mais ni lui ni moi ne nous bercions d’illusions : après le massacre de Stammheim et le bain de sang italien, l’horizon de l’Europe c’était la mort. Il fallait en finir avec la politique. Épuisés et distraits nous avons consenti, quoi qu’on dise, quelque temps qu’on y ait mis, je ne vous accuse de rien, à en finir avec la politique pour ajourner la mort.



    Mathieu Riboulet, « III – La mort à l’horizon du monde, 1978 », Entre les deux il n’y a rien, Éditions Verdier, 2015, pp. 128-129-130-135-136.






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    MATHIEU RIBOULET


    Mathieu Riboulet
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    ■ Mathieu Riboulet
    sur Terres de femmes

    Septembre 1972 | Mathieu Riboulet, Entre les deux il n’y a rien
    [Le sexe ça n’est pas séparé du monde] (extrait d’Entre les deux il n’y a rien)
    L’Amant des morts (lecture d’AP)
    Passé le pont (extrait de Nous campons sur les rives)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site de France Culture)
    Mathieu Riboulet, Entre les deux, il n’y a rien (émission Les Bonnes feuilles | 14-15 du 24 août 2015 : Mathieu Riboulet présente et lit les premières pages de son récit Entre les deux il n’y a rien)
    → (sur Terres de femmes)
    29 septembre 1571 | Naissance de Caravage (+ un extrait des Œuvres de miséricorde de Mathieu Riboulet)



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  • Mathieu Riboulet | [Le sexe ça n’est pas séparé du monde]



    [LE SEXE ÇA N’EST PAS SÉPARÉ DU MONDE]



    Un mot encore de Martin, du continent Martin à qui je dois tant, à qui je dois tout, en premier lieu, on l’aura compris, d’avoir appris à lire en moi, à lire mon corps en lisant le sien. Parce que si, quand l’homme de Billancourt s’est présenté à moi, j’ignorais tout de tout, à l’arrivée d’Antonio j’avais, grâce à Martin, fourbi quelques-unes de ces armes dont l’utilité ne s’est, à l’heure où j’écris, toujours pas démentie. Martin m’a dit voilà comment ça marche et j’ai dit à Martin voilà comment ça marche, ensemble on a marché dans l’aventure du corps, notre seule possession. L’ivresse de la découverte nous jetait l’un dans l’autre quasiment tous les jours du printemps 75. La fois où nous avons franchi le pas suivant : Martin étendu sur le dos au bord du lit, moi à genoux par terre, ses jambes reposant doucement sur mes épaules, sa queue dans ma bouche en une adéquation parfaite, au point que parfois nous suspendions tout mouvement, concentrés, lui dans ma bouche, moi l’absorbant, dans une certitude irréversible de toucher là sans nous payer de mots l’essence du monde, sa fonction essentielle, d’être au monde en un mot, et le plaisir ouvrant nos corps, repoussant leurs limites, le plaisir étendant le monde à l’infini dans lequel nous loger, le plaisir étendant nos corps à l’infini dans lesquels accueillir la terre qui nous portait, Martin m’a dit, Prends-moi, j’étais dans l’ignorance du sens que revêtaient ces deux mots accolés mais sûrement pas de la chose qu’ils recouvraient, il a quitté ma bouche et ses jambes mes épaules, qu’il a ramenées à lui, effectuant la jonction de ses genoux avec son torse, je me suis relevé, j’ai accédé à sa demande, et son corps s’est ouvert, le monde s’est engouffré dedans à ma suite, et Martin éclaté sur le lit, souriant, mon regard dans le sien, Ne me laisse pas tout seul dans une joie pareille… Sans doute est-ce le lendemain, ou encore le soir même, que j’ai pu le rejoindre dans le démembrement auquel convie le corps quand on l’ouvre doucement à la poussée de l’autre s’introduisant en nous. Martin au fond de moi, élégant, attentif, Et si je vais trop vite dis-moi de ralentir, Non Martin continue, entre nous deux il n’y a plus que la valeur des peaux, je veux bien que le monde entre, m’ouvre, me grandisse, s’il doit me dévaster il me dévastera ; nous avons touché là de bien grandes merveilles. Et de fait il nous a dévastés, il a même privé Martin de ses beautés, le monde n’est pas tendre pour les chiens qu’il élève, on se demande pourquoi il nous garde quand même plutôt que nous noyer dès qu’on ouvre les yeux. Cinq ans, il nous a concédé cinq ans, et ensuite quelques miettes, puis il a changé d’axe et nous, donc, d’horizon, troquant la mort d’État contre la mort antique, la mort d’avant l’État, la mort d’épidémie, la mort qui trie les chiens.



    Mathieu Riboulet, « II, Le sexe ça n’est pas séparé du monde. 1977 », Entre les deux il n’y a rien, Éditions Verdier, 2015, pp. 94-95-96.






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    ■ Mathieu Riboulet
    sur Terres de femmes

    Septembre 1972 | Mathieu Riboulet, Entre les deux il n’y a rien
    9 mai 1978 | Mort d’Aldo Moro in Mathieu Riboulet, Entre les deux il n’y a rien
    L’Amant des morts (lecture d’AP)
    Passé le pont (extrait de Nous campons sur les rives)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site de France Culture)
    Mathieu Riboulet, Entre les deux, il n’y a rien (émission Les Bonnes feuilles | 14-15 du 24 août 2015 : Mathieu Riboulet présente et lit les premières pages de son récit Entre les deux il n’y a rien)



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  • Septembre 1972 | Mathieu Riboulet, Entre les deux il n’y a rien

    Éphéméride culturelle à rebours




    Overney obseques
    Ph. D.R. Margnac : obsèques de Pierre Overney, mars 1972
    vingt-sept ans comme un chien aux portes de Billancourt
    par le vigile armé d’une entreprise d’État

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    Je vais vous dire, moi, ce qui est contre nature, après quoi je vous laisserai aller vous faire foutre : c’est la mort des hommes abattus dans la rue comme des chiens dans des pays de paix. Mais, ignorants de ce que vous ratez, vous n’irez pas vous faire foutre, la rétention de pouvoir et d’argent est votre seul carburant, et votre seule largesse l’usage de votre force.

    Nous sommes rentrés de Pologne en septembre 1972, et jusqu’en 1974, jusqu’au jour où sur le pont de Billancourt j’ai compris comment je serais moi, où se trouvait ma place, je n’ai rien fait d’autre qu’attendre. L’ordre des mondes m’était encore opaque. Une sorte de stupeur frappait les parents les amis les voisins depuis que l’assassinat de Pierre Overney, vingt-sept ans comme un chien aux portes de Billancourt par le vigile armé d’une entreprise d’État, avait placé l’ensemble du mouvement qu’il formaient, dans les rues les usines les ateliers les foyers les bidonvilles, au bord de la question vers où tout les menait, les raisonnements l’action les forces en présence la rage l’étouffement le passé la persistance de cadres anciens ne découpant plus rien des horizons nouveaux, la question que partout de diverses manières s’est posée en même temps la jeunesse de l’Europe, celle de la lutte armée. Ça ne veut pas rien dire. Quelle que soit la manière dont elle y répondit, par la négative en France, par l’affirmative en Allemagne et en Italie, ce ne fut pas une lubie, le caprice d’une poignée de baby-boomers gâtés, isolés, exaltés, mais un fait politique indéniable, meurtrier, qui impliqua des milliers de personnes et laissa une empreinte que l’on décèle encore aisément çà et là dans les divers héritages, souvent impensés, ou pas encore, qu’il a laissés. Moi qui l’ai vécu de biais, les bras ballants, mais qui m’y suis frotté assez pour qu’il me forme, je ne peux pas, de là où m’a conduit la suite de l’histoire, me contenter de ce que l’horrible recul la plupart du temps donne à voir : des chiffres, des analyses, des jugements rampants dans les articles ou les livres d’histoire, de sociologie politique, et des souvenirs, des contradictions, des jugements encore tranchants du côté des acteurs, des témoins, qui ont décidé de laisser des traces de leur passage dans ce sillon écumant de rage. Rien ne me dégoûte comme le voile d’ironie qu’on jette sur ces années, l’entourloupe politique, morale, intellectuelle qui les transforme en une espèce de comédie dont l’esprit français aurait évité qu’elle ne dérapât dans le sang comme le firent nos voisins allemands et italiens, les premiers trop lourds, les seconds trop légers, conformément aux lieux communs des peuples de l’Europe, comédie qu’on aurait rapidement considérée avec recul, esprit critique, autodérision, une fois les esprits ressaisis et Mitterrand élu. Et rien ne me déprime comme le constat que ce sont bien souvent les acteurs mêmes de la période qui le tissent, c’est désormais de bon ton et ce n’est pas la forme de reddition la moins entière […]






    Septembre 1972
    Ph. D.R. Gilles Peress/Magnum Photos, 1974
    résolus à rejoindre
    la cohorte des « plus de 343 salopes »

    Source






    On a donc commencé par tout faire péter dans nos propres corps Martin et moi dès lors qu’on s’est trouvés, résolus à rejoindre la cohorte des « plus de 343 salopes ». Dans le circuit caché des économies libidinales masculines pédé, ou hétéro un peu aventureux ou carrément en manque, lâcher deux gazelles pas bêcheuses de dix-sept ans, l’une athlétique et blonde, l’autre un rien sèche et brune, c’est faire se lever le grand vent des bas-ventres, court-circuiter toutes les connexions avec le cerveau pensant, c’est faire parler la poudre hormonale qui ne demande qu’à exploser. On n’avait qu’à choisir, mais d’emblée Martin, toujours une longueur d’avance, a dit, On ne choisit pas chérie on prend ce qui vient ça va les achever. Pas bêcheuses je vous dis, en effet ça les rendait dingues tous ceux que d’ordinaire la jeunesse rejetait parce que trop efflanqué, pas assez bien monté, trop de ceci, pas assez de cela. Ca doublait les enjeux pour les autres, soudain tenus de partager s’ils voulaient en tâter. Je ne sais pas si vous vous rendez bien compte de ce que ça représente ce circuit-là, du potentiel explosif que ça renferme un homme déterminé à jouir, qui sent que son corps le lâchera s’il ne répond pas à l’appel, qu’il risque de se fendre, d’aller s’éparpiller sur les murs qu’il trouvera en chemin, que sa tête plus encore pareillement le lâchera parce que le risque de débord qui s’accumule en bas voilera le regard qu’il porte sur les choses. Sortir de soi un peu de foutre et ajourner le morcellement, éviter l’explosion, rester encore un peu au-dedans de soi-même, voilà l’enjeu qui les saisit et leur donne ces rythmes de bêtes encagées, ces allures de chevaux martelant de leurs fers le pavé gris des quais, ce n’est pas cher payé, ça tient à rien, un peu d’air tiède charriant une odeur de tilleul, la gazelle qui passe, bientôt se met à l’œuvre, apaise les tensions aveuglantes, et les flux incontrôlables qui les portent, les essorent et parfois les apaisent se calment, adoptent une nouvelle répartition, épousent d’autres contours, et la circulation reprend que tout, à tout moment, peut de nouveau bloquer. S’il n’y a plus de soutiers pour réguler tout ça, qui se joue dans la nuit et dans le grand silence des mots, pour cueillir ces jouissances qui déposent si souvent au bord de la souffrance et arrachent des râles qui évoquent la douleur bien plus que le plaisir, où donc iront ces forces qui ont maille à partir avec l’obscurité ?



    Mathieu Riboulet, « II, Le sexe ça n’est pas séparé du monde. 1977 » in Entre les deux il n’y a rien, Éditions Verdier, 2015, pp. 77-80.






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    MATHIEU RIBOULET


    Mathieu Riboulet
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    ■ Mathieu Riboulet
    sur Terres de femmes

    Mathieu Riboulet, L’Amant des morts (lecture d’AP)
    Passé le pont (extrait de Nous campons sur les rives)
    [Le sexe ça n’est pas séparé du monde] (extrait d’Entre les deux il n’y a rien)
    9 mai 1978 | Mort d’Aldo Moro in Mathieu Riboulet, Entre les deux il n’y a rien



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur La République des livres)
    Rage de Riboulet
    → (sur le site de France Culture)
    Mathieu Riboulet, Entre les deux, il n’y a rien (émission Les Bonnes feuilles | 14-15 du 24 août 2015 : Mathieu Riboulet présente et lit les premières pages de son récit Entre les deux il n’y a rien)
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    29 septembre 1571 | Naissance de Caravage (+ un extrait des Œuvres de miséricorde de Mathieu Riboulet)






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