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  • #TdF | Entretien avec Florence Noël

    Chroniques de femmes – EDITO

    Entretien avec Florence Noël



    Florence N 1

    Florence Noël, Branche d’acacia brassée par le vent, Huit mouvements,
    sur des photographies de Pierre Gaudu, Le Chat polaire,
    1348 Louvain-la-Neuve (Belgique), 2020.









    ENTRETIEN AVEC FLORENCE NOËL


    Un entretien de Terres de femmes (TdF) avec Florence Noël au lendemain de la publication de Branche d’acacia brassée par le vent, Huit mouvements.




    TdF: Branche d’acacia brassée par le vent est un titre habité par un élément, cette rafale qui agite les huit photos de Pierre Gaudu, et qui augure chacun des huit mouvements d’écriture annoncés par le sous-titre du recueil… Quelle a été la genèse de ce travail de collaboration ?

    Florence Noël : J’ai beaucoup échangé avec Pierre en 2009-2010, au moment où j’ai découvert ses œuvres picturales et photographiques. J’étais alors en arrêt de travail pour burnout. J’avais épuisé toute force vitale. J’étais exsangue. Dévitalisée. Tout effort m’était trop, tout me dégoûtait et me plombait. La projection même dans un avenir lointain d’une quelconque tâche me donnait la nausée. J’étais essoufflée, sans ressort, figée. Pour la troisième fois maman depuis un an, j’avais usé neuf mois de grossesse, puis encore neuf mois de reprise après mon congé de maternité sur les routes à faire la navette entre mon domicile et Bruxelles. Seize heures hebdomadaires qui se rajoutaient à mon horaire de travail. Je devais chanter dans la voiture pour ne pas m’endormir… Puis mon corps a lâché. Et ce n’était pas la première fois. J’avais une conscience aigüe que cette période d’arrêt allait devoir marquer une rupture, mais cette fois-ci une rupture désirée, une rupture fomentée. Que je devais « souffler » et « reprendre haleine ».

    Il se trouve que j’étais fascinée par la palette de Pierre, ses dessins, et peu à peu par sa vision photographique du monde, qui me sont parvenus en contrepoint lumineux de cette période très sombre. Ces deux pôles de son art en effet se répondent, et même de plus en plus avec le temps. Il photographie avec l’œil du peintre et peint avec cette perception du mouvement qu’il capte dans ses photographies d’éléments naturels habités par le courant, le vent, l’impulsion. Les torrents deviennent gemmes, les branches enlacements. J’ai été très impressionnée par le souci qu’il a du détail, de la finesse de l’architecture de ce qui nous entoure. Un souci qui pour moi est de l’ordre du souffle qui donne vie et anime. Je l’ai perçu comme une épiphanie, une connexion première avec la nature que je partage avec lui et qui pour tous deux a un côté curatif. Branche d’acacia brassée par le vent est le titre d’une série que Pierre a conçue lors d’une balade au cours de l’été 2009, alors que je ne le connaissais pas encore. L’éblouissement et le trouble qui avaient été siens face à cette branche, il me les a communiqués par le partage de ses clichés. Il s’était comme « ajusté » au souffle et à l’éclairage changeant de cette branche, capturant le flouté par la qualité de son travail sur la lumière. Cette grâce m’a remuée là où en moi tout était figé par l’épuisement. Et je me suis mise en mouvement. Mes mots ont cherché à prolonger cet état, mais en puisant dans mon propre référentiel féminin, spirituel. Du mouvement à l’image, je suis passée à l’écriture et à la musique.


    TdF : Branche d’acacia brassée par le vent est ton troisième recueil (quatrième si l’on prend en compte Pavane pour une nebbia publié chez Encres vives de Michel Cosem en 2015). D’où provient la tonalité plus lyrique de cet ouvrage ? D’autant plus que sa composition tranche par rapport aux deux autres recueils parus chez Bleu d’Encre (L’Etrangère) et chez Taillis Pré (Solombre).

    Florence : Oui, c’est un recueil plus ancien dans sa composition, mais dont le rythme, la danse, le chant demeurent très vivants en moi. Il exprime cette part élégiaque, cet élan amoureux mais sans la tristesse intrinsèque à cette forme. J’y ai plutôt fait écho à l’enthousiasme et à la fougue du Cantique des cantiques. Sans doute la sacralisation de l’élan vital qui anime ce dialogue amoureux de deux jeunes amants se cherchant, courant vers l’un vers l’autre, évoquant les délices érotiques avec force métaphores bucoliques et naturelles, m’est-elle venue comme étant la référence de base à cette branche d’acacia photographiée par Pierre Gaudu. Il y a néanmoins une connexion entre les recueils Branche d’acacia et Pavane pour une nebbia. Pierre est aussi un grand marcheur et découvreur de sentiers de montagne qu’il n’épuise jamais de son regard. Dans Pavane pour une nebbia, le tout premier vers est une phrase que Pierre m’a dite fin 2009 alors que nous discutions et commencions à collaborer. Je ne m’en suis souvenue que bien plus tard, elle s’était imprimée en moi à mon insu et a initié cette balade à l’aube qui commence ainsi : « au début mes yeux sont pauvres ». Lui et moi partageons une même conscience de notre pauvreté de regard : cette vacuité offre un espace pour que la nature prenne place en nous ; émotion, remuement et mouvement s’enchaînant par l’activité créatrice. Le vent a joué un rôle de déclencheur. Symbole de la légèreté, de la grâce, du souffle de vie, du Rouah hébreux que le Dieu de la Bible insuffle en tout être pour l’animer, le vent a cette liberté, cette puissance, cette vigueur que je n’ai pu que rapprocher de l’élan amoureux. Moi qui étais à bout de souffle, je me suis engouffrée, à l’image de la rafale dans cette branche, dans ces huit photographies. Je les ai intégrées à même mon corps et à ce qu’il me restait de vitalité. Et cela je l’ai fait dans une allégresse créative neuve et initiatique, sans la crainte physique qui me hantait dans la perspective de toute autre activité. En cette période-là, l’écriture m’a sauvée et m’a réconciliée. Je venais de collaborer sur une autre série photographique de Pierre « Chardons ». Et quelques mois plus tard, mi-2010, j’éditais le premier volume de l’éphémère revue DiptYque consacrée au dialogue artistique (poésie, prose, photographie, peinture et art plastique) avec le premier volet d’un double thème « La part de l’ombre » auquel répondra plus tard « Lumières intérieures ».



    TdF : Dix ans se sont écoulés entre la genèse de ce recueil et sa publication au Chat Polaire. C’était la bonne rencontre ?

    Florence : Oui, Marc Menu et Marie Tafforeau ont mis en branle une magnifique dynamique avec le Chat Polaire. Ils apportent une note fraîche et vive au sein de l’édition belge de poésie dont les lignes bougent peu depuis quelques années. C’est un projet éditorial courageux, encore plus en ces temps incertains, et dont l’impulsion première tient dans l’amour des mots, notamment dans le pouvoir sensuel et musical des mots, et dans l’amitié. Le Chat Polaire fonctionne comme une famille qui s’agrandit à chaque parution. Il y a une ligne éditoriale commune entre tous les recueils : langue dont on joue de manière ludique ou grave, musicalité et ouverture aux artistes (illustrateur, photographes, dessinateur…). Je me suis ainsi sentie assez en confiance pour proposer ce recueil qui me tenait particulièrement à cœur. Je ne pense pas que j’aurais pu le proposer facilement à n’importe quelle maison d’édition. Notamment en raison du format du recueil. Les recueils du Chat Polaire ont habituellement un format carré. Mais pour ce recueil-ci et afin de respecter l’horizontalité des photos de Pierre, les éditeurs ont proposé un format à l’italienne, un format allongé. Une seconde édition, travaillant davantage la qualité des photos, devrait voir le jour quand la crise sanitaire actuelle sera derrière nous.



    TdF : Ce qui fait peut-être de ce recueil une expérience à part, c’est ce rythme qui lui est propre, alternant des vers longs, presque prosaïques, et des vers courts, pour chaque mouvement de musique (Prélude et Fugue, Sarabande, Adagio, Largo, Andante cantabile, Menuet, Miserere nobis, Allegro). Quelle rôle la musique a-t-elle joué dans ton écriture ?

    Florence : Le mouvement m’était venu des mouvements du vent dans la branche. L’élan amoureux de la lumière et du souffle faisant écho aux textes érotiques de l’Antiquité. L’ivresse amoureuse nous fait renouer avec cette part innocente, insouciante qui est l’antidote de cette calcination intérieure du corps que produit l’épuisement. Me restait à « rendre » la variation de rythmes. J’ai travaillé chaque mouvement de la manière suivante : un des clichés photographiques m’inspirait un rythme intérieur, que je traduisais en un mouvement musical avec un tempo singulier (par exemple un adagio). Je m’immergeais alors dans l’écoute de nombreuses interprétations de ce mouvement (avec une prédilection pour la musique baroque ou la musique contemporaine). Et j’écrivais de telle sorte que les mots deviennent notes, et les phrases musicales le tempo inscrit dans le rythme. J’ai exploré les assonances, les allitérations, les phonèmes, tout ce qui pouvait créer une harmonie imitative. J’ai usé de ponctuation et de silence (tirets, virgules, élisions) pour marquer le tempo. C’est pourquoi je n’adhère pas du tout à l’idée qu’il s’agirait de textes pour partie prosaïques. Certes la rime est négligée, certes le passage à la ligne n’est pas un marqueur du vers, mais ce sont pour l’essentiel le souffle et la musicalité qui dirigent la partition du verbe. Il y a là un travail à la fois technique et synesthésique, une tentative d’alchimiser la langue pour qu’elle devienne partition. J’ai aussi, comme dans les mouvements musicaux, alterné des sections mélodiques principales avec variations (A,A’,A’’,… et C, C’, C’’, C’’’,…) avec des sections brèves (B, D) se découpant ainsi en quatre parties pour chaque mouvement.



    TdF : Est-ce à dire que le sens doit s’effacer derrière la seule « écoute » du mouvement poétique ainsi obtenu ?

    Florence : De la même manière qu’on peut écouter un musicologue ou un œnologue longuement raconter le déploiement d’une pièce musicale ou d’un vin rare, cette poésie s’inscrit dans une narration. Elle intercepte ce très jeune couple d’amants au seuil du jardin, prêts à « fouler la houle herbeuse », se précipitant l’un vers l’autre (Prélude-Fugue et Sarabande). Puis viennent d’autres saisons de l’amour, l’âge adulte, ses appuis et ses doutes, l’établissement, la jeunesse mature (Adagio et Menuet). S’ensuit l’âge d’accomplissement, où confiant, l’on va l’amble (Andante cantabile et Largo), enfin la dernière saison du couple, la plus longue souvent, parfois la plus dramatique, mais aussi la plus réconciliée (Miserere nobis et Allegro). Tout au long de ce voyage, les branchages, les frondaisons constituent le décor essentiel, comme l’arbre d’une vie, bien réel, dans un Éden simplement mortel. L’érotisme, la sensualité, le lien avec la Terre, avec l’ensemble des sens font sens. Bien sûr, et comme pour tout ce que j’écris, la signification reste ouverte. Un jour tel sens vous parlera tandis qu’un autre jour, vous le regarderez comme un objet étranger. Le lecteur a toujours raison d’aimer ou de ne pas aimer, de se sentir concerné ou non. L’offrande et la confiance doivent être le contrat implicite qui guide l’acte de publication. La poésie est une voie étroite d’où surgit quelquefois une voix aux accents universels. L’auteur ou l’autrice sont les plus piètres juges de ce processus.



    TdF : Ce recueil est-il alors un recueil qui s’adresse particulièrement à un éros au féminin ?

    Florence : Non, certainement pas. Dans cette lecture que chacun peut entreprendre, qu’il soit homme ou femme, deux voix peuvent dialoguer. Des déclamants pourraient s’approprier ce texte et le découper selon leur sensibilité et leur sensualité propres, seuls, en dialogue, avec une infinie variation de combinaisons. Si jamais, et c’est un rêve, une telle mise en voix était un jour montée, sur une projection des huit vues de la branche d’acacia, avec en contrepoint des interventions musicales, ce recueil aurait servi de relais toujours vivant entre ce souffle capturé par Pierre un jour d’été 2009 et le souffle des arts vivants incarnant ce moment de grâce et son infinie vitalité créatrice.



    Florence Noël
    pour Terres de femmes (3 juin 2020)
    D.R. Texte Florence Noël




    FLORENCE NOËL


    Florence Noël






    ■ Florence Noël
    sur Terres de femmes


    Sarabande (extrait de Branche d’acacia brassée par le vent)
    Solombre (lecture d’AP)
    [tu dis c’est l’heure jaune] (extrait de Solombre)
    L’Étrangère (lecture d’AP)
    [parler de soi] (poème extrait de L’Étrangère)
    Initiation au crépuscule
    [Donnez-nous des pierres] (Vases communicants)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    autant revivre en mon jardin




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    le site de Pierre Gaudu
    → (sur Karoo)
    une lecture de Branche d’acacia brassée par le vent par Thibault Scohier
    → (sur soundcloud)
    Florence Noël lit le Premier mouvement : Prélude et Fugue de Branche d’acacia brassée par le vent
    panta rei, les dits de la clepsydre de Florence Noël
    le site des éditions Le chat polaire






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  • Giuseppe Conte | [La beauté est le polythéisme]


    [LA BEAUTÉ EST LE POLYTHÉISME]




    La beauté délivre de la violence et de l’angoisse ; elle rénove la vie et le savoir. Elle n’est pas superflue. Elle est le don, la forme, la grâce, la lumière, le plaisir, le mouvement même de la vie en acte. Elle n’est la propriété d’aucune classe sociale. Nul ne pourra jamais la réquisitionner : le vieux docker qui soulève amoureusement avec son treuil le filet de la pêcherie, ou qui regarde amoureusement à contre-jour la rouge splendeur de son verre de bordeaux le sait : il sait encore parler avec le dieu de la mer et avec celui de l’ivresse.

    La beauté est le polythéisme : des choses qui exhalent, venu de loin, un souffle divin.






    [LA BELLEZZA E IL POLITEISMO]




    La bellezza redime dalla violenza e dall’angoscia : rinnova la vita e il sapere. Non è superflua. È il dono, la forma, la grazia, la luce, il piacere, il movimento stesso della vita vivente. Non appartiene a nessuna classe sociale. Nessuno la potrà mai requisire : il vecchio dockers che con l’argano solleva amorosamente la rete della pêcherie, o che amorosamente guarda controluce il rosso splendente del suo bicchiere di bordeaux lo sa : sa ancora parlare con il dio del mare e con quello dell’ebbrezza.

    E la bellezza è il politeismo : cose che soffiano un lontano soffio divino.



    Giuseppe Conte, Le Manuscrit de Saint-Nazaire, M.E.E.T, Arcane 17, Saint-Nazaire, 1989, pp. 30, 63. Traduit de l’italien par Jean-Baptiste Para. En appendice, un entretien de l’auteur avec Bernard Bretonnière.






    Giuseppe Conte  Le Manuscrit de Saint-Nazaire




    GIUSEPPE  CONTE


    Giuseppe_conte
    Source




    ■ Giuseppe Conte
    sur Terres de femmes


    Alle origini (poème extrait de Dialogo del poeta e del messaggero)
    Mer qui chante comme les cigales (poème extrait de Non finirò di scrivere sul mare)
    [Archéologue de mes jours] (poème extrait de L’Océan et l’Enfant)
    Je retourne où déjà j’ai été (autre poème extrait de L’Océan et l’Enfant)
    [Sur les coquelicots] (autre poème extrait de L’Océan et l’Enfant)
    Il poeta [poème extrait des Saisons] (+ notice bio-bibliographique)
    Proserpine (autre poème extrait des Saisons)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la MEET, Maison des Écrivains Étrangers et des Traducteurs)
    un autre extrait du Manuscrit de Saint-Nazaire
    → (sur Pangea, rivista avventuriera di cultura & idee)
    Giuseppe Conte, il Walt Whitman della nostra letteratura (marzo 25, 2020)





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  • Milo De Angelis | L’oceano lì davanti



    L’OCEANO LÌ DAVANTI



    L’oceano lì davanti lì davanti
    come un’idea a perpendicolo
    o uno sbocco di sangue
    nell’intervallo più piccolo tra le tempie.
    Il grigio soffre. Il grigio non è un colore
    ma un voltarsi, scrutare per terra
    l’assoluta metà di ogni cosa, piegare in quattro
    i pianeti della fortuna,
    che dentro la tasca ci danno un confine,
    come questa fila di case, d’inverno,
    significa camminarci accanto, essere d’inverno.




    Milo De Angelis, L’Océan autour de Milan et autres poèmes [L’oceano intorno a Milano], I, édition bilingue, M.E.E.T. [Maison des Écrivains et des Traducteurs de Saint-Nazaire] Arcane 17, 1993, suivi d’un « Entretien avec Milo De Angelis », par Bernard Bretonnière.







    Le gris souffre. Le gris n’est pas une couleur
    « Le gris souffre. Le gris n’est pas une couleur
    mais un retournement »
    Photocollage, G.AdC






    L’OCÉAN LÀ-DEVANT



    L’océan là-devant tout devant
    comme une idée au carré
    ou un crachat de sang
    dans le plus court intervalle entre les tempes.
    Le gris souffre. Le gris ce n’est pas une couleur
    mais un revirement, c’est scruter par terre
    la moitié absolue de tout, c’est plier en quatre
    les planètes de la fortune
    qui nous fixent une limite au fond de la poche,
    de même qu’en hiver cette enfilade de maisons
    ça signifie marcher l’un à côté de l’autre, être en hiver.



    Traduction inédite d’Angèle Paoli





    Milo De Angelis  L'Océan 5






    MILO DE ANGELIS



    Milo De Angelis Viviana
    Photo © Viviana Nicodemo
    Source






    ■ Milo De Angelis
    sur Terres de femmes


    6 juin 1951 | Naissance de Milo De Angelis
    Mercoledì (poème extrait de Linea intera, linea spezzata)
    Il morso che ti spezza (autre poème extrait de Linea intera, linea spezzata)
    Sala Venezia (autre poème extrait de Linea intera, linea spezzata)
    Milano lì davanti (poème extrait de « L’oceano intorno a Milano » in Biografia sommaria, 1999)
    [Inquadratura](poème extrait d’Incontri e agguati)
    [A volte, sull’orlo della notte] (poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP)
    [Era buio] (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite de Sylvie Fabre G.)
    [Nessuno riposa] (autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP) [Anthologie poétique TdF | Milo De Angelis, 1]
    [Mi attendono nascosti] (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP)[Anthologie poétique TdF | Milo De Angelis, 2]
    [È qui] (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP) [Anthologie poétique TdF | Milo De Angelis, 3]
    [Ecco l’acrobata della notte] (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP) [Anthologie poétique TdF | Milo De Angelis, 4]
    [Ho saputo, amica mia…] (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP) [Anthologie poétique TdF | Milo De Angelis, 5]
    Thème de l’adieu (traduction d’extraits par AP ― février 2009 + notice de Martin Rueff)
    Thème de l’adieu (lecture de Tristan Hordé)
    Tutto era già in cammino (extraits du Thème de l’adieu, éditions NOUS, 2010)
    “T.S.”, II (extrait de Somiglianze)




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur YouTube)
    un portrait vidéo de Milo De Angelis par Viviana Nicodemo





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  • Cécile Wajsbrot, Mémorial

    par Angèle Paoli

    Cécile Wajsbrot, Mémorial [Zulma, 2005],
    éditions Le Bruit du temps, 2019, suivi d’un entretien de l’auteur
    avec Dominique Dussidour.



    Lecture d’Angèle Paoli




    UNE LEÇON BOULEVERSANTE




    « Passager clandestin de l’inhabité »*, le harfang des neiges traverse les grands ciels glacés de l’Arctique. L’oiseau majestueux conduit le lecteur de Mémorial (récit de Cécile Wajsbrot) dans une traversée de l’espace et du temps. Le voyage s’effectue selon deux trajectoires. Celle de l’oiseau des neiges. Celle d’une jeune femme partie à la rencontre de son passé. « Deux imaginaires », selon Dominique Dussidour, dans l’entretien qu’elle conduit avec l’écrivain. Un imaginaire oral, du côté des voix qui accompagnent et submergent la narratrice. Un imaginaire visuel avec le récit de l’oiseau. Le voyage de la narratrice s’accomplit depuis un point de départ, la gare d’une grande ville dont le nom n’est pas précisé, jusqu’à la ville de Kielce, en Pologne, d’où la jeune femme tire ses origines. Le récit d’un aller qui s’étire dans le train de nuit, après plusieurs heures d’attente sur des quais figés par le froid et l’inquiétude, et s’achève de l’autre côté de la frontière. À Kielce. Un « pèlerinage » dont la narratrice n’est pas certaine qu’il répondra à l’énigme de ses propres attentes.

    Chaque épisode majeur du récit est introduit par la traversée — en italiques — du harfang des neiges, silence mémoriel, trajectoire qui établit un lien entre la voyageuse, fille de migrants réfugiés en France, et le strigidé au plumage d’un blanc éblouissant qui se déplace dans l’espace, donnant au récit toute sa profondeur métaphorique et son mystère. Comment résister au vol énigmatique du harfang ? Sans cesse happé par la beauté mystérieuse de l’oiseau mais aussi par son essence ténébreuse, le lecteur tourne dans le récit, revient sur les traces du harfang, puis sur celles de la narratrice ; cherche le fil conducteur ; lit et relit les pages consacrées par Cécile Wajsbrot à cet oiseau inquiet, poussé dans son vol à une quête constante. L’infatigable migrateur n’en finit pas de franchir les frontières. Partir et revenir. « Dans ses voyages, va-t-il toujours au même endroit et revient-il au même, garde-t-il en mémoire les lieux pour retourner chez lui », s’interroge l’écrivain. Et le lecteur de s’interroger à son tour sur le lien étroit qui semble unir Cécile Wajsbrot à l’oiseau de son choix — symbole de l’errance. Et sans doute aussi d’une forme de liberté. La liberté ? « Un bien grand mot » ! Une illusion ; un leurre. Pourtant, à considérer le royaume du harfang, il semble que la liberté fasse partie intrinsèque de son univers. Un univers a-temporel, fait de silence. Son royaume ? Un idéal, peut-être, pour Cécile Wajsbrot. Et l’expression d’une nostalgie. [U]n lieu sans avenir ni passé où n’existe nulle trace, nul vestige d’aucune civilisation, une terre immaculée d’où rien n’est jamais parti […] Il est dans ce qu’il fait, dans son vol, pas l’ombre d’une arrière-pensée ou d’un retrait – son vol exprime l’instant, la concentration de l’élan.

    Le harfang ne fuit rien car rien ne vient à lui, il est l’essence et la présence – il est totalité. »

    La voyageuse, quant à elle, s’interroge. Et interroge les voix intérieures qui la pressent et se pressent autour d’elle, assaillant sans relâche son esprit. La première de toutes, celle d’où découlent toutes les autres, s’enquiert du pourquoi de cette entreprise. Quelles obscures raisons ont soudain poussé la jeune femme à se lancer sur le chemin de ses origines ? Elle qui prétendait pouvoir construire sa vie sans se préoccuper de l’histoire familiale. Sans se retourner sur les pas des siens, sans s’encombrer du poids de leur silence, de leurs rêves détruits, de leur fuite et de leur errance ! Sans se charger du poids de leurs désirs dans lesquels elle ne se reconnaît pas. La voilà pourtant qui passe le pont et va au-devant des fantômes qui viennent à sa rencontre et la poursuivent de leurs reproches muets, de leur incompréhension, et de leur attente.

    « — Qu’aurions-nous fait, dans cette ville ?

    — Tu vois ces horizons étroits, bouchés par les montagnes.

    — Les collines.

    — L’hostilité, surtout.

    — Ces gens que tu regardes.

    — Avec presque tendresse.

    — Ce sont eux qui nous ont chassés. Ou leurs parents, leurs grands-parents.

    — Leur famille.

    — Qu’aurions-nous fait, ici ?

    — Qu’avez-vous fait de tellement extraordinaire, là-bas, avais-je envie de leur dire.

    — Nous avons survécu.

    — Ce n’est déjà pas mal.

    — Ici, nous aurions été emportés.

    — Par la haine.

    — Ou l’horreur.

    — D’un côté ou de l’autre.

    — Nous avons survécu. »

    Mais voilà que la décision prise lui pèse, qui l’oblige à se confronter à ses démons, l’oblige à affronter ses propres contradictions. Car se mettre en voyage, c’est décider d’assumer sa part d’une histoire qui ne la concerne pas, pas vraiment, pas totalement. C’est aussi s’interroger sur le pays qui l’a vu naître et grandir ; qui l’a épaulée dans ses études et qui reconnaît son travail ; qui est le sien, tout en n’étant pas totalement le sien ; et découvrir l’autre pays, celui de ses parents, qui n’est plus tout à fait le sien non plus, puisqu’elle n’y est pas née et qu’elle n’en comprend pas la langue. C’est s’atteler à la lancinante question de l’identité. Qui suis-je ? D’où suis-je ? Pourquoi cette histoire devrait-elle être la mienne ? Qu’en faire ? Pourtant la démarche entreprise s’avère nécessaire, et il faut la mener jusqu’au bout. C’est là le prix à payer pour continuer à vivre et pour s’autoriser à vivre enfin autre chose, pleinement :

    « Et j’attendais ce train, qui m’amènerait, peut-être, au centre, au cœur du mystère que je tentais de percer, à ce qui me permettrait de résoudre l’énigme pour passer — enfin — à autre chose — à supposer que la vie ne soit pas la recherche d’une réponse à l’unique question. »

    Parmi les bribes de conversations saisies au vol surgit au cours du voyage une autre voix. Inattendue et douloureuse. Celle de cette jeune femme qui partage le compartiment de la narratrice et qui se rend à Oświęcim, sa ville natale. Oświęcim ? Le nom polonais d’Auschwitz. Comment peut-on vivre à Oświęcim ? Comment ne pas y vivre lorsque l’on est originaire de cette ville et que l’on a fait le choix d’y rester ? La passagère se confie, hésitante d’abord, puis plus assurée. Libérant par sa parole les mots tenus enfermés sous la chape de plomb de la mémoire. Ravivant par sa parole libérée la mémoire de la narratrice :

    « Le nom d’Oświęcim nous pétrifiait, transportant en d’autres temps, d’autres lieux, tous ceux de ma famille qui n’étaient pas venus en France et qui n’étaient pas morts avant la guerre avaient péri là-bas, je ne les connaissais pas, j’ignorais leurs noms et leurs visages mais ils me poursuivaient, cohorte silencieuse, et surgissaient parfois dans les rêves de la nuit. »

    Oświęcim ! Dans la nuit de leur échange, ce nom roule entre les deux voyageuses. « Il y avait l’expérience commune d’un nom accolé à une catastrophe, et la même question, comment échapper ou comment vivre avec — vivre après. »

    Les questions reviennent, obsédantes, tournent en boucle dans la tête. Et sur les pages de Mémorial. Que faire de ces traces indéchiffrables ? Que faire de ce passé, des souvenirs qui obstruent la vue et barrent le présent ? Que faire de ces voix qui tentent de happer la jeune femme pour l’amener à rejoindre leur monde ? Lesquelles, parmi elles, appartiennent-elles aux vivants ou aux morts ? Les leurs ? La sienne ? Mais « déjà les vivants sont destinés à devenir des morts, dans l’entre-deux où ils se trouvent, ils n’essaient pas de revenir, désormais, une impulsion les pousse à continuer, à aborder de l’autre côté. » Que faire de ce chaos qui aspire dans les méandres de l’absurde ?

    Pour la narratrice, la réponse est peut-être à Kielce, au bord de la Silnica. Aux abords de la maison qu’occupaient autrefois les siens. C’est là, malgré le calme apparent des eaux, que s’affolent les pensées, que s’agitent les ombres. Une voix prend la parole, celle de l’oncle disparu. Elle évoque les tragédies qui ont eu la Silnica pour théâtre ; et guide la voyageuse vers le mémorial juif. C’est là que veille la chouette — cet autre strigidé —, « divinité de la mort », « gardienne des cimetières, pétrifiée sur les stèles dressées, gravée dans la pierre des mémoriaux – gardant le seuil du temps. » L’errance de la narratrice la conduit jusque devant les stèles dont les signes hébraïques lui sont une énigme. Les siens sont peut-être là, dans ce cimetière délaissé, protégé par une grille. Elle n’en saura rien.

    Le dialogue avec les voix — ses voix — se poursuit, qui pousse la jeune femme à examiner tous les ressorts de l’Histoire, à envisager tous les possibles, à passer au crible toutes les pensées. Celles de sa famille et les siennes. Celle de l’oncle défunt, noyé dans les eaux sombres de la Sinilca. À l’histoire de Kielce — le pogrom subi dans l’après-guerre, la fuite hors du pays, les crimes et les massacres — se mêle l’histoire personnelle de ses proches. La maladie d’Alzheimer du père et de sa sœur. Errances de la pensée sans mémoire. Errance dans le passé et dans un présent devenu obscur, indéchiffrable. Errance de la narratrice dans les rues de Kielce, ballotée entre des choix impossibles. Ce que la jeune femme est venue chercher reste introuvable. Il n’y a rien. Ni à chercher ni à trouver. Que du silence. Que du vide.

    De retour chez elle, la narratrice se sent étrangère. Au monde qui l’entoure, à elle-même. Pourtant un sursaut la réveille de son absence. Qui la conduit auprès de ses parents. Pour un ultime dialogue dont on ne sait s’il est réel ou s’il est rêvé. Quelque chose se tisse entre les voix, qui tient de la reconnaissance réciproque. Un voile est levé, qui libère la mémoire. Il aura fallu toutes ces années et tout ce détour par la Pologne pour qu’enfin les voix se comprennent et s’acceptent. La narratrice va pouvoir trouver le repos du Léthé :

    « Je vais m’étendre à côté d’eux comme j’en rêvais parfois, et puis fermer les yeux, m’endormir. »

    Subrepticement, le harfang des neiges s’est éclipsé de ce récit magnifique, cédant la place à la chouette de la mort. Mais avant de disparaître, il a laissé derrière son vol silencieux une leçon de mémoire :

    « Tout possède une mémoire, les oiseaux, le corps et l’eau, chaque chose se souvient à sa manière et nul ne sait si la mémoire de l’un ressemble à la mémoire de l’autre. »

    Le harfang des neiges a inoculé dans l’esprit du lecteur la conviction que, de la laideur et de la cruauté, la beauté peut un jour renaître. C’est ce que révèle ce très grand texte. Une leçon bouleversante que ce Mémorial.


    ___________________
    * Une expression empruntée à Cécile Wajsbrot, in Totale éclipse, Christian Bourgois éditeur, 2014.


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    MemorialCÉCILE WAJSBROT




    ■ Cécile Wajsbrot
    sur Terres de femmes


    Destruction (lecture d’AP)
    Nevermore (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Cécile Wajsbrot
    → sur le site des éditions Le Bruit du temps)
    la fiche de l’éditeur sur Mémorial





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