Étiquette : Éric Sautou


  • Éric Sautou, Beaupré

    par Angèle Paoli

    Éric Sautou, Beaupré,
    éditions Flammarion,
    Collection Poésie/Flammarion, 2021.



    Lecture d’Angèle Paoli



    Vision miroir
    « (écrire c’est trembler) »
    Collage photographique, G.AdC







    « (ÉCRIRE, C’EST TREMBLER) »




    Dernier recueil d’Éric Sautou, Beaupré offre une traversée dans un temps infini qui s’étaie sur la coulée des jours. « Les jours et les jours ». Jusqu’à « Beaupré », lieu affectionné de l’enfance. Beaupré, son jardin, sa véranda, sa balançoire, ses fleurs. Une campagne hors du monde qui tient son univers entier entre ses deux syllabes jointes. C’est dans cet univers-là que prennent place les mots d’Éric Sautou. Des mots qui se cherchent, se répètent, faisant retour sur eux-mêmes, à l’identique. Des mots simples qui disent la solitude grande, le chagrin et l’absence. La perte et la mort. La véranda, cette véranda qui donnait son titre à un précédent recueil est celle, désormais vide, de la mère du poète. Le poète dédie à Marcelle Sautou ce Beaupré dont le titre aux résonances marines s’éclaire en cours de lecture. Le nom de Beaupré est tour à tour associé à un lac aux eaux dormantes et narcotiques ; à la « mémoire (vide) » ; à la mort de la mère — « perdue », « noyée ». Il est le mot sur lequel se clôt le recueil, cette « eau sombre » des nuages dans laquelle l’enfant poète désire pénétrer et se perdre, jusqu’à l’oubli :

    « c’est moi l’enfant (l’absent) laisse-moi entrer

    des nuages (nuages) je n’en vois qu’une eau sombre

    Beaupré ».

    C’est pour sa mère que le poète écrit, dans le tremblé d’une existence qui se vit dans la proximité de sa disparition :

    « rien faire sans toi plus rien

    écrire d’autre (j’écris pour toi qui n’es plus là).

    Peut-être aussi pour parvenir au silence auquel le poète aspire :

    « j’écris

    pour ne plus rien écrire (je m’assieds vraiment seul) ».

    Le lecteur fidèle à l’œuvre du poète retrouve dans les pages de Beaupré une même mélancolie ; une même atmosphère lente, à la fois désuète et obsédante, construite à partir des mêmes motifs. La solitude, indépassable, le vide, le rien, les questions sans réponse, l’incompréhension, le silence, l’attente. La disparition. Le suspens.

    « vois ce sont des feuilles des fleurs

    qui une à une elles aussi »

    ou encore, dans ces vers, étranges et mystérieux :

    « est-ce que nous allons vraiment

    vraiment alors c’est vraiment ça nous allons vraiment ».

    Aller ? Dans quel sens ?

    Aller vers ? Aller bien ? Aller ensemble ?

    Seule l’insistance de l’adverbe ponctue le discours comme pour se convaincre, ou convaincre l’autre à qui il s’adresse, du bien-fondé de sa réflexion.

    Le recueil s’ouvre sur la mère, dans le vague des formes qui l’entourent et qu’elle ne parvient pas à définir :

    « je fais

    quelque chose mais quoi… ».

    Sur un temps qui passe à l’identique, temps inchangé d’une saison l’autre :

    « les jours

    c’est un jour

    de plus cependant

    il est trop tard cependant je le sais ».

    Beaupré se clôt sur la demande du fils qui se présente devant l’eau sombre de l’oubli.

    Elle/Lui. Elle avec l’autre, à la fois pareil et autre. La mère voit en son fils un autre soi-même, vision-miroir. Qui va de pair avec le désir du toujours, immuable, identique aujourd’hui à ce qui fut, afin que rien ne change.

    Le « nous » parfois les réunit dans l’alternance de l’un à l’autre ; pour aboutir à l’abolition de toute différenciation :

    « vois comme le jardin

    la maison désormais

    et comme ici nous sommes

    seule à seul désormais ça n’a plus d’importance ».

    À ces vers répondent, plus loin, ceux du poète, comme un écho assourdi :

    « je suis seul d’être avec toi

    je te parle

    de toi j’écris

    dimanche

    d’autre chose maison de soi

    vie où nous sommes

    qu’est-ce qui qui s’en va qui disparaît ».

    Il arrive que les voix se brouillent. Que l’on hésite un moment entre elle et lui. Que l’on se perde dans la question « qui parle à qui ? » Comme dans ces vers qui tournent en boucle :

    « je suis avec toi (qui me ressembles)

    avec toi qui me ressembles oh vivre est là depuis toujours avec toi

    qui me ressembles ».

    Une osmose les confond : elle, sous ses mots ; lui, avec les siens, que la mère ne comprend pas. Parce qu’« écrire est à l’écart ». C’est sans doute ce qui sépare la mère de son fils et fait entre eux écran. Car la mère n’a pas les mots, ne sait que dire, n’a rien à dire ou si peu de choses que ce peu rejoint le rien, le silence le vide. Parfois, pour un dialogue construit sur le manque, un aveu. La peur de ? L’hésitation. Un dialogue au-delà des mots ; au-delà de toute temporalité.

    « peur d’être seule parfois

    ce que tu ne dis pas

    je n’ai pas su quoi faire

    je te raconte ça

    je t’aime (je t’aimais) ».

    C’est la force d’Éric Sautou de tisser le poème à partir de ces mailles insaisissables faites de répétitions et de parenthèses. Des parenthèses qui interrogent, tant elles font partie intégrante de l’écriture du poète, de son mode de pensée. Que disent-elles, ces variations sur l’infime ? Ces légers déplacements sont-ils un prolongement du vide, de la chute, du rien ? Ou une forme de lallation propre à endormir ou anesthésier la douleur ? Souvent les parenthèses reprennent les mots des poèmes comme si les fleurs, les feuilles, les heures, les jours, la pluie ou le soleil, les mots (« choses écrites ») — tout ce qui tombe en cours de vers — s’assourdissait (s’amenuisait ?) dans la répétition ou dans l’écho infini d’une onde qui se noie.

    C’est pour sa mère que le poète continue d’écrire, pour prolonger un peu ce tremblé d’un temps qu’ils avaient tous deux en partage : « (écrire c’est trembler) », confie le poète.

    De ce tremblé des mots, qui tombent comme notes égrenées en boucle, naît la musique mono-tonale si particulière de ce recueil. Une musique répétitive qui hypnotise dans la durée et agit à la manière d’une bouleversante mélopée.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Sautou Beaupré 3





    ÉRIC SAUTOU


    Sautou 2
    Ph. Sébastien Solidon
    Source





    ■ Éric Sautou
    sur Terres de femmes


    [c’était ça simplement ça] (extrait de Beaupré)
    À son défunt (lecture d’AP)
    [Lire les poèmes] (extrait des Jours viendront)
    La vie éternelle, I (extrait d’Une infinie précaution)
    [comme le héron je descends de ma fenêtre] (extrait des Vacances)
    La Véranda (lecture d’AP)
    [assise et seule assise] (extrait de La Véranda)




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  • Éric Sautou | [c’était ça simplement ça]


    [C’ÉTAIT ÇA, SIMPLEMENT ÇA]



    c’était ça simplement ça
    je m’étais endormie
    je n’avais devant moi
    que quelques mots de peine
    (c’était pour rien écrire toi qui n’avais
    nulle joie pour moi c’était pour rien)
    la balançoire
    (vide)
    les chaises du jardin les bancs
    feuilles du vent (bouleversées)
    entends le téléphone
    que plus rien plus personne (dans la maison personne)




    chaque jour
    toi qui réapparaissais je n’ai fait
    que t’attendre (t’attendre)
    et tu n’es pas venue




    si peu de mots à nous dire et cette façon que tu avais
    de me dire (j’ai oublié maintenant) ce n’est pas
    seulement rester seule c’est aussi
    non je ne sais pas




    Éric Sautou, Beaupré, éditions Flammarion, Collection Poésie/Flammarion dirigée par Yves di Manno, 2021, pp. 93-95. [en librairie le 10 février 2021]






    Sautou Beaupré 3





    ÉRIC SAUTOU


    Sautou 2
    Ph. Sébastien Solidon
    Source





    ■ Éric Sautou
    sur Terres de femmes


    Beaupré (lecture d’AP)
    À son défunt (lecture d’AP)
    [Lire les poèmes] (extrait des Jours viendront)
    La vie éternelle, I (extrait d’Une infinie précaution)
    [comme le héron je descends de ma fenêtre] (extrait des Vacances)
    La Véranda (lecture d’AP)
    [assise et seule assise] (extrait de La Véranda)




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  • Éric Sautou | [Lire les poèmes]





    [LIRE LES POÈMES]




    103.


    Lire les poèmes (on ne les lit plus guère).


    104.


    j’écris je pense à toi


    quelque chose (comme le souvenir qui nous épuise)
    fleurs (disait-elle) qui nous redonnent l’oubli j’étends mon linge au beau milieu j’étais une enfant une hirondelle dans l’église où j’avançais mon père mes frères et sœur ma mère (tombée du ciel dans sa cuisine)


    il n’y a pas d’autre maison (disait-elle) que celle où tu n’es plus d’autre cœur à mon cœur je m’arrête (m’arrête) au reflet dans l’eau qui me hante car depuis toujours (disait-elle) depuis toujours j’étais là


    les trottoirs les avenues les cinémas comme ils viennent (disait-il) ou le jardin (ensauvagé) la lumière du temps s’y dépose et vivre (disait-il) écrire plus encore m’en éloigne


    la maison (disait-elle) je suis assis (disait-il) au fond du puits de ta maison (mais je ne comprends pas)


    poèmes (disait-il) qui sont toujours un peu la même chose c’est l’arbre (disait-elle) qui brûle dans le froid de la froide saison


    les jours (disait-il) sont-ils les mêmes de ma vie la tristesse (infatigable disait-elle) qui n’est pas toi qui n’est pas mienne (la tristesse de tous)


    105.


    (vers le calme fleuve des morts)





    Éric Sautou, « septembre-décembre (2014) », 103, 104, 105, Les jours viendront, éditions Faï fioc, 54200 Boucq, 2019.






    Sautou  Les-jours-viendront






    ÉRIC  SAUTOU


    Sautou 2
    Ph. Sébastien Solidon
    Source





    ■ Éric Sautou
    sur Terres de femmes


    À son défunt (lecture d’AP)
    Beaupré (lecture d’AP)
    [c’était ça simplement ça] (extrait de Beaupré)
    La vie éternelle, I (extrait d’Une infinie précaution)
    [comme le héron je descends de ma fenêtre] (extrait des Vacances)
    La Véranda (lecture d’AP)
    [assise et seule assise] (extrait de La Véranda)




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  • Éric Sautou, La vie éternelle, I




    LA VIE ÉTERNELLE, I




    Choses de l’oubli.
    La rime (avec le vent).
    L’autre nom (de votre solitude).
    L’immense nuit même s’y apaise.
    Jusqu’à de plus sombres degrés.
    Seule et inchangée à la vigie du phare.
    Ma tête, mon bocal, mon oursin.
    Fracas de l’étrave (falaise de craie).
    Une huître (fermée).




    Verre en pyrex (asparagus).
    Là, puis là, puis là encore ou bien là.
    Cognée aux vitres en vol.




    Petite fleur seulette de Walser.
    Tombée de son mouchoir (ou restée seule dans la main).
    Une fois l’écrin réouvert, cueillir, et n’offrir, à personne.




    L’échelle dans l’herbe (la pomme dans l’arbre).
    Traîneau (ou baldaquin de fée).
    En sa tour (dévastée).
    Enfant comme hier.




    Tombe la neige (que même regardent les étourneaux transis).
    Où mourir de tant de neige (parmi les herbes et les fleurs).
    Cœur vibrant du lapereau.
    Cœur humide du bouvreuil.
    Se défaire (et se défait).
    Au cœur de neige disparaît.



    Éric Sautou, « La vie éternelle », I, in Une infinie précaution, Éditions Flammarion, Collection Poésie/Flammarion, 2016, pp. 37-41.






    Eric Sautou  Une infinie précaution





    ÉRIC SAUTOU


    Sautou 2
    Ph. Sébastien Solidon
    Source





    ■ Éric Sautou
    sur Terres de femmes


    À son défunt (lecture d’AP)
    Beaupré (lecture d’AP)
    [c’était ça simplement ça] (extrait de Beaupré)
    [Lire les poèmes] (extrait des Jours viendront)
    [comme le héron je descends de ma fenêtre] (extrait des Vacances)
    [assise et seule assise] (extrait de La Véranda)
    La Véranda (lecture d’AP)




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    → (sur le site des éditions Unes)
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  • Éric Sautou, La Véranda

    par Angèle Paoli

    Éric Sautou, La Véranda,
    Éditions Unes, 2018.



    Lecture d’Angèle Paoli




    CE « PRESQUE RIEN À SE DIRE »




    Existe-t-il un lieu plus propice à la rêverie qu’une véranda ? Dans l’imaginaire de tout un chacun, rêve et véranda sont corrélés. En premier lieu, par l’envol du [v] et la vibration du [ʀ]. Une balancelle entre le dedans et le dehors. Entre l’intime et l’étendu. Entre des mondes poreux dont les frontières s’estompent, qui laissent toujours filtrer un rai de lumière. Qui dit véranda dit aussi exubérance florale, chaleur tiède, même au plus vif de l’hiver. La véranda, ses verrières qui captent et le jour et la nuit, convoquent l’exotisme d’un monde floral odoriférant et une démultiplication amplifiée de l’univers.

    Mais rien de semblable dans la véranda d’Éric Sautou. La véranda du poète s’ouvre sur un exergue singulier, à deux personnages claudicants dont les voix ne se rencontrent pas :

    « Voix du rêve, dis-moi ton nom –

    (mais Voix-du-Rêve ne peut rien) »

    Cela déjà est un indice fort.

    Par-delà, les feuilles que l’on y trouve sont souvent (tombées). Comme les fleurs. Et la pluie y est davantage présente que le soleil. C’est que le recueil intitulé La Véranda est une embarcation fragile habitée par les souvenirs liés à la mère défunte, à qui le livre est dédié. « En souvenir de Marcelle Sautou (1928-2014) ». Jadis occupée par la mère, la véranda est ce lieu habité par la mémoire d’un temps arrêté. Depuis longtemps. Sur la solitude et sur la lenteur, sur la répétition des menus gestes du quotidien, sur une semblance de silence et de suspens. Sur l’attente infinie du fils. Et sur l’appréhension de son départ.

    « (c’est toi qui me manques qui me manques le plus) »

    « (mais tu t’en vas déjà) ».

    Le temps appartient au passé, un passé perdu dans le lointain :

    « (c’était il y a déjà longtemps) ».

    Un passé auquel s’est substitué un présent réduit par la vieillesse à une effluence insipide, enclose dans une monotonie qui efface :

    « est-ce que je dors

    est-ce que je vis »

    confie la mère. Et s’effacent ses certitudes. Ce qu’elle est, ce qu’il est. Ce qui compte pour elle est pourtant qu’il soit là. Se contenter de sa présence. Lire ensemble côte à côte. Cette simplicité-là. Est-ce ce qui la rattache à la vie, à elle-même ? À lui ?

    Ainsi, tout, dans la véranda de la mère, est-il empoissé dans le ralenti d’un temps qui passe à l’identique sans que jamais rien ne se passe vraiment. Tout semble être pris dans une sorte d’engluement qui génère le recommencement du même. La répétition inchangée de ce peu dont sont tissés les jours. Ce qu’il reste d’une vie, d’un partage ancien – « d’avoir été deux nous sommes » – se résume à peu de mots. Les mots eux-mêmes se sont absentés. Restent « les feuilles  »/« les fleurs »/« la pluie »/« l’arbre (un olivier) »/« les choses »/« les jours »/« le jardin »… Avec l’absence du fils, le vieillissement, le sentiment d’une vie devenue sans objet, (in)signifiante. Avec, pour unique horizon, la mort.

    La mort est comme la pluie. Elle se manifeste par effleurements « (c’est à peine s’il pleut) » ; à peine suggérée, la mort :

    « il n’est ici que tristesse attendre que frôle (que frôle) ».

    La mort est une passagère furtive. Jamais elle ne s’attarde. Mais elle revient, jour après jour.

    « la mort

    est une idée qui passe (et puis le jour d’après) ».

    Quant à l’échange avec le fils, il se fait davantage dans le silence qu’avec des mots :

    « presque rien à se dire

    nous étions

    mère et fils et c’était

    arrivé ».

    Parfois, dans le reproche de ces mots à lui, qui les éloignent plutôt qu’ils ne les rapprochent, tant l’univers du fils est une énigme :

    « tu écris bien des choses mais ça ne sert à rien

    qu’à dormir

    ou pleurer (qu’à dormir ou pleurer parfois) ».

    Pourtant ce peu qui faisait la trame indistincte des jours, la mère en éprouve le regret ; avec, noués à la gorge, les mots de cet aveu douloureux mais tellement émouvant :

    « tu sais je regrette

    mais maintenant vraiment tout ça

    oh tu sais vraiment tout ça

    que tout ça disparaisse ».

    Ce qui étreint dans la poésie de ce recueil, qui étreint au-delà de ce que nous percevons de la relation qui unit la mère et le fils, au-delà de l’émotion tendre, douce-amère, que cette relation suscite chez le lecteur, c’est la fascination qu’exercent sur la sensibilité du lecteur le jeu des répétitions et leur écho affaibli par les parenthèses. Toute la complexité de ce travail de canevas nostalgique tient dans le contraste entre l’extrême économie des moyens (brièveté des strophes, brièveté extrême du vers, extrême simplicité du vocabulaire et de la syntaxe) et la subtilité qu’entretiennent avec elle répétitions et parenthèses.

    Le poète répète, inlassablement, les mêmes mots. Il les reprend, parfois leur ajoutant une variante ou apportant une infime modification, un mot, à peine ; parfois en complétant de plusieurs mots proches par leurs consonances. La parenthèse fait partie de ces reprises. Elle est susurrement. Chuchotement du même, de peur de… Peut-être. Peur de troubler la litanie des jours, la litanie de ce qui tombe ; de ce qui n’est plus. Mais qui se poursuit dans le mouvement présent de la chute, ce mouvement de tomber qui enserre avec lui le mot « tombe ». On ne sait plus au juste ce qui tombe. Fleurs/feuilles/jours/choses. Séparément et ensemble.

    « c’était il y a déjà longtemps où les choses

    qui tombent

    (les choses ou bien les jours)

    les choses ou bien les jours les feuilles

    (tombés) ».

    Le poète raboute parfois de nouveaux syntagmes aux syntagmes déjà utilisés. Ce qui – par-delà l’effet d’écho qui se prolonge – crée un effet de labyrinthe sonore dans lequel on se perd.

    « personne n’est là je ne sais pas

    comment je fais plus le temps passe

    ce que je dis parfois je ne sais pas

    comment je fais plus le temps passe ce que je fais je ne sais pas ».

    Il arrive que la pensée trébuche sur une ellipse qui laisse la phrase en suspens mais qui rebondit trois vers plus bas, par la répétition d’un même segment. Ainsi de cet ensemble de vers :

    « c’est un autre jour de demain c’est difficile

    nous allons vers les choses qui elles aussi

    de simples feuilles

    et fleurs

    qui elles aussi ».

    Je ne sais pourquoi cette écriture, ce « presque rien à se dire », m’émeut tant. Sans doute en raison de la tonalité en mode mineur de ce recueil qui se clôt sur ce « je-ne-sais-quoi »* nommé silence.

    « deux chaises dans

    la véranda ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli



    ___________
    NOTE d’AP : j’emprunte délibérément ce « je-ne-sais-quoi » au philosophe Vladimir Jankélévitch.






    Veranda






    ÉRIC SAUTOU


    Sautou 2
    Ph. Sébastien Solidon
    Source





    ■ Éric Sautou
    sur Terres de femmes


    Beaupré (lecture d’AP)
    [c’était ça simplement ça] (extrait de Beaupré)
    [Lire les poèmes] (extrait des Jours viendront)
    [assise et seule assise] (extrait de La Véranda)
    À son défunt (lecture d’AP)
    La vie éternelle, I (extrait d’Une infinie précaution)
    [comme le héron je descends de ma fenêtre] (extrait des Vacances)




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  • Éric Sautou | [assise et seule assise]




    Veranda 2
    la véranda
    feuilles
    et feuilles
    tombées
    Ph., G.AdC








    [ASSISE ET SEULE ASSISE]





    assise
    et seule assise encore dans
    la véranda
    assise
    et assise encore dans
    la véranda
    feuilles
    et feuilles
    tombées




    les fleurs
    toutes les fleurs
    les feuilles
    tombées




    son visage
    où tout recommençait (les fleurs)




    (c’est toi qui me manques qui me manques le plus)




    les mots
    les fleurs
    puis d’autres encore
    les fleurs




    d’avoir été nous deux nous sommes




    (c’était il y a déjà longtemps)




    c’était il y a déjà longtemps où les choses
    qui tombent
    (les choses ou bien les jours)




    les choses ou bien les jours les feuilles
    (tombés)
    (sans y arriver jamais)




    les feuilles
    (tombées)




    c’est le fil de mes pensées ce n’est plus rien






    Éric Sautou, La Véranda, Éditions Unes, 2018, pp. 14-16.






    Veranda





    ÉRIC SAUTOU


    Sautou 2
    Ph. Sébastien Solidon
    Source





    ■ Éric Sautou
    sur Terres de femmes


    La Véranda (lecture d’AP)
    À son défunt (lecture d’AP)
    Beaupré (lecture d’AP)
    [c’était ça simplement ça] (extrait de Beaupré)
    [Lire les poèmes] (extrait des Jours viendront)
    La vie éternelle, I (extrait d’Une infinie précaution)
    [comme le héron je descends de ma fenêtre] (extrait des Vacances)




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  • Éric Sautou, À son défunt

    par Angèle Paoli

    Éric Sautou, À son défunt,
    éditions Faï fioc, Montpellier, 2017.



    Lecture d’Angèle Paoli



    SEULS LES OISEAUX SAVENT




    À son défunt. Le titre de l’ouvrage sonne comme une adresse. Une adresse incomplète qui sous-entend une relation étroite entre le locuteur et son interlocuteur. Un défunt anonyme, homme ou femme, nul ne sait. La photo d’une jeune femme en fin d’ouvrage, souriante, d’allure simple et naturelle, laisse à penser qu’il s’agit peut-être là d’un poème écrit pour cette femme. Les deux vers en exergue empruntés au poème « Rhénane d’automne » d’Apollinaire orientent la lecture vers l’adresse d’un enfant à sa mère :

    « Des enfants morts parlent parfois avec leur mère

    Et des mortes parfois voudraient bien revenir ».

    De « Septembre » à « Dernier poème », Éric Sautou engage un dialogue avec la mère disparue. Le mois de septembre signe-t-il le moment de la séparation ? Peut-être. Le poème éparpille ses mots. Est-ce un poème ? C’est en tout cas une ouverture sur la mort et sur les réflexions qui l’accompagnent. Mais c’est aussi une perpétuation qui poursuit sa quête par-delà la mort.

    Des phrases brèves, sans complexité lexicale ni syntaxique, s’échelonnent sur la page, page après page, isolées par de forts interlignages. Les pronoms personnels « je/tu » apparaissent d’emblée :

    « Je t’attends beaucoup. »

    « Je descends jusqu’à toi ».

    Le mot « maman » est là, lui aussi, qui continue d’exister en dépit d’une absence marquée de l’impossibilité à penser celle-ci. Un abîme s’est ouvert, que rien ne peut apaiser que rien ne peut combler. Et cette douleur physique qui se dit explicitement : « Me brûlent (me brûlent). » Ou indirectement : « Les arbres souffrent (les arbres et les fleurs). »

    La mère demeure celle que l’enfant implore. « Sauve-moi ». Elle est cet être unique qui hante le sommeil. Elle est celle qui se présente encore à l’enfant qui a besoin de s’assurer de son amour et de se rassurer :

    « Est-ce que je suis quelqu’un que tu aimes toujours tellement ? »

    Les phrases se suivent qui rendent compte du désordre intime et du chagrin suscités par la disparition de la mère. La place laissée vide s’ouvre sur un chaos intérieur où tout n’est plus qu’incompréhension, que « précipice », que solitude. La vie est détruite. Elle fait place à une réalité nouvelle qui agit comme un couperet :

    « Les années sont tombées comme celles du rêve. »

    Ainsi s’écoule « Septembre », en quatre ensembles distincts de phrases qui évoquent la relation étroite du poète à sa mère. Et le manque indicible qu’il a d’elle.

    Une autre section s’ouvre, intitulée « Autres poèmes ». Numérotés de un à sept, les poèmes sont brefs. Légers (faussement !). Quelques vers, à peine. Un point isolé sépare chaque strophe. Parfois une simple phrase occupe la page. L’ensemble est aérien. Aéré. Aucune majuscule n’est là pour alourdir l’espace ou perturber le regard. Seules des parenthèses ponctuent parfois les poèmes.

    La mère est là, présente dès l’ouverture.

    « ton nom

    ta voix

    comme si déjà

    presque

    rien je m’y égare »

    Le poète aussi, avec ses mots minuscules :

    « j’écrivais des poèmes (des lambeaux)

    des peines des sursis »

    Le premier poème reprend ce qui déjà s’annonçait dans « Septembre ». Égarement / déchirure / chagrin. Et cette impossibilité à se saisir, par le poème, du visage aimé. Tout tient ici en très peu de mots.

    L’attente. Les ombres. L’absence. Rien ne va plus. Tout échappe au poète qui tente de ranimer ce qu’il fut de sa mère. Surgit un lieu. Celui de la maison que le poète associe au visage maternel. S’ajoute à ce duo, la rivière. Mais tout est nommé sans qu’aucune précision ne vienne alourdir leur présence. Sinon deux superlatifs absolus qui soulignent la singularité du lieu :

    « regardez il y a

    la plus petite (petite)

    et la plus seule de nos maisons (une rivière

    l’accompagne) »

    Et ce constat qu’il est impossible de retenir quoi que ce soit de ce qui fut. Reste entre les doigts la sensation du friable de l’éphémère de l’impalpable. Tout finit par se défaire par se déliter et par tomber :

    « […] la fleur de son

    bouquet

    c’est de la paille

    c’est de la cendre (bientôt ce n’est plus rien) »

    Je m’interroge sur les parenthèses. Je ne parviens à aucune réponse claire quant à leur objet ; quant à leur signification précise. Je perçois seulement qu’elles m’émeuvent sans que je parvienne à en saisir la raison. Elles complètent, enclosent les mots ou les phrases qu’elles contiennent. Parfois en écho assourdi, parfois en crescendo comme pour l’énumération ci-dessus, finalement ternaire, qui va de la « paille » au « rien » en passant par la « cendre ». Il faudrait faire halte sur chacune d’entre elles et les considérer dans leur singularité. Je fais le choix de la subjectivité qui me fait seulement dire ici qu’elles m’émeuvent sans que je cherche à m’appesantir davantage. Ce choix n’est après tout peut-être rien d’autre qu’une volonté de retrait, en réponse au lyrisme (discret) qui sourd derrière ce qui s’écrit de cet indicible amour. Un amour que le poète tient serré dans un « tout petit mouchoir brodé ».

    L’instant se fige dans un présent immobile qui pourrait bien être éternel puisqu’entouré « de plus hautes herbes ». Avec lui revient le passé, retour sur ce temps où les parents existaient ensemble, partageaient le même silence. Des interrogations esquissées, comme incomplètes ou inachevées, débouchent sur une absence de réponse en même temps que sur la quête qui taraude le poète jusqu’au regret :

    « est-ce que j’ai fait

    quelque chose pour toi pourquoi

    ce qu’il aurait peut-être

    fallu mais je n’ai pas

    stèle

    brisée (jour manquant) ».

    La mort a accompli son œuvre. Elle a emporté la mère. Le poète reste seul. Abandonné à ses mots, confronté à leur inadéquation, à leur difficulté à être. Et ce constat terrible lié à la perte et à l’infini du ravage :

    « c’est le nom que tu n’as plus si je ne suis plus là ».

    La disparition totale veille si le fils n’y prend garde et vient à disparaître à son tour.

    La relation mère/enfant s’inverse : « Ma mère mon enfant ». L’inversion annoncée dès « Septembre » se poursuit. La mère défunte devient l’enfant que le poète berce dans les mots, dans l’espoir d’une osmose de l’un avec l’autre et que seule la mort peut faire advenir :

    « le temps

    est irréel où je tremble il me semble

    que tu es

    désormais mon enfant (je n’y résiste pas)

    nous serons

    bercés abandonnés quelqu’un viendra nous dire

    vous êtes

    vous aussi le défunt »

    Le recueil touche à sa fin. Un « Dernier poème » le clôt. Poème unique. Et seul à porter un titre : (les oiseaux). Leur vol à l’unisson traduit sans doute l’aspiration du poète à trouver une réponse à ses questionnements sur le temps et sur la mort. Seuls les oiseaux savent, qui s’accomplissent dans leur fusionnement :

    « lorsque les voilà rassemblés ils sont le ciel ».

    Un très beau recueil que celui d’Eric Sautou. Tendre. Émouvant.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Eric Sautou




    ÉRIC SAUTOU


    Sautou 2
    Ph. Sébastien Solidon
    Source





    ■ Éric Sautou
    sur Terres de femmes


    Beaupré (lecture d’AP)
    [c’était ça simplement ça] (extrait de Beaupré)
    [Lire les poèmes] (extrait des Jours viendront)
    La vie éternelle, I (extrait d’Une infinie précaution)
    [comme le héron je descends de ma fenêtre] (extrait des Vacances)
    La Véranda (lecture d’AP)
    [assise et seule assise] (extrait de La Véranda)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Éric Sautou
    → (sur Terre à ciel)
    une page sur Éric Sautou





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  • Éric Sautou | [comme le héron je descends de ma fenêtre]


    Ce sont dans le miroir
    Ph., G.AdC








    [COMME LE HÉRON JE DESCENDS DE MA FENÊTRE]




    comme le héron je descends de ma fenêtre
    je n’ai pas un cœur tout neuf n’ai pas de plumes sur le dos
    dans la fenêtre la lune il y a des chevaux
    des ânes des chevaux



    nous arrivons dans le soir nous en rêvions
    que reviennent les fleurs (étoiles de jadis)



    je vois dans le noir (dans l’eau noire
    qui garde mon secret)
    le chemin familier



    le roi s’approche à mon chevet
    je voyage d’île en île (dans un jardin de fleurs) ma maison
    le chêne à l’intérieur les marches d’escalier
    les pierres au fond de l’eau
    (ou la mélancolie)
    ma maison morte ce matin le chemin
    le roi s’est relevé
    s’est métamorphosé



    fleurs sauvages épanouies
    les arbres dévastés
    il pleut sur les reflets
    ma maison est un lac
    ce sont dans le miroir
    le monde et les couleurs
    des enfants tête-bêche
    ont écrit sous le ciel
    nous allons disparaître
    est-ce que je reviendrai



    Éric Sautou, Les Vacances, Flammarion, Collection Poésie/Flammarion, 2012, page 52.






    Vacances Sautou





    ÉRIC SAUTOU


    Sautou 2
    Ph. Sébastien Solidon
    Source





    ■ Éric Sautou
    sur Terres de femmes


    À son défunt (lecture d’AP)
    Beaupré (lecture d’AP)
    [c’était ça simplement ça] (extrait de Beaupré)
    [Lire les poèmes] (extrait de Jours viendront)
    La vie éternelle, I (extrsait d’Une infinie précaution)
    La Véranda (lecture d’AP)
    [assise et seule assise] (extrait de La Véranda)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Éric Sautou
    → (sur Terre à ciel)
    une page sur Éric Sautou





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