Étiquette : Erwann Rougé


  • Erwann Rougé, Proëlla

    par Angèle Paoli

    Erwann Rougé, Proëlla, éditions Isabelle Sauvage,
    Collection présent (im)parfait,
    29410 Plounéour-Ménez, 2020.



    Lecture d’Angèle Paoli


    GALETS
    Ph., G.AdC







    CAR LES « GALETS SONT SANS REMORDS »





    Sur un temps très bref — quelques heures à peine d’un dimanche-à-lundi — s’énonce la parole du poème. Proëlla. Cinq chants et un contre-chant — entre lesquels s’intercalent des moments balisés par l’écoulement d’un temps qui embrume ses contours, stagne dans l’indéfini, s’immobilise aussi parfois — composent le poème qu’Erwann Rougé dédie à la mémoire des disparus. En mer ou sur terre. Tous les disparus torturés par mille maux et cruautés avant d’être néantisés dans l’horreur par les guerres et les conflits, ou les naufrages : pour un énième disparu en mer ou ailleurs. Ainsi rassemblés dans le recueil poétique, les chants d’aujourd’hui renouent avec un vieux rite funéraire breton accordé aux défunts disparus en mer ; rite symbolisé, selon la tradition qu’Erwann Rougé remet en lumière, par une croix en cire déposée sur un linceul&nbs;:

    « l’inconnu est croix de cire sur un linge blanc. »

    « la croix de cire se pose sur le linge blanc. »

    Renouant un lien entre divers lieux du monde, entre vie et mort, entre passé et présent, les poèmes sont autant de stèles de silence dédiées à tous ceux que la mer (ou la terre) a emportés et qui demeurent sans sépulture.

    « Sabratha, dans le nord-ouest de la Lybie », Alep ou Bodrum. Partout « le va-et-vient de l’eau harcèle la poussière cèle dans les nuques dans les dos un reste de bleu. » (à quatre heures de lundi).

    Le recueil dans son entier est un long thrène sur les violences qu’infligent les hommes à leurs pairs, sur le malheur que beaucoup traversent sans retour, condamnés à mourir engloutis. Un texte très fort qui place le lecteur devant un chant qui dérange, car, comme l’écrit le poète breton :

    « on supporte mal d’entendre

    le poème qui enroule

    une parole autre. »

    Le poème d’ouverture — non titré —, donne d’emblée la tonalité sombre de cette partition. Et pose les premiers accords d’une écriture de la sobriété. Les strophes sont brèves, disjointes par des lignes intercalaires et par un point final. Sans qu’aucune majuscule initiale vienne perturber l’homogénéité de l’ensemble des pavés de texte. Laquelle s’harmonise, à mes yeux, avec l’anonymat des « ils », des « lui ». Ou celui des « qui » anaphoriques sans antécédents du chant un et du contre-chant un :

    « qui chante

    les lèvres fermées.

    qui douceur sans fin […]

    qui d’errance

    demande le semblable » (chant un)

    « qui le dos contre terre

    attend »

    « qui vers l’avant se balance » (contre-chant un)

    Ou avec l’absence de pronoms personnels devant les verbes. Dans le poème d’ouverture comme dans d’autres poèmes :

    « derrière les barrières

    se mord les doigts se mord la langue

    se vide le dedans

    égare ce dont il a besoin

    s’accroche au temps

    aussi droit qu’il peut. »

    Les corps sont sans visage et « au large les morts ne sont nulle part. »

    Le décor initial est celui d’une procession silencieuse qui se conforme au rite ouessantin de la « proëlla » :

    « sur un linge blanc

    une croix de cire

    veille sur le va-et-vient des morts et des vivants. »

    Tout se déroule comme à l’ordinaire, comme il se doit, chaque fois qu’un marin est porté disparu. Avec la même économie de mots, les mêmes gestes alentis dans la sidération. Tout se déroule à l’identique, tout se clôt « avec la sterne qui dit la coulée verticale. » Que dire de plus, une fois le corps disparu dans les hauts fonds ? « rien de plus. » Tout le reste serait vain. Inutiles les larmes inutile tout pathos.

    Le temps soudain a fait irruption, un temps d’aujourd’hui rythmé par l’écoulement des heures. Un être surgit, privé d’identité et de corps, réduit à sept mots :

    « sans nom

    sans épaule

    se tient là. »

    Un être archétypal, symbole de milliers d’autres de son espèce, voués comme lui au même sort, au même malheur, au même vide. À la même mort. Un être vidé de lui-même, vidé de sa vie, vidé de ses mots, réduit à rien. Un être en négatif. Nié :

    « ne se demande pas », « ne parle pas ne se parle plus », « n’imagine pas la douleur », « ne se demande pas »…

    En quelques vers se dessinent sa mort, sa descente progressive dans « la tranquillité noire ». Sa plongée irrémédiable

    « dans le trou de mer

    qu’il creuse

    d’avoir trop crié. »

    Il arrive que des voix s’élèvent, des voix off qui commentent succinctement ou ponctuent un poème en forme de constat et de péroraison :

    « au fond, il n’y a plus de pourquoi. »

    « et nous n’avons rien vu, comme d’habitude. »

    « sur la berge ils sont mis dans un sac blanc devenu corps. »

    « la cruauté est une brûlure. Se sert de la cloque pour desquamer l’entour d’une âme. »

    Mais la voix dominante de cet ensemble et qui met au jour l’architecture secrète du poème, c’est la voix sans visage du chant. Celle qui se réitère de façon séquentielle, et qui revient comme la vague à l’instant du ressac. Elle est la voix qui guide dans la traversée du poème, celle qui conduit la marche au-delà de l’heure blanche, à la recherche d’un ailleurs. Dans « la courbure d’une dune » et dans le « cri d’un sirli ». Peut-être appartient-elle à ce gamin de douze ans qui court le long de la grève dans l’attente de la beauté. Laquelle se rencontre dans un « battement d’ailes », dans le frôlement d’une plume, ou dans le vacillement invisible du vent. Pourtant, au cœur même de la vie qui fait battre le sang dans les veines, demeure un noyau impénétrable, car les « galets sont sans remords ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Erwann Rougé  Proëlla





    ERWANN ROUGÉ


    Erwann Rougé
    Ph. Michel Durigneux
    Source





    ■ Erwann Rougé
    sur Terres de femmes


    [même si cela ne sert à rien] (extrait de Proëlla)
    [la brûlure a une odeur de fleuve] (extrait de L’Enclos du vent)
    [on ne fait qu’écrire] (extrait de Voa, Voa)
    Passerelle, Carnet de mer (lecture de Sylvie Fabre G.)
    [quand le ciel est ainsi] (extrait d’Étais de Jean-François Agostini)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Isabelle Sauvage)
    la fiche de l’éditeur sur Proëlla d’Erwann Rougé
    → (dans la poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Erwann Rougé





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  • Erwann Rougé | [même si cela ne sert à rien]


    [MÊME SI CELA NE SERT À RIEN]





    à deux heures de lundi


    elle et lui : deux silences à même la table.



    même si cela ne sert à rien
    quelque chose murmure retient l’oubli
    quelque chose veut combler l’absence
    là où ils ne sont jamais allés
    quelque chose ne peut plus
    ne demande rien
    quelqu’un est plus lourd que le vide.

    il y a dans la pièce
    des bruits qu’on ne comprend pas.
    on entend les coups de pluie contre la porte.

    la beauté d’un nuage mendie le ciel
    le cœur en attente
    quelqu’un brûle l’unique lettre d’amour
    et part en plein milieu d’une phrase.

    là             le cri du sirli
    s’attache à la lueur du désert
    et à ce qui tient de légèreté
    dans le passage ou le revers
    du sable entre les jambes
    pour que la phrase indéchiffrable
    s’efface lentement
    dans la courbure de la dune.

    ils ne reviendront pas.

    et si l’orage vient de refermer la porte
    ce n’est pas sans les mots d’abandon
    d’un corps à l’autre leur ombre mêlée
    deux ailes oubliées sur le linge blanc.


    est-ce donc cela le déliement l’espace sans appui de corps
    le calme qui n’a plus peur d’en rester là.




    Erwann Rougé, Proëlla, éditions Isabelle Sauvage, Collection présent (im)parfait, 29410 Plounéour-Ménez, 2020, pp. 46-47.






    Erwann Rougé  Proëlla




    ERWANN ROUGÉ


    Erwann Rougé
    Ph. Michel Durigneux
    Source





    ■ Erwann Rougé
    sur Terres de femmes


    Proëlla (lecture d’AP)
    [la brûlure a une odeur de fleuve] (extrait de L’Enclos du vent)
    [on ne fait qu’écrire] (extrait de Voa, Voa)
    Passerelle, Carnet de mer (lecture de Sylvie Fabre G.)
    [quand le ciel est ainsi] (extrait d’Étais de Jean-François Agostini)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Isabelle Sauvage)
    la fiche de l’éditeur sur Proëlla d’Erwann Rougé
    → (dans la poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Erwann Rougé





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  • Erwann Rougé | [quand le ciel est ainsi]




    Jean-François Agostini  Rougé
    D.R. Ph. Jean-François Agostini






    [QUAND LE CIEL EST AINSI]



    quand le ciel est ainsi : voir. seulement voir a des yeux de rapace. l’immobile apaise le fragile. rien de plus étrange qu’une légèreté d’oiseau dont on ignore le sens.

    une vague entend toutes les vagues. mer et âme cherchent le point aveugle au vertige avant que ne retombe le peu de chaleur qu’il nous reste entre les doigts. l’air émonde les ombres maintenant. peut-être les yeux traversent avant qu’il ne soit trop tard une blessure une irradiance dans le territoire du ciel. on veut croire à la simple inconnaissance des nuages et du temps d’être.

    tu le sais c’est ainsi que la clarté tourne tourne. le seul que nous sommes recommence la faim le sel et le sel avec son poids de mer autour de la cheville.



    Erwann Rougé in Jean-François Agostini, Étais, trente-six poètes, éditions Les Presses Littéraires, 2019, pp. 26-27. Photographies de Jean-François Agostini.





    Jean-François Agostini




    ERWANN ROUGÉ


    Erwann Rougé
    Ph. Michel Durigneux
    Source





    ■ Erwann Rougé
    sur Terres de femmes


    [la brûlure a une odeur de fleuve] (extrait de L’Enclos du vent)
    Proëlla (lecture d’AP)
    [même si cela ne sert à rien] (extrait de Proëlla)
    [on ne fait qu’écrire] (extrait de Voa, Voa)
    Passerelle, Carnet de mer (lecture de Sylvie Fabre G.)




    ■ Jean-François Agostini
    sur Terres de femmes


    [Décembre]
    Face au mur
    JFA | Haïku
    Nager… (+ notice bio-bibliographique)
    [Un bruit de chaîne court sur la mer]




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Les Presses Littéraires)
    la fiche de l’éditeur sur Jean-François Agostini





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  • Erwann Rougé | [la brûlure a une odeur de fleuve]



    [LA BRÛLURE A UNE ODEUR DE FLEUVE]





    la brûlure a une odeur de fleuve
    elle bascule sur l’autre rive

    noue et délivre
    le toucher des genoux et des épaules

    guette
    ce qui se met en déséquilibre


    elle croit qu’elle mène la lumière
    sous la langue

    veut le retour de la pluie






    et l’ombre portée rassemble ses morts
    étoupe la faille du temps

    parle
    au-delà         d’une chair
    blancheur de cendre


    elle croit que le sel et le carmin
    d’une herbe suffisent

    pour la soif du bois



    Erwann Rougé, L’Enclos du vent, éditions Isabelle Sauvage, Collection « ligatures », 29410 Plounéour-Ménez, 2017, pp. 32-33. Photographies Magali Ballet.






    Enclos du vent




    ERWANN ROUGÉ


    Erwann Rougé
    Ph. Michel Durigneux
    Source






    ■ Erwann Rougé
    sur Terres de femmes


    Proëlla (lecture d’AP)
    [même si cela ne sert à rien] (extrait de Proëlla)
    [on ne fait qu’écrire] (extrait de Voa, Voa)
    Passerelle, Carnet de mer (lecture de Sylvie Fabre G.)
    [quand le ciel est ainsi] (extrait d’Étais de Jean-François Agostini)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Isabelle Sauvage)
    la fiche de l’éditeur sur L’Enclos du vent d’Erwann Rougé
    → (sur Les Carnets d’Eucharis)
    d’autres extraits de L’Enclos du vent d’Erwann Rougé
    → (dans la poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Erwann Rougé
    le blog de Magali Ballet





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  • Erwann Rougé | [on ne fait qu’écrire]


    Lucio Fontana (1899 - 1968), Concetto Spaziale, Attese. photo Sothebys
    « fendre le blanc »
    Lucio Fontana (1899 – 1968), Concetto Spaziale, Attese.
    Ph. Sotheby’s
    Source








    [ON NE FAIT QU’ÉCRIRE]



    on ne fait qu’écrire
    fendre le blanc

    se saisir de la boue

    prendre le tison d’une langue
    retournée à profondeur de lame

    le rouge au commencement

    le mot est couché entre les morts
    et les silences tombés fous

    peut-être, le commencement
    d’une peau morte au coin de l’ongle




    Erwann Rougé, Voa, Voa in Haut Fail précédé de Voa, Voa, éditions Unes, 2014, page 11. Vignette de couverture de Thierry Le Saëc.






    Haut-fail-le-saec
    Erwann Rougé, Haut fail, éditions Unes, 2014. Tirage de tête.
    Collages peints de Thierry Le Saëc.
    Source




    ERWANN ROUGÉ


    Erwann Rougé
    Ph. Michel Durigneux
    Source





    ■ Erwann Rougé
    sur Terres de femmes


    [la brûlure a une odeur de fleuve] (extrait de L’Enclos du vent)
    Passerelle, Carnet de mer (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Proëlla (lecture d’AP)
    [même si cela ne sert à rien] (extrait de Proëlla)
    [quand le ciel est ainsi] (extrait d’Étais de Jean-François Agostini)




    ■ Voir aussi ▼


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  • Erwann Rougé, Passerelle, Carnet de mer

    par Sylvie Fabre G.

    Erwann Rougé, Passerelle, Carnet de mer,
    Éditions L’Amourier, 2013.



    Lecture de Sylvie Fabre G.




    Le - pont entre-
    Ph., G.AdC







    UNE TRAVERSÉE DE HAUTE LUTTE ET DE GRAND VENT



    Il y a des phénomènes naturels qui méritent toujours d’être vécus puis nommés parce qu’ils sont des manifestations qui s’adressent à nos sens et à nos cœurs et qu’ils ont ce pouvoir de les contenir, de les faire trembler, de les ranimer et de nous transformer. Ils nous rappellent que nous sommes éléments parmi les éléments, des plus fragiles. Corps soumis à leur puissance ou âme prise en charge, ils lèvent en nous des images, ouvrent un espace de vision et de langue que nous pouvons habiter mais qui nous déborde. Dans Passerelle, le dernier livre d’Erwann Rougé, paru aux Éditions L’Amourier fin 2013, l’auteur tient un journal de bord, un Carnet de mer, où la description de ses sorties en bateau ou de ses retours à terre le long des jours s’accompagne d’un bulletin sur l’état du ciel, de la mer et de l’être. Le notant, le poète entre dans une parole où les mots deviennent « phares, balises, feux brefs », cornes de brume, lames de fond et écume. Il nous invite à partager une traversée de haute lutte et de grand vent.

    Les textes en prose poétique qui constituent l’ensemble sont regroupés en deux parties inégales et précédés chacun d’indications météorologiques ou de lieu, écrites en italiques, qui correspondent à une situation maritime ou terrestre et à un moment singulier. Ils ont tous une coloration différente mais aussi une homogénéité de ton et de style immédiatement reconnaissable, présente dès les premiers recueils d’Erwann Rougé (publiés aux Éditions Unes), la voix du poète demeurant bouleversante en son « ressac intérieur ». Douceur et mélancolie, délicatesse et simplicité des mots sont là, prégnantes, pour dire la densité du réel et le vide, la faille, le manque et la blessure, la bonté de l’amour. « Dire, écrit celui-ci, suppose que l’on voit et que l’on écoute », qu’on laisse en soi grandir les cris et les extases, que l’on s’éprenne du corps fondu à l’âme.

    Page après page, sensations et sentiments s’entremêlent pour affronter en mer le « Temps couvert et à grains-mer forts, roulis modéré… », la « Visibilité moyenne, boucaille aux approches des côtes britanniques », ou se laisser gagner par la « fatigue générale du navire ». De même, à terre, retrouver Loc Meven, c’est autant accepter que tremblent les choses et les cœurs, que reconnaître l’inconnu comme appel. Erwann Rougé fait des allers-retours entre dehors et dedans, ne manquant pas de souligner qu’« écrire est un travail physique », tout comme naviguer et aimer.

    Pour le poète, la vie n’est-elle pas « une recherche perpétuelle » de la « plage pacifiée » ? Que le poète se tienne sur la « passerelle », « en cabine », dans « la chambre » ou dans « le jardin », la pensée dialogue sans cesse avec les infinies variations de la lumière et des couleurs, avec les nuages, les vagues et les plantes, avec la chair de l’aimée et « l’espace blanc de la marge ». Tous apportent au narrateur une série de certitudes et d’incertitudes, des interrogations entre « mutisme et effusion ». Les textes font alterner le « je » du monologue intérieur, sa solitude en mer, et le « tu » adressé à la femme aimée restée à terre et qu’il retrouve après chaque navigation, un « tu » qui fait battre et le cœur et les mots. Il y a leur flux et reflux dans les phrases épousant le mouvement intérieur de l’homme. Agité ou serein selon le temps, il reste écorché toujours. Vivant en Bretagne, Erwann Rougé y marche et y navigue au large. Il observe au plus près l’activité sur les flots (le vocabulaire de la marine est très précis dans le recueil), il vit l’alliance des hommes, de l’eau et du ciel et aime le mouvement des marées. Sur les plages de la Manche, la beauté nue des galets, des rochers, la force brute des tempêtes, les hurlements du vent le retiennent, et ils sont présents dans toute son œuvre. On sent qu’il a expérimenté dans la vie et dans la poésie tous les tangages et leur apaisement. Le risque du naufrage aussi ne lui est pas étranger et les mots sont de frêles amarres.

    Dans ces textes, il est question du monde visible et invisible comme il est question du corps charnel et spirituel du poète qui sait la douleur, le blanc, le manque et bien sûr le désir et la mort. « On tombe dedans », confie-t-il, et le corps qui « fait jaillir des hauteurs » est le même que celui qui se dérobe et produit « un lent noir, lent noir dans le cerveau ». Animé du souffle de vie, il est pourtant « un corps-mort ancré à la laisse de mer » qui parfois « se détache, dérade, perd prise ». La deuxième partie du livre, plus courte, est en effet la clef de l’ensemble : elle lui donne un autre éclairage. C’est la remémoration d’une lutte contre la chute « au moment où les jambes ne se tiennent plus », où « un éclat de foudre arrive derrière les tempes ». Le poète évoque ce qu’il a vécu lors d’une «  ischémie du sang dans le cerveau ». Frappé durement, il a dû combattre l’absence, la perte, reconquérir les mots, parole et écriture. Les poèmes qui débutent par « Chambre blanche » montrent le séisme du traumatisme, et ses conséquences : la peur, l’aphasie, la perte, toute « cette obscure et lente violence » contre l’amour et le langage.

    Car ce recueil célèbre l’amour et nous le montre plus fort que la mort. La figure de la femme y apparaît aimante, dispensatrice du désir, de la confiance et de la joie qui habitent Loc Meven, lieu d’ancrage pour le poète. Sa présence aide à combler tous les vides, à guérir les mots qui « ne suivent pas », à chasser les « mouches mortes », à repeupler avec « tendresse » et « extrême attention » les gestes quotidiens. La Passerelle sur laquelle se tient le poète est fragile, elle oscille quand le pas et la langue hésitent, mais elle est le « pont entre ». Dans le passage, « ce peu de terre, ce peu de chair, ce tout d’amour » qui nous constituent, nourrissent le poème, reconquis lui aussi sur la mort. Éclaircie provisoire, nous murmure Erwann Rougé, et éternel recommencement. Le lecteur referme le livre le cœur saisi par cette parole pudique et vraie qui, « en lignes tremblantes » et pleines de tendresse, le porte au loin et le ramène, tels la vague et l’oiseau, au sein du monde. Son chant fait entendre la beauté du vivant, toujours menacée.


    Sylvie Fabre G.
    D.R. Texte Sylvie Fabre G.






    Passerelle 2




    ERWANN ROUGÉ


    Erwann Rougé
    Ph. Michel Durigneux
    Source





    ■ Erwann Rougé
    sur Terres de femmes


    [la brûlure a une odeur de fleuve] (extrait de L’Enclos du vent)
    Proëlla (lecture d’AP)
    [même si cela ne sert à rien] (extrait de Proëlla)
    [on ne fait qu’écrire] ((extrait de Voa, Voa)
    [quand le ciel est ainsi] (extrait d’Étais de Jean-François Agostini)




    ■ Voir aussi ▼

    → (dans la poéthèque du site du Printemps des poètes)
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    ■ Autres lectures de Sylvie Fabre G.
    sur Terres de femmes


    Caroline Boidé, Les Impurs
    Jean-Pierre Chambon, Le Petit Livre amer
    Jean-Pierre Chambon, Tout venant
    Patricia Cottron-Daubigné, Visage roman
    Pierre Dhainaut, Après
    Ludovic Degroote, Un petit viol, Un autre petit viol
    Alain Freixe, Vers les riveraines
    Luce Guilbaud, Demain l’instant du large
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    Angèle Paoli, Lauzes
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    Pierre Péju, L’État du ciel
    Didier Pobel, Un beau soir l’avenir
    Fabio Scotto, La Peau de l’eau
    Roselyne Sibille, Entre les braises
    Une terre commune, deux voyages (Tourbe d’Emmanuel Merle et La Pierre à 3 visages de François Rannou)





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