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  • Roberto Bolaño | [Que fais-tu, silencieuse lune ?]





    [QUE FAIS-TU, SILENCIEUSE LUNE ?]



    Que fais-tu, silencieuse lune ? Tu n’es pas encore lasse de parcourir les chemins du ciel ? Ta vie ressemble à celle du berger qui sort avec la première lueur et conduit le troupeau dans les champs. Ensuite, las, il se repose la nuit. Il n’attend rien d’autre. À quoi la vie lui sert-elle, au berger, et la tienne, à toi ? Dis-moi, se dit le berger, racontait Florita Almada la voix exaltée, vers où tend mon errance, si brève, et ta course immortelle ? L’homme naît dans la douleur et à naître il y a déjà risque de mort, disait le poème. Et aussi : Mais, pourquoi éclairer, pourquoi maintenir vivant celui qu’il est nécessaire de consoler, parce qu’il est né ? Et aussi : Si la vie est malheur, pourquoi continuons-nous à la supporter ? Et aussi : Lune immaculée, tel est l’état mortel. Mais toi tu n’es pas mortelle, et peut-être ne comprends-tu rien à ce que je dis. Et aussi, et contradictoirement : Toi, solitaire, éternelle étrangère, si pensive, peut-être comprends-tu bien ce vivre terrestre, notre agonie et nos souffrances ; peut-être sauras-tu bien ce mourir, cette suprême pâleur du visage, et cette absence de la terre et l’éloignement de l’habituelle et amoureuse compagnie. Et aussi : Que font l’air infini et la profonde sérénité sans fin ? Que signifie cette immense solitude ? Et moi, qui suis-je ? Et aussi : Moi seul sais et comprends que des éternels tours et de mon fragile être, d’autres trouveront biens et profits. Et aussi : Ma vie n’est que mal. Et aussi : Vieux, chenu, malade, pieds nus, et presque sans vêtements, avec le lourd fardeau sur les épaules, par les rues et les montagnes, par les rochers et les plages et par les pâturages, dans le vent, avec la tempête, lorsque le jour s’allume et lorsqu’il gèle, il court, il court haletant, il traverse des étangs, des courants, il tombe, se relève et se presse toujours, sans repos ni paix, blessé, sanglant, jusqu’à ce qu’enfin il arrive là où le chemin et où tant d’efforts prennent fin ; horrible, immense abîme où s’y précipitant il oublie tout. Et aussi : Ô, vierge lune, la vie mortelle est ainsi. Et aussi : Ô, mon troupeau qui reposes peut-être en ignorant ta misère, comme je t’envie ! Pas seulement parce que tu es libre de désirs et de toute souffrance, tout mal, chaque crainte extrême vite tu l’oublies, peut-être parce que tu ne sens jamais l’ennui. Et aussi : Lorsque, à l’ombre et dans l’herbe, tu reposes, tu es heureux et calme et la plus grande partie de l’année tu la vis dans cet état sans ennui. Et aussi : Je m’assieds à l’ombre, sur le gazon, et d’ennui mon esprit s’emplit, comme s’il sentait un aiguillon. Et aussi : Et plus rien je ne désire et de raison de pleurer jamais je n’ai. Arrivée à ce point, et après avoir soupiré profondément, Florita Almada disait qu’on pouvait tirer plusieurs conclusions. 1. Les pensées qui tenaillent le berger peuvent facilement s’emballer, car cela fait partie de la nature humaine. 2. Regarder face à face l’ennui était une action qui demandait du courage et Benito Juárez l’avait fait et elle aussi l’avait fait et tous deux avaient vu dans le visage de l’ennui des choses horribles qu’elle préférait ne pas dire. 3. Il n’était pas question dans le poème, ça lui revenait maintenant, d’un berger mexicain mais d’un berger asiatique, mais en l’occurrence c’était la même chose, car les bergers sont partout les mêmes. 4. S’il était bien certain qu’à l’extrémité de tout désir ardent s’ouvrait un abîme, elle recommandait, pour commencer, deux choses, la première ne pas tromper les gens, et la deuxième les traiter avec correction. À partir de là, on pouvait continuer de parler. Et c’était cela qu’elle faisait, écouter et parler, jusqu’au jour où Reinaldo était venu la voir chez elle pour une consultation sur un amour qui l’avait abandonné, et il avait quitté les lieux avec un régime pour maigrir, des herbes pour des infusions qui avaient apaisé ses nerfs et avec d’autres herbes aromatiques qu’il avait cachées dans les coins de son appartement et qui avaient donné à ce dernier une odeur comme d’église et de vaisseau spatial en même temps, ainsi que le disait Reinaldo aux amis qui venaient lui rendre visite, une odeur divine, une odeur qui relaxait et contentait l’âme, qui donnait envie d’écouter de la musique classique, qu’est-ce que vous en dites ? Et les amis de Reinaldo avaient commencé à insister pour qu’il leur présente Florita, ah, Reinaldo, j’ai besoin de Florita Almada […]



    Roberto Bolaño, « La partie des crimes » in 2666, Christian Bourgois éditeur, 2008 ; Gallimard, Collection folio n° 5205, 2011-2017, pp. 655-657. Traduit de l’espagnol (Chili) par Robert Amutio.






    Roberto Bolano  2666






    ROBERTO BOLAÑO


    Roberto Bolano
    Source



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la revue Les Hommes sans épaules)
    une notice bio-bibliographique sur Roberto Bolaño





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  • Ida Vitale [Prix Cervantes 2018] | Nieve




    NIEVE



    Minimos puntos – aguanieve,
    cristales – blancos bajan.
    Este harapiento mundo
    pone per un momento
    suave decoro de algodones
    en su fábula fea.

    Deslumbra una escama de liquen
    verdegris en lo blanco.
    Deslumbra una rama sin hojas,
    una hoja sin rama.
    Hacer bello le otro
    es gloria de la nieve.

    La alegría dello perro sabe
    juegos que el hombre olvida
    y natural usa la fiesta
    nueva que se le da.
    Callan altros los pájaros
    como el hombre suspensos.





    NEIGE



    D’infimes points – grésil,
    cristaux – blancs descendent.
    Ce monde en haillons
    met pour un moment
    un doux décor de cotons
    sur sa vilaine fable.

    Miroite une écaille de lichen
    vert-gris dans le blanc.
    Miroite une branche sans feuilles,
    Une feuille sans branche.
    Donner la beauté ailleurs
    est gloire de la neige.

    La joie du chien connaît
    des jeux que l’homme oublie
    et simplement il fait usage de la fête
    nouvelle qu’on lui offre.
    Les hauts oiseaux se taisent
    en suspens comme l’homme.



    Ida Vitale [Prix Reina Sofía 2015, Prix Cervantes 2018], Pauvre règne [Parvo Reina, 1984] in anthologie Ni plus ni moins, édition bilingue, Éditions du Seuil, « La Librairie du XXIe siècle », 2016, pp. 90-91. Traduction de l’espagnol (Uruguay) par Silvia Baron Supervielle. Ouvrage publié avec le soutien de la Maison de l’Amérique latine.






    Ida Vitale, Ni plus ni moins




    _________________________________
    NOTE DE L’ÉDITEUR : « Après avoir traduit la poésie d’Alvaro Mutis puis celle de César Vallejo, François Maspero avait entrepris de traduire Ida Vitale. La mort l’a surpris au cœur de ce travail. Silvia Baron Supervielle a pris le relais. Elle a choisi et traduit la plupart des poèmes qui composent cette anthologie. »




    IDA VITALE


    Ida Vitale
    Source




    ■ Ida Vitale
    sur Terres de femmes

    La palabra infinito (extrait de Procura de lo imposible)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur El País,‎ 15 novembre 2018)
    Ida Vitale, premio Cervantes 2018
    → (sur le site du magazine Le Point‎)
    Ida Vitale, l’alchimiste des lettres uruguayennes
    → (sur A media voz)
    une notice bio-bibliographique sur Ida Vitale (+ plusieurs poèmes)
    → (sur le site des Cahiers Max Jacob‎)
    une recension de Ni plus ni moins d’Ida Vitale, par Ingrid Tempel [PDF]





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  • Rodolfo Alonso | Noche cargada



    NOCHE CARGADA



    el viento bebe
    en la noche

    salta
    a la espera
    de la distancia

    tus pasos
    oyen también
    ese clamor

    aire
    duro
    de los solitarios

    viento libre
    en la noche







    NUIT CHARGÉE



    le vent boit
    dans la nuit

    saute
    dans l’attente
    de la distance

    tes pas
    entendent aussi
    cette clameur

    air
    dur
    des solitaires

    vent libre
    dans la nuit



    Rodolfo Alonso, Entre dientes | Entre les dents, édition bilingue, éditions érès, 25e volume de la collection Po&psy princeps dirigée par Danièle Faugeras & Pascale Janot, 2016, page 68. Traduit de l’espagnol (Argentine) par Jacques Ancet. Dessins de Sylvie Deparis.






    Rodolfo Alonso, Entre les dents





    RODOLFO ALONSO


    Rodolfo Alonso




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des editions érès)
    la fiche de l’éditeur sur Entre les dents de Rodolfo Alonso
    → (sur Recours au Poème)
    six autres poèmes issus d’Entre les dents de Rodolfo Alonso





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