Étiquette : Etty Hillesum


  • 11 janvier 1942 |
    Etty Hillesum, Journaux et lettres 1941-1943

    Éphéméride culturelle à rebours



    Etty Hillesum. Photo de Bernard Mevlink
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    [QUAND JE PENSE À TOUTE CETTE VAISSELLE DEMAIN MATIN]



    11 janvier, 11 heures et demie du soir.


        Je suis heureuse à la pensée de l’énorme tas de vaisselle qui m’attend pour demain matin dans le fouillis de la cuisine. C’est une forme de pénitence. Je comprends un peu, je crois, ces moines en bure grossière qui s’agenouillent sur la pierre froide. Je dois aussi réfléchir très sérieusement à ces choses. Tout de même, je suis un peu triste ce soir. Pourtant c’est bien moi qui ai voulu nos étreintes. Et ce pauvre chéri qui s’était justement promis de rester chaste pendant plusieurs semaines ! Et ce en prévision de sa convocation à la Gestapo. Il voulait (pour le dire en termes naïfs) n’irradier que bonté et pureté et concentrer ainsi sur lui l’influence des esprits bénéfiques flottant dans le cosmos. Pourquoi ne pas y croire, après tout ? Et voilà que cette sauvageonne de « jeune Kirghize » vient réduire en fumée ces rêves de pureté ! Je lui ai demandé si ce soir dans son lit en faisant son examen de conscience du jour, il en aurait du regret. « Non, dit-il, je ne me repens jamais de rien, d’ailleurs c’était bon et ce me sert de leçon, cela m’apprend que, même maintenant, j’ai encore en moi un « reste d’attachement terrestre ». Mais chez moi, ces accès soudains de désir physique proviennent toujours d’une « parenté spirituelle », et en cela ils sont bons. Pourtant je n’en retire que de la tristesse. Et je comprends qu’il ne me suffit pas de serrer quelqu’un dans mes bras pour lui exprimer mes sentiments. Une fois dans mes bras, et là plus qu’ailleurs, ce quelqu’un m’échappe. Je crois que je préfère voir sa bouche de loin et la désirer, plutôt que de la sentir contre la mienne et la posséder. À de très rares instants, cette possession m’apporte une sorte de bonheur, pour lâcher le grand mot. Et ce soir je m’endors à côté de Han, par pure tristesse. Un vrai chaos.-
        Voilà, je le sais maintenant, il prie après avoir «  déposé » ses dents. À vrai dire c’est logique. Avant de prier, il faut en finir avec tous les actes d’ici-bas.-
        Je suis, semble-t-il, en plein épanouissement ; je rayonne de toutes parts, dit-il, et il en est aussi heureux que moi. Il y a un an, j’étais vraiment une grande malade avec mes siestes de deux heures et ma livre d’aspirine par semaine, j’étais dans un état inquiétant, quand j’y pense. Ce soir, nous avons feuilleté au hasard mes cahiers. C’est devenu pour moi une sorte de « littérature classique », tant mes problèmes d’alors me paraissent aujourd’hui loin de moi. C’est un chemin difficile qu’il m’a fallu parcourir pour retrouver ce geste d’intimité avec Dieu et pour dire, le soir à la fenêtre : « Sois remercié, ô Seigneur. » Le calme et la paix règnent désormais dans mon royaume intérieur. Oui, un chemin difficile, vraiment. Tout paraît à présent si simple et si naturel. Cette phrase m’a poursuivie des semaines : « Il faut avoir le courage d’exprimer sa foi. » De prononcer le nom de Dieu. En cet instant précis, un peu fatiguée, un peu lasse, un peu triste et pas très satisfaite de moi, je ne ressens pas cette évidence de la foi, mais elle reste à ma portée. Ce soir, je ne dirai certainement rien à Dieu, même si j’aspire à sentir le froid des carreaux, à méditer sur les choses et à les prendre au sérieux. Prendre au sérieux les choses du corps. Mais mon tempérament n’en fait encore qu’à sa tête, n’a pas trouvé d’harmonie avec l’âme. Je crois cependant avoir cela en moi : un besoin d’harmonie, dans ce domaine aussi. Pourtant je crois de moins en moins à l’existence d’un homme unique, qui me comblerait corps et âme.
        Mais ma tristesse n’est plus celle d’autrefois. Je ne tombe plus aussi bas. Souvent, déjà, dans la tristesse, le redressement est inscrit. Avant, je pensais que tout le reste de ma vie se traînerait dans la même affliction. Aujourd’hui je sais que ces moments de dépression font partie eux aussi de mon rythme vital, et que c’est bien ainsi. Confiance, très grande confiance en tout et en moi-même. J’ai confiance aussi en mon esprit de sérieux et je commence à me sentir capable de bien administrer ma vie.
        Il est des moments, des moments de solitude en général, où je me sens en moi un amour profond et plein de reconnaissance pour lui : « Tu m’es si proche que je voudrais partager tes nuits. » Pour moi, ce sont les points culminants de nos relations. Il est fort possible qu’en réalité une telle nuit s’avère désastreuse. N’est-ce pas un bien étrange fossé qui s’ouvre ici ?
        Bonne nuit, maintenant, je sens que le sommeil me fait dérailler. Quand je pense à toute cette vaisselle demain matin !
        Et pourtant : je ne désire pas du tout son corps, même si par moments je me sens follement amoureuse. Serait-ce que je l’aime d’un amour si profond, d’un amour si « cosmique », pour ainsi dire, qu’il ne peut être approché par le biais du corps ?
        Tide et moi sommes les deux femmes dont il est le plus proche, et nous formons un tel contraste ! Il faut que nous nous aimions beaucoup, elle et moi. Cet après-midi, lorsque Tide nous a reconduits et nous a embrassés tous deux, une extraordinaire intimité s’est établie un instant entre nous trois. Vas-tu finir par aller te coucher, oui ou non ?



    Etty Hillesum, Les Écrits d’Etty Hillesum | Journaux et Lettres, 1941-1943, Éditions du Seuil, Collection Opus, 2008, pp. 323-325. Édition intégrale. Traduit du néerlandais et de l’allemand par Philippe Noble avec la collaboration d’Isabelle Rosselin.





        Issue d’une famille d’intellectuels aisés, Etty Hillesum est une jeune juive néerlandaise, brillante et pleine de vie. De sa vie interrompue par l’horreur nazie le 30 novembre 1943, Esther Hillesum a laissé un journal commencé à l’âge de vingt-sept ans. Ce journal, qui couvre les années 1941-1942-1943, passées à Amsterdam, est prolongé par les lettres de Westerbork. Westerbork, camp provisoire de transit pour les Juifs en partance pour les camps d’extermination. Etty Hillesum s’était portée volontaire pour y séjourner afin d’apporter aide et soutien aux prisonniers qu’elle voyait partir. Etty et sa famille seront exterminés à Auschwitz.






    Hillesum
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    27 février 1942 | Etty Hillesum, Une vie bouleversée





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  • 27 février 1942 | Etty Hillesum, Une vie bouleversée

    Éphéméride culturelle à rebours



    Ce qui est criminel, c'est le système qui utilise des types comme ça.
    Ph., G.AdC






    [EN FAIT JE N’AI PAS PEUR POURTANT JE NE SUIS PAS BRAVE]


    Vendredi 27 février, 10 heures du matin.


        […] L’homme forge son destin de l’intérieur, voilà une affirmation bien téméraire. En revanche, l’homme est libre de choisir l’accueil qu’il fera en lui-même à ce destin. On ne connaît pas la vie de quelqu’un si l’on n’en sait que les événements extérieurs. Pour connaître la vie de quelqu’un, il faut connaître ses rêves, ses rapports avec ses parents, ses états d’âme, ses désillusions, sa maladie et sa mort.
        […]Nous étions là de bonne heure, mercredi matin, tout un groupe réuni dans les locaux de la Gestapo, et les événements de nos vies étaient à cet instant précis exactement les mêmes. Nous étions tous dans la même pièce, les interrogateurs retranchés derrière leurs bureaux, et les interrogés. Ce qui distinguait toutes ces vies entre elles, c’était l’attitude intérieure de chacun. L’œil était immédiatement attiré par un jeune homme qui faisait les cent pas, l’air mécontent (et ne cherchant nullement à dissimuler ce mécontentement), traqué et tourmenté. Tout à fait intéressant à observer. Tous les prétextes lui étaient bons pour abrutir de cris ces malheureux Juifs : « Pas de mains dans les poches ! », etc. Il me paraissait plus à plaindre que ceux qu’il apostrophait ainsi, et ces derniers ne l’étaient d’ailleurs que dans la mesure où ils avaient peur. Quand ce fut mon tour de passer à son bureau, il me lança en rugissant : « Qu’est-ce que vous pouvez bien trouver de risible ici ? » J’avais envie de lui répondre: « À part vous, rien ! » mais des considérations diplomatiques me firent juger préférable de ravaler cette réplique. « Vous n’arrêtez pas de rire ! » rugit-il encore. Et moi, de mon air le plus innocent : « Je ne m’en rends pas du tout compte, c’est mon expression habituelle. » Et lui : « Ne faites pas l’idiote et sortez immédiatement ! », le tout assorti d’une mimique qui signifiait : « On se retrouvera ! » C’était probablement le moment psychologique où j’aurais dû mourir de frayeur, mais j’ai tout de suite percé à jour son truc.
        En fait, je n’ai pas peur. Pourtant je ne suis pas brave mais j’ai le sentiment d’avoir toujours affaire à des hommes, et la volonté de comprendre autant que je le pourrai le comportement de tout un chacun. C’était cela qui donnait à cette matinée sa valeur historique : non pas de subir les rugissements d’un misérable gestapiste, mais bien d’avoir pitié de lui au lieu de m’indigner, et d’avoir envie de lui demander: « As-tu donc eu une enfance aussi malheureuse, ou bien est-ce que ta fiancée est partie avec un autre ? » Il avait l’air tourmenté et traqué, mais aussi, je dois le dire, très désagréable et très mou. J’aurais voulu commencer tout de suite un traitement psychologique, sachant parfaitement que ces garçons sont à plaindre tant qu’ils ne peuvent faire de mal, mais terriblement dangereux, et à éliminer, quand on les lâche comme des fauves sur l’humanité. Ce qui est criminel, c’est le système qui utilise des types comme ça.
        Autre leçon de cette matinée : la sensation très nette qu’en dépit de toutes les souffrances infligées et de toutes les injustices commises, je ne parviens pas à haïr les hommes. Et que toutes les horreurs et les atrocités perpétrées ne constituent pas une menace mystérieuse et lointaine, extérieure à nous, mais qu’elles sont toutes proches de nous et émanent de nous-mêmes, êtres humains. Elles me sont ainsi plus familières et moins effrayantes. L’effrayant, c’est que des systèmes, en se développant, dépassent les hommes et les empoignent dans leur poigne satanique, leurs auteurs aussi bien que leurs victimes, de même que de grands édifices ou des tours, pourtant bâtis par la main de l’homme, s’élèvent au-dessus de nous, nous dominent et peuvent s’écrouler sur nous et nous ensevelir.


    Etty Hillesum, Une vie bouleversée suivi de Lettres de Westerbork, Éditions du Seuil, Collection Points, 1995, pp. 105-106-107. Traduit du néerlandais par Philippe Noble.





        Issue d’une famille d’intellectuels aisés, Etty Hillesum est une jeune juive néerlandaise, brillante et pleine de vie. De sa vie interrompue par l’horreur nazie le 30 novembre 1943, Esther Hillesum a laissé un journal commencé à l’âge de vingt-sept ans. Ce journal, qui couvre les années 1941-1942-1943, passées à Amsterdam, est prolongé par les lettres de Westerbork. Westerbork, camp provisoire de transit pour les Juifs en partance pour les camps d’extermination. Etty Hillesum s’était portée volontaire pour y séjourner afin d’apporter aide et soutien aux prisonniers qu’elle voyait partir. Etty et sa famille seront exterminés à Auschwitz.






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