Étiquette : extrait


  • Georges Perros | Ken Avo




    Kenavo
    Source






    KEN AVO
    (extrait)





    Ma motocyclette avait de ces ruades
    Comme parfois en ont les choses
    Elles éclairent violemment, crûment
    Notre piste nerveuse
    Le disque tourne fou
    Et se raye ça fait mal
    C’est un peu comme si j’allais mourir
    Toute une vie d’entre mes vies
    Défilait à toute vitesse
    Sur le réseau de mon angoisse
    Je n’avais plus peur de tomber
    Quelqu’un était en train de mourir en moi
    Quelque part, quelqu’un
    Que j’avais détesté
    Qui m’avait fait beaucoup souffrir
    Mais que je ne voulais ni ne pouvais
    En toute occasion, ne pas reconnaître
    Être un homme est ambigu
    Nul masque au monde ne m’en eût
    Caché la froide présence
    Quelqu’un qui était en train de me dire
    Le pire, le cruel,
    L’inacceptable.
    Le réel,
    C’est l’imagination relayée, vérifiée
    Soulagée
    Remplacée
    Poète celui qui pactisant
    Avec la mort
    Oublie qu’il va mourir.





    Georges Perros, « Ken Avo » (extrait), Poèmes bleus (Éditions Gallimard, 1962), Collection Poésie/Gallimard n° 545, 2019, pp. 24-25. Préface de Bernard Noël.







    Georges Perros  Poèmes bleus




    GEORGES PERROS


    Georges Perros portrait
    Source



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Gallimard)
    la fiche de l’éditeur sur Poèmes bleus de Georges Perros





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  • Pascal Quignard | Cûdapanthaka



    CÛDAPANTHAKA (extrait)



    Il y a un refrain très simple et très beau dans une chanson que composa Malherbe qui dit avec beaucoup de vigueur et de brusquerie ce que je cherche à définir ici ‒ et au fantôme de quoi il faut fournir sans fin à force d’offrandes alimentaires, de trésors monétaires, de gloire et de défi, de colliers et de brassards, de broches, d’agrafes, de parures, de perles, de dents, de larmes.

    « Qui me croit absent, il a tort :

    Je ne le suis point, je suis mort. »

    Je me souviens qu’André du Bouchet offrit ‒ dans un état enfantin d’enchantement ‒ ces deux vers à Paul Celan, dans son petit appartement rue des Grands-Augustins, quand il les découvrit. Francis Ponge venait de faire paraître son livre sur Malherbe. J’assistai à ce don enchanté avant que Paul Celan se jette dans le fleuve.

    Les larmes constituent ces libations naturelles que le corps verse sur les vides, sur les abandons, sur les sauts, sur les plongées, sur les ruines, sur les absences, sur les détresses que la langue parlée ne sait pas dire.

    Une narration « dotée de sens », voilà ce qui cherche à s’opposer à l’absence du souffle tiède d’un vivant. Une biographie. Mais la vie n’est pas une biographie. Mais être mort, c’est cesser de ternir le miroir. Tel était le geste que les Anciens faisaient pour s’assurer du décès de leurs familiers. On allait quérir un petit miroir de bronze qu’on approchait des lèvres des êtres immobiles.

    Le défaut de buée ou, si l’on préfère, le reflet sans défaut, le contact sans écran de réel à réel, témoignait de la perte de la vie.

    Ce petit miroir fait en bronze, frotté de laine, tout brillant, ce reflet pur c’est-à-dire vide, net de vapeur ou bien de brume lointaine ou bien de silhouette indécise sur la surface métallique et polie permettaient d’éloigner définitivement le mort dans son nom.

    Alors ils l’appelaient trois fois.

    Les hommes de l’Antiquité criaient très fort trois fois le nom du mort dans la chambre silencieuse où son corps avait été allongé. C’était comme une dernière danse où se soulevaient trois fois les ailes des grands oiseaux dévoreurs des chairs et porteurs des âmes dans l’ombre de l’Éther. C’étaient comme trois très lents et très grands coups de rame sur le fleuve mort qui traverse l’Érèbe. Baptême inversé comme l’était ce repas des pavements qui ne faisait rien pénétrer de solide à l’intérieur des lèvres. Dans une triste et triple clameur ils donnaient trois fois son nom à cet être pour qui ni le souffle ni le langage ni le faux ni le désir ni la faim ne faisaient plus écran à sa propre vision.


    *


    Aladin possédait une lampe qui suscitait à volonté toutes les richesses de ce monde. Le prince Hussein possédait un tapis qui transportait où l’on souhaitait être à condition qu’on se recueillît en soi-même (je note que le prince Hussein possédait presque un livre). Le prince Ahmed possédait une pomme qui guérissait tous les maux pour peu qu’on la portât à son nez ou qu’on la flairât. Le prince Ali possédait un petit tuyau fait en défense d’éléphant qui permettait de voir à distance. Sôsos possédait un non-balai qui permettait l’art.


    *


    Les moines bouddhistes de l’Inde ancienne racontaient cette légende qui courait sur Cûdapanthaka. Cûdapanthaka à l’âge de quarante-cinq ans avait atteint un tel état de perfection qu’il avait oublié son nom de génération. À cinquante-cinq ans il avait atteint un tel état de pureté que les frères lui mirent un balai entre les mains. À soixante-cinq ans Cûdapanthaka avait atteint un tel état de sainteté qu’il avait oublié le mot « balai ». Le jour anniversaire de ses soixante-quinze ans le moine Cûdapanthaka se souvint subitement du mot « balai » mais, comme les frères l’interrogeaient, ils découvrirent qu’il avait oublié le sens du verbe « balayer ». À quatre-vingts ans, quand il se souvint du verbe « balayer », il y consacra tout son temps mais le mot « balai » s’enfuit de sa mémoire et tout à coup sa bouche fut quitte du langage. À quatre-vingt-cinq ans Cûdapanthaka était devenu si bienheureux qu’il ne se souvenait de rien. Mais alors il se trouva que ses mains étaient prises d’une sorte de petit tremblotement qui ne cessait pas. Aussi, balayant la cour du temple, levait-il plus de poussière qu’il n’en ôtait et les frères se plaignaient.



    Pascal Quignard, L’Enfant d’Ingolstadt, chapitre XXIV (extrait), Dernier royaume X, Éditions Grasset & Fasquelle, 2018, pp. 165-166-167-168.






    Pascal Quignard  L'Enfant d'Ingolstadt






    ■ Pascal Quignard
    sur Terres de femmes

    Boutès (lecture d’AP)
    [Lancelot dit] (extrait des Désarçonnés)
    Medea (lecture d’AP)
    Les kami (extrait de L’Origine de la danse)
    Villa Amalia (lecture d’AP)
    23 avril 1948 | Naissance de Pascal Quignard (Villa Amalia, extrait)
    28 octobre 2002 | Pascal Quignard, Prix Goncourt 2002 (lecture des Ombres errantes par AP)





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  • Brigitte Mouchel | à tenter de voir dans la nuit ‒ un homme ?



    À TENTER DE VOIR DANS LA NUIT ‒ UN HOMME ?
    (extrait)




    L’’île est un plateau calcaire avec, au nord, une impressionnante falaise, tandis qu’au sud, la côte est très découpée, formant des promontoires et des anses profondes qui abritent de petites plages de sable. Les habitants vivent de pêche et de tourisme. L’intérieur de l’île, aride et caillouteux, a un aspect désertique.

    Certains parlent d’une île-sentinelle.

    Ils tentent la traversée dans des embarcations de fortune. Chaque fois, ils racontent. Après quelques heures de navigation, un autre bateau s’approche, le passeur saute à bord et le bateau disparaît. Ils sont abandonnés, pertes humaines, dommages collatéraux aux guerres, à la misère.


    Et ta carcasse raide, le froid au creux du dos, cette rencontre tactile contre la nuit
    où tu ne perçois rien, monochrome ‒ palpite
    parfois apparaît une trouée
    un faible éclat de jour ‒ ou de vie, de terre et d’humains ‒ qui fait comme un voile
    une sorte de visage ‒ la trace d’un visage ‒ à peine un éclat, même pas, faible, et rien ne peut désemparer l’éclatante noirceur ‒ l’attente, le temps à peine ‒ ne passe
    une vague lumière, des traces voilées comme buée ‒ ta bouche ? ‒ il n’y a personne




    Brigitte Mouchel, « à tenter de voir dans la nuit ‒ un homme ? » (extrait), in Et qui hante, éditions Isabelle Sauvage, collection « présent (im)parfait », 2018, pp. 67-68.






    Brigitte Mouchel  Et qui hante






    BRIGITTE MOUCHEL




    ■ Brigitte Mouchel
    sur Terres de femmes

    exil (extrait d’événements du paysage)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Isabelle Sauvage)
    une fiche bio-bibliographique sur Brigitte Mouchel
    → (sur le site des éditions Isabelle Sauvage)
    la fiche de l’éditeur sur Et qui hante





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  • Claudine Bohi | L’invisible




    L’INVISIBLE (extrait)






    Anne Slacik Bohi 2
    Peinture d’Anne Slacik (détail) in Claudine Bohi, Mettre au monde,
    éditions L’Herbe qui tremble, 2018, page 127.







    ce qui tourne là
    à l’intérieur des mots
    qui les déborde

    qui les bouscule

    et la lèvre hésite la parole
    écorce le souffle

    ce fut avant
    ce fut toujours avant




    ça mélange du baiser
    aussi

    c’est quelque chose
    à la racine

    c’est peut-être là

    si tu dis dans le corps
    tu ne dis pas assez




    il y a ce bruit de signes
    sauvages
    redevenus sauvages

    un écho si lointain profond
    voilà
    et tu entends

    cela bouge dans les mots
    une vague
    dans une mer absente

    engloutie




    […]




    Claudine Bohi, « L’invisible » (extrait), Mettre au monde, éditions L’Herbe qui tremble, 2018, pp. 67-69. Peintures d’Anne Slacik.






    Claudine Bohi  Mettre au monde




    CLAUDINE BOHI


    Claudine Bohi 2
    Source




    ■ Claudine Bohi
    sur Terres de femmes


    [brouillard n’est pas absence] (poème extrait d’Éloge du brouillard)
    [Duels de lumière] (poème extrait de La plus mendiante)
    Secret de la neige (poème extrait de L’Enfant de neige)
    Le funambule sans son fil (poème extrait de Même pas)
    [je laisse tomber le mot maman] (poème extrait de Mère la seule)
    Mère la seule (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Naître c’est longtemps (lecture d’AP)
    Naître c’est longtemps (lecture de Philippe Leuckx)
    Corps levé (poème extrait de Naître c’est longtemps)
    [L’eau son puits étrange] (poème extrait de On serre les mots)
    [à force de mots sur la peau] (poème extrait de Parler c’est caresser un corps)
    [La raison sort toujours de l’irrationnel] (poème extrait de Rêver réel)
    Une lumière de terre (poème extrait d’Une saison de neige avec thé)
    Claudine Bohi | Philippe Bouret, Cet enfant sans mot qui te commence (lecture d’AP)
    Claudine Bohi | Olivier Gouéry [Voici donc le matin]
    → (dans l’anthologie Terres de femmes)
    si ce n’est pas trembler
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le Portrait de Claudine Bohi (+ deux poèmes)




    ■ Voir aussi ▼


    → (dans la poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Claudine Bohi





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  • 3 mars 1994 | Lambert Schlechter | [cahier mou brouillon]

    Éphéméride culturelle à rebours



    [CAHIER MOU BROUILLON]




    Épilogues & incises, printemps 1994. — Je vais mourir. J’écris mon dernier livre. Il m’a fallu dix insomnies consécutives pour mettre bas ces deux phrases. Et maintenant elles sont là, — et ne signifient presque rien. Et pourtant il fallait les noter comme ça et pas autrement. Parmi ce que j’écris ces jours-ci il y a ces phrases-là. // J’écris à coups d’insomnie. // Il est vrai aussi qu’à M je rêve, à la tiédeur de ses nymphes au moment où je les effleure — et son soupir quand en elle plus loin je vais. // Nommer des choses simples, parce rien n’est compliqué. // Dix fois la nuit je me lève, me rhabille. La mort n’est pas ésotérique. La solitude n’est pas mystérieuse. La mort est froide et la solitude est banale. // Et j’ai envie de mourir et j’ai peur de mourir, — envie, parce que cela me permettrait de dormir ; peur parce que demain est un autre jour. // Et dehors le long du mur de la maison, les crocus jaunes sont là depuis deux semaines. Et les crocus jaunes, ça me rappelle quelque chose. // Et plusieurs fois la nuit je descends dans la chambre de mon fils, le regarde, m’accroupis, pose la main sur son front. C’est la nuit. Le silence. J’entends respirer l’enfant. // Cinq ans que ma femme est partie. Ce soir, en rangeant de vieux papiers, j’ai retrouvé une lettre qu’elle m’a écrite à dix-neuf ans, sur les joies de nos corps les premiers mois, — ce sont des mots qui comptent encore vingt-cinq ans plus tard. Ce bonheur-là, nous l’avons connu. Je suis en vie. Je m’en souviens, avec ses mots à elle. À sentir ton corps si chaud contre le mien, je pourrais pleurer de joie. Plus je suis enveloppée de tes bras et serrée contre toi, plus j’ai cette conviction que plus rien ne pourra m’arriver, lettre du 7 janvier 1970, elle avait dix-neuf ans. J’ai réussi à la protéger pendant vingt ans, puis j’ai échoué. Elle est morte. / cahier mou brouillon, 3 mars 1994



    Écrire, 1994. — Je passerai cette année-ci à écrire/détruire ce livre. Je fais un livre en le défaisant. Je jette la moitié et je refais la moitié de ce qui reste. Je construis un texte avec des ruines. // Un livre sans fin ni commencement. Un livre parce que je vais mourir. Un livre à cause de la mort. Un livre après ma femme morte. Un livre pour une femme qui me tue. Un livre parmi tous les autres livres. Un livre offert à Chen Fou. Un livre pour rien. // Un livre parce que je ne sais rien faire d’autre. Un livre le long de ma déroute. No hay caminos, n’y a que la déroute. Au jour le jour ; je ne sais ce qu’il y a demain. // Je ne sais quand la mort commence. J’écris jusqu’à la mort. J’écris le livre, parce que c’est le dernier. Cela ne m’amuse pas, — cela me dévore, m’excite, m’épuise, me tue. // Pendant mes embrassements avec M j’arrêterai d’écrire, mais après j’écrirai nos embrassements, aussi. Les crocus jaunes, les insomnies, la mort, les embrassements ; il n’y a rien d’autre à dire. // Je n’écris même pas dans un style à peu près classique — j’écris sans style. Les mots comme ils viennent. Et ils viennent simplement, s’installant au fil de la plume, le long des lignes, les pages se remplissent, c’est bien, je ne débloque pas, j’écris mes mots. / cahier mou brouillon, 3 mars 1994



    Lambert Schlechter, « Cinquième Cahier » (extrait), in Le Ressac du temps, Le murmure du monde 5, fragments, Éditions des Vanneaux, 2016, pp. 260-261-262.






    Lambert Schlechter, Le Ressac du temps 2






    LAMBERT SCHLECHTER




    Lambert SCHLECHTER
    Source




    ■ Lambert Schlechter

    sur Terres de femmes


    [liste des choses arrivées…] (extrait d’Agonie Patagonie)

    Inévitables bifurcations (note de lecture d’AP)

    [on ne sait plus où se réfugier] (extrait de L’Envers de tous les endroits)

    [J’ai deux fois l’âge maintenant] (extrait de Mais le merle n’a aucun message)
    [trop de murs] (extrait de Milliards de manières de mourir)

    [Je ne sais pas ce qu’elle devient] (extrait de Monsieur Pinget saisit le râteau et traverse le potager)

    4 décembre 2008 | Lambert Schlechter, Les Parasols de Jaurès

    [Sans agrafe ni trombone] (extrait d’Une mite sous la semelle du Titien)




    ■ Voir aussi ▼


    → (dans le dictionnaire des auteurs luxembourgeois du site du Centre national de littérature du Luxembourg)
    une fiche bio-bibliographique sur Lambert Schlechter

    Le Murmure du monde, le blog de Lambert Schlechter






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  • Myriam Eck | [La terre se creuse]



    La terre se creuse
    Ph., G.AdC







    [LA TERRE SE CREUSE]



    La terre se creuse

    Sous les pieds
    Qui ne marchent pas

    Sans chemin
    Le regard attend

    Sur la terre ouverte

    Tomber
    Pour arrêter la chute

    Des pas qui ne se suivraient pas

    Le corps
    Se plie

    À l’intérieur

    Une façon de s’arrêter
    Sans tomber



    Myriam Eck, Calanques (extrait) in Poésie/première n°58, 2014, page 89.






    MYRIAM ECK


    Myriam Eck.NB
    Ph. D.R.



    ■ Myriam Eck
    sur Terres de femmes

    Calanques XII
    Cavité – Ouverte
    [Ce qui se vide dans ma tête…] (extrait de Sonder le vide)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Aridité





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