Étiquette : Fabienne Raphoz


  • Florence Robert, Bergère des collines | Notes d’agnelage, du 20 mars au 25 avril

    Éphéméride à rebours




    Florence Robert et l'une de ses brebis
    Florence Robert et l’une de ses brebis prête à mettre bas
    Source








    NOTES D’AGNELAGE, DU 20 MARS AU 25 AVRIL




    Naissances. Boursouflures, sang, liquides visqueux, poches, chairs outrées, outrancières, sanguines, ce qui s’est savamment construit en cinq mois se détache, travail des hormones et des chairs profondes, le miracle est tout entier sous mes yeux, dans mes mains, l’agneau qui arrive a l’air mort, blafard et mou, couvert de sa poche, puis, un hoquet, ça part, un faible bêlement parfois, ça commence au grand air après cinq mois de refuge dans la plus douce des grottes. Les agneaux naissent déjà malaxés par la vie du troupeau, les rythmes, les rots de rumination, la presse des ventres, ils connaissent. Et c’est toute la fragilité d’être dehors qui est troublante, après ces mois de brassage maritime. Comme il est sec, l’air. Comme est dur le sol, comme est lourde la mère qui se couche trop près de son petit. Chaque matière a sa consistance, rude, éprouvée. Après l’indéfini du liquide amniotique, après le long sommeil du venir au Monde, la mortelle subtilité des choses se prononce. La vie profère sa vérité simple et sans appel. Il faut y aller, ou non. Un hoquet, la tête se redresse, le mucus s’écoule et libère les naseaux, la mère lèche avidement le liquide qui couvre son dernier-né. Premières secondes.

    Il faudra de quoi les nourrir, un liquide facile à digérer, complet, riche en protéines pour grandir vite, facilement accessible, à la douce température du corps, distribué à volonté, et riche en anticorps. Il faut du colostrum puis du lait dans un pis à deux trayons. Ça tombe bien, la nature est bien faite. Les plus vigoureux, encore tout humides, font leur première tétée en moins de quinze minutes. D’autres auront besoin d’aide à plusieurs reprises. Et quelle histoire parfois pour mettre enfin le trayon dans la bouche avide et maladroite. Surtout que les agneaux détestent qu’on leur touche la tête. Quelle patience, quelle expertise, quand l’agneau est humide, froid maintenant, tout collant et qu’on est très fatigué. Il est arrivé à chacun d’avoir envie de laisser tomber, il boira plus tard, ou jamais, cet imbécile. Si l’agneau est très faible, il faut tout de même le faire téter en asseyant la brebis, en le couchant entre ses jambes, en déclenchant la succion par l’envoi d’un petit jet de lait sur la langue, mais pas trop de lait, qui risque de l’engorger e de le dégoûter de téter, puis introduire le trayon dans la bouche. Si l’agneau tète, il est sans doute sauvé. Sinon, il est mal parti. Un coup à prendre, dit-on. Il est hors de question de s’énerver, l’impatience est bannie de notre maternité !

    Va-t-il respirer, s’est-il levé, a-t-il bu, n’ai-je pas oublié de désinfecter le cordon de celle-ci, de celui-ci, cent fois, les questions et les réponses se succèdent. Notre vigilance est intense. Nous n’arrêtons pas.

    Les placentas, qu’il faut absolument enlever du fumier, me font l’effet de serpents vigoureux mollement animés, et mes mains en gardent une sensation étonnamment présente et… mouvante, comme si je les tenais encore. Fouiller les brebis procure la même impression, au cœur même de l’animal, parfois très loin, jusqu’au deux tiers de l’avant-bras. Une fois la main engagée, yeux ouverts, les yeux au bout des doigts, je ne vois plus rien, tout est rouge. Rouge sang, rouge vivant. Un agneau est là et je ne sens que ses os. Chair et liquide amniotique se mélangent, je ne peux distinguer que les os du crâne et des pattes avant, et, parfois, de façon inquiétante, un œil mou sous la pression.

    […]




    Florence Robert, Bergère des collines, éditions Corti, Collection Biophilia, n°18, créée par Fabienne Raphoz, 2020, pp. 81-83.





    Florence Robert  Bergère des collines






    FLORENCE ROBERT


    Florence Corbière
    Source





    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur le site des éditions Corti)
    la fiche de l’éditeur sur Bergère des collines (+ un autre extrait [PDF])
    → (sur Colibris)
    Chronique : La Bergère des Corbières #5 « Fin de gestation : des émotions fortes ! », par Florence Robert
    → (sur YouTube)
    Le pastoralisme en Corbières. Parole d’éleveur : Florence Robert






    Retour au répertoire du numéro de mars 2020
    Retour à l’ index de l’éphéméride culturelle
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Fabienne Raphoz, Parce que l’oiseau

    par Angèle Paoli

    Fabienne Raphoz, Parce que l’oiseau,
    Éditions Corti, Collection Biophilia, 2018.



    Lecture d’ Angèle Paoli



    VOL DE PIGEON  A BERLIN
    « approcher les oiseaux sans les déranger,
    les suivre dans leurs moindres déplacements
    sans qu’ils prennent ombrage de la présence humaine »
    Ph., G.AdC









    « J’ÉCRIS, COMME D’AUTRES DANSENT LA TARENTELLE »




    Jubilatoire. Tel est le qualificatif qui me vient spontanément à l’esprit en lisant en écrivant à partir et autour des « carnets d’été d’une ornithophile ». Parce que l’oiseau. L’ornithophile (à ne pas confondre avec l’ornithologue), c’est Fabienne Raphoz, dont je suis de tout temps une lectrice assidue et admirative. Parce que l’oiseau, justement. Dont elle parle si bien, en poésie ou en prose. Et, à chaque lecture, c’est la jubilation qui domine. Une jubilation communicative qui est d’abord celle de la poète. Le terme, du reste, revient à plusieurs reprises sous sa plume d’observatrice — silencieuse respectueuse et tendre — des frondaisons des bois et des arbres où gîtent ses nombreux amis.

    « Nommer, les langages, scientifiques ou vernaculaires, ne sont finalement que variations multiples sur un même thème : une commune jubilation. »

    Ou encore, à propos de l’Hypolaïs polyglotte* :

    « un vrai embrouillamini et une grande jubilation d’ajouter un son inconnu à ma petite encyclopédie sonore personnelle. »

    Et plus loin :

    « Jubilations multiples, le savant américain qui nous servait de guide, non seulement pour établir l’édition naturaliste de ses propres Voyages qui allait bientôt paraître en français, mais aussi pour suivre la piste des oiseaux sur laquelle il nous arrivait de croiser un de ces gigantesques Magnolia grandiflora, dont la grosseur du tronc attestait le grand âge. »

    Les jubilations de la poète sont multiples. Les miennes le sont pareillement.

    Amie des sous-bois des forêts, des histoires qui les habitent, de leurs habitants, souvent minuscules et invisibles — et dont la vie est pourtant perceptible pour celui/celle qui sait tendre l’oreille — et qui se manifestent par un tintamarre joyeux et ininterrompu, Fabienne Raphoz est poète des oiseaux, experte talentueuse ès chants et infinies modulations des oiseaux ; mais aussi rompue aux secrets de leurs vies et mœurs, parades amoureuses et plumages, nidifications et migrations, vie de couples et voyages. Une passion qui nourrit la poète depuis son enfance savoyarde et qui se poursuit aujourd’hui encore dans sa nouvelle existence :

    « J’ai réfugié mon pays natal du Faucigny entre deux petites départementales peu fréquentées des Causses du Quercy, dans une de ces maisons sorties d’une vie antérieure et qui vous dit : “c’est ici”. Au moment précis où je commence ce livre, le 30 juin, 9h38, un Troglodyte mignon est à peu près le seul de sa classe à percer le silence. »

    Ainsi s’ouvre la « Chronique du Colombier », le premier chapitre de ce livre-manifeste et chant d’amour.

    Ainsi l’éditrice-poète-ornithophile n’a-t-elle de cesse d’observer d’attendre d’enregistrer d’arpenter les terres d’ici et d’ailleurs, corps en suspens, œil et oreilles aux aguets, munie de jumelles pour approcher les oiseaux sans les déranger, les suivre dans leurs moindres déplacements sans qu’ils prennent ombrage de la présence humaine. C’est tout un art, un art de vivre et de faire, fondé sur le respect, l’écoute et la discrétion. Le silence. Parce que les oiseaux sont ses amis. Des amis dont nous avons tant à apprendre :

    « L’infime toujours, à sauver, cet infime qui nous sauve, provisoirement. »

    Ornithophile, il faut en vérité l’être pour s’interroger, dès le saut du lit et jusqu’à la nuit tombée, sur les allées/venues des passereaux Sittelles torchepots merles Grives draines mésanges grimpereaux… sur les cohabitats des différentes espèces, leurs interrogations (eh, oui !) ainsi que celles qu’elles suscitent chez l’observatrice et son compagnon B. Mais, sur l’échelle des humains à même de distinguer le kschè-kschè- kschè de la pie-grièche du Hûit du Pouillot véloce ou du Huuuit du Pouillot de Bonelli (pour n’évoquer ici que ces quelques flûtistes), Fabienne Raphoz est davantage qu’une simple amatrice et admiratrice. Elle est pour moi – qui aime les oiseaux mais qui ne m’y entends guère – une ornithophile de talent. Une érudite (même si je ne suis pas certaine qu’elle partage cet avis ou ce terme). N’empêche. Il entre dans sa passion une prodigieuse exigence de précision. Quasi scientifique. Organisée, Fabienne Raphoz partage l’exercice de son art entre expérience du terrain et travail en bibliothèque. Sur le terrain, petit enregistreur et carnets en mains, elle capte, note, griffonne. Plus tard, de retour dans son Colombier, elle classe, relit/relie puis compulse les nombreux ouvrages qui composent sa bibliothèque. Ouvrages anciens d’ornithologues confirmés. Elle vérifie complète rédige. Parce que les oiseaux. Une passion. Qui commence « dans un geste ».

    Fabienne Raphoz emprunte au poète américain George Oppen ces mots qui pourraient la définir :

    « ouvrir la fenêtre et dire, voyez, un monde existe ».

    L’invitation au voyage est multiple. Parfois sur place, autour du Colombier, parfois en terres lointaines, Égypte, Amérique, Galapagos… Ce faisant, Fabienne Raphoz entraîne dans son sillage la lectrice jubilante que je suis. Et la tient à l’affût d’une foultitude d’oiseaux dont les noms aux étymologies étonnantes ravissent. Dans ce foisonnement d’images, la voici embarquée et bientôt égarée en des déambulations labyrinthiques à travers taxinomies clades genres ordres familles… Une complexité qui la convainc d’aller dénicher dans sa propre bibliothèque les trois modestes ouvrages qu’elle tient à portée de main.

    En effet, à défaut du Géroudet et du Deroussen, je me contente pour ma part du Guide vert des oiseaux de France publié par les éditions Solar ; d’Étymologies des noms d’oiseaux de Pierre Cabard et Bernard Chauvet ; et d’une édition plus rare (numérotée et datant de 1932), héritage sans doute d’une grand-tante d’origine celte : Les Jours et les Nuits des oiseaux, de Jacques Delamain (Stock). Voyage à travers les langages, les espaces sonores, les inventions architecturales des oiseaux, le « dimorphisme sexuel », la biodiversité. Exubérante et exaltante biodiversité. Une forme de bonheur. Et un étonnement « pour cette incroyable vie qui n’a jamais été réduite à zéro. »

    Voyage dans l’espace mais aussi dans le temps, jusqu’aux ancêtres ptérodactyles du Pliocène, jusqu’aux traces laissées dans le sol meuble des carrières calcaires de Crayssac (Quercy) par les ptérosaures :

    « Je suis un enfant comme tout le monde, sauf que je ne savais pas que toute cette fabuleuse faune avait laissé des traces tout près du Colombier, et que La Plage aux Ptérosaures était un vrai haut-lieu de la paléontologie… »

    Des animaux volants aujourd’hui disparus, nous voici de retour au Colombier et à ses hôtes. Roitelet triple-bandeau, « Troglo » mignon, Fauvette à tête noire, Rougequeue à front blanc… Sans parler des geckos des murailles, des éphippigères stridulantes, du Petit Rhinolophe (« qui sort de chez lui » tous les soirs). Et de Lady Hulotte qui dialogue, yeux grands ouverts, avec l’ornithophile de céans.

    Chaque chapitre de cette chronique en pays animalier — car une longue chaîne d’animaux petits et grands trouve place parmi les oiseaux — est un bonheur et un enrichissement. L’humour de Fabienne Raphoz, sa simplicité, sa modestie, sa tendresse envers la nature, son humanité, la profondeur de sa réflexion, son sens de la précision mais aussi la richesse de ses interrogations et recherches, la poésie qui élime les aspérités d’une approche difficile, le plaisir qu’elle a à partager avec d’autres son bonheur d’ornithophile, sont autant de pistes qui conduisent tout droit au plaisir du texte. Lequel culmine parfois au cœur d’« une rêverie babélisée » sur les Pouillots ou des Moqueurs polyglottes ; sur « la langue d’éros » du paradisier ; sur les « araignées-loups » des sous-bois, qui « stridulent » comme les grillons et « tambourinent » comme les pics. Et qui font dire à la poète :

    « J’écris, comme d’autres dansent la tarentelle ».

    Quant à moi, j’ai une tendresse particulière pour Lady Hulotte qui a élu domicile dans « le Grand Pin majuscule du Colombier »… Axis mundi de la chouette.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli



    _________________
    * : « Lorsque l’espèce est nommée selon la taxinomie en vigueur, elle porte une majuscule ».






    Fabienne Raphoz  Parce que l'oiseau





    FABIENNE RAPHOZ


    PORTRAIT DE FABIENNE RAPHOZ
    Image, G.AdC




    ■ Fabienne Raphoz
    sur Terres de femmes


    Géologie (extrait de Blanche baleine)
    « Leçons semblables aux oiseaux » (note de lecture d’AP sur Jeux d’oiseaux dans un ciel vide)
    Procellariiformes (extrait de Jeux d’oiseaux dans un ciel vide)
    Terre sentinelle (note de lecture d’AP)
    [Qui voit ?] (extrait de Terre sentinelle)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Corti)
    la fiche de l’éditeur sur Parce que l’oiseau
    → (sur Diacritik)
    Les terrains d’écriture de Fabienne Raphoz : Parce que l’oiseau, par Laurent Demanze





    Retour au répertoire du numéro de décembre 2017
    Retour à l’ index des auteurs
    Retour à l’ index des « Lectures d’Angèle »

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Fabienne Raphoz | Géologie



    GÉOLOGIE




    je suis faite de la

    pierre de mon pays

    la rousseur du

    gypaète aussi

    .

    Fossile dit

    l’âge de la roche

    Nautile

    celui du temps

    .

    Niedecker dit

    dans tout fragment

    de tout ce qui vit

    reste de la pierre



    Fabienne Raphoz, « qu’es-tu pour le pays ? » in Blanche baleine, éditions Héros-Limite, Genève, 2017, page 46 [ouvrage disponible en librairie le 22 mars 2017].






    Raphoz Blanche Baleine






    FABIENNE RAPHOZ


    PORTRAIT DE FABIENNE RAPHOZ
    Image, G.AdC




    ■ Fabienne Raphoz
    sur Terres de femmes

    [Qui voit ?] (extrait de Terre sentinelle)
    « Leçons semblables aux oiseaux » (note de lecture d’AP sur Jeux d’oiseaux dans un ciel vide)
    Procellariiformes (extrait de Jeux d’oiseaux dans un ciel vide)
    Parce que l’oiseau (note de lecture d’AP)
    Terre sentinelle (note de lecture d’AP)





    Retour au répertoire du numéro de mars 2017
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes

  • Fabienne Raphoz, Terre sentinelle

    par Angèle Paoli

    Fabienne Raphoz, Terre sentinelle,
    Éditions Héros-Limite, janvier 2014.



    Lecture d’Angèle Paoli



    Joan Miro L'Oiseau Solaire  (Fondation Miro  Barcelone)
    Ph., G.AdC








    « MIDI / JE REJOINS / L’ÉLÉGIE / DU JE / COMMUN »




    Après Jeux d’oiseaux dans un ciel vide, Fabienne Raphoz publie Terre sentinelle, à nouveau aux éditions Héros-Limite. Les « tampons » d’abeilles (ou de mouches) en jaune et violine (un seul tampon violine pour treize jaunes) qui papillonnent en couverture (sur la première et la quatrième), augurent d’emblée d’un voyage au cœur de la Nature. Et pour qui aime la nature et « tous les animaux de la terre » qu’elle nous offre, le plaisir du voyage est assuré. Un voyage léger, aérien. Ponctué, dans le feuilletage du livre, de taches, de bulles, de pointillés de constellations, d’ébauches d’alvéoles. Mais aussi de traits et de ponctuations d’oiseaux. Le serpent d’un cours d’eau ondule sur une page — tous les dessins sont d’Ianna Andreadis — tandis que quelques clichés miniatures en noir et blanc font leur apparition sur d’autres pages. L’ombre chinoise d’une tête caprine — une antilope bleue&nbsp— clôt le recueil dont le contenu se répartit en onze chapitres aux titres parfois mystérieux. Ur / Mozambique / Arva / Luco. À la fin de l’ouvrage, une nomenclature où sont énumérés les noms des animaux cités dans l’ouvrage, de A à Z. D’abeille à zèbre. Sans oublier l’eurycère de Prévost, l’hippotrague bleu, le maki catta… Et la vanga sittelle, un oiseau « fabuleux ». Terre sentinelle veille. À la protection des espèces, à l’évolution des formes, à leur diversité infinie. Immense. Terre de richesse, terre de calligrammes.

    Sur la page, la mise en espace varie. Les poèmes, minimalistes et souvent éclatés, appellent la respiration. Les grands blancs qui aèrent la page sont là pour cela. Certains poèmes suivent les ondulations capricieuses de l’Arve. Dont l’Ypsilon du bassin de déjection dessine son empreinte féminine au fond de la vallée. Le flux des mots — leur déboulement sur la page — mime les éboulis. À l’arrivée, l’Arve se prend au jeu du miroir :


    « et si

    schistes

    gypses

    cargneules

    moraines


    tous

    les

    é

    bou

    lis

    bou

    lent

    dans le lit

    d’Ar

        V

         a »



    La disposition des textes dans la page — alternance ou/et juxtapositions de poèmes et de proses —, leur typographie, s’adaptent à la forme que prend le discours : définitions (cluse, castor, torrent…), proverbes, contes populaires, extraits de traités géographiques, études, citations…

    Ainsi, au bas de la page 58, trouve-t-on, en corps de note, la définition du mot cœlacanthe :



    « Cœlacanthe sp., Latimeria sp.,
    Poissons à nageoires charnues
    (Sarcoptérygiens)
    Cœlacanthiformes, Latimeriidae »



    Et, à l’identique, page 59, en vis-à-vis de la définition du mot cœlacanthe, celle du dragon des mers :



    « Dragon des mers commun, Phyllopteryx
    taeniolatus,

    Poissons à nageoires rayonnées (Actinop-
    térigiens), Syngnathiformes, Syngnathidésés »



    Intitulée « L’évolution des formes s’étend à la couleur », la troisième section de l’ouvrage propose — en bas de chaque page — le nom d’un énigmatique animal ainsi que sa définition. Un peu plus loin, dans la même section, des listes tout aussi mystérieuses composent la page : « Proposition pour une nouvelle classification des syrphes vespichromes et / ou vespiformes ». Syrphe ? Mouche de la famille des syrphidés, de l’ordre des diptères, me dit le Petit Larousse. Suivent trois séries de listes de noms latins.


    Vespichrome / vespiforme. Il y a de l’abeille dans l’air. Cela se confirme avec le texte intitulé « Éloges », qui annonce l’existence de 35 noms français d’espèces d’abeilles. Elles ont un nom à faire rêver, les abeilles : « Mélipone des Mayas » (serait-ce elle qui aurait inspiré à Nisan Takahashi le dessin animé Maya l’abeille ?) / Mélipone des Kayapos / Mélipone des Isaias… Et l’on découvre, non sans un étonnement amusé, qu’il existe aussi, côté mâle, toute une Tribu Bombini, dans laquelle se cachent un Bourdon de Charlus, un Bourdon de Chaucer, un Bourdon de Jünger… Mais aussi un Bombus humilis d’Emily (Dickinson ? Que fait donc ici la poète de Amherst au milieu de tous ces mâles, invertis ou non ? Nous ne le saurons pas !)


    Ainsi, poètes et écrivains ont-ils chacun leur abeille :



    « abeille coucou de Virgile… / …de Michelet / …de Maeterlinck / …de Valéry »



    Pourquoi tout cela me rend-il euphorique ? Je l’ignore, à vrai dire ; sinon que ce savant effeuillage d’insectes, d’animaux en tous genres, accompagnés de tout leur complexe appareillage de familles, de genres, de sous-genres… et d’hommes de lettres, a quelque chose de totalement jubilatoire.


    Ailleurs, d’autres listes créent sur les pages toute une géographie de noms propres. La Terre veille sur ses habitants, veille sur les lieux qu’ils peuplent. Terre sentinelle livre de multiples définitions, les unes extraites d’un Précis de Géomorphologie, les autres d’une Revue de Géographie alpine, mais également de guides et de précis portant sur la Haute-Savoie :



    « Une étymologie :


    L’ARVE, affluent du Rhône est ordinairement noté Arva.

    Arva serait un nom préromain voire préceltique, on lui donne

    la signification d’eau courante.


    D’après Adolphe Cros, Étymologie des noms de lieux de la Savoie, Chambéry, 1935. »



    Et l’Arve de décliner, dans la section intitulée « de la gnature d’Arva » (« de la naissance d’Arva » ? mais aussi aphérèse de « signature » ?), toutes les formes de sa présence.


    Certains des ouvrages cités remontent à 1914. D’autres, plus loin encore dans le temps. Dix ans avant la Révolution Française. Comme ce récit de voyage, signé Horace-Ferdinand de Saussure. Alpiniste et naturaliste, ce contemporain de Jean-Jacques Rousseau, ancêtre du linguiste suisse de même patronyme Ferdinand de Saussure, est l’auteur de Voyages dans les Alpes, précédés d’un essai sur l’histoire naturelle des environs de Genève (1779). C’est que Fabienne Raphoz, ornithologue et érudite, connaît sa Haute-Savoie jusqu’au bout des phalanges. Autant dire à la perfection. Et rien, dans son approche, n’échappe à sa vigilance et à son savoir. Tout l’intéresse. Tout la passionne. Et voilà que la lectrice attentive se prend dans les rets de ce savoir et s’immerge dans la lecture des notices, notules, extraits, définitions et autres textes en écho avec la poésie.


    Et la poésie dans tout cela justement ? Elle est bien là, nonchalante dans la page, qui rebondit d’un mot à l’autre, creuse ses silences, dessine ses espaces. Et revêt toutes sortes de morphologies. Elle apparaît en filigrane, discrètement, à travers les noms des poètes qui se glissent parfois au détour d’une page. Ainsi du poète espagnol José Ángel Valente, dont le questionnement continue d’interroger la poète Fabienne Raphoz :



    « What killed the dinosaurs? se demande — en anglais

    dans le texte — José Ángel Valente — poète

    dans son Paysage — avec des oiseaux

    jaunes ?


    Qu’est-ce que j’entends ?


    La question, l’adresse, puis au-delà de l’adresse,

    la question. »



    Puis, en réponse, en page de droite, isolé en tête de page, cet aphorisme :



    « La variation propose le milieu dispose »




    Nicolas Pesquès (l’exergue extrait de La Face nord de Juliau, cinq mais aussi le vers « L’alouette cerf-volant dévida son plain-chant »), Philippe Beck (Poésies didactiques), Stéphane Bouquet (Amours suivants), tous poètes contemporains proches de Fabienne Raphoz, signent à tour de rôle leur présence. Mais aussi André du Bouchet, Eugène Guillevic, George Oppen, Cole Swensen, Robert Duncan. Et aussi des peintres. Yves Klein et Caspar David Friedrich.


    Au commencement, il y a la passion de la poète pour l’évolution. Et, de même qu’il y a chez Nicolas Pesquès l’obsession de cerner le « jaune de Juliau », il y a chez Fabienne Raphoz l’obsession de dire la couleur du monde. Celle du bleu qui domine dans la nature en évolution. Le bleu des rémiges des oiseaux, celui des astérides et des vélelles, celui de la mer et des forêts :



    « Bleu fait mâle

    demoiselle oiseau


    qu’encoeure l’or

    des filles


    au fil furtif

    à force



    d’éternité »



    ou encore, pour évoquer le cnidaire pélagique Velella vellela, ces filaments de bleu :



    « Bleu flotte

    médusé


    en colonie

    singulière




    œuvre vive

    de verre

    soufflé »



    De qui d’autre parle-t-elle ? s’interroge le lecteur. Sinon d’elle-même à travers les passions qui l’animent ? Et si elle parle d’Arva, n’est-ce pas d’elle (ou de sa naissance) qu’elle parle ? Même si, suivant le sillon creusé par le poète André du Bouchet, Fabienne Raphoz écrit, dans la section intitulée « de la gnature d’Arva » :



    « j’écris aussi loin que possible de moi »



    Et pourtant, pourtant poursuit-elle :



    « et pourtant
    parlant partant




    d’elle




    ne parle
    que de moi
    — fleuve

    Arva; »



    Trois pages plus loin, la poète confie :



    « j’écris le mot SOURCE
    pour que surgisse en moi
    la naissance d’Arva »



    et le fleuve, dès lors, entre passerelles et ponts, « divague à son gré » sur la page, jusqu’à l’ultime Ypsilon du torrent. S’ouvre alors la neuvième section du recueil : « Luco ». Quatre pages à peine. La poète y énonce ce qu’elle n’est pas. Naturaliste. Sous forme de répétition anaphorique, elle énumère, tout ce qu’elle a connu :



    « j’ai connu la garenne de Saint-Martin-des-Champs

    et les lapins aux cul-blanc

    j’ai connu la mare aux têtards

    et les métamorphoses… »



    et, actualisant son propos, annonce/énonce :



    « aujourd’hui onze mars je voudrais faire savoir


    que le magnolia explose
    que la canne couve
    que le troglodyte se découvre
    que les jonquilles s’ouvrent
    que les fleurs de crocus se fanent
    que le pigeon mort flotte
    que le colombin tient la garde
    que les abeilles abeillent »



    Mais la neige met fin soudain, à la fois à l’énumération et au processus de vie / de mort



    « et la terre
    Sentinelle


    s’interrompt. »



    Au commencement de l’écriture, il y a ce souci récurrent d’éloigner le « je » de la page. Une détermination de la même famille que celle qui dicte ces vers à Stéphane Bouquet, dans son recueil Amours suivants :



    « j’aime bien les mouches et tous les insectes qui ne sont pas

             tenaillés par le désir

         de dire je dans l’espèce. Imagine un monde sans première

                  personne où tout

       commencerait avec toi et avec ils. Bourdon abeille libellule

                  grillon éphémère »



    Et la poète de reprendre en écho, dans l’ultime section du recueil, « L’intimité du monde » (dont les vers de Bouquet sont l’exergue) :



    « oublie je
    écoute le grillon
    sous la pluie
    écoute les merles
    qui sont cinq


    oublie je


    offre »



    Pourtant, c’est bien dans « L’intimité du monde » que le poème prend son envol, délesté de toutes les balises du savoir qui jalonnent le recueil. L’interrogation est au cœur des mots pour peser ce que le poème peut dire :



    « dire le nom des choses
    et quelque chose
    se dénoue »



    Parfois le sentiment des limites se fait terriblement sentir et, avec elles, celui de l’incapacité à dire :



    « (d’ici)
    est-ce que le poème
    peut dire
    le secret

    — du grenier ?
    est-ce que la question

    — qui précède
    est toujours
    le poème ? »



    Ainsi, il y a des plaies que ni le merle ni le loriot ne parviennent à cautériser. Peut-être, certains jours, le chant des oiseaux et les mots du poème — leur accord provisoire —, permettent-ils de dépasser la peur et la « tristesse simple » / « de ce qui est perdu ». Le « je » retrouve alors droit de cité sur la page :



    .




    midi

    je rejoins

    l’élégie

    du je

    commun




    .





    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Fabienne Raphoz, Terre sentinelle, Éditions Héros-Limite, 2014.





    FABIENNE RAPHOZ


    PORTRAIT DE FABIENNE RAPHOZ
    Image, G.AdC



    ■ Fabienne Raphoz
    sur Terres de femmes


    [Qui voit ?] (extrait de Terre sentinelle)
    Géologie (extrait de Blanche baleine)
    « Leçons semblables aux oiseaux » (note de lecture d’AP sur Jeux d’oiseaux dans un ciel vide)
    Procellariiformes (extrait de Jeux d’oiseaux dans un ciel vide)
    Parce que l’oiseau (note de lecture d’AP)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de BLDD, Belles Lettres Diffusion Distribution)
    <une fiche sur Terre sentinelle [PDF]





    Retour au répertoire du numéro de janvier 2014
    Retour à l’ index des auteurs
    Retour à l’ index des « Lectures d’Angèle »

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Fabienne Raphoz | [Qui voit ?] [Terre sentinelle]





    Loriot --- vers les débris du bleu
    Image, G.AdC








    [QUI VOIT ?]





    Qui voit ?

        pas moi


    le chant

    précède                        l’oiseau








    Celui des steppes sourit plus jaune que le Ravisseur ; l’Émeraudine & l’Améthystine
    font la jungle & le ciel ; la Tambourette le nuage & le sous-bois ; la Masquée l’Afrique
    & l’Arabie ; le Bateleur rythme le tout ; aigles & colombes aiglent & colombent indeed





    ciel sol

    itude

    de vents contraints

    l’empaillade a vécu

    vivra

    paisible le bras

    fleuve d’une mère

    quand rynchée rit des rives

    et piété décryptée

    dans le viseur

    sans visée


    qu’un oujda







    L’alouette cerf-volante dévida son plain-chant

    un bourdon-relais flappe ici du vexille

    quand coucou foliocole haut l’acacia





    la jungle agglutine

    — encore un peu —

    l’à-pic

    loriot                       s’émeraude

    en tête

    plus grave

    vers les débris

    du bleu






    Fabienne Raphoz, « Je parle Mozambique » in Terre sentinelle, Éditions
    Héros-Limite, Genève, 2014, pp. 65-66-67.






    Fabienne Raphoz, Terre sentinelle, Éditions Héros-Limite, 2014.





    FABIENNE RAPHOZ


    PORTRAIT DE FABIENNE RAPHOZ
    Image, G.AdC



    ■ Fabienne Raphoz
    sur Terres de femmes

    Géologie (extrait de Blanche baleine)
    « Leçons semblables aux oiseaux » (note de lecture d’AP sur Jeux d’oiseaux dans un ciel vide)
    Procellariiformes (extrait de Jeux d’oiseaux dans un ciel vide)
    Parce que l’oiseau (note de lecture d’AP)
    Terre sentinelle (note de lecture d’AP)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de BLDD, Belles Lettres Diffusion Distribution)
    <une fiche sur Terre sentinelle [PDF]





    Retour au répertoire du numéro de janvier 2014
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Fabienne Raphoz | « Leçons semblables aux oiseaux »

    Fabienne Raphoz,
    Jeux d’oiseaux dans un ciel vide    augures,
    Éditions Héros-Limite, Genève, 2011.



    Lecture d’Angèle Paoli



    Ornithology  1
    Ph., G.AdC






    « LEÇONS SEMBLABLES AUX OISEAUX » | « TEACHINGS THAT ARE LIKE BIRDS »



        Jeux d’oiseaux dans un ciel vide augures. Pourquoi Fabienne Raphoz met-elle en exposant le mot « augures » en prolongement du titre ? Sans doute l’auteur de ce bel et étrange livre cherche-t-elle à donner typographiquement au mot augures toute sa dimension d’envol. Sans doute aussi accorde-t-elle au mot augures une valeur mi-algébrique, mi-alchimique, et cherche-t-elle à focaliser l’attention sur l’étymologie du mot « augures » [ainsi les mots latins de avis, aucellus, avicellus d’où est issu le mot « oiseau », partagent-ils avec les mots augur et auspex la même racine. Les Romains ne nommaient-ils pas augur et auspex, celui dont la fonction était d’interpréter le cri et le vol des oiseaux ? Quant au mot grec ornis, il signifie « présage ».] Ainsi, dans cet ouvrage inclassable de plus de deux cents pages, Fabienne Raphoz, poète et ornithologue chevronnée, se livre-t-elle, en « augure », à une approche très personnelle des oiseaux. Tout à la fois historique, scientifique, encyclopédique, magique et poétique. C’est dire aussi qu’elle trouve dans cette passion une connaissance propre à augmenter (du latin augere) les entreprises humaines. La sienne et celle de ceux qui la lisent. Examinant au plus près ― en véritable auspice (auspicium, composé de avis et de specio) ― les traits distinctifs des oiseaux dont elle compose et décline inlassablement et systématiquement la nomenclature, elle dénonce dans le même temps dans Jeux d’oiseaux dans un ciel vide, la puissance destructrice des hommes, leur veule et rapace avidité.

        « Vingt millions de perroquets sont en captivité.
    Plus l’espèce est en danger, plus sa cote est élevée »,
    écrit Fabienne Raphoz dans les deux pages consacrées aux psittacidés. Pourtant Fabienne Raphoz souligne d’emblée l’étroite parenté des oiseaux avec l’homme. Ainsi découvrons-nous que :

        « L’oiseau comme l’homme est un eucaryote
    L’oiseau comme l’homme est un métazoaire
    L’oiseau comme l’homme est un tétrapode
    L’oiseau comme l’homme est un amniote
    L’oiseau comme l’homme est un vertébré ».

         Cette proximité génétique n’empêche nullement les hommes de s’en prendre à leurs semblables, parfois pour des motifs futiles :

        « La Grande Aigrette a failli disparaître pour quelques chapeaux ».

         De toutes les espèces nommées et énumérées, pas une qui n’échappe à la mise en garde. Toutes sont vulnérables, la plupart menacées d’extinction, d’autres enfin ont été définitivement rayées de la carte du ciel et du monde. Tout comme l’ancêtre commun à tous ces oiseaux, l’archéoptéryx, dont l’auteur(e) évoque l’existence dans le poème intitulé « Au merle de mon jardin » :

        « Les ancêtres dinosaures du merle de mon jardin ne se
    sont pas éteints,
        ils se sont envolés ; »

        Ni encyclopédie ni dictionnaire ni catalogue, mais combinant certaines des caractéristiques de ces différents ouvrages, Jeux d’oiseaux dans un ciel vide est composé de deux livres : intitulé Uccelli ― pluriel italien pour dire « oiseaux » ―, le Livre I est consacré aux « non passereaux », depuis les « striuthioniformes », famille d’oiseaux incapables de voler (autruche, nandou, casoar…) jusqu’aux « piciformes » dont font partie le barbican, le barbion, le cabézon, le toucan… ; le Livre II, Uccellini ― diminutif italien pour désigner les petits oiseaux ― s’intéresse à l’ordre des passereaux, depuis les « philepittidés » jusqu’aux « laniidés » dont fait partie la pie-grièche.
        Parmi les « petits oiseaux » figure la fauvette à tête noire à laquelle Fabienne Raphoz voue une tendresse particulière puisqu’elle lui dédie son livre : « à la mémoire de la fauvette à tête noire  », lit-on dans un premier exergue. Dans un second exergue, la poète semble inviter le lecteur à traverser avec elle les mots et les lieux, à la suivre, ailes déployées, au-dessus des géographies arpentées, à la rencontre des espèces :

        « Nous « avons traversé la Forêt »
    Nous sorvulerons [sic] les (noms d’) oiseaux.
     »

        Ainsi noms d’oiseaux insoupçonnés et noms de géographie inconnus s’entremêlent-ils dans leur multiplicité colorée et leur étrangeté. Un univers mystérieux se déploie au fil des pages, un monde s’ébauche qui trace sa cartographie intime, courbes de niveau et enchâssement de rémiges, formes et variations, langage propre et musique, cris et onomatopées inclus. Un théâtre total livre la complexité de sa langue sous nos yeux. Il faut toutefois un peu de silence et un peu de persévérance pour se familiariser avec petits et grands oiseaux.





    Ornithology 2
    Ph., G.AdC





        Emprunté au poète américain Robert Duncan *, le titre, Jeux d’oiseaux dans un ciel vide, annonce les jeux du poète avec les mots, avec la page. Au fer à gauche, les « augures » majeurs imposés par les règles de classification de l’ornithologie composent de longues litanies d’oiseaux. Ainsi des Anhingidés par exemple :

    « (Anhingidés)

    L’anhinga est un oiseau-serpent
    L’anhinga déploie ses ailes au soleil comme le cormoran
    L’anhinga est un esprit malin tupi
    L’anhinga est un harponneur
    L’Africain comme l’Américain est noir et blanc
    Un liseré vermillon sépare l’Africain de l’Américain
    L’Anhinga roux n’est pas si commun
    L’Anhinga roux n’est pas qu’Oriental
    L’Anhinga roux n’est pas qu’Africain
    L’Anhinga roux a le ventre noir »

        Au fer à droite, le plus souvent en caractères italiques, inspirés par le premier corpus, viennent s’insérer les « augures » personnels du poète. Textes et typographies, espacements et ponctuation, pictogrammes et idéogrammes varient en fonction des « augures » premiers. Référents culturels et citations – le lecteur croise au passage William Carlos Williams, Jérôme Rothenberg, Henry David Thoreau, Hermann Melville, Charles Olson, Emily Dickinson, Mark Twain… mais aussi François Rabelais, Guillaume du Bartas, Madame d’Aulnoy et Caroline Sagot Duvauroux (« la nonette a fait écrire un beau livre à Caroline ») ―, inventions et dérivations impropres ― « L’Alcippe à tête grise grise et merle son chant | Les akalats d’Afrique fauvettent et solitairent leurs flûtes » ―, néologismes, émaillent la page, enrichissent le corpus augural, en modifient la lecture, l’orientant vers l’humour et le sourire de la lectrice.
        Comme par exemple dans cette strophe ternaire, en regard du texte consacré à l’Anhinga :

    Virgile décrit :
    Voici l’oiseau plongeur qui se sèche au soleil
    Sulpice Sévère condamne :
    Voilà l’image du démon
    et le poète s’incline
    Je te salue vieux cormoran


        Les noms savants entraînent dans leur sillage des plumages et des couleurs, toute une panoplie d’images et de langues. Ainsi des Parulines (mésange, loriot, orfraie ?), tous oiseaux de mauvais augure si l’on s’en réfère à l’étymologie latine. Pourtant la paruline, qu’elle soit « à calotte noire », « à flancs marrons », « à ailes blanches », « à face rouge », « à couronne rousse »… semble se désintéresser du ciel. Uniquement occupée de son propre langage, elle compose avec celui de ses semblables une partition babélienne pour musique néo-sérielle ou répétitive digne d’Einstein on the Beach : pleased-pleased-pleased-pleased-to-meetcha/ weacher-wheacher-wheacher-chee/ bee-buz-buz-buz bee-buz-buz-buz-buz/ wi-tsi-wi tsi-wi si-wi-wishu…
        Avec la série des Bruants, c’est « le trille obsédant » des Embérizidés qui rythme le texte. Chaque Bruant « se le joue » à sa mode (ad libitum ?), alternant et variant à l’infini les tonalités. Ces pages et d’autres encore rappellent en écho les fameux Zozios de Jacques Demarcq, « traducteur d’oiseaux et de littérature ».
        Certaines séries constituent des énigmes, comme cette suite aux noms bizarres, sans ponctuation ni article, qui se termine en interrogation inattendue et en non moins surprenante surprise :

    « Éroesses couturières dromoïques bathmocerques camaroptères éminies apalis prinias sont des cisticoles qui l’eut cru ? ».

        Liberté et fantaisie gagnent progressivement l’espace. Les listes sont éclatées, familles d’oiseaux brusquement disséminées sur la page. Mais têtues. (Thraupidés) & Cardinalidés se reconstituent à la page suivante, renouant avec les rythmes des séries, leurs couleurs et leur diversité. « Tu oublieras jusqu’à leur nom ! » s’insurge le poète. L’injonction se réalise, peut-être à son insu. Dans la page cryptée consacrée aux seules onomatopées, les oiseaux ont disparu. L’univers des mots cède la place à l’univers des signes. Il ne reste des oiseaux que la trace. Il faut attendre la Coda pour retrouver de A à Z, dans le mystère de leur nom latin, la musique inlassable des espèces.

        La présence de Fabienne Raphoz à ses oiseaux est telle que l’empathie se fait symbiose. Avec le plus commun des oiseaux. « Parfois je suis un peu le merle de mon jardin ».


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli



    * A play of birds in the empty sky, in Robert Duncan, « Proofs », in The Opening of the Field, New York: Grove Press, 1960 ; A New Directions Book, 1973, p. 59. L’intitulé de cette note de lecture (« Leçons semblables aux oiseaux » | « teachings that are like birds ») est aussi emprunté au poème « Proofs » (ce poème a été mis en ligne en version bilingue dans l’anthologie poétique « Poésie d’un jour » de Terres de femmes). Signalons par ailleurs qu’une édition française de The Opening of the Field de Robert Duncan a paru en 2012 chez l’éditeur José Corti (Série américaine), dans une traduction de Martin Richet.






    Jeux d'oiseaux  dans un ciel vide





    FABIENNE RAPHOZ


    PORTRAIT DE FABIENNE RAPHOZ
    Image, G.AdC



    ■ Fabienne Raphoz
    sur Terres de femmes

    Géologie (extrait de Blanche baleine)
    Procellariiformes (extrait de Jeux d’oiseaux dans un ciel vide)
    Parce que l’oiseau (note de lecture d’AP)
    Terre sentinelle (note de lecture d’AP)
    [Qui voit ?] (extrait de Terre sentinelle)



    ■ Voir aussi ▼

    → (dans le Carnet d’Eucharis n°28, mai/juin 2011)
    une lecture de Jeux d’oiseaux dans un ciel vide par Tristan Hordé
    → (sur ViveLesCouleurs, le blog des ateliers Dominique Hordé)
    un autre extrait de Jeux d’oiseaux dans un ciel vide : Columbiformes, de Fabienne Raphoz





    Retour au répertoire du numéro de mai 2011
    Retour à l’ index des auteurs
    Retour à l’ index des « Lectures d’Angèle »


    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Fabienne Raphoz | Procellariiformes



    ALBATROS  ... (1)
    Image, G.AdC







    PROCELLARIIFORMES



    (Diomédéidés)
    Les Albatros sont compagnons d’Ulysse
    Les Albatros sont des moutons de mer

    Mais ses ailes de géant


    parut un Albatros
    l’Albatros nous suivit
    cet Albatros je l’abattis
    mais

    si la brise soufflait
    c’était grâce à Lui
    :
    ― de Toi j’ai peur
    ô vieux marin !


    (hommage au Dit du Vieux Marin)


    L’envergure record de l’Albatros hurleur
    Le bec Kill Bill de l’Albatros de Buller
    L’Albatros hurleur vit en exil
    L’Albatros hurleur est un Wanderer
    L’Albatros hurleur hurle aussi en italien


    Un Albatros de Laysan ne mit que 32 jours pour retrouver son
    nid de l’île de Midway dans le Pacifique, alors qu’il avait
    été lâché dans les Philippines.


    L’Albatros à cape blanche est dit prudent
    L’Albatros à cape blanche est dit timide
    L’Albatros à cape blanche est l’ami des marins


    Melville raconte :
    « Je me souviens du premier albatros que j’ai vu.
    C’était au cours d’un voyage qui n’en finissait plus, près des mers
    antarctiques. De mon quart du matin en bas, j’étais monté sur
    le pont assombri, et là, plaqué contre l’écoutille principale, je vis
    une chose royale et emplumée, d’une blancheur intacte, avec
    un bec courbe, romain, sublime. De temps à autre, elle voûtait ses
    ailes d’archange comme pour enlacer une arche sainte.
    Des trémoussements et des battements extraordinaires
    la secouaient. Bien que physiquement indemne, elle poussait des
    cris, comme l’ombre d’un roi en surnaturelle détresse.
    À travers ses inexpressifs, ses étranges yeux, je pensais atteindre
    des secrets concernant Dieu. »



    L’Albatros brun sourit tout le temps
    L’Albatros d’Amsterdam l’Albatros à nez jaune l’Albatros à sourcils noirs l’Albatros à pieds noirs l’Albatros de Buller l’Albatros des Chatham l’Albatros à tête grise l’Albatros de Laysan l’Albatros fuligineux l’Albatros de Salvin l’Albatros à queue courte l’Albatros à queue blanche l’albatros brun l’Albatros royal l’Albatros hurleur des Galapagos : tous les albatros sont vulnérables, en danger ou bientôt menacés




    Fabienne Raphoz, Jeux d’oiseaux dans un ciel vide    augures, Éditions Héros-Limite, Genève, 2011, pp. 26-27.




    FABIENNE RAPHOZ

    PORTRAIT DE FABIENNE RAPHOZ
    Image, G.AdC



        Fabienne Raphoz dirige, avec Bertrand Fillaudeau, les éditions José Corti. Elle a notamment publié : Les Femmes de Barbe-bleue, une histoire de curieuse, Métropolis, Genève, 1995 ; Poussière du ciel, édition Filigranes, 1997 ; Des belles et des bêtes, Corti, 2003 ; Pendant 1-62, éditions Héros-Limite, Genève, 2005, L’Aile bleue des contes : l’oiseau, Corti, 2009, Blanche baleine, éditions Héros-Limite, 2017 et Parce que l’oiseau, Corti, 2018.



    ■ Fabienne Raphoz
    sur Terres de femmes

    Géologie (extrait de Blanche baleine)
    « Leçons semblables aux oiseaux » (note de lecture d’AP sur Jeux d’oiseaux dans un ciel vide)
    Parce que l’oiseau (note de lecture d’AP)
    Terre sentinelle (note de lecture d’AP)
    [Qui voit ?] (extrait de Terre sentinelle)



    Retour au répertoire du numéro d’avril 2011
    Retour à l’ index des auteurs


    » Retour Incipit de Terres de femmes