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  • Mathieu Bénézet, Premier crayon

    par Isabelle Lévesque

    Mathieu Bénézet, Premier crayon,
    Éditions Flammarion, Collection Poésie/Flammarion, 2014.



    Lecture d’Isabelle Lévesque




    Serait-ce une image de Douleur ?
    Pour qu’elle trouve enfin un abri ?
    Un lieu où déshabiter, exister aux yeux
    des vivants en déshabitant ? […]
    (p. 107)



    Sur la première de couverture comme sur la dernière page, quelques ratures, une écriture serrée. « [D]ernier ajout manuscrit », est-il sobrement noté. Premier crayon, pour un texte ultime, inachevé ? Paradoxe apparent. « Crayon », de craie (en latin creta, l’argile), c’est aussi par métonymie (le Grand Robert l’indique) un portrait dressé : visage donné à voir rejoignant la « morgue », mentionnée, détaillée dans le texte de Mathieu Bénézet, lieu où l’on expose les corps, où l’on peut avoir à les identifier en les regardant de haut (au sens littéral). Reconnaître à son visage (dernière expression ?) celui qui vient de passer.

    Mais un premier crayon, c’est aussi une première esquisse, ébauche d’une œuvre à venir. Les textes sous forme de notes, les pages manuscrites reproduites en témoignent. L’œuvre est en cours (et déjà ruine).


    Le texte s’ouvre sur le titre de la première partie (il en compte quatre), « Cœur plus noir ». Des mots sont répétés, « morgue » par exemple, déjà cité. D’autres seront martelés : « douleur », deux fois dans le même vers dans les premiers poèmes, et le terme reviendra à la fin du livre, enserrant les poèmes à l’intérieur de Premier crayon et les perçant parfois dans le corridor, le couloir, l’hôpital où s’enfonce la tête tombée dans le corps lorsque penser ne se peut plus :

    « quand la tête tombe dans

    corps, le corps de Douleur,

    la pensée s’éteint, ampoule

    décanillée dans l’impasse […] ».

    Ce mot murmuré, ressassé, lance le chant brisé et le conditionne. Il est présent dans tous les livres de Mathieu Bénézet, comme son paronyme « douceur ». Les textes oscillent entre « douleur » et « douceur ». Dans Premier crayon, le premier terme est omniprésent, manque le second. Sa première syllabe (« dou- »), obsédante, se répète d’un livre à l’autre : « dou-dou-dou », chantonne la mère pour calmer l’angoisse de son enfant. Ce chantonnement se retrouve dans L’Imitation de Mathieu Bénézet, en 1978 :

    « Elle lui tient la main afin qu’il écrive droit, le corps énorme appuie sur le dos.

    Ne jouant pas le jeu des autres, allant jouer dans les tombeaux, ils entendent qu’il occupe la place du mort. Il fredonne une espèce de mélodie dépouillée des sons, seul l’air éprouve qu’il chante, dou-dou-dou chante Platon dans la république des mères ; ils sont heureux les chéris, ils s’endorment la langue tatouée par la musique maternelle. » 1

    [Remarquons que c’est le poids sur le dos qui provoque l’apparition des italiques.]

    Dans Médéa également, en 2005, la mère chantonne à sept reprises « doux-doux-doux » à ses enfants pour les rassurer. Avant de les tuer 2.

    Ce chantonnement est très trompeur. On pourrait croire à la douceur maternelle, à sa protection. On aurait tort. La douleur y est inscrite, essentiellement. Entre la mère et la douleur, Mater dolorosa (« Mère Douleur », écrit Mathieu Bénézet), une contiguïté. Dans le poème, aussi, une adresse.


    Dès lors, quel refrain ou quelle lutte pour débuter ? Quelle « douleur » à franchir ? Leitmotiv, souffrance immobile qui propulse les premières syllabes sur le socle de la « nuit », les deux mots « morgue » et « douleur » se mêlent.

    Concaténation, équivalence et ce qu’il faut rompre, le silence, passant par une restitution : « mèrepère ». Ils ne sont pas séparés dans la graphie, l’unité sémantique et affective est restituée.

    Dans Ceci est mon corps (1979), le poète écrit :

    « Mais qui parle ?

    Cette question ne cesse de hanter et de relancer l’écriture. C’est une fomme ou un hemme, dirais-je pour manifester que le livre est l’impossible mémoire d’une tête où « pèremère » est la figure androgyne primordiale. Qui parle ?

    Qui parle avec une voix qui ressemble à un murmure familier, presque quotidien ? Sans doute est-ce chacun d’entre nous quand il se dit : « Je ne sais comment être là. »

    Oui, la question de vivre et d’écrire est posée, non dans la confusion des termes mais dans un échange constant. Question de lire aussi ; et lire, réciter, car les phrases requièrent l’usage de la bouche, lire est écouter « ma » propre parole, entendre en elle le roman. » 3


    Petite voix, familière, redondante, didascalie du poème, elle vit en écrivant, se fixe sur un point. Accompagne la « Douleur » devenue allégorie qui se déplace dans le vers, elle tremble, cherche une place avant d’envahir le poème. Tout espace alors, occupé par ce mot quand le texte devient prière niée (« Prière rien moins que prière ») comme s’il fallait, de face et de nuit, clore « vivre » :

    « dans le vol solitude

    d’une pierre éblouie » (p. 17).

    Minimes vers accrochés à la page en séquence finale, perspective longtemps étouffée, elle revient, écrire prend chaque fragment.

    Alors les rythmes alternés du vers essoufflent la lecture. On entend le « déluge », femmes éparpillées percées et mourantes dans l’agonie parmi les eaux : « rien ne peut arrêter leur plainte ». Sont appelées les traces d’histoires, vieux rois témoins des destins antiques. Un fil relie la souffrance des aïeux à la douleur actuelle commune, celle des héros mythiques gorgés de sang ou des personnages bibliques écartelés ou noyés à la nôtre. L’adjectif « vieux » est à son tour décliné dans le texte, au masculin, au féminin, gorgé de temps et de douleur. Antéposé le plus souvent, il annonce la torsion de la bouche, « la grimace des armes » entre ce qui s’effondre et se tranche, versants d’un même désastre qu’une série de poèmes, numérotés de 1 à 3, énumère. Le futur et le passé composé sont juxtaposés, la perspective du temps se réduit à ce qui est déjà consumé, comme si la seule prophétie possible ne pouvait qu’avouer une impuissance, une défaite :

    « […] quel égaré

    surviendra naturellement pour re-

    poser la question : à quoi sommes-nous

    voués dans la crypte où brûlent

    et se consument clarté et immortalité » (p. 22).


    Les mots coupés ne sont pas ressoudés, chacun assume la fraction comme un mot manquant à la fin du poème numéro 2, reporté au début du trois : « signe », l’altération lue déjà dans le morcellement des phrases et une délivrance retardée qui jouxte la « cendre ».

    « Elle est. Elle est l’échec. »

    Parole amoindrie, le début du livre recueille les dépouilles et les cris, ultimes traces non rassemblées, livrées dispersées en cris. L’appauvrissement, s’il est au cœur des vivants « jusqu’à serrer / le cou dénudé », chemine 4. Entre dans le poème.

    La peine à formuler offre, malgré tout, un espace possible entre le sanglot et la prière non-prière (poème) : « ce qui illumine s’assombrit ». À rebours, le texte sur un fil de diction pénible s’écrit. Des paroles sont redites sous forme de propositions : « tout cela n’est pas grand-chose » (p. 24), en italique, litanie, sans métaphore, littéralité.

    Leur répétition paradoxalement les enracine, leur donne une forme – cela existe. Des êtres se croisent, se rencontrent dans le poème : un enfant près de son vélo en côtoie un autre dans les cuisines d’un temps non situé, suspendu en un espace mémoriel « dans une autre vie » où déjà les mots de douleur s’énonçaient. Lecture de l’imparfait modifié alors : c’est le temps de l’histoire redite aux veillées pour que chaque destin personnel joigne en un point celui de ceux qui passèrent.

    « Seigneur

    l’ami pleurait le front amassé

    contre une pierre » (p. 28).

    Pierre vaillante, immuable et témoin. Ceux qui furent l’ont approchée comme les vivants la retrouvent la regardant, trace d’un rite ou d’une vie sur laquelle s’appuyer ou poser le regard. « Visage » et « morgue » se répondent. Dernière expression du mort, elle laisse apparaître le masque des civilisations perdues qui couvrait le disparu ou l’accompagnait d’un portrait peint (fayoum). Quelle trace laissée se répète en chaque mort rejoignant ceux qui précèdent, en un mouvement identique et immuable, livré isolé dans le texte en parataxe ?

    L’adresse alterne : à la Douleur le poème se voue lorsque d’abord en anaphore elle finit par saturer le vers. Autre tension, « Seigneur », qui fait tendre le poème vers la prière ou l’adieu.

    Renouer. Par les traits du visage ou des mots écrits. Renouer par le son « D’anciens vocables », bruit de l’eau, première voyelle. Onomatopée née de terre et rejoignant celui dont l’écoute seule se lie au monde (et toujours l’apostrophe « Seigneur »). Le poème peut-il exister de cette manière littérale, évidente, « sans déréliction » ?

    « […] ce que tu dois saisir

    avec la bouche, les doigts, ta

    voix, la finitude qui est tienne,

    rien d’autre, ai-je dit… » (p. 41).


    Vie poésie, sur le même terrain. Ni plus, ni moins. Plusieurs voix sont mêlées, indiquées dans le texte (VOIX 1, VOIX 2), comme pour une pièce radiophonique, et des indications pointées, isolées, didascalies légères, excentrées : « (parlé) ».

    Continûment le mot « (hôpital) », hanté par le fantôme de vie appuyé sur une pierre, le début et la fin, « on extermine au lieu où l’on crée ». Pas une métaphore : le couloir d’hôpital est la pierre (même mémoire). Les noms alignés, cités (Baudelaire, Verlaine, Max Jacob, Georges Perros, Claudel…) et les citations, « Oh ! les beaux jours », y déambulent.


    Les lieux ne sont pas distincts mais les personnes qui les traversent, chacune, imprègnent le fantôme passant mémoire de sa trace :

    « je me souviens aujourd’hui [hôpital]

    de celui qui se souvenait en 1967

    [accident], etc. [effondrement] » (p. 46).


    Recours à une ponctuation qui n’assimile pas mais place chacun (lieu, auteur, catastrophe) en un endroit, précisément : les crochets, des points alignés isolant sur la page des séquences de textes, ils trouent le continuum :

    « ……………

    mal abandon

    ……………

    abandon mal

    …………… » (p. 46).


    Incursion, rupture, un texte en capitales est encadré : il élude la question des « Blessures infligées au visage de l’auteur », écho de la douleur et morgue du seuil. Or ce qui suit en prière, en poème, c’est cette douleur décrite dans ses symptômes. Personnifiée, humanisée jusqu’à la cruauté : elle inflige, elle va vers mort 5.


    Quelles traces laissées dans l’œuvre par le perçu : Camille et Paul Claudel à Bar-le-Duc, dans l’église, la statue de Ligier Richier 6. La retrouve-t-on chez Paul et dans les « représentations de corps sacrifiés de Camille » ? On pense à Clotho, l’une des trois Parques, qu’elle représenta sous les traits d’une vieille femme, édentée, squelettique, à l’épaisse chevelure mêlée, faite des fils de vie qu’elle coupera.


    À lire les poèmes, nous suivons une rivière : coulent les mots, en chacun une note varie, elle change au gré de la course, heurte le cours vivant. Les vers frappent, et quand les mots se répètent le contexte immédiat les oriente. Le plus souvent, ces répétitions ouvrent le poème :

    « voix, des voix à la rivière, tu cours,

    cours, les voix vont plus vite, tu

    ne peux ni les distancer, ni interrompre

    ta course folle, jusqu’où » (p. 51).


    Comme si cette course du « passager fantôme / du couloir » emportait les souvenirs, les gardait en vue, en mémoire, en affection. Écrivain oublié, Noël Roux, auteur du Livre des cicatrices, et cette trace-là, toujours un lecteur pour la « découvrir ».

    Passage vers la seconde partie du livre, « Le bris de la biscotte… », où un premier texte évoque le dernier sourire (le seul) du père du narrateur à sa mère, juste avant sa mort. Mise en abyme de la mort de Michel Leiris : les points de similitude amènent à confronter ces deux disparitions soudaines, celle de l’un (Leiris) en contrepoint de ce qu’il défendait, une écriture sur le fil au risque assumé, et la disparition soudaine, dans un geste quotidien. Texte en prose, vocabulaire simple, les événements seuls : anecdote de cet ultime signe venu là. Posé. Le poème suivant formule autrement la mort : « DC », dans des vers hachés où plusieurs mots coupés se raccrochent au vers suivant. La maladie ici entrée – dans le texte. Alors plusieurs incursions appelées « Note », en quelques vers des gestes ou des riens : une cigarette fumée « en loucedé », un rayon de soleil, « le corps [malade] », « hôpital verlainien », la fin d’un homme : tremblement, bris de biscotte. Des éléments inattendus se frôlent en un lieu, l’hôpital, rassemblant passé présent. Là où le seul espace possible (« qui tient ») est celui de l’écriture. En marge du texte, à droite (police de caractère autre et d’un corps plus petit) figurent des ajouts : noms de lieu (« Bar-le-Duc »), d’auteur (« Danielle Collobert »). Notes, didascalies ou apostilles…

    Sur le visage des morts, la morgue lue, reconnue, donne-t-elle à lire autre chose que l’oubli, « l’embouchure de l’Euphrate » tarie, plus rien pour emporter les souvenirs qui n’ont pas existé ? Le « gisant » laissé en note (italique dans le texte) repose. Ne donne pas à lire une expression. Toute dérogation inscrite dans le texte :

    « ne pas faire à la mort le

    progresser facile [imitation] » (p. 72).


    Une lettre manquante à l’initiale d’un mot : « aconter », une « anfractuosité » dans la langue, un retrait, à côté des « grands mots ».

    Bien des sous-titres, au fil de Premier crayon, proposent des fragments qui émergent et livrent une part affleurant du poème, « îlot ». Élément perçu, écrit, entré dans le texte (est-il en vie ?). De son vivant, le souvenir fut. Tel paradoxe car il semble que ces « notes » ou cette « farce », toute chose ainsi nommée, détachée du texte, l’annonçant ou le commentant, offre une lecture possible de ce que serait le souvenir : il grandit à mesure qu’il s’éloigne du présent (qu’il meurt). Secrètement tout moment vécu se détache. Du présent certes, mais c’est ainsi également qu’il existe (telle la morgue du début du livre).

    Éviter la « fable », petite voix inconsciente et tenace faisant lire le réel en sens figuré : « ceci n’a pas va-/leur de fable ou d’églogue ». La métaphore détache le réel de la vie. Or le livre bat comme le cœur tendu par le Transi de Ligier Richier.

    « Cœur plus noir » – ou pierre – dépecé vivant, ruine ou fantôme du couloir, présence paradoxale constituant le socle du livre.



    Isabelle Lévesque
    D.R. Texte Isabelle Lévesque
    pour Terres de femmes




    ________________________________
    1. Mathieu Bénézet, Œuvre 1968-2010 (Flammarion, 2012), p. 279.
    2. Mathieu Bénézet, Œuvre 1968-2010 (Flammarion, 2012), pp. 1246, 1249 (2), 1252, 1254, 1263, 1266 (« Doux-doux »), 1268.
    3. Mathieu Bénézet, Œuvre 1968-2010 (Flammarion, 2012), p. 625.
    4. Le cri, la pointe, le fragment (leur version écrite : l’italique et le blanc) sont constitutifs de l’écriture de Mathieu Bénézet. Dans Ceci est mon corps (1979 – Œuvre 1968-2010 – Flammarion, 2012 – pp. 614, 615) :

    « L’écriture est quelque chose qui se passe sur une table, la position de ce que j’écris est celle d’un corps effectivement penché sur la table, hors du monde. Pour celui qui écrit, il ne reste rien. Rien. La présence d’une main au travail ; alors la main qui écrit est mon visage. Oui, le visage d’un écrivain ressemble étrangement à une main. […] On écrit avec les restes de tout ce que l’on veut… Des morceaux de tout… […] C’est, peut-être, comme un poids, le poids d’une histoire, dans les deux sens du terme, qui nous fait pencher. Oui, le corps de l’écrivain au travail est un corps italique, presque couché. D’où le sentiment d’être « happé » ou d’aller vers sa tombe (pour faire un mauvais jeu de mots : de tomber !). Mais j’aimerais ajouter que l’écriture est quelque chose qui profondément ne marche pas. Le mythe du livre est le lisse ou la totalité. Il faut faire un objet unifié, d’un seul tenant : cousu, quoi, comme pour le tissu social ! Et c’est le faire-semblant de la littérature et du livre : la linéarité, une production apparemment aisée qui ne montre pas le travail et les ratages, un objet fini, en somme. Or écrire sous forme de fragments fait exister l’espace entre pages, donne corps au blanc entre les pages, qui est la matière même du livre, ce avec quoi nous écrivons. Dernièrement un écrivain, et non des moindres (mais non, ce n’est pas celui auquel vous songez !), me disait, en confidence : « Au fond, si nous étions honnêtes, nous tous écrivains, si nous ne trichions pas, nous écririons des livres fragmentés, en morceaux… » Oui, tout cela est très fragile et tient à presque rien… »
    5. On peut lire dans L’Imitation de Mathieu Bénézet (1978 – Œuvre 1968-2010 – Flammarion – p. 355) :

    « De ce que fut ma vie il ne me reste qu’une image : Un homme tombe, durant sa chute il crie, il murmure, il parle, les larmes le submergent, enfin le corps se vide en un lamento où il égare ses membres et sa bouche ; le sexe passe dans la gorge, retourne dans le ventre, lui crève le cœur, écrase la tête ; ô le moment quand dans la mort la tête nous quitte est d’une horreur d’une jouissance infinies. »

    Mathieu Bénézet faisait partie de ceux que Maurice Maeterlinck appelait les Avertis (ceux qui savent dès l’enfance, tout de suite sérieux, avec un regard d’adulte – les autres, presque tout le monde, sont les Divertis). Dans ses livres, la mort est très souvent proche, voire imminente.
    6. Le Transi de René de Chalon, de Ligier Richier, est déjà au cœur du roman Moi, Mathieu Bas-Vignons, fils de… (Actes Sud, 1999). Le narrateur, découvrant cette sculpture à Bar-le-Duc, éprouve un malaise. Cette rencontre change sa vie.

    « […] tu te souviens des cavités et pourtant tu songes à des yeux, des yeux qui n’auraient plus de larmes, creusés si profondément dans le faciès par l’acuité d’une souffrance, d’un spasme douloureux, et toujours le geste des bras ramenés en avant du corps, un épuisement… Il y a le reflet vague et lointain d’un visage bouleversé, d’un visage concentré par la souffrance, un visage presque illuminé par une lumière intérieure. […] Et ce visage bouleversé, ce visage de Meuse, ce visage qui porte le signe nu du regard est le visage de la métamorphose, d’une métamorphose de toi-même, tant espérée, tant combattue, un double de toi qui remonterait d’une autre enfance que la tienne… » (p. 15)

    « […] et déjà tu as l’intuition d’une absence, la préconception qu’elle ou toi êtes absents, allez être absents, et cette absence t’appelle, soupçonnant que jusqu’alors tu aurais été dans l’attente de cette absence, laissant naviguer en toi le signe de cette attente, comme à Bar-le-Duc face à l’érection par l’artiste de la Chose mangée mais pas entièrement par la vermine, où tu crus voir quelque chose de plus humain, de plus vécu, que dans toutes les autres statuaires du XVIe siècle et au-delà, quelque chose d’hiératique mais transformée en une harmonie d’expression absolue, l’incessant labour de la mort dans une chose lorraine, comme si l’Imagier, et ainsi disait-on à l’époque de la Renaissance, imprégné des physionomies de ses modèles, avait annoncé les massacres à venir des guerres mondiales, comme si l’art pouvait attendre trois ou quatre siècles pour livrer son dernier travail, sa pensée intime, sa noblesse, dans une spontanéité en rien altérée par le temps et l’Histoire. Et plus tard tu penseras, dans un train de nulle part, il est impossible d’imaginer rien de plus vivant […] » (p. 30)

    Attirance et répulsion pour la mort : ces deux mouvements inverses sont fréquemment conjoints chez Mathieu Bénézet, comme la douleur et la douceur.



    [Une version abrégée de ce texte a été publiée dans la revue Europe, numéro 1022-1023, juin/juillet 2014.]






    Bénézet, crayon







    MATHIEU BÉNÉZET


    Mathieu Bénézet
    Ph. © Hervé B. (France),
    All rights reserved.
    Source





    ■ Mathieu Bénézet
    sur Terres de femmes

    [Nous sommes de lumière si étrangers vides]
    Poëme (extrait de Premier crayon)
    Trois mouvements (extrait de Premier crayon)
    Une phrase maison (composés instables) [poème extrait de La Chemise de Pétrarque]



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur remue.net)
    L’Œuvre poétique de Mathieu Bénézet




    ■ Autres notes de lecture (54) d’Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes


    Max Alhau, Les Mots en blanc
    Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
    Gabrielle Althen, Soleil patient
    Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli
    Edith Azam, Décembre m’a ciguë
    Gérard Bayo, Jours d’Excideuil
    Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive
    Claudine Bohi, Mère la seule
    Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
    Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous
    Valérie Canat de Chizy, Je murmure au lilas (que j’aime)
    Fabrice Caravaca, La Falaise
    Jean-Pierre Chambon, Zélia
    Françoise Clédat, A ore, Oradour
    Colette Deblé, La même aussi
    Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour
    Sabine Dewulf, Et je suis sur la terre
    Pierre Dhainaut, Après
    Pierre Dhainaut, Ici
    Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
    Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse
    Pierre Dhainaut, Voix entre voix
    Armand Dupuy, Mieux taire
    Armand Dupuy, Présent faible
    Estelle Fenzy, Rouge vive
    Bruno Fern, reverbs    phrases simples
    Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité
    Aurélie Foglia, Gens de peine
    Philippe Fumery, La Vallée des Ammeln
    Laure Gauthier, kaspar de pierre
    Raphaële George, Double intérieur
    Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
    Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite
    Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel
    Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
    Sabine Huynh, Kvar lo
    Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte
    Mélanie Leblanc, Des falaises
    Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts
    Béatrice Marchal, Au pied de la cascade
    Béatrice Marchal, Un jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur
    Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va
    Dominique Maurizi, Fly
    Dominique Maurizi, La Lumière imaginée
    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
    Nathalie Michel, Veille
    Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe
    Jacques Moulin, L’Épine blanche
    Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
    Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
    Hervé Planquois, Ô futur
    Sofia Queiros, Normale saisonnière
    Jacques Roman, Proférations
    Pauline Von Aesch, Nu compris



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  • Esther Tellermann, Sous votre nom

    par Matthieu Gosztola

    Esther Tellermann,
    Sous votre nom, Flammarion,
    Collection Poésie/Flammarion, 2015.



    Lecture de Matthieu Gosztola



    Esther Tellermann interroge dans ses recueils de poèmes – ainsi dans Sous votre nom – la surprise trouble de ce qui est, trouble éclatant, et qui confine à la beauté la plus sauvage, c’est-à-dire la plus évidente, à la beauté telle que les Grecs l’ont érigée, telle qu’ils l’ont reconnue, telle qu’ils l’ont sauvée.

    « Les Grecs », écrit Jean-Marie Pontévia dans Tout a peut-être commencé par la beauté (William Blake And Co, 1985), « ont inventé une façon d’être au monde qui pourrait se dire “être-dans-la-beauté” : ils ont saisi l’Être en tant que Beauté, c’est-à-dire dans un mode particulier de la Présence. Ils ont éprouvé l’apparence comme resplendissante et ravissante […], comme saisissante. C’est dire qu’ils ont accordé un privilège à tout ce qui, dans l’apparence, brille, scintille, étincelle, resplendit, mais on aurait tort de croire un peu vite que c’est là un trait de naïveté primitive ; c’est nous qui sommes des primitifs, de croire que seul l’or brille. Pour les Grecs l’éclat de l’apparence était perceptible là où nous ne le soupçonnons même pas. »

    Cet éclat de l’apparence, éclat pluriel et renversant, littéralement désarçonnant, est visible partout dans le réel lorsque celui-ci est vraiment (c’est-à-dire avec la vérité propre à notre expérience d’avant les dogmes, d’avant les topoï) senti, ressenti, pesé, vécu. Autrement dit par la grâce de l’être aimé (par la grâce – vraie grâce – non de l’amour mais de l’être aimé) ; être vrai – et éprouvé comme tel – (véritable un, face à la multitude) qui agrandit notre regard, en agrandissant le trouble que vivent nos yeux, autrement dit en agrandissant le souffle – trajectoire intérieure, trajectoire intime – que nos yeux font résonner de mille et une couleurs, cela en vivant, de mille et une nuances de noir, aussi, ainsi que nous le confie, d’implicite manière, tout au long de son recueil, Esther Tellermann.

    Et les poèmes de cette auteure sont des stèles, de véritables stèles faisant réponse au « grand réel » : à l’éclat de l’apparence, à l’éclat trouble du mystère (seule apparence) donné à notre vie des mains de l’être aimé, Esther Tellermann se plaçant dans la lignée de Jean-Paul Michel, de ses Écrits sur la poésie (Flammarion, 2013).

    « J’appelle “Poème”, écrit Jean-Paul Michel en ce volume, toute manière humaine de faire face au grand réel ; tout geste esquissé pour lui répondre, toute forme risquée pour lui donner contrepartie. Marques, bornes, menhirs, totems, cippes, stèles, la danse et le chant, les peintures tégumentaires, la coiffure, le vêtement, le cérémonial de chaque jour – les livres : autant de voies pour cet affrontement d’impossible en face. Ces sorcelleries font signe vers la nécessité de nous détourner de ce qui serait funeste. Elles parient avec audace sur une augmentation possible de ce qui est. »

    Quelques poèmes ravis au bel ensemble qu’est Sous votre nom :


    Jours firent

    de toi

    ma teinture où

    j’épuisais le monde

    lunes mouillées avaient

    la rondeur

    des sommeils

    je comptais les passages

    pour que reviennent

    la vigne     le bleu

    des univers

    dessinais

    votre cœur.

    Des fenêtres qui

    bourdonnent

    refont la durée.


    *


    M’avait-il donné

    l’empreinte

    de sa tempe

    un mot que dépose

    une pluie ?

    Un instant     une

    syllabe

    une ville

    autrement

    des sillons dans

    les soirs

    puis tout à coup

    se retire

    votre nuit

    qui m’éveille.


    *


    C’est vrai

    je voulais

    épuiser ma cendre

    ou peut-être

    une nostalgie

    des forêts

    des silences

    où s’enfouissent

    les morts que séparent

    les voix.

    Nous voici

    étrécis dans

    le bleu

    où sombre

    ce qui

    chante.


    *


    Nous nous étions

    parcourus

    l’un l’autre

    en nos paumes

    parlions de neige et

    de souffle

    et comment s’allume

    une chambre

    ou encore

    quelle mer

    descend et nous

    absout

    nous rapatrie.




    Matthieu Gosztola
    D.R. Texte Matthieu Gosztola
    pour Terres de femmes








    Esther Tellermann, Sous votre nom






    ESTHER TELLERMANN


    Esther tellermann





    ■ Esther Tellermann
    sur Terres de femmes


    [Un mot encore] (poème extrait de Sous votre nom)
    Carnets à bruire
    Corps rassemblé (lecture d’AP)
    [Pour elle il voulut] (extrait de Corps rassemblé)
    Éternité à coudre (lecture d’AP)
    [Un écho un roman] (extrait d’Éternité à coudre)
    [Je sais vous me disiez de préférer l’ombre] (poème extrait du recueil Le Troisième)
    Je t’ai vu (poème extrait de Contre l’épisode)
    [Jours firent de toi ma teinture]
    Première version du monde (lecture d’AP)
    Sûrement je vous tiendrai (poème extrait de Terre exacte)
    [Puis se ferme | la porte] (poème extrait d’Un versant l’autre)
    [Onde] (poème extrait du recueil Voix à rayures)
    Voix à rayures



    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur YouTube)
    une présentation de Sous votre nom à la Maison de l’Amérique latine le vendredi 23 octobre 2015 (Institut du Tout-Monde, Cycle « Le chant du monde »). Interventions d’Esther Tellermann, d’Yves di Manno et de Jean-Baptiste Para
    → (sur le site de la Maison des écrivains et de la littérature) une
    fiche bio-bibliographique sur Esther Tellermann
    → (sur Recours au poème)
    Une lecture d’Une odeur humaine d’Esther Tellermann par AP





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  • Esther Tellermann | [un mot encore]



    Guidu son de cordes
    « Aujourd’hui vint
    un son de cordes
    sur les 3 univers. »
    Ph., G.AdC







    [UN MOT ENCORE]



    Un mot encore
    fut notre tempe
    et nous étions
    parcourant les écorces
    en dessus et en

    dessous.
    Dans les métamorphoses
    et les césures

    à rebours
    des peuples muets
    inscrivions

    dans les craies
    le rythme des

    royaumes.
    Aujourd’hui vint
    un son de cordes
    sur les 3 univers.
    Derrière tes doigts
    je vis monter

    la fugue
    valses lentes
    transfigurent

    la douleur.



    Esther Tellermann, Sous votre nom, Éditions Flammarion, Collection Poésie/Flammarion dirigée par Yves di Manno, 2015, page 80.






    ____________________
    NOTE DE L’ÉDITEUR



    Sous votre nom poursuit la quête obstinée d’Esther Tellermann, ce rêve d’une indicible épopée qui traverse les époques et les contrées, dans l’aura d’un temps arrêté. Ce nouvel ensemble – dont les trois mouvements, malgré leurs différents rythmes, composent un seul et même chant – reprend bien sûr les grands thèmes de son œuvre, sa méditation notamment sur l’érosion des règnes et le pouvoir de la nomination. Une inflexion plus intimiste la caractérise aussi depuis Contre l’épisode, dans la distance que supposent l’extrême tension de ses vers, la lumière et la rigueur de sa prosodie. Ni d’ailleurs ni d’ici (comme on a pu l’écrire dans Europe) la poésie d’Esther Tellermann s’ancre ainsi – et s’inscrit – dans une terre insituable dont le langage n’est pas la métaphore, mais l’écho le plus insistant. » Ce dont Sous votre nom apporte, une fois encore, la troublante démonstration.







    Esther Tellermann, Sous votre nom






    ESTHER TELLERMANN


    Esther tellermann





    ■ Esther Tellermann
    sur Terres de femmes


    Carnets à bruire
    Corps rassemblé (lecture d’AP)
    [Pour elle il voulut] (extrait de Corps rassemblé)
    Éternité à coudre (lecture d’AP)
    [Je sais vous me disiez de préférer l’ombre] (poème extrait du recueil Le Troisième)
    Je t’ai vu (poème extrait de Contre l’épisode)
    [Jours firent de toi ma teinture]
    [Onde] (poème extrait du recueil Voix à rayures)
    Première version du monde (lecture d’AP)
    Sous votre nom (lecture de Matthieu Gosztola)
    Sûrement je vous tiendrai (poème extrait de Terre exacte)
    [Un écho     un roman] (extrait d’Éternité à coudre)
    [Puis se ferme | la porte] (poème extrait d’Un versant l’autre)
    Voix à rayures




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur YouTube)
    une présentation de Sous votre nom à la Maison de l’Amérique latine le vendredi 23 octobre 2015 (Institut du Tout-Monde, Cycle « Le chant du monde »). Interventions d’Esther Tellermann, d’Yves di Manno et de Jean-Baptiste Para
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  • Anne-Marie Albiach | Flammigère [I]



    FLAMMIGÈRE [I]



    la taille du sexe
    dans l’indécision du genre
    et les singularités du pluriel
    nous demeure
    à nous étrangers
    assignés à cette blessure

    cette quête rigide

    quelle que soit l’équation
    résultante inhérée à
    l’énigme
    la chair rejoint le sang
    et s’y confond
    à la chaleur
    existe
    dans la précision de l’absence
    Espace alourdit à noir
    lenteur de caresse
    simultanéité charnelle
    au point d’espace où se confrontent
    nos futurs assimilables
    et la jointure mâle qui nous unit
    l’un à l’autre
    dans “l’énigme chaleureuse de la langue”
    cet envers du réel

    Ortie femelle

    la stérilité pince l’entraille verte
    à immobile
    à impavide
    à netteté des cicatrices
    et mort renouvelée des lames
    couteaux inhérents dans leur lumière

    il se lève     il se rabaisse
    il se lève     il se replie    en noir     tel en l’œuf d’une
    plage chatoyante de chaleur
    et lové au sable il renaît dans les fibres stériles de
    l’androgyne trinitaire




    Anne-Marie Albiach, Flammigère (éditions de la revue Siècle à mains, Londres, 1967) in Cinq le Chœur, Œuvres 1966-2012, Flammarion, Collection Poésie/Flammarion dirigée par Yves di Manno, 2014, pp. 15-16. Postface par Isabelle Garron.






    Albiach Cinq le choeur






    ANNE-MARIE ALBIACH


    Albiach
    Image, G.AdC



    ■ Anne-Marie Albiach
    sur Terres de femmes

    Cette douceur
    La Gradiva
    la voix distincte (+ bibliographie)
    Le chemin de l’ermitage
    4 novembre 2012 | Mort d’Anne-Marie Albiach
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    Délinéation du désir



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur laviemanifeste.com)
    le texte intégral de Flammigère
    → (sur le site du cipM)
    une fiche bibliographique sur Anne-Marie Albiach + un extrait sonore (La Nuit) [pour un accès direct à l’extrait sonore, cliquer ICI]
    Anne-Marie Albiach dire « Énigme IX » (État) et « Esquisse: le froid » (Mezza voce). Enregistrement effectué par Jonathan Skinner dans l’appartement de la mère de l’auteure, rue de l’Hôtel-de-Ville à Neuilly-sur-Seine, le 29 juillet 2000 et le 31 juillet 2000 (Source : Kenning 12)
    → (sur YouTube)
    Anne-Marie Albiach – In Memoriam (une émission d’Alain Veinstein sur France Culture avec Anne-Marie Albiach en 2003)
    → (sur Littéralité)
    Pour Anne-Marie Albiach, par Jean-Marie Gleize
    → (sur le site de Jean-Michel Maulpoix)
    Anne-Marie Albiach, Mezza voce (article paru dans La Quinzaine littéraire du 16 mai 1984)





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  • Chantal Dupuy-Dunier, Mille grues de papier

    par Angèle Paoli


    Chantal Dupuy-Dunier, Mille grues de papier,
    Éditions Flammarion, Collection Poésie/Flammarion, 2013.




    Lecture d’Angèle Paoli


    Origami Ainsi, chaque mot plié conduit-il le plus souvent à une image précise.








    LES POÈMES-ORIGAMIS DE CHANTAL DUPUY-DUNIER
    OU DE LA VERTICALITÉ DE L’ÉCRITURE





    Plier le temps déplier la vie et ses saisons, lier sa vie et ses mots | maux à ceux, lointains, d’une jeune leucémique du Japon, faire résonner des correspondances, se mettre en écho, c’est à ce travail de patience d’écoute et de silence que se livre Chantal Dupuy-Dunier dans Mille grues de papier.

    Composé de 644 poèmes (et non pas de mille), ce dernier recueil poétique interroge le passé — noms de lieux et de visages — le langage, les paysages quotidiens — villes et campagnes — , la poésie. Chantal Dupuy-Dunier coud le temps d’hier à celui d’aujourd’hui. Celui des autres et des proches au sien propre. Comment déplier ce qui se noue sous d’autres cieux et le lier à sa propre existence ? Les poèmes-origamis de Chantal Dupuy-Dunier sont une invitation à croiser | décroiser les feuilles entre elles, à s’immiscer entre les pages et à lier-délier-lire l’histoire qui se tisse d’un poème à l’autre de ce recueil. L’histoire de la poète, arrimée à la passion d’« une langue de haute flamme » / l’histoire d’une jeune leucémique japonaise — irradiée à Hiroshima et condamnée — qui tente de prolonger sa vie grâce à ses origamis :

    « Pour ne pas mourir,

    une fillette plie des grues de papier. »

    Travail de patience pour l’enfant à l’écoute du proverbe japonais qui dit : « Quiconque plie mille grues de papier verra son vœu exaucé ». Exercice vital, en osmose avec la progression de la maladie, et interrompu par la mort, survenue à la 644e grue.

    « Dans une larme,

    Sadako plie une grue aux ailes liquides.

    Dans la courbure d’une larme

    sa vie s’infléchit.

    Des globules blancs prolifèrent au ciel

    aux côtés des étoiles. »

    Travail de dentelle pour la poète qui décline la forme brève des poèmes — parfois proches du haïku — dans le silence de la « ligne claire ». Et ponctue, de temps à autre, par un vers consacré à Sadako. Leitmotiv léger, une même légèreté que celle des grues de papier pliées par la fillette sur son lit d’hôpital.

    « Sadako plie un oiseau dans une page du livre »/ « Sadako plie une grue / dans un souffle entré par la fenêtre. »/ « Sadako plie une grue dans un nuage. »

    Un même geste, précis et humble, semble conduire au pliage des grues de papier et à l’écriture du poème :

    (Parfois,                  une

    grue                       pliée

    dans                          un

    minuscule          carré)

    Une même ferveur guide l’une et l’autre, la poète et l’enfant. Question de survie pour la fillette dont la trame des jours se lit/se lie au pliage quotidien des grues de papier, passion des mots et du langage pour la poète. Ouvrir le jour à l’espérance de la vie, ouvrir la page à l’espace d’un poème, n’est-ce pas là une quête identique ? D’autant que la maladie cerne aussi Chantal Dupuy-Dunier. Et que la mort guette pareillement la poète et l’enfant :

    « La lune,

    ovoïde comme un nodule. »

    « Les couleurs se sont retirées.

    Partout, une lumière blanche en forme de nodule.

    L’univers tout entier ressemble à un nodule,

    ma pensée prend des allures courbes.

    Tenter d’apprivoiser la chose.

    Je ne suis pas un nodule,

    j’ai un nodule.

    Comment éviter la confusion

    entre les auxiliaires ? »


    et


    « Les doigts de l’enfant lui font mal.

    Elle repose ses bras sur le drap.

    Une grande aile passe devant ses yeux.

    Elle se tourne vers le mur

    et se tait. »

    Légères et inventives, les grues de papier ouvrent sur des espaces polysémiques. Elles drainent derrière leur confection toute une variété d’images. Échassiers, engins métalliques haut perchés, prostituées. « Vol de grues /qui fractionne le paysage », « Grues, qui peuplez la ville de vos bras levés », putain arpentant la rue ou « vieille prostituée racol[ant] au coin/ de la rue des Minimes. » Variations sur un même thème, oiseaux, fleurs, mots, collectés comme des images, constituent l’arrière-pays mental de Chantal Dupuy-Dunier. Un arrière-pays qui se construit sur la ligne fondamentale et fondatrice de la verticalité :

    « Toute verticalité me fascine,

    celle des bipèdes, semblables à moi,

    le pénis dressé d’une grue,

    le poème. »

    La verticalité du poème trouve son origine dans « la verticalité quotidienne d’écrire » et sa correspondance idéale dans l’oiseau :

    « Quoi de plus vertical que l’oiseau ?

    Les poèmes s’envolent de mes doigts. »

    Et l’« incise verticale de la pie » ne troue-t-elle pas momentanément la sérénité d’un soir d’été pour filer vers la voûte céleste et l’interroger :

    « Que se passe-t-il, là-haut,

         dans le Grand Nuage de Magellan ? »

    Ailleurs, par la magie des correspondances poétiques,

    « Les grues végétales des collines

    édifient le ciel,

    nuage après nuage. »

    Il arrive parfois que la verticalité soit interrompue et cède la place au trait contraire :

    « Blanches, les grues ont quitté nos terres

    pour celles du Levant.

    Long périple horizontal. »

    Mais la poète insomniaque ne tient jamais très éloigné le « vide vertical de la page ». Les grues portuaires, du reste, veillent. Pareilles à des « mâtures », elles dessinent la ville, prise dans une série d’instantanés.

    Ainsi certains poèmes saisissent-ils la vie dans le langage rude des villes, livrées aux fumerolles des cheminées d’usines et « encombrées de nombres ». Brutalité faite de cris et de trépidations, de bétonnières et de grisaille, images de chantiers en lieu et place du chant (« le i fait la différence »). « Arbres rigides au tronc creux », les « grues occidentales » qui grimpent vers le ciel ouvrent cependant d’autres espaces de lumière. Elles redessinent le paysage urbain saisi dans la variation des couleurs, « pastel du ciel », « fièvre des laves », « saturation des rouges ». Tableaux mouvants qui absorbent le soleil. Ainsi des poèmes qui portent les titres « Impression soleil levant » / « Impression soleil de midi » / « Impression soleil à l’occident » / « Impression soleil couchant »…, poèmes qui miment dans leur facture — dense et compacte, aérée ou en zigzags — l’impression dominante donnée par la captation de la lumière.

    D’autres paysages surgissent au fil de la pensée, paysages liés à l’enfance. D’autres lieux aujourd’hui délaissés, habités par le souvenir. « Objet tranchant      le poème » n’a-t-il pas pour fonction de déplier les images afin de les exhumer de leurs strates de silence, de les faire ressurgir le temps de quelques vers et, le temps d’un poème-origami, de ranimer les voix éteintes ? Encreux, Unieux, Bonnieux, le Rhône et son delta, usines et sirènes. Rêve et réalité se croisent se rejoignent se superposent mêlent leurs voix. Les mots glissent ricochent d’un jeu à l’autre ramènent soudain le monde de l’enfance. Ses jeux ses objets ses tendresses ses attentes. L’écriture du Rhône charrie avec elle d’autres langues au bruissement d’oiseaux ; d’autres eaux. Celles du Gange surviennent et le mot bengali porte en lui la « geôle » du père. Machine à remonter le temps, à le découdre, à le libérer de son ensablement, le mot « guerre » ramène les morts à la surface de la page. Cimetière et deuil font leur apparition, « corbeaux / étendant leur dais noir / d’un bout à l’autre du firmament. »

    Quant à Dieu, l’enfant comprend qu’il « plie mille grues blanches / pour que ses vœux se réalisent, / pour que l’homme continue à tomber malade / et que la guerre demeure sur terre. » Et s’en détourne. Ainsi, chaque mot plié conduit-il le plus souvent à une image précise.

    Quelle place, dès lors, pour l’inattendu ? Comment faire pour qu’un mot devienne autre, s’interroge Chantal Dupuy-Dunier ? Mais il en est des mots comme des objets anciens. Il faut aller puiser loin en soi pour les susciter afin qu’ils livrent à la poète la part d’existence secrète qui fait signe en elle.

    « Dans la soute,

    je choisis des mots.

    Ils sont là, bagages anciens,

    certains délaissés par ceux qui les ont remplis.

    Un monticule dense et instable.

    Je soulève, déplace, fouille,

    ouvre celui qui fait signe davantage.

    Pourquoi, à cet instant,

    celui-ci plutôt qu’un autre ? »

    Derrière ce doute et ce questionnement, j’entends la voix de Chantal Dupuy-Dunier. J’en perçois toutes les nuances et les inflexions. La lumière filtre à travers les branches du tilleul. Un sourire parvient jusqu’à moi.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli







    Chantal Dupuy-Dunier, Mille grues de papier







    CHANTAL DUPUY-DUNIER


    Chantal Dupuy-Dunier



    ■ Chantal Dupuy-Dunier
    sur Terres de femmes

    Amiens (extrait de Des villes parfois…)
    [Traduire le dit des couleurs] (extrait de Cathédrale)
    [Au milieu du dessin bleu] (poèmes extraits de Mille grues de papier)
    [L’eau et sa mémoire] (extrait de Pluie et neige sur Cronce Miracle)
    [La grande pluie tropicale] (extrait de C’est où Poezi ?)
    25 octobre | Chantal Dupuy-Dunier, Éphéméride
    7 novembre | Chantal Dupuy-Dunier, Éphéméride



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la mél [Maison des écrivains et de la littérature])
    une fiche bio-bibliographique sur Chantal Dupuy-Dunier
    → (sur Recours au poème)
    une recension de Mille grues de papier, de Chantal Dupuy-Dunier, par Gwen Garnier-Duguy





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Anne Calas, Littoral 12

    par Angèle Paoli


    Anne Calas, Littoral 12,
    Flammarion,
    Collection Poésie/Flammarion, 2014.




    Lecture d’Angèle Paoli



    A (1)
    Ph., G.AdC







    UNE ÉCRITURE DU DÉSIR




    Littoral 12. Quasi signalétique, portuaire, le titre informatif du recueil d’Anne Calas ouvre pourtant sur un voyage poétique au long cours. Partition maritime en douze chants, le recueil Littoral 12 se clôt sur une date : décembre 2012. Avec ce premier ouvrage de poésie, Anne Calas met ses pas dans les pas de Blaise Cendrars, emportant avec elle, comme cahier de voyage, les Feuilles de route du poète :


    « Je suis propre lavé frotté plus que le pont

    Heureux comme un roi

    Riche comme un milliardaire

    Libre comme un homme »


    Tel est l’exergue qui donne la tonalité du long poème Littoral 12. Rudesse d’une vie drossée par la mer ; richesse d’une richesse autre que matérielle ; bonheur de l’homme qui éprouve la liberté grande que lui confère la vie à bord d’un navire, confronté à l’immensité de la mer.

    « Homme libre, toujours tu chériras la mer ! » écrivait Charles Baudelaire dans Les Fleurs du Mal.

    Femme libre, Anne Calas chérit la mer et le grand large. De cet amour profondément lié à ses amours terriennes et à l’histoire de sa vie, la poète tire un chant homérique renouvelé. Elle fait entendre, lorsqu’elle se laisse prendre aux mailles d’un lyrisme enlevé très personnel, une voix de femme vibrante et passionnée. Une voix « inouïe », qui ose embrasser l’élan et les mouvements du cœur, balayant de la plainte l’univers poétique qui est le nôtre.







    B
    Ph., G.AdC







    En douze chants répartis selon quatre ensembles — 5/2/3/2 —, interrompus par trois « intermèdes insulaires », Anne Calas traverse le temps, traverse l’espace. Des rivages des Flandres — ZEEBRUGGE — où elle ancre le point de départ de son écriture, à New York où se noue l’épilogue de sa « traversée » à bord d’un « vessel rouge » (en passant par les rives de la Bretagne où elle a son port d’attache), Anne Calas revisite sa vie — enfance heureuse / amours / voyages / vacances / naissances / chagrins / déceptions / séparation / contradictions — au gré des flots qui la guident et dont elle épouse les houles écumeuses. Fille de la mer, déesse issue des noces de Thétys avec le dieu Océan, la poète-aventurière, éprise de vastes horizons et de constellations innombrables, se coule dans les grands mythes archaïques. Lumineuse. Solaire et lunaire à la fois. Lunaire parce que la Lune, divinité tutélaire tout en splendeur et en diadème, l’accompagne dans ses pérégrinations et dans ses vagabondages. Solaire parce que la poète se situe tout entière du côté de la sensualité et de l’éros, indissociables chez elle, de l’amour. Femme de chair et d’os, avide de « miel » et de « semence », elle va, pareille aux « nymphes joyeuses » qui frappent le sol qu’elles foulent, « jamais rassasiée », répétant et scandant :


    « J’ai faim » ; « j’ai soif » ; « je marche ».

    « Je m[Arche] », écrit-elle aussi , célébrant par ce jeu typographique l’ « Alliance du ciel & de la terre ». (p. 47)


    Les chants qui composent cette partition — longueur et formes extrêmement variées — alternent phrases isolées sur la page — parfois proches de l’aphorisme — et paragraphes denses, semis de mots et éclats, crochets et italiques, traces typographiques et photos (trois, en noir et blanc), poèmes et proses. Irrégulier, un sonnet sans rime déroule le décor d’un passé amoureux, la naissance de quatre enfants, la beauté de la jeunesse, son aveuglement, sa chute douloureuse d’une Olympe qui donnait l’illusion de l’éternité :


    « Malheur à nous de n’être pas des dieux. » (p. 53)







    C
    Ph., G.AdC







    Journal de bord poétique et énigmatique — marin « (fuseau 6/ 8-12-2012 [sa]medi), 40°00’ latitude N, 64°55’ longitude W »—, le chant XII, chant final, scelle dans une même étreinte l’amour fusionnel avec la mer et les « serments » du renouveau amoureux :


    « l’arrivée      le quai     les côtes enfin

    premier oiseau et cette étreinte que la fin

    toujours fait naître avant les grands commencements

    nos saturnales notre âge d’or et nos serments » (p. 249)


    Quant aux « intermèdes insulaires », ils se présentent comme des proses, sans majuscules ni ponctuation finale et font penser à des pauses intermédiaires, à la fois plages de répit entre deux chants et quais de départ vers une autre errance, un autre envol. Ou vers une plongée intérieure habitée par l’attente.


    « ton corps       littoral intérieur […] ton corps me manque » (p. 99)


    Dans chaque chant se lit le désir du départ et se dit le désir de rives autres où se partage l’amour :


    «[…] j’ai soif

    provision d’eau fraîche la moitié du ciel est

    à nous je te veux pour l’élan que [tu] désir

    incandescent que tu la beauté nue que tu



    nuits blanches     beiges     belles     belges » (p. 25)


    « rivages    rivages    rivages »


    Un appel. L’appel prend appui sur les balises du texte, glissements d’une page sur l’autre :


    N

    e

    m

    é

    g

    a

    r

    e

    p

    a

    s


    et, à la page suivante :


    g

    a

    r

    d

    e

    m

    o

    i


    — répétitions (souvent ternaires) de mots et de sons —allitérations en « p »— qui scandent le déroulement du poème sur la page :


    « une plongée


    pénombre dans les couloirs tapis rouge

    mes pas les nôtres


    portes battantes portes


    voix

    houle voiles

    une plongée » (p. 23)


    ou en « p » et « b », dans la suite mystérieuse du chant :


    « rassembleur de nues te voilà. vents bourrasques

    inouïs. milliers de bras poussent repoussent

    cette grâce une douceur on ne sait plus peau

    de lion pousse repousse peau de dragon duvet

    de cygne pelage de faon pousse repousse

    après que peut-on dire ? corps vibrants gorges cages

    tout ce qui contient [nous] l’étonnement de cet

    accord parfait murmures brûlures la part manquante

    l’autre moitié. Après que peut-on dire ? […] » (p. 25)


    Il fallait que le long poème chanté de Littoral 12, pour prendre son essor et rejoindre l’espace — terre, ciel, mer —, désiré avec ferveur, puise dans la contemplation. Ainsi s’ouvre le premier chant, sur un champ d’observations de « mes propriétés » (allusion explicite à Henri Michaux) / « mes priorités », chant qui s’effectue « par petites poussées successives ». Poussées rituelles sous forme de refrain qui (se réitèrent et) s’accompagnent visuellement de longs tirets interrompus par les chevilles du « ça » :


    « pour faire—————————ça—————————je pousse

    de petites poussées

    successives

    tu vois/comme ça » (p. 14)


    Sensitive, la poésie d’Anne Calas, favorisant d’emblée la vue — dans toutes les dimensions qu’elle offre —, ménage un temps pour le « recueillement / intérieur », « la piété inspirée ». Un rituel à trois temps accompagne les « longues poussées » :


    « ablution/libation/invocation ».


    De chant en chant, Littoral 12 déroule ses étapes, jalonnées, de loin en loin, de « et puis ». Ou de la variante « et encore ». Chacun de ces appuis narratifs introduisant un nouvel épisode, un nouveau paysage, une nouvelle effervescence. Un nouveau départ.


    « et puis/ le cri » ; « et puis/plan large » ; « et puis : Tout quitter. Époux. Palais. Enfants. » ; « et puis, /à droite à gauche vallons & plaines. » ; « et puis, /demain je pars. » ; « et puis : s’enfoncer dans la forêt humide… » ; « et puis, /rouler dans le matin. ».


    Il arrive que le poème se délite sur la page, lorsque départ et rupture coïncident et que la séparation se vit dans la violence :


    «  Dormir longtemps draps de fil blancs longtemps blancs immaculés.


    le jour

    nu



    lumière sous le volet

    corps pluie lit



    je me serre » (p. 55)


    D’autres fois, réduite à un chapelet de mots, l’écriture rend compte d’un profond désarroi.

    Certains poèmes, rejoignant en cela le titre de l’ouvrage, prennent la forme de bulletins marine. Les paragraphes, denses, visent à l’efficacité informative. L’écriture — succession de groupes nominaux séparés par des points — mime le style télégraphique.


    « port. Neuf heures du soir. Vent doux haubans & mâts pulsations métalliques chaleur presque — accablante. » (p. 31)


    L’annonce du départ se fait par une « nuit sans lune », aux abords du sommeil et du rêve. La magie poétique gagne. Les allitérations en « m » bercent le chant ; le mythe impose ses images de libations et de vins. L’aventurière annonce à la cantonade son départ :


    « fils d’Evanthès dieu d’Ismaros     boisson divine

    je pars

    Ulysse mon compagnon je pars ».


    Femme triomphante, inventive, décidée, la poète rivalise avec Ulysse et le dépasse. Dans Littoral 12 en effet, c’est l’homme qui reste à terre et qui regarde s’éloigner l’épouse ou l’amante. Au milieu du poème pourtant, évoquant le paysage des îles et le voyage, l’aventurière annonce :


    « [je pars avec toi] ». Cette annonce entre crochets semble être l’expression d’un désir irréalisable et évoquer le rêve. Au fil des poèmes d’autres mots entre crochets apparaissent, qui ponctuent les chants. Un dialogue s’instaure, ponctué d’acquiescement [« oui »] ou d’affirmations [« je sais »]. Tantôt c’est de la narratrice qu’il s’agit, « je » ; tantôt c’est de l’autre. « Et ta main [invisible] sur mon cœur. »


    Ou encore :


    « Je suis une amoureuse [dis-tu] ». (p. 71)


    Cet autre qui s’insinue peu à peu dans le cœur de l’amoureuse mais demeure encore dans l’ombre des crochets, qui est-il ? Est-ce une présence — prémonitoire — qu’elle ne connaît pas encore mais reconnaît déjà ? À laquelle celui qu’elle choisit et à qui elle se lie s’enroule désormais ?


    « Étalon noir ou olivier. Ce sera [toi]. Signe de tête/voilà. Tu me conduis. Voyage. Et je te suis. Je roule. Tu me conduis. Voilà. Belle guerrière. Belle ouvrière. » (p. 73)


    Est-ce lui, ce [toi], celui à qui est dédié Littoral 12 ? « à toi, Yves. »


    Chaque départ annonce la fin d’un monde partagé, d’une vie à deux qui s’estompe pour laisser la place à une histoire neuve. Un homme apparaît, qui n’est plus l’époux des amours de jadis (« T’avais rêvé un autre »). Chant où se dit le désir, le long chant IV brouille les décors, les époques, les embrassements/enlacements. Où se situent les frontières ? Les découpes entre rêve et réalité ? Entre onirisme et érotisme ? Présent et passé se mêlent ; s’enchevêtrent. Les souvenirs refont surface, nimbés d’une légère mélancolie.








    D
    Ph., G.AdC







    « Où êtes-vous jarres Brise au feuillage des frênes ?

    où êtes-vous nappes aux carreaux rouges et blancs,

    herbes tendres/ Où ? Enfance/ Où ? Je marche » (p. 46)


    On ne peut s’empêcher, lisant ces vers, de fredonner l’air de Maxime Le Forestier :

    « San Francisco, où êtes-vous

    Liza et Luc, Sylvia, attendez-moi »


    La nostalgie est de courte durée. Le présent réapparaît, sous forme d’une phrase complice :


    « Anyway [comme tu dis] ».


    Petite phrase conclusive qui revient dans la bouche de l’autre pour ponctuer le dialogue :


    « Il faudra secouer les sorts, anyway

    [comme tu dis] » (p. 80)


    Poète inventive de chair et de feu, Anne Calas nourrit Littoral 12 de ses chimères. Et s’en libère. Par l’écriture. Marquée à la fois du sceau des Anciens et par l’imprégnation des poètes contemporains, sa poésie est poésie du désir. Désir amoureux et désir du voyage, appel des déserts de la mer des forêts des oiseaux ; désir de renouer avec le « langage d’avant les mots ». Liée aux constellations qui voguent dans la voûte céleste, la poète l’est aussi à la lune. « Femme-déesse » à qui elle adresse une ode vibrante de « piété inspirée » :


    (—pied. Cercle blanc poussière de sable infiniment

    lumière de nuit lumière, virginale opaline

    silence—fente lente robe noire. Dos

    frottements glissements aube naissante aube

    je te regarde lune je te salue mon astre

    glaise inclinée je suis. émergée du chaos

    femme-déesse ou demi-dieu pénombre nue

    ton chant à la bordure traverse traversée

    supplique pietà la beauté de ton cri

    prière séminale des ténèbres à l’aurore

    épaule silencieuse nubile butineuse

    le sable lentement s’écoule de ta main—) (p. 75)


    Avec Littoral 12, Anne Calas offre une poésie régénérée. Prend le risque d’une écriture portée par les forces vives d’une personnalité riche. Ouvre devant elle un sillon de mots et d’émotions jusqu’alors tenus sous le boisseau, interdits de séjour sur la page du livre. Elle ose un lyrisme audacieux, incandescence et démesure dionysiaques.




    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli







    Anne Calas







    ANNE CALAS


    Vignette anne calas




    ■ Anne Calas
    sur Terres de femmes

    [Mon île fantastique et joyeuse] (poème extrait de Déesses de corrida)
    Val cosmique (autre poème extrait de Déesses de corrida)
    Honneur aux serrures (lecture d’AP)
    [Ni princesse, ni d’hier ni d’aujourd’hui] (extrait d’Honneur aux serrures)
    Yves di Manno | Anne Calas | [par transparence d’une vitre] (extrait d’Une, traversée)



    ■ Voir aussi ▼

    le site d’Anne Calas





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  • Éric Sautou | [comme le héron je descends de ma fenêtre]


    Ce sont dans le miroir
    Ph., G.AdC








    [COMME LE HÉRON JE DESCENDS DE MA FENÊTRE]




    comme le héron je descends de ma fenêtre
    je n’ai pas un cœur tout neuf n’ai pas de plumes sur le dos
    dans la fenêtre la lune il y a des chevaux
    des ânes des chevaux



    nous arrivons dans le soir nous en rêvions
    que reviennent les fleurs (étoiles de jadis)



    je vois dans le noir (dans l’eau noire
    qui garde mon secret)
    le chemin familier



    le roi s’approche à mon chevet
    je voyage d’île en île (dans un jardin de fleurs) ma maison
    le chêne à l’intérieur les marches d’escalier
    les pierres au fond de l’eau
    (ou la mélancolie)
    ma maison morte ce matin le chemin
    le roi s’est relevé
    s’est métamorphosé



    fleurs sauvages épanouies
    les arbres dévastés
    il pleut sur les reflets
    ma maison est un lac
    ce sont dans le miroir
    le monde et les couleurs
    des enfants tête-bêche
    ont écrit sous le ciel
    nous allons disparaître
    est-ce que je reviendrai



    Éric Sautou, Les Vacances, Flammarion, Collection Poésie/Flammarion, 2012, page 52.






    Vacances Sautou





    ÉRIC SAUTOU


    Sautou 2
    Ph. Sébastien Solidon
    Source





    ■ Éric Sautou
    sur Terres de femmes


    À son défunt (lecture d’AP)
    Beaupré (lecture d’AP)
    [c’était ça simplement ça] (extrait de Beaupré)
    [Lire les poèmes] (extrait de Jours viendront)
    La vie éternelle, I (extrsait d’Une infinie précaution)
    La Véranda (lecture d’AP)
    [assise et seule assise] (extrait de La Véranda)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Éric Sautou
    → (sur Terre à ciel)
    une page sur Éric Sautou





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  • Philippe Beck | [Tout a lieu]

    «  Poésie d’un jour »


    Dizaine « Philippe Beck » sur TdF


    Agenda culturel :
    « Philippe Beck, un chant objectif aujourd’hui »
    (Colloque de Cerisy – 26 août | 2 septembre 2013)






    [TOUT A LIEU]




    Tout a lieu :
    déceptions,
    alliance faible, renforts,
    entente vague, vagueries,
    peu à peu lointainement
    états changeants
    conditions des avancées
    profondes.
    Ça ne fait pas de l’homme
    un petit marchand d’allumettes
    ébloui à l’idée
    de partir sourire dans la lumière
    froide et verticale
    de l’hiver total.
    (Hiver total
    égale une saison
    illustrant en principe exemplairement
    la rudesse
    du monde.
    La vie n’est pas merveilleuse
    du fait de sa rudesse,
    mais quand elle est merveilleuse
    elle est tout à fait rude,
    annonce de rien de plus beau
    que la résistance.
    À du solide.
    Pour du bien ferme.)




    Philippe Beck, “76. 1896 : Retté” [extrait], Aux recensions, Éditions Flammarion, Collection Poésie/Flammarion, 2002, pp. 227-228.






    PHILIPPE BECK


    Philippe Beck





    ■ Philippe Beck
    sur Terres de femmes


    Boustrophes, « Variation XIII »
    Chambre à roman fusible [XXXIV. « Fermeture-phénomène »]
    Dans de la nature, 87
    De la Loire [Vague de pierre 36]
    Lyre d’& XIV (extrait de Lyre Dure)
    Les murs capitonnés (extrait de Poésies didactiques)
    Les variations poétiques de Philippe Beck ou le tempo universel du monde (chronique de Sylvie Besson)
    Poésies premières (lecture de Tristan Hordé)
    Pages vertes (un extrait de Rude merveilleux, in Poésies premières)
    Pré-journal II (extrait de Un journal)
    Rêve (poème extrait de Chants populaires)
    Suie (poème extrait de Chants populaires)
    22 octobre 2005 | Philippe Beck, Un journal
    28 janvier 2006 | Philippe Beck, Un journal



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    (sur remue.net) un dossier consacré à Philippe Beck
    → (sur le site du Centre Atlantique de Philosophie)
    une page consacrée à Philippe Beck
    → (sur Lyrikline)
    Philippe Beck dit deux de ses poèmes





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  • Philippe Beck, Dans de la nature, 87

    «  Poésie d’un jour »


    Dizaine « Philippe Beck » sur TdF


    Agenda culturel :
    « Philippe Beck, un chant objectif aujourd’hui »
    (Colloque de Cerisy – 26 août | 2 septembre 2013)







    Vicky Neumann
    Vicky Neumann, Sin Título,
    De La Época Retratos De Familia,

    Huile et encaustique sur toile, 1997
    100 x 80 cm.
    Source






    87





    Dès lors, chaman est environnemental ?
    Il chante passages fatals
    sur grande écharpe de lumière,
    épylles de danseurs fiers et
    les échelles de Muette.
    J’appelle Muette celle qui crée
    des chamans censés faire la toilette.
    M. a un silence ouvert.
    La Séparée, muette, autorise
    une entrée dans la société —
    Muette est petite anature de loin.
    Toile de fond vert-de-gris,
    franches futures lueurs,
    infertiles étangs de possibilités,
    elle mérite une optique.
    Rétribution de p.a.l.
    aide le détourisme
    et du coup la saisie des plis mouvants
    de société. L’aura rustique est utile.
    Muette, la petite anature de loin,
    plisse les bâtiments, les rues, les décrets,
    éclaire le triste qui est la matière de chaman.
    Lumière bouche cousue passe
    par l’eau régulièrement versée.
    La jarre est une aire.




    Philippe Beck, Dans de la nature, Éditions Flammarion, Collection Poésie/Flammarion, 2003, page 99.







    Philippe Beck, Dans de la nature







    PHILIPPE BECK

    Philippe Beck




    ■ Philippe Beck
    sur Terres de femmes

    Boustrophes, « Variation XIII »
    Chambre à roman fusible [XXXIV. « Fermeture-phénomène »]
    De la Loire [Vague de pierre 36]
    Lyre d’& XIV (extrait de Lyre Dure)
    Les murs capitonnés (extrait de Poésies didactiques)
    Les variations poétiques de Philippe Beck ou le tempo universel du monde (chronique de Sylvie Besson)
    Poésies premières (lecture de Tristan Hordé)
    Pages vertes (un extrait de Rude merveilleux, in Poésies premières)
    Pré-journal II (extrait de Un journal)
    Rêve (poème extrait de Chants populaires)
    Suie (poème extrait de Chants populaires)
    [Tout a lieu] (poème extrait de Aux recensions)
    22 octobre 2005 | Philippe Beck, Un journal
    28 janvier 2006 | Philippe Beck, Un journal



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    (sur remue.net) un dossier consacré à Philippe Beck
    → (sur le site du Centre Atlantique de Philosophie)
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    → (sur Lyrikline)
    Philippe Beck dit deux de ses poèmes





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  • Philippe Beck | Pré-journal II

    «  Poésie d’un jour »


    Dizaine « Philippe Beck » sur TdF


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    « Philippe Beck, un chant objectif aujourd’hui »
    (Colloque de Cerisy – 26 août | 2 septembre 2013)






    PRÉ-JOURNAL II




    Comment les évolutions de quelqu’un
    dans l’espace
    le conduisent au bord d’épaule poétique,
    ou de dos partiel,
    avec fleur spéciale
    (fleur poétise, « rock sophistiqué »),
    comme une dédalco invisible sur la cloche,
    ou imprévue sur elle,
    voilà un des thèmes de poésie rentrée,
    ou de poésie entrée dans la prose
    pour la responsabiliser.
    Épaulue, épauletière est bascule impersonnelle
    ici.
    Radicale absence d’amour est suivie
    d’une sortie hors de la cloche
    et de ses magies potentielles.
    Or, cloche est restée là, toute proche,
    comme amie bizarre,
    l’ombre de verre d’Impersonnage,
    ou sa zone de progression à lui,
    un sourire indéfini aux lèvres.
    Bijoux pris dans la lyre.




    Philippe Beck, Un journal, Flammarion, 2008, page 243.






    PHILIPPE BECK


    Philippe Beck





    ■ Philippe Beck
    sur Terres de femmes


    Boustrophes, « Variation XIII »
    Chambre à roman fusible [XXXIV. « Fermeture-phénomène »]
    Dans de la nature, 87
    De la Loire [Vague de pierre 36]
    Lyre d’& XIV (extrait de Lyre Dure)
    Les murs capitonnés (extrait de Poésies didactiques)
    Les variations poétiques de Philippe Beck ou le tempo universel du monde (chronique de Sylvie Besson)
    Poésies premières (lecture de Tristan Hordé)
    Pages vertes (un extrait de Rude merveilleux, in Poésies premières)
    Rêve (poème extrait de Chants populaires)
    Suie (poème extrait de Chants populaires)
    [Tout a lieu] (poème extrait de Aux recensions)
    22 octobre 2005 | Philippe Beck, Un journal
    28 janvier 2006 | Philippe Beck, Un journal



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    (sur remue.net) un dossier consacré à Philippe Beck
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    Philippe Beck dit deux de ses poèmes





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