Étiquette : Florian Rodari


  • Ossip E. Mandelstam, Entretien sur Dante (extrait)


    DANTE COLLAGE Guidu
    Statue en marbre de Dante Alighieri
    Piazza di Santa Croce, Florence
    Collage photographique, G.AdC





    ENTRETIEN SUR DANTE
    Chapitre V (extrait)





    On rencontre souvent, dans les Chants de Dante, un prélude impressionniste. Son rôle : donner sous les espèces d’un alphabet éclaté, d’un abécédaire bondissant, scintillant, pulvérisé, ces mêmes éléments qui, selon la loi de convertibilité de la matière poétique, doivent fusionner en formules chargées de sens.

    Ainsi, dans ce passage d’introduction, voyons-nous la danse aérienne, chatoyante, héraclitéenne des moucherons de l’été, qui nous prépare à entendre le discours grave et tragique d’Ulysse.

    Chant XXVI de l’Enfer – de toutes les compositions de Dante la plus proche de l’art de la voile, celle qui louvoie le plus, manœuvre le mieux. Par son astuce, par son ton évasif, sa diplomatie florentine, cette espèce de ruse grecque, elle est sans égale.

    Nous discernons là deux parties majeures : le prélude lumineux, impressionniste, et le récit harmonieux, dramatique, d’Ulysse racontant sa dernière navigation, son départ pour le gouffre atlantique et le terrible naufrage sous les astres d’un ciel étranger.

    Par sa pensée qui s’écoule librement, ce Chant aux chemins fantaisistes est très proche de l’improvisation. Mais pour une écoute plus attentive, il devient évident que le poète improvise intérieurement dans cette langue grecque qu’il affectionne, une langue sacrée, tout en usant — du moins pour la phonétique et le tissu verbal — de son idiome maternel, l’italien.

    Donnez mille roubles à un enfant, puis laissez-lui le choix entre garder la monnaie ou les billets, il prendra à coup sûr la monnaie, et vous pourrez de la sorte lui enlever toute la somme en échange de quelques sous. C’est exactement ce qui a eu lieu en Europe avec la critique d’art, lorsqu’elle a rivé Dante au milieu de ces paysages gravés de l’enfer. Personne encore ne s’est approché de Dante avec un marteau de géologue, pour parvenir jusqu’à la texture cristalline de sa roche, pour étudier ses impuretés, ses fumées, sa limpidité, pour en estimer la valeur en tant que cristal de roche exposé aux accidents les plus disparates.

    Notre science dit : éloigne le phénomène, et j’en viendrai à bout, je le maîtriserai. « Distanciation » (l’expression est de Lomonossov) et faculté de connaissance sont pour elle presque synonymes.

    Dante a des images qui se disent adieu et prennent le large à tout jamais. Il est difficile de se risquer dans les gorges de son vers aux divergences nombreuses.

    A peine avons-nous réussi à nous arracher à ce pauvre paysan toscan soucieux d’admirer la danse phosphorescente des lucioles — et nous avons encore dans le regard les rides impressionnistes laissées par le char d’Elie s’évanouissant dans un nuage — que l’on évoque la mort d’Etéocle, qu’on nomme Pénélope, qu’on laisse filer le cheval de Troie, que Démosthène gratifie Ulysse de sa faconde républicaine, et que le navire de la vieillesse, déjà, appareille.

    La vieillesse, telle que Dante la comprend, c’est en premier lieu la capacité de voir tout l’horizon, d’embrasser le volume le plus vaste, un périple autour du monde. Dans le chant d’Ulysse, la terre, déjà, est ronde.

    C’est un Chant sur la composition du sang humain qui contient en lui le sel de l’océan. Le début des pérégrinations repose sur le système de la circulation sanguine. Le sang est planétaire, solaire, salin.

    De tous les méandres de son cerveau l’Ulysse de Dante mépris la sclérose, comme Farinata méprise l’enfer.

    Serions-nous nés pour vivre une béatitude de bétail, et cette poignée de sentiments qui nous reste au soir de notre vie, ne la consacrerions-nous pas à nous ri squer — vers l’Occident, au-delà des colonnes d’Hercule— là où le monde continue sans l’homme ? *

    Le métabolisme de la planète entière s’accomplit dans le sang — et l’Atlantique aspire Ulysse, avale son vaisseau de bois.

    Impensable de lire les Chants de Dante sans les attirer vers l’époque contemporaine. C’est dans cette intention qu’ils ont été écrits. Ils sont des appareils à capter l’avenir. Ils appellent un commentaire au futur.

    Le temps, pour Dante, c’est le contenu de l’Histoire perçue comme un unique acte synchronique ; et, à l’inverse : le contenu de l’Histoire est la prise de possession en commun du temps – par ceux qui le façonnent ensemble, ensemble le découvrent.

    Dante, un antimoderniste. Son actualité : inépuisable, indénombrable, intarissable.

    Ainsi le discours d’Ulysse, bombé comme un miroir ardent, est-il braqué à la fois sur la guerre entre Grecs et Mèdes, sur la découverte de l’Amérique par Colomb, sur les audacieuses expériences de Paracelse, et sur l’empire universel de Charles Quint.

    Le Chant XXVI, consacré à Ulysse et à Diogène, nous introduit admirablement dans l’œil de Dante, qui, par une accommodation naturelle qui n’appartient qu’à lui, met à nu la structure du temps futur. Dante possède cette vision du rapace, incapable d’accommoder pour s’orienter à courte distance : bien trop vaste, son terrain de chasse.



    Ossip E. Mandelstam, « Entretien sur Dante », Entretien sur Dante précédé de La Pelisse, La Dogana, 2012, pp. 49-52. Traduit du russe par Jean-Claude Schneider, avec la collaboration de Vera Linhartovà. Préface de Florian Rodari.



    ________________
    * Traduction Mandelstam, à partir de deux passages (Enfer, XXVI, 119-120 et 108-109).






    Ossip Mandelstam  Entretien sur Dante 3




    OSSIP E. MANDELSTAM


    Mandelstam portrait 2
    Source



    ■ Ossip Mandelstam
    sur Terres de femmes


    [Quand s’apaise dans la nuit ténébreuse] (extrait de Tristia et autres poèmes)





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  • Giovanni Orelli | Su un insondabile verbo



    SU UN INSONDABILE VERBO



    Sono come svuotato, arso, come un fiasco
    che suoni fesso, e se ne duole e se ne lagna
    col tavolo di cucina un non santo bevitore;
    sono lavagna dei sei anni col suo pieno fitto di belle
    lettere, da una maestra nella veste della legge,
    scancellata ; sono, tenuto a vista dalla balaustrata,
    dai chierichetti in bianco, il mite mentecatto
    il muto, il fuco, il cattolico astinente che elegge,
    per onorare la memoria, la religione « di una volta »,
    una volta all’anno di comunicarsi:

    e sono qui, mia Pasqua del 10 luglio, dall’ a alla zeta
    a farmi rana, per un’ora pentita e contrita, al momento della lingua
    in fuori, a recitare il non sono degno… Riuscirò a tenere in serbo
    curvo tornando in fondo ai banchi dei pubblicani
    una di quelle lettere, per comunicarti, per me e pei figli
    lontani e così vicini, un insondabile verbo? Sii tu il poeta
    che decripta quel segno, anfibio come rana, lasciando vivere
    la rana! Non scancellare I silenzi dei pantani. Sii Iddio che legge
    nel fondo ai peccatori suoi. Sii tu, per noi, un giorno
    che duri un anno, della lettura muta, lieta.





    SUR UN VERBE INSONDABLE



    Je suis comme vidé, desséché, comme une fiasque
    qui rendrait un son fêlé, et ce n’est pas un saint buveur
    qui s’en désole et s’en plaint à la table de la cuisine ;
    je suis l’ardoise de mes six ans toute pleine de belles
    lettres serrées qu’une maîtresse en représentant de la loi
    efface ; je suis, gardé à vue de la balustrade,
    par des enfants de chœur en blanc, le doux idiot
    le muet, le faux-bourdon, le catholique abstinent qui choisit,
    pour honorer la mémoire, la religion d’« une fois »,
    de la communion une fois par année :

    et je suis ici, mes pâques du 10 juillet, à me faire
    grenouille de A à Z, une heure repentie et contrite, au moment
    de sortir la langue, à réciter le je ne suis pas digne… Réussirai-je
    regagnant courbé le fond des bancs des publicains à conserver
    une de ces lettres, pour te communiquer, pour moi et pour les enfants
    lointains et si proches, un insondable verbe ? Sois le poète
    qui décrypte ce signe, amphibie comme la grenouille, en laissant vivre
    la grenouille ! n’efface pas les silences des marais. Sois Dieu qui lit
    dans le fond du cœur de ses pécheurs. Et toi, pour nous, un jour
    qui dure une année, de la lecture muette sois heureuse.



    Giovanni Orelli, « Courante, 2 » in Concertino pour grenouilles [Concertino per rane, Edizioni Casagrande, CH-Bellinzona], La Dogana, Collection « Poésie », Collection dirigée par Florian Rodari, Genève, 2005, pp. 28-29. Traduction de Jeanclaude Berger et texte italien.






    Giovanni Orelli






    GIOVANNI ORELLI (1928-2016)


    Giovanni Orelli 2
    Source



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur viceversalittérature.ch)
    une notice bio-bibliographique (en italien) sur Giovanni Orelli
    → (sur RTS, Radio Télévision Suisse francophone)
    émission Haute définition (7 septembre 2014) – Giovanni Orelli : « Apprendre une langue nationale, un acte de foi ! »






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