Étiquette : Fonds Poésie


  • Michel Diaz, Comme un chemin qui s’ouvre

    par Angèle Paoli

    Michel Diaz, Comme un chemin qui s’ouvre,
    L’Amourier éditions, Collection Fonds Poésie,
    Collection dirigée par Alain Freixe, 2019.



    Lecture d’Angèle Paoli




    « DANS LA COMPLICITÉ DES ARBRES ET LA CONFIDENCE DU FLEUVE »




    Il est des proses qui sont de vrais joyaux de poésie. Des proses nourricières, riches en réflexions et en images ; aussi belles qu’émouvantes. Telle est la prose de Michel Diaz, tissée de métaphores singulières qui constituent l’essence même de son écriture. Soumises aux fluctuations continues de la pensée, poésie et ontologie s’inscrivent dans un même continuum d’images partagées. Ainsi des textes qui composent le dernier recueil du poète, paru sous le titre Comme un chemin qui s’ouvre. L’ensemble des proses — réparties en cinq chapitres en forme d’itinéraire et de parcours ascendant — est dédié aux sentiers douaniers qui longent les côtes de France et « traversent les pays de Loire », ainsi qu’à Lola, la chienne du poète, « compagne de ces jours ». L’œuvre dans son entier est consacrée à la marche, laquelle va l’amble avec la réflexion sur l’écriture. Et avec le cheminement intérieur auquel se livre le poète. Entre sommeil et rêve, sur des sentiers hors frontières, s’élabore une poésie du seuil, ancrée dans la nature, portée par la « lenteur de l’air » et la lenteur du ciel. Une poésie en marge. En marge du monde et de la fureur qui le mine. En marge de toute certitude. C’est là, arrimé aux monticules des dunes et aux criaillements des sternes, que le poète « se défait doucement de la douceur d’appartenir au temps. »

    Qui est-il ce marcheur solitaire et têtu, qui va son chemin d’un paysage à l’autre et poursuit sa route à l’intérieur de lui-même ? Pour quelle quête, pour quelle poursuite se met-il en marche, sinon pour celle qui s’enharmonise au vent et à la lumière ? Pour saisir au passage le clapotis d’une source ? Et, en définitive, au terme d’une descente dans le puits du labyrinthe, pour se convaincre d’une unique vérité, « [c]elle d’appartenir à tout, comme un maillon, même fourbu de rouille, appartient à la chaîne de l’ancre » ?

    Il faudra en cours de route renoncer à céder au « désir infini de se perdre au bout de soi-même, dans le vent frais du soir et les odeurs de pierre sèche. » Renoncer à la tentation de l’autolyse. Et, en amont de ce geste ultime, se délester. Se déprendre de ce qui obsède ; déposer à ses pieds le fardeau de soi-même. Se délivrer de sa pesanteur. Et se couler dans un corps autre.

    « Un corps flottant dans la lumière en brumes, pareil à un éclat de rire du soleil après la pluie. »

    Telle est la philosophie du marcheur. Corrélée à un rêve de légèreté. En osmose avec la nature. C’est sur la nature, en effet, que bâtit son credo le poète incroyant. Mais là où le credo de l’ermite se hausse en prière, celui du poète libéré de Dieu s’élance vers la dénonciation de ce qu’il réprouve et de ce contre quoi il lutte. Ce credo se dit dans une page sublime où le poète se définit lui-même par l’affirmation anaphorique de ses convictions :

    « Je suis pour ce qui s’arme contre le pain noir de l’hiver, pour la pierre claire du givre, pour la neige aux seins odorants ».

    « Je suis ici sans pouvoir bouger ni guérir, lourd du plomb d’un secret qui ne se révèle jamais, seulement sidéré par la clarté du jour. »

    Sidération. Qui s’accompagne d’un flot d’interrogations sur ce qui entoure l’homme et qui va son chemin d’indifférence, laissant le poète à ses incertitudes et à « sa douleur d’être ». L’abandonnant à un permanent et solitaire face-à-face avec son propre naufrage et à un sentiment taraudant de débâcle. Sidération toujours d’être là, encore, lorsque le poète se laisse prendre par « la rumeur du monde ». Sidération d’avoir franchi les tortures que lui infligent les questionnements multiples qui accompagnent toute vie livrée au vide de l’existence ; livrée à la révolte qui nourrit ce vide ; livrée à l’inanité de toute chose, y compris de l’être et de soi. Être là, pourtant, jour après jour, à devoir se renouer sans cesse à « la blessure de l’inconsolable » et au « froid pétrifiant des étoiles ».

    Chaque jour se renouer. À la blessure et au consentement qui la tisonne. Chaque matin retrouver, arrimée à l’aube et à la lumière, une tristesse indéracinable ; une tristesse à peine sensible à la beauté éphémère, et néanmoins vitale, de l’infime.

    Revient alors la nécessité de la marche. Qui fait du poète rescapé un pèlerin sans autre finalité que celle de prendre la route :

    « J’ai marché, aujourd’hui encore, comme on peut s’égarer dans le labyrinthe de ses pensées ».

    Pourtant, marcher ne délivre pas toujours des questionnements essentiels.

    « Marcher, marcher encore, et pour quoi faire, quoi ?… Aller où ? Vers quoi ?… » Il en est de même pour l’écriture. « Pourquoi écrire, dira-t-on ?… Ne serions-nous nés que pour être oubliés ? Pour ne laisser place qu’aux terres désolées, aux os calcinés de lumière et aux divers ingrédients du désert ? ».

    Ainsi va le poète Michel Diaz, en proie à ses doutes, à sa douleur inguérissable, à la plaie ouverte qui le met à la torture. Quoi alors ? Que reste-t-il ? Que reste-t-il « pour se consoler de l’obscure origine du monde, de la nuit indéchiffrable d’où l’on est venu ? ».

    Le poète détient pourtant les réponses à ses propres questions. Et il en a de multiples. Celle-ci, par exemple : « En vérité, les seuls comptes à rendre sont à ce qui engage le corps dans l’affrontement à lui-même ».

    Le poète héberge ses rêves de poucet, réunis en « un galet poli par la vague ». En cet ami qui l’accompagne, à la fois « conseiller » et « protecteur », il découvre celui qui l’aide à trouver la voie, celle qui le conduit sur « le chemin de sa vérité singulière […], unique, celle que chaque être est le seul à pouvoir secréter. »

    Une fois retourné à la mer, le galet laisse de sa présence le souvenir d’un rêve ancien. « Comme un rêve de délivrance ». Et la conviction profonde que chaque chose, rêvée ou non, a l’existence à laquelle elle est destinée.

    « Le galet retourne à la mer, et l’esprit à sa veille. » Le poète, à son adéquation avec le monde. « Dans la complicité des arbres et la confidence du fleuve. »


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Michel Diaz  Comme un chemin qui s'ouvre





    MICHEL DIAZ


    Michel Diaz
    Source




    ■ Michel Diaz
    sur Terres de femmes


    Ce qui gouverne le silence (extrait de Comme un chemin qui s’ouvre)
    clair-obscur (extrait de Lignes de crête)
    [de tourbe] (extrait d’Offrandes Olivia Rolde)
    Le Verger abandonné (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de L’Amourier éditions)
    la fiche de l’éditeur sur Comme un chemin qui s’ouvre
    le site de Michel Diaz




    ■ Notes de lecture de Michel Diaz
    sur Terres de femmes

    Jeanne Bastide, La nuit déborde
    Alain Freixe, Contre le désert
    Françoise Oriot, À un jour de la source





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  • Françoise Oriot | Combat à recommencer



    COMBAT À RECOMMENCER



    Pierre dans la douceur
    déchirant le voile frêle de l’eau tendre
    Raide d’ignorance et de souffrance
    j’ai déchiré déchiré

    Entêtement de cette pierre que l’eau perdait
    Brutalité des mots et des cris
    pour que la pierre s’émiette
    et qu’enfin l’eau la prenne

    Force des mots et des cris
    pour oublier la pierre
    et la tendresse déchirée
    Puissance des mots qui finissent
    par justifier la pierre
    leur source
    Force assoiffée des mots qui consolent des cris
    La pierre devient socle
    pour que jamais ne revienne la souffrance
    de l’eau frêle et du voile tendre.



    Françoise Oriot, « IV. Perdue choisie », À un jour de la source, Éditions de L’Amourier, Fonds Poésie, Collection dirigée par Alain Freixe,  2015, page 93.






    Françoise Oriot, A un jour de la source





    FRANÇOISE  ORIOT


    Françoise Oriot NB
    Source



    ■ Françoise Oriot
    sur Terres de femmes

    À un jour de la source (lecture de Michel Diaz)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions de L’Amourier)
    la fiche de l’éditeur sur À un jour de la source
    → (sur le site des éditions de L’Amourier)
    une notice bio-bibliographique sur Françoise Oriot





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  • Françoise Oriot, À un jour de la source

    par Michel Diaz

    Françoise Oriot, À un jour de la source,
    Éditions de L’Amourier, Fonds Poésie,
    Collection dirigée par Alain Freixe,  2015.



    Lecture de Michel Diaz





    Bien sûr les pierres dressées
    Ph., G.AdC







    C’est sous forme d’hommage discret à René Char (auquel sont empruntés les mots de son titre) que se présente cet ouvrage divisé en quatre chants, « Guetter les signes », « Bien sûr les pierres dressées », « J’ai jeté ma pierre » et « Perdue choisie ».


    À un jour de la source, mais combien de pas pour l’atteindre ?… Impossible distance à combler pour qui marche les pieds meurtris et l’âme fatiguée, vers un là-bas qui est ce que nous y faisons advenir, impossible distance, mais la seule à franchir pour qui veut étancher la soif de son désir et y goûter, du bout des lèvres, « la fragile raison de la vie ».

    Car la vie est ici, maintenant, en deçà de toute illusion d’un monde transcendant, puisque « aucun mystère / ni d’ici ni là-bas ne (nous) requiert », et l’on peut se risquer à entendre ainsi (comme on jette une pierre à l’éternel silence du Très-Haut), cet « oasis là-bas / vous ne l’atteindrez pas », puisque encore en dépit de tous nos mensonges, de nos mythes et paraboles, cette oasis « n’existe pas ».

    Nous voici en tout cas dans la contingence, dans un monde sans dieux, responsables uniques de nos caprices, livrés à notre seule solitude humaine et aux entreprises de sa folie, sous l’œil indifférent des astres, n’ayant sous le soleil des jours que la flamme de l’espérance à toujours inventer pour obstinément témoigner de l’infinité du réel, en approcher la source, et « pour retenir le rythme du chant ».

    C’est bien la vie, et sa multiple profusion, dans ce qui se murmure à notre oreille du lourd secret des choses et que masquent nos mots sur nos lèvres, que le poète invite dans ses pages et exalte à voix retenue, même métaphoriquement, sous la forme du végétal, de l’animal, du minéral, comme dans ses aspects les plus élémentaires — ceux de l’eau et du feu, de la terre et du vent, l’arbre, la lune, la pie ou l’araignée. Ces textes, habités des diverses présences du monde, nous en proposent une approche sensible, une re-connaissance qui nous le restitue intense mais fiévreux, où s’exerce l’enjeu le plus grave qui soit, celui d’appartenir en bonne intelligence à la communauté des êtres et des choses dont nous ne sommes que les douloureux, fragiles, mais indispensables maillons de la chaîne.

    Car vivre est, en effet, expérience mortelle, épreuve de douleur qui « jette la tête contre les murs », mais ne nous laisse d’autre choix, souvent, puisque « souffrir c’est vivre encore », c’est-à-dire essayer de persévérer dans notre être. Être au monde, c’est être du monde, mais otages non consentants de la finitude de notre temps terrestre qui ne nous nourrit de lui-même que pour autant qu’il nous dévore. Être du monde fait de nous des « êtres-pour-la-mort », figurants d’une pièce où s’imposent « la pluie cinglante / la montagne qui crache ses laves / le froid mortel / l’océan qui engloutit ».

    Françoise Oriot sait que le drame de l’espèce humaine et son désordre permanent, insulte à l’ordre impermanent des choses, ont aussi pour décor la mise à feu et à sang des espérances, et la violence du monde, les crimes et massacres organisés, « le mépris / la délation », et ce qui fait de nous des égarés sans boussole ni horizon. Et l’on peut se permettre de penser à Shakespeare qui estimait que le « malheur du temps [était] que les fous guident les aveugles ». Sommes-nous devenus plus sages ?

    Ces textes ne font pas silence sur ce qui fonde le tragique de notre présence au temps et au monde, un monde où « il faudrait », nous dit l’auteure, « réveiller la moitié de l’humanité / et consoler l’autre moitié ». La voix est souvent douce, mais surtout ferme et grave, et cela lui suffit, comme on chante dans la pénombre ou qu’on prie à voix basse, à se faire l’écho de ces cris dont l’horizon rougeoie et qu’ils peuplent, là-bas, tout autour, de « colonnes de cendres ».

    Dans ces pages, c’est l’aujourd’hui du monde qu’elle invite, et dont elle nous demande d’en « guetter les signes » avec elle. Et contre le silence de l’indifférence ou la peur, avouée ou masquée, qui nous jette toujours à la gorge de l’Autre, elle se fait devoir humain et fraternel de n’avoir pas, sous les bourrasques, « hurlé avec les loups ».


    Et c’est dans ce compagnonnage fraternel que nous avançons à travers ces chants qui interrogent le mystère d’être de ce monde, l’énigme que nous sommes à nous-mêmes « entre deux gouffres d’inconnu », ayant toujours à faire avec ce qui nous hante et au plus profond nous tourmente, et qui sont nos propres démons.

    Vivre, c’est cheminer sur l’étroite ligne de crête qui relie ces deux bords de nous-mêmes qui ne se rejoignent qu’à l’horizon, à l’endroit même où nous ne sommes plus qu’un nom, vide de toute présence, mais qui à lui seul nous résume pour l’infini des temps. Vivre, nous dit Françoise Oriot, c’est s’avancer, face offerte au soleil, essayer de capter cette « intelligible lumière » dont nos yeux aveuglés ne peuvent rien saisir, sinon cette brûlure où se consume toute vérité. Mais malgré l’inquiétude qui traversent ces pages, ces mots de désenchantement face à ce monde dont nous sommes de très mauvais gérants et de bien ingrats locataires, et face au Mal dont nous ne sommes que les seuls artisans, l’auteure nous confie encore que, parfois, lui « revient sans colère », et aux heures de grâce, le sentiment « que le tragique avive au plus vif / l’humain dans l’humain ».

    C’est bien cette notion « d’humanité », mais éclairée de grave bienveillance et de lucide compassion, qui constitue la trame de ce livre, car demeure toujours ce qui, en toute poésie, mot contre mot comme font pierre contre pierre, embrase la parole et lui donne son sens : atteindre le bord de la source, « atteindre le rivage » pour « s’agenouiller sur la plage/sauve ».

    Le dernier chant de cet ouvrage, qui en fait son point d’orgue, le prolongeant dans ce qu’il a d’intime et de plus personnel, évoque l’entrelacs dans lequel, s’exaltant, se fortifient d’eux-mêmes et s’abîment les rapports amoureux. Succédant aux ivresses des sentiments et aux « rires d’après le plaisir », cette ascension, à l’empyrée du cœur et des corps confondus dans l’étreinte, de cette « étoile double / au centre de gravité commun », surviennent, comme en tout amour qui s’achève, le déclin et la solitude, la perte et ce que l’on devine de la mort quand ne demeure plus en nous que « le fantôme de la fuyante jouissance ». Mais là aussi, comme en toutes les pages qui précèdent, l’auteure se rassemble pour ne pas céder aux mots de la douleur, et pour que ne vienne plus l’entamer la souffrance, fait des cris retenus la parole qui la libère. Ainsi, « la pierre devient socle » sur lequel elle assoit la « force assoiffée des mots qui consolent des cris ».


    « L’eau est lourde à un jour de la source », écrivait René Char. Françoise Oriot nous montre ici que marcher vers la source, en usant de persévérance et de force d’insoumission, peut nous aider, qui la lisons, à la rendre un peu plus légère. Contre l’infortune des temps et le questionnement anxieux sur ce qu’à nous-mêmes nous sommes, comme contre les voix discordantes du cœur, il lui reste, tenace, ce qui reste au « chèvrefeuille harassé / contre le mur de la cour », la volonté fervente de rester en éveil et de traduire en mots ce que nous conservons en nous, vivant, de la beauté du monde, qui se traduit ici, dans le partage, par « le grand bonheur de savoir donner / au printemps / des fleurs blanches et parfumées ».



    Michel Diaz
    D.R. Texte Michel Diaz
    pour Terres de femmes
    [Tours, 1er octobre 2015]







    Françoise Oriot, A un jour de la source





    FRANÇOISE  ORIOT


    Françoise Oriot NB
    Source



    ■ Françoise Oriot
    sur Terres de femmes

    Combat à recommencer (poème extrait d’À un jour de la source)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions de L’Amourier)
    la fiche de l’éditeur sur À un jour de la source
    → (sur le site des éditions de L’Amourier)
    une notice bio-bibliographique sur Françoise Oriot





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  • Gérard Cartier, Le Voyage de Bougainville

    par Marie-Claire Bancquart

    Gérard Cartier, Le Voyage de Bougainville,
    Éditions de L’Amourier, Fonds Poésie,
    Collection dirigée par Alain Freixe,  2015.



    Lecture de Marie-Claire Bancquart


    Bougainville-carte
    Source







    Gérard Cartier a déjà publié de nombreux recueils, qui se caractérisent par un fort rattachement au temps de l’histoire, trait assez rare dans notre poésie d’aujourd’hui.

    Né à Grenoble, près du Vercors, Gérard Cartier revient souvent sur la Résistance, ses aventures et grands moments, et les secrets qui l’entourent encore. Elle l’attire comme l’héritage d’une énergie particulière. Avec Le Voyage de Bougainville, le poète nous fait entendre une voix très différente. On sait que le grand navigateur du XVIIIe siècle découvrit des mondes inconnus, et des peuples à la morale et aux croyances très différentes des nôtres, et que Diderot devait célébrer dans son Supplément au voyage de Bougainville.

    Au premier abord, le livre de Gérard Cartier peut sembler bien loin de cet écrivain : il aborde en effet, successivement, l’ensemble des connaissances de notre temps, « histoire naturelle », « géographie », « sciences », « histoire », « littérature », dans des suites de poèmes dont les pages sont couronnées par des indications propres à chacune des sciences : en latin (mais facile à comprendre) pour l’histoire naturelle, en longitudes/latitudes pour la géographie, etc.

    C’est dire si la structure est travaillée. Mais ce n’est pas pour dessiner une courbe ascendante. Car chacune des suites marque une évolution négative. Ainsi la « géographie » n’offre certes pas la suite de découvertes intéressantes de Bougainville, mais évoque la mort, le sexe décevant, les mauvais compagnons, les opprimés, les lieux inquiétants, ou malsains, ou médiocres.

    C’est dans « Histoire naturelle » que se manifeste le plus évidemment un ton personnel de séparation, de malaise, de futur bouché. On sait que Gérard Cartier est un ingénieur de haut niveau, qui a travaillé à Eurotunnel (tunnel sous la Manche) et pour la liaison transalpine Lyon-Turin. Ces travaux apparaissent avec des aspects pénibles dans « Histoire Naturelle », à la page titrée « Homo sapiens » : les pieds glissent dans la boue, suivent le « dédale d’oubliettes », parmi des fragments de squelettes ; tout cela évoque fortement notre destin de « singe barbouillé de latin » et « destiné à mourir en scène », comme Molière…

    Est-ce à dire que le livre veut exprimer une déception totale, ou du moins une angoisse majeure ? – Non, mais un état de recul, d’examen personnel, que le poète compare aux examens spirituels des Chartreux voisins de son lieu de naissance. Gérard Cartier a écrit son recueil au moment où il atteignait l’âge de la retraite, qui signifiait, compte tenu de son métier, un changement radical de son mode de vie.

    Voici donc un témoignage très intéressant sur un temps de la vie. Ce moment de pessimisme, de désenchantement et d’interrogation, bien des lecteurs l’ont connu, le connaissent ou auront à le connaître. Ils auront le privilège d’en lire l’évocation dans cette belle langue qui est propre à Gérard Cartier, avec ses césures qui rythment les vers de manière inégale, et donnent un dynamisme à l’ensemble.

    Quant à un renouveau des intérêts profonds du poète, quelque chose nous dit que dès maintenant, nous pouvons peut-être avoir des raisons de l’espérer… mais laissons un peu de temps au temps…



    Marie-Claire Bancquart
    D.R. Texte Marie-Claire Bancquart







    Gérard Cartier, Le Voyage de Bougainville.jpg 2





    GÉRARD CARTIER


    PORTRAIT DE GERARD CARTIER
    Image, G.AdC



    ■ Gérard Cartier
    sur Terres de femmes

    .La duplicité. (poème extrait des Métamorphoses)
    Les Métamorphoses (lecture de Maëlle Levacher)
    Le philtre (extrait de Tristran)
    Tristran (lecture de Nathalie Riera)
    [Terra nullius] (extrait de L’Ultime Thulé)
    Le Voyage de Bougainville (lecture d’AP)
    .Par moi on va dans la cité dolente… (poème extrait du Voyage de Bougainville)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Gérard Cartier
    → (dans la sonothèque de la revue Secousse)
    des extraits d’une première version du Voyage de Bougainville, lus par l’auteur
    → (sur le site des éditions L’Amourier)
    la page de l’éditeur sur Le Voyage de Bougainville





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  • Gérard Cartier | .Par moi on va dans la cité dolente…




    .Par moi on va dans la cité dolente…



    L’âme éduquée au noir de fumée
    Une bougie filante un psautier un crâne fêlé
    L’âme de chair s’épouvante sondant en soi
    L’abîme       si aride la vertu si
    Atroce la fournaise des tourments prodigieux
    Qui d’un homme accompli font un enfançon
    Théâtre des ténèbres des anges membraneux
    Fulminant dans leur langue sommaire
    Hoquets cris de gorge claquements de langue
    Autant de vices classés avec art autant
    De supplices chevalets crocs de fer
    Fourneaux et gibets       à lasser l’imagination
    De monstrueux dévots nous promettent encore
    Les machines peintes aux murs de Novalese
    Hélas quand la terre s’ouvrira où irai-je
    Tant de fautes       écheveau bariolé
    Soixante ans des âpretés des voluptés de chair
    Des vins barbaresques d’Alba      est-il
    Une heure où les songes montrent nos destinées
    Je vois déjà les ailes      et la fumée



    Gérard Cartier, « Littérature » in Le Voyage de Bougainville, Éditions de L’Amourier, Fonds Poésie, Collection dirigée par Alain Freixe, 2015, page 87.







    Gérard Cartier, Le Voyage de Bougainville.jpg 2





    GÉRARD CARTIER


    PORTRAIT DE GERARD CARTIER
    Image, G.AdC



    ■ Gérard Cartier
    sur Terres de femmes

    .La duplicité. (poème extrait des Métamorphoses)
    Les Métamorphoses (lecture de Maëlle Levacher)
    Le philtre (extrait de Tristran)
    Tristran (lecture de Nathalie Riera)
    [Terra nullius] (extrait de L’Ultime Thulé)
    Le Voyage de Bougainville (lecture de Marie-Claire Bancquart)
    Le Voyage de Bougainville (lecture d’AP)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Gérard Cartier
    → (dans la sonothèque de la revue Secousse)
    des extraits d’une première version du Voyage de Bougainville, lus par l’auteur
    → (sur le site des éditions L’Amourier)
    la page de l’éditeur sur Le Voyage de Bougainville



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