Étiquette : Francis Ponge


  • 9 août 1940 | Francis Ponge, Le Carnet du Bois de pins

    Éphéméride culturelle à rebours




    9 août 1940.      



    Cela relègue très haut et très doux les effets du vent, les oiseaux et les papillons eux-mêmes. Et le concert vibrant de myriades d’insectes.


    D’aspect sénile, chenu comme la barbe des vieillards nègres.


    On est très bien là-dessous, tandis qu’aux faîtes il se passe quelque chose de très doucement balancé et musical, de très doucement vibrant.


    Il faut qu’à travers ces développements (au fur et à mesure caducs, qu’importe) la hampe du pin persiste et s’aperçoive.



    Tels mâts du pied jusques à mi-hauteur

    Tout frisés, lichéneux comme un vieillard créole,

    Sans nulle gêne entre eux de lianes ou de cordes,

    {(Sans planche lisse au sol)

    { Sans planches lavées au sol mais des tapis épais,

    (coiffures)

    Et portant au ciel des {

    chapeaux coniques et verts

    Que traverse le vent, qui tamisent la lumière…

    Non des voiles tendues, mais quelques fruits serrés

    Comme des ananas…



    9 août 1940. — Le soir.       



    Non !

    Décidément, il faut que je revienne au plaisir du bois de pins.

    De quoi est-il fait, ce plaisir ? — Principalement de ceci : le bois de pins est une pièce de la nature, faite d’arbres tous d’une espèce nettement définie ; pièce bien délimitée, généralement assez déserte, où l’on trouve abri comme le soleil, contre le vent, contre la visibilité ; mais abri non absolu, non pas isolement. Non ! C’est un abri relatif. Un abri non cachottier, un abri non mesquin, un abri noble.

    C’est un endroit aussi (ceci est particulier au bois de pins) où l’on évolue à l’aise, sans taillis, sans branchages à hauteur d’homme, où l’on peut s’étendre à sec, et sans mollesse, mais assez confortablement.

    Chaque bois de pins est comme un sanatorium naturel, aussi un salon de musique… une chambre, une vaste cathédrale de méditation (une cathédrale sans chaire, par bonheur) ouverte à tous les vents, mais par tant de portes que c’est comme si elles étaient fermées. Car ils y hésitent.


    Ô respectables colonnes, mâts séniles !

    Colonnes âgées, temples de la caducité.


    Rien de riant, mais quel confort salubre, quelle température des éléments, quel salon de musique sobrement parfumé, sobrement adorné, bien fait pour la promenade sérieuse et la méditation.



    Tout y est fait, sans excès, pour laisser l’homme à lui seul. La végétation, l’animation y sont reléguées dans les hauteurs. Rien pour distraire le regard. Tout pour l’endormir, par cette multiplication de colonnes semblables. Point d’anecdotes. Tout y décourage la curiosité. Mais tout cela presque sans le vouloir, et au milieu de la nature, sans séparation tranchée, sans volonté d’isolation, sans grands gestes, sans heurts.

    Par-ci, par-là, un rocher solitaire aggrave encore le caractère de cette solitude, force au sérieux.



    Ô sanatorium naturel, cathédrale heureusement sans chaire, salon de musique où elle est si

    {discrète

    {douce et reléguée
    dans les hauteurs (à la fois si sauvage et si délicate), salon de musique ou de méditation — lieu fait pour laisser l’homme seul au milieu de la nature, à ses pensées, à poursuivre une pensée…

    … Pour te rendre ta politesse, pour imiter ta délicatesse, ton tact, (instinctivement je suis ainsi) — je ne développerai à ton intérieur aucune pensée qui te soit étrangère, c’est sur toi que je méditerai :

    « Temple de la caducité, etc. »



    « Je crois que je commence à me rendre compte du plaisir propre aux bois de pins. »




    Francis Ponge, Le Carnet du Bois de pins, Œuvres complètes, I, Éditions Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1999, pp. 379-380-381-382. Édition publiée sous la direction de Bernard Beugnot, avec la collaboration de Michel Collot, Gérard Farasse, Jean-Marie Gleize, Jacinthe Martel, Robert Melançon et Bernard Veck.





    FRANCIS PONGE


    Francis-ponge-par-louis-monnier
    Ph. Louis Monnier
    Source




    ■ Francis Ponge
    sur Terres de femmes

    27 mars 1899 | Naissance de Francis Ponge
    6 février 1948 | Francis Ponge, Pochades en prose
    10 avril 1958 | Francis Ponge, La figue
    29 mars **** | Le Verre d’eau de Francis Ponge
    Les hirondelles
    Philippe Jaccottet, Ponge, Pâturages, Prairies (note de lecture d’AP)





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  • Philippe Jaccottet, Ponge, Pâturages, Prairies

    par Angèle Paoli

    Philippe Jaccottet, Ponge, Pâturages, Prairies,
    Editions Le Bruit du temps, 2015.



    Lecture d’Angèle Paoli



    EN QUÊTE DE LA VÉRITÉ DU VERT



    Ponge, Pâturages, Prairies. J’ai achevé tout récemment la lecture de ce petit opus publié par les éditions Le Bruit du temps, que dirige Antoine Jaccottet. Consacré à Francis Ponge, cet ouvrage est une apologie par Philippe Jaccottet du poète du Parti pris des choses, un ami de longue date pour lequel l’auteur des Semaisons nourrit une grande admiration. Par-delà l’admiration persiste une affection indéfectible que la mort du poète nîmois n’a ni emportée ni ensevelie. Une apologie qui relève sans aucun doute du genre épidictique de l’éloge ; dans lequel affleurent toutefois, au fil des pages, par petites touches discrètes, les écarts qui distinguent l’un de l’autre les deux poètes. C’est bien pourtant à partir d’un point de convergence que s’organise l’hommage de Philippe Jaccottet, la « vérité verte » sur laquelle Francis Ponge et lui-même se sont penchés et dont ils ont partagé l’étude.

    Dans la postface, rédigée en décembre 2013, Philippe Jaccottet apporte quelques compléments d’informations sur les circonstances de l’écriture de cet ouvrage. Ainsi, si le texte d’ouverture — qui porte la date du 10 août 1988 —, s’est imposé de lui-même le jour de l’inhumation de Francis Ponge au cimetière protestant de Nîmes, les six autres textes rassemblés dans la deuxième partie sont le « résultat d’assez longs tâtonnements » qui ont occupé le poète dès la fin du mois de novembre 1988. Cette section — si les préconisations de Jean-Pierre Dauphin, lecteur chez Gallimard, avaient été suivies d’effet — aurait dû faire partie du Cahier de verdure paru en 1990. Mais Philippe Jaccottet, qui avait peut-être un autre projet en tête, ne s’est jamais séparé de ces textes. Si l’hommage proprement dit rendu à Francis Ponge a déjà fait l’objet d’une publication dans le n° 433 (février 1989) de La Nouvelle Revue Française, l’ensemble des textes se trouve aujourd’hui rassemblé sous le titre Ponge, Pâturages, Prairies, conformément au vœu formulé par Philippe Jaccottet, habité tout au long de ces années d’écriture par la présence de Ponge.

    Deux lectures très différentes ont marqué l’instant de la séparation des deux poètes « au seuil de la tombe ». La lecture du psaume de David que le pasteur choisit de lire : « L’Éternel est mon berger »… dans lequel sont mentionnés « les verts pâturages », havre de repos de fraîcheur et de plénitude pour David et pour son troupeau ; la seconde lecture étant celle du poème de Ponge, « Le Pré », lu par Christian Rist, dont revient en leitmotiv, le vers :

    « Transportés tout à coup par une sorte d’enthousiasme paisible / En faveur d’une vérité qui soit verte… »

    Tout en se laissant happer par les mots, le poète laisse errer son regard sur les frondaisons des « hauts arbres » du cimetière, à moins qu’il ne s’agisse de son regard intérieur. C’est là, « au bord du gouffre », alors qu’il est emporté par « l’écho » « déformé » que ces deux textes font résonner en lui, que naît la réflexion du poète sur les 3 000 ans qui séparent l’aspiration à la « vérité verte » de Ponge des « verts pâturages » de David. Un écart considérable s’est en effet creusé entre ces « deux herbages écrits ». Du passé biblique, il reste l’idée d’un monde « encore relativement simple et solide, cohérent, de sorte que les poèmes, alors, pouvaient dire naturellement une confiance, et en la disant, la fortifier. » Demeure la nostalgie de ce qui a été perdu au cours du temps. Cette capacité à faire coïncider les mots et les choses, sur quoi Ponge travaillait avec ardeur. Retrouver par « cette belle bataille » du langage « cette espèce d’instinct à la fois naïf, enfantin et sage » du berger ancestral. Retrouver « la vraie verdure originelle ». L’herbe « vraie ». Une même quête, celle du langage, relie l’un et l’autre poète.

    À lire Ponge, Pâturages, Prairies, il semble que Francis Ponge, qui tenait le poète Malherbe en très haute estime et le plaçait plus haut que les plus illustres de ses contemporains (Góngora, Cervantès, Shakespeare), ait trouvé dans la poésie de celui qu’il admirait tant, de quoi nourrir toute une vie d’enthousiasmes et de recherches autour du langage poétique. « Ce que Malherbe écrit dure éternellement », peut-on lire dans « Pour un Malherbe » à la date du 9 octobre 1951. Affirmation qui fait écho aux vers de François Malherbe sur son art.

    Et Philippe Jaccottet de rappeler qu’il n’était pas loin de se laisser convaincre lorsque Ponge se mettait à scander avec « un lumineux enthousiasme » ces vers du grand poète « classique » :

    « Apollon à portes ouvertes

    Laisse indifféremment cueillir

    Les belles feuilles toujours vertes

    Qui gardent les noms de vieillir ;

    Mais l’art d’en faire des couronnes

    N’est pas sceu de toutes personnes,

    Et trois ou quatre seulement,

    Au nombre desquels on me range,

    Peuvent donner une louange

    Qui demeure éternellement. »

    Moment de pure émotion que le souvenir n’a pas terni, « comme j’aime à me le rappeler dans ces moments-là ! », confie Philippe Jaccottet.

    Pourtant, Jaccottet est loin de partager l’analyse et le point de vue de Ponge sur Malherbe. Et c’est là une divergence importante sur laquelle le poète des Semaisons s’est antérieurement expliqué, dans les pages qu’il a consacrées à Ponge entre 1946 et 1986. Il la réaffirme ici, une première fois, dans « Qu’il y a fête et fête ». Puis, dans le chapitre suivant — « Deux héros, ou hérauts pongiens » —, consacré aux deux grands modèles du poète. Malherbe et Rameau. Malherbe à qui Jaccottet reproche d’avoir inauguré en se glorifiant, « le retournement narcissique du poète sur lui-même en tant que poète, et sur l’outil de ce travail, de cette obsession du langage qui règne aujourd’hui dans les lettres… »

    Quant au musicien Rameau, Ponge, dans un excès de jubilation, lui rend à lui aussi un hommage vibrant. Parlant du créateur des Indes Galantes, il est, dit-il, « l’artiste au monde qui m’intéresse le plus profondément ». Ce à quoi Philippe Jaccottet ne souscrit pas, pas davantage qu’il ne souscrit à la supériorité de Malherbe dans le panthéon des grands auteurs précédemment cités. « Pour moi, écrit-il, quoi qu’il en soit, je ne saurais préférer Rameau à Schubert, à Beethoven, moins encore à Mozart ; et, remontant plus haut, à Monteverdi ou à Bach. » S’il ne peut totalement souscrire à l’enthousiasme pongien, c’est que certaines musiques (comme certains textes, ceux du poète Dante par exemple, dont le nom est totalement absent de l’œuvre de Ponge) l’« obligent à aller chercher [ses] références beaucoup plus loin, à la limite du saisissable ».

    Ces quelques pages sont également l’occasion pour Philippe Jaccottet d’étayer sa réflexion sur l’écriture de Ponge. Jaccottet choisit, pour le faire, de jouer sur la métaphore de la fête. À la « fête de cirque », il oppose la « fête de style noble ». Aux « fastes » déployés dans Le Soleil placé en abîme, il oppose « les exploits émerveillants » de Ponge, tels qu’il les apprécie dans les « textes courts » « dont Le Parti pris des choses présente les premiers et peut-être les meilleurs exemples ». Il reproche cependant à ces pièces d’une jonglerie très aboutie de l’être presque trop et de manquer de vérité. Une « Vérité » que les « excès de contention ont pu faire fuir » et qui échappe à Ponge mais qui semble avoir rattrapé le poète à son insu, dans d’autres textes. Ainsi Jaccottet reconnaît-il la supériorité de Ponge dans les textes « où les mots sont frottés aux choses »… Ce qui est le cas à trois reprises dans son Pour un Malherbe. C’est là, lorsqu’il « parle des choses — les temples de Nîmes, l’incendie des pétroles de Rouen, et « la joie de ce bouquet de haricots » […], que son livre atteignait à son maximum de densité et d’éclat… »

    Parmi les textes de Ponge qui ont joué un rôle décisif dans l’écriture de Jaccottet figure en particulier Le Carnet du bois de pins. Dans ces feuillets, datés du 7 août 1940 à septembre 1940, Ponge commente son propre texte, le remet sur le tapis, le modifie. « Il faut qu’à travers tous ces développements (au fur et à mesure caducs, qu’importe) la hampe du pin persiste et s’aperçoive ». Ou encore : « Non ! / Décidément, il faut que je revienne au plaisir du bois de pins »… Pour faire progresser son texte, Ponge procède ainsi par « effacement-négation » de ce qui précède. Jaccottet s’inspire de cette méthode dans Paysages avec figures absentes, « Travaux au lieu-dit l’Étang ». Mais si, chez l’un et l’autre poète, il y a une « leçon » à tirer du monde, les moyens d’y parvenir par l’écriture restent très différents. Ainsi, pour Ponge, s’agit-il plutôt, à partir d’un objet quelconque — « galet, cageot, lessiveuse, pomme de terre » —, d’élaborer une « machine verbale » et de la faire fonctionner. De sorte que Ponge, dans le souci qu’il a de prendre le parti de l’objet dans sa matérialité et dans sa finitude, repousse de la chose à décrire toute incursion émotive, toute forme d’interprétation métaphorique, toute approche d’« illimité ». Pour Jaccottet au contraire, l’expérience poétique prend naissance dans une émotion particulière. Mais la réalité se dérobe ; ne se laissant pas rejoindre, elle demeure inaccessible, ouverte sur la promesse d’une « perspective » autre.

    « Et me voilà tâtonnant à nouveau, trébuchant, accueillant les images pour les écarter ensuite, cherchant à dépouiller le signe de tout ce qui ne lui serait pas rigoureusement intérieur ; mais craignant aussi qu’une fois dépouillé de la sorte, il ne se retranche que mieux dans son secret. »

    Ainsi le poète procède-t-il, à la manière de Ponge, par observations successives, puis par retraits. Mais, qu’il s’agisse de poèmes ou de prose poétique, l’écriture est « ouverture ». Ouverture « dans le mur des apparences ». Nécessaire et vitale. Il s’agit donc toujours, pour Philippe Jaccottet, de « reculer la limite ». La métaphore, lorsqu’elle est juste, ne participe-elle pas de cet enjeu ? Et l’admiration que Jaccottet nourrit pour Ponge ne sera d’aucun effet sur sa propre démarche et dans sa propre quête.

    Poursuivant le cheminement de sa réflexion, Philippe Jaccottet aborde la notion du « jaillir pur ». « Adjectif double forgé par Hölderlin dans le « Rhin » : « reinentsprungenes  » », le « pur jailli », « ce qui sourd pur », dont il nous avertit qu’il est « énigme ». Et le poète de donner Rimbaud en exemple, pour qui est essentielle la recherche de « l’étincelle d’or de la lumière nature ». Rimbaud, dont Jaccottet dit qu’il est celui qui a été, parmi ses contemporains, « le plus proche de la source ». Que recouvre la notion de « pur » ?, s’interroge le poète. Les images qui surviennent à son esprit sont celles de la « fraîcheur de l’eau des torrents » et celles de « l’aube ». Images dégagées de « tout artifice, de tout mensonge ». Qui conduisent « tout près de la source, qui est l’énigme que l’on ne peut résoudre en autre chose que l’énigme ». « Deux brefs poèmes de voyageurs », un haîku de Buson et le « Nocturne du voyageur » de Goethe, viennent encore apporter leur éclairage sur « l’énigme du pur ». Quelques mots « limpides » ne suffisent-ils pas, en effet, pour annoncer à un mourant qu’une « porte va s’ouvrir » ? Ne suffisent-ils pas à « envelopper si bien le cœur » que le voyageur « pourra franchir le tout dernier col sans succomber au froid ? »

    Dans le dernier chapitre de son recueil — « Pâturages, prairies » —, Philippe Jaccottet retourne aux verts pâturages du psaume de David. Évoquant à nouveau « les choses simples » des temps bibliques où les hommes avaient une âme, il conclut en ajoutant : « Peut-être que la mort est, aujourd’hui, la dernière chose qui ressemble aux dieux des premiers temps. »

    Toujours procédant par « composition fragmentaire », la pensée du poète aborde ensuite aux rives d’une pastorale enchantée du Conte d’hiver, printemps et résurrection. Idylle d’une bergère et d’un berger. Puis, après un détour par ces lieux de prédilection que sont « vergers et prairies », il cherche à distinguer quelle est la langue que l’herbe lui parle. Ce n’est ni celle de la Bible ni celle de Ponge, mais « une langue plus difficile à saisir, à traduire. » Une langue suffisamment insistante pour faire reculer en lui orages, révoltes et enfer. Une langue qui le rapproche à nouveau d’Hölderlin pour qui toute chose est « énigme » : l’eau du ruisseau, la limpidité de la source, la floraison du cognassier. Et le vert de l’herbe. Dont la pensée le ramène une année en arrière, alors qu’il travaillait au « Blason vert et blanc » du Cahier de verdure. « Ici, j’ai envie d’ouvrir une parenthèse, comme on ouvre une porte sur un jardin », écrit Philippe Jaccottet dans « Pâturages, prairies ». Puis, poursuivant :

    « Quand je cherchais, toujours l’an dernier, à saluer la floraison du cognassier, à la comprendre, pour arborer ce blason de vert et de blanc, j’ai pensé à la Vita Nova ; mais aussi, plus lointainement, à la pastorale du Conte d’hiver… »

    Pour ce qui est de l’énigme, il est nécessaire que celle-ci demeure énigme. C’est parce qu’elle demeure énigme qu’elle « rayonne comme telle » ; et c’est parce qu’elle rayonne que le simple « toucher d’une main » ou un regard peuvent suffire à « éclairer doucement les pas » de celui qui aborde la mort.

    À lire attentivement Ponge, Pâturages, Prairies, le lecteur saisit au plus près et comme en miniature la « petite fabrique » littéraire qui guide l’écriture de Philippe Jaccottet. En même temps que l’esprit qui anime toute l’œuvre. Au-delà demeure longtemps en mémoire la magie du titre de ce recueil. Sa petite musique revient sur les lèvres comme un refrain dont le lecteur cherche à dire la saveur. Que dire, en effet, de cette énumération ternaire (un octosyllabe), sinon qu’elle joue avec habileté sur les combinaisons entre allitérations — [p],[ʒ],[r] — et assonances — [a] —, mais aussi sur les allongements syllabiques, rythme ascendant sur « Ponge », descendant sur « Pâturages », stabilisé et plan sur « Prairies ». Tout un paysage sonore vient ainsi se superposer simultanément sur le paysage visuel. Titre-paysage, dont la perfection contient en elle la promesse d’une ouverture sur un monde multiple et mystérieux.

    Il résulte de ce petit opus, qui conduit sans cesse de Jaccottet à Ponge, de Jaccottet à lui-même, un livre passionnant qui chemine vers une « Vérité » (la majuscule est empruntée à Ponge) « qui est moins à atteindre qu’à attendre. » Une vérité qui passe par le regard et par l’attention à la nature. Ponge, Pâturages, Prairies est méditation bienveillante qu’une expérience antérieure continue de nourrir de sa lumière. Celle d’une joie ancienne qui irradie le moindre geste. Une promesse de jubilation vraie pour le lecteur qui s’attarde dans ces pages.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Philippe Jaccottet, Ponge, Pâturages, Prairies, Le Bruit du temps, 2015.





    PHILIPPE JACCOTTET





    ■ Philippe Jaccottet
    sur Terres de femmes


    Accepter ne se peut (poème extrait d’Airs)
    Tout à la fin de la nuit (autre poème extrait d’Airs)
    [Toute fleur n’est que de la nuit] (autre poème extrait d’Airs)
    [Les larmes quelquefois montent aux yeux] (poème extrait d’À la lumière d’hiver)
    (Tombeau du poète)[The poet’s tomb] (poème extrait de Cahier de verdure)
    [Considérez le ciel solaire] (poème extrait du Dernier Livre de Madrigaux)
    [Sois tranquille, cela viendra !] (poème extrait de L’Effraie et autres poésies)
    1er janvier 1950 | Philippe Jaccottet, Agrigente (autre poème extrait de L’Effraie et autres poésies)
    [Encore des fleurs ? | Flowers again ?] (poème extrait d’Et, néanmoins)
    Toute fleur qui s’ouvre (autre poème extrait d’Et, néanmoins)
    3 décembre 1971 | Lettre d’André Dhôtel à Philippe Jaccottet
    Mai 1977 | Philippe Jaccottet, La Semaison
    Septembre 1981 | Philippe Jaccottet, La Seconde Semaison
    26 juin | Philippe Jaccottet, L’Ignorant
    20 avril 2001 | Philippe Jaccottet, Truinas
    Le Grand Prix Schiller 2010 remis à Philippe Jaccottet




    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site de la Radio Télévision suisse)
    un entretien avec Philippe Jaccottet (émission En personne du 21 avril 1975)
    → (sur remue.net)
    une lecture de Ponge, Pâturages, Prairies par Jacques Josse





    FRANCIS PONGE



    ■ Francis Ponge
    sur Terres de femmes


    27 mars 1899 | Naissance de Francis Ponge
    9 août 1940 | Francis Ponge, Le Carnet du Bois de pins
    6 février 1948 | Francis Ponge, Pochades en prose
    10 avril 1958 | Francis Ponge, La figue
    29 mars **** | Le Verre d’eau de Francis Ponge
    Les hirondelles



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  • 10 avril 1958 | Francis Ponge, La figue

    Éphéméride culturelle à rebours


    Topique : Le figuier



    Figues
    Ph. angèlepaoli






    Les Fleurys, le 10 avril 1958.



    La figue




        Voici l’exemple d’une de nos savoureuses difficultés d’ici-bas.
        La figue sèche est (un) l’exemple de nos savoureuses difficultés d’ici-bas.
        Les gouttes. Comme une grosse goutte, une grosse larme.
        (La façon dont se comporte sous la dent de l’homme la figue sèche…)
        Ne disons pas un doigt de gant mais plutôt un doigt de compte-gouttes, un petit doigt, un petit doigt de compte-gouttes, en caoutchouc.
        Ce n’est qu’une pauvre gourde, d’apparence pierreuse mais molle, un pauvre couillon flétri, fripé, d’un tissu épais mais élastique, sous une sorte poudreuse de lichen sucré (ou de salpêtre).
        Presque informe, comme certaines petites églises ou chapelles rustiques (perdues isolées dans la campagne) bâties sans beaucoup de façons, et que le temps et l’érosion ont rendu extérieurement presque informes.

        Pourtant, ce n’est qu’une pauvre gourde molle. Revenons à la figue. Fossa mariana.*
        Parfois l’on se rencontre(nt) dans la campagne au creux d’une région bocagère (dans les bocages), comme un fruit tombé, une pauvre église ou chapelle romane, très ancienne, de forme romane érodée, un peu enterrée, enfouie dans l’herbe.
        Le portail ouvert,
    il se laisse voir au fond luire un autel scintillant, l’or des pépins comme une flamme de bougie (cierge) dans la pourpre de la pulpe. Oh la confiture sucrée.
        Ou plutôt ce n’est qu’une confiture de lumière faible mais scintillante (confiteor, confite en dévotion) qui craque et pétille et ne résiste pas trop sous la dent.
        La poésie est certes le résultat d’une maladresse, d’une confusion de mots, d’un rapprochement de racines (plein de goût) et je ne me priverai pas de cela.
        La figue est molle et rare : telle est la phrase, aussitôt jugée peu satisfaisante, qui me fut donnée automatiquement.
        La figue est une pauvre gourde, comme une pauvre église de campagne (de la campagne espagnole) à l’intérieur de laquelle lui un autel scintillant.
        Notons tout de suite que nous parlons de la figue sèche.
        Nos l’aimons comme notre tétine ; comme une tétine par chance, qui serait devenue comestible. Couleur de pierre sèche, et comportant une sorte de pâte ou de confiture réduite, sablée de pépins.
        La figue, cette pauvre gourde, est un grenier à tracasseries pour les dents. Un fruit naturellement confit, d’apparence modeste, mais à l’intérieur duquel lui un autel scintillant.
        Une grosse perle de caoutchouc, une petite poire baroque.
        Un pauvre petit argument massue.




    Francis Ponge, Comment une figue de paroles et pourquoi (1977), GF Flammarion, 1997, pp. 70-71. Présentation par Jean-Marie Gleize.




    * Fossa mariana. Les Romains désignaient les canaux (fossae) de l’empire du nom des princes ou généraux qui les avaient fait creuser : Fossa mariana avait été creusé par Marius entre le Rhône et la Méditerranée. La figue et l’auteur de la figue inscrivent ainsi leur appartenance à la civilisation de cette « province » romaine.

    NOTE d’AP : la typographie (alternance de caractères gras et de caractères maigres) du poème de Francis Ponge ci-dessus respecte celle de l’édition d’origine.







    Francis Ponge, Comment une figue





    FRANCIS PONGE


    Francis_ponge_by_silesius22-d3cteek1
    Source



    ■ Francis Ponge
    sur Terres de femmes


    27 mars 1899 | Naissance de Francis Ponge (+ extraits du Verre d’eau)
    9 août 1940 | Francis Ponge, Le Carnet du Bois de pins
    6 février 1948 | Francis Ponge, Pochades en prose
    29 mars **** | Le Verre d’eau
    Les hirondelles
    Philippe Jaccottet, Ponge, Pâturages, Prairies (note de lecture d’AP)





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  • Francis Ponge | Les hirondelles


    LES HIRONDELLES
    ou
    Dans le style des hirondelles

    (RANDONS)




        Chaque hirondelle inlassablement se précipite ― infailliblement elle s’exerce ― à la signature, selon son espèce, des cieux.

        Plume acérée, trempée dans l’encre bleue noire, tu t’écris vite !
        Si trace n’en demeure…
        Sinon, dans la mémoire, le souvenir d’un élan fougueux, d’un poème bizarre,
        Avec retournements en virevoltes aiguës, épingles à cheveux, glissades rapides sur l’aile, accélérations, reprises, nage de requin.
        Ah ! je le sais par cœur ce poème bizarre ! mais ne lui laisserai pas, plus longtemps, le soin de s‘exprimer.
        Voici les mots, il faut que je les dise.
        (Vite, avalant ses mots à mesure.)
        L’Hirondelle : mot excellent ; bien mieux qu’aronde, instinctivement répudié.
        L’Hirondelle, l’Horizondelle : l’hirondelle, sur l’horizon, se retourne, en nage-dos libre.
        L’Ahurie-donzelle : poursuivie, ― poursuivante, s’enfuit en chasse avec des cris aigus.

        Flèche timide (flèche sans tige) ― mais d’autant véloce et vorace ― tu vibres en te posant ; tu clignotes de l’aile.
        Maladroite, au bord du toit, du fil, lorsque tu vas tomber tu te renvoles, vite !
        Tu décris un ambage aux lieux que de tomber
        (comme cette phrase).
        Puis, ― sans négliger le nid, sous la poutre du toit, où mes mots piaillent : la famille famélique des petits mots à grosse tête et bec ouvert, doués d’une passion, d’une exigence exorbitantes ―
        Tu t’en reviens au fil, où tu dois faire nombre.
        (Posément, à la ligne.)

    […]


    Francis Ponge, « Les hirondelles ou Dans le style des hirondelles » [1951-1956], in Pièces, Œuvres complètes, I, Gallimard nrf, Bibliothèque de la Pléiade, 1999, pp. 795-796.





    FRANCIS PONGE



    ■ Francis Ponge
    sur Terres de femmes

    27 mars 1899 | Naissance de Francis Ponge
    9 août 1940 | Francis Ponge, Le Carnet du Bois de pins
    6 février 1948 | Francis Ponge, Pochades en prose
    10 avril 1958 | Francis Ponge, La figue
    29 mars **** | Le Verre d’eau de Francis Ponge
    Philippe Jaccottet, Ponge, Pâturages, Prairies (note de lecture d’AP)



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  • 27 mars 1899 | Naissance de Francis Ponge

    Éphéméride culturelle à rebours



    Le 27 mars 1899 naît à Montpellier Francis Jean Gaston Alfred Ponge.



    De l’éducation protestante qu’il a reçue, Ponge écrit :

    « Mes origines très proches d’une certaine retenue, réserve et presque austérité qui est ma tare protestante, très proche des Cathares, très proche aussi des Romains du temps de Caton. »






    Ponge
    Image, G.AdC






    27-28 mars (1948)



    J’entre aujourd’hui dans ma cinquantième année.

    Toujours aussi gamin, aussi nul.

    Avec en plus quelques-unes des turpitudes, quelques-uns des ridicules de la vieillesse ; un certain sentiment de déchéance.
         Une volubilité de mauvais aloi, beaucoup de complaisance à moi-même, de pusillanimité esthétique, d’acceptation (honteuse) d’un respect qui ne m’est nullement dû.

    Pas l’impression du tout d’avoir progressé.

    Ma situation s’est améliorée, peut-être, mais moi j’ai accompli des actes honteux, je veux dire que j’ai publié des choses faibles et prétentieuses, je me suis ridiculisé à mes propres yeux. J’ai perdu plusieurs parties.





    28 mars



    Fraîcheur, je te tiens. Liquidité, je te tiens. Limpidité, je te tiens. Je puis vous élever à la hauteur de mes yeux, vous regarder de l’extérieur, par les côtés, par en-dessous. Sans fatigue ni réponse aucune.

    Transparence (ou translucidité) douée de toutes les qualités négatives (incolore, inodore et sans saveur) mais douée de certaines qualités positives (de fraîcheur, d’agilité) : je te tiens.

    Toi qui ris. Toi qui t’humilies et t’abîme sans cesse, je puis t’élever à ma guise à hauteur de mes yeux.

    Et tu es douée de fraîcheur, tu me rafraîchis : si bien que je t’absorbe, je t’ingurgite.

    Je fais profiter de ta fraîcheur l’intérieur de mon corps.


    Francis Ponge, Le Verre d’eau in Méthodes [1961], Œuvres complètes, I, Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1999, pp. 588-589.





    FRANCIS PONGE



    ■ Francis Ponge
    sur Terres de femmes

    9 août 1940 | Francis Ponge, Le Carnet du Bois de pins
    6 février 1948 | Francis Ponge, Pochades en prose
    10 avril 1958 | Francis Ponge, La figue
    29 mars **** | Le Verre d’eau
    Les hirondelles
    Philippe Jaccottet, Ponge, Pâturages, Prairies (note de lecture d’AP)





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  • 6 février 1948 | Francis Ponge, Pochades en prose

    Éphéméride culturelle à rebours



    Gentillesse_arabe_bis_2
    Image, G.AdC






    Sidi-Madani *, 5 et 6 février 1948.



    ACCUEIL ET GENTILLESSE ARABES


    ― (Au printemps de février en Afrique du Nord). ― Il y a certainement une gentillesse arabe, quelque chose ! dans l’accueil et le sourire de ces gens… ! Et naturellement, surtout chez les femmes et les enfants, et aussi chez les simples paysans. Une joliesse et une grâce, fort souvent accompagnées de malice, de vivacité, d’enjouement : un sourire ou un fou rire un peu timide d’être ainsi saisi sur le vif, touché à vif. Quelque chose dont on ne peut s’empêcher, quelque chose de non commandé, qui s’échappe, qui bondit malgré eux. Quelque chose de caché, de soigneusement (et fort gracieusement) drapé, qui se livrerait volontiers, qui se livre, qui ne se découvrirait pas volontiers, mais qui est content, ravi, avide qu’on le devine, qu’on le soupçonne. Et le regard des femmes voilées appelle à cela. Ces femmes sont des lampes. Rien n’est si appelant que la flamme.
        À la campagne, brusquement sur le seuil de portes, ces femmes non voilées qui apparaissent et se cachent aussitôt, ravies, en souriant. Cela ne dure pas beaucoup moins que la floraison des arbres fruitiers. […]
        Gentillesse et côté avenant, accueillant, de ce qui est soigné, préparé par les femmes : les maisons, la cuisine. Maisons et potagers ― vergers dans les campagnes ― le chez-soi est joli et paré (dans la plus grande simplicité et pauvreté). Vergers fleuris au printemps.
        Il brille partout dans la campagne, le blanc de chaux des maisons derrière la haie de cyprès. Oh ! les jolis nids ! Petits mignons villages, petites maisons blanches, petits mignons yeux et pieds des femmes. Jolis orteils brillant dans la montagne, maisons et marabouts. On n’en voit que l’œil ou l’orteil (la cheville, les mains, une main).
        Rapport entre œil et orteil. Petits oignons.

        Le fard, le charbon sous les yeux est comme le charbonnement de la mèche sous la flamme (de la lampe). Nécessité du fard. Et le rose aux joues c’est la surface proche sous l’abat-jour, que la lampe éclaire. (La chair qu’il s’agit d’éclairer, qui est ce qui est à offrir, à consommer, à manger : la partie comestible, le repas servi, la nourriture offerte.)
        Oh tu es ainsi comme une table servie, sous la lampe ! Mais table qui répond, est happée, se colle, est aimantée vers vous, contente, ravie d’être mangée et qui participe ainsi au festin… et nous l’aimons pour son goût du sacrifice. Et les fruits se multiplieront sur la nappe, parce que nous aurons ainsi pris le premier festin ensemble !
        Ainsi de même des vergers fleuris.

         À propos de rose (incarnat) du Sahel, parler du (ou de la) rose (rouge) de confusion ; de la confusion du sang, du ciel, des veines ; de la confusion des couleurs (profusion, confusion), carnation, incarnation, ongles.


    Francis Ponge, Pochades en prose, Méthodes, Éditions Gallimard, 1961 ; Collection Idées, 1971, pp. 93 à 96.





    * Entre décembre 1947 et mars 1948, ont eu lieu, dans un ancien hôtel transatlantique à Sidi Madani, dans les gorges de la Chiffa, des rencontres d’intellectuels, écrivains, artistes venus d’Algérie et de France. Y participèrent notamment Louis Benisti, Malek Bennabi, Albert Camus, Jean Cayrol, Mohamed Dib, El Boudali Safir, Louis Guilloux, le docteur Khaldi, Michel Leiris, Brice Parain, Louis Parrot, Francis Ponge, Emmanuel Roblès, Jean Sénac, Jean Tortel,…
        Ces rencontres, bien qu’ignorées de la plupart des historiens ou passées sous silence, méritent d’être évoquées comme un moment important de la vie intellectuelle de l’époque. [Source]





    FRANCIS PONGE



    ■ Francis Ponge
    sur Terres de femmes

    27 mars 1899 | Naissance de Francis Ponge
    9 août 1940 | Francis Ponge, Le Carnet du Bois de pins
    10 avril 1958 | Francis Ponge, La figue
    29 mars **** | Le Verre d’eau
    Les hirondelles
    Philippe Jaccottet, Ponge, Pâturages, Prairies (note de lecture d’AP)





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