Étiquette : François-Marie Deyrolle éditeur


  • Jacques Moulin, L’Épine blanche

    par Isabelle Lévesque

    Jacques Moulin, L’Épine blanche,
    L’Atelier contemporain | François-Marie Deyrolle éditeur, 2018.
    Lecture de Michaël Glück. Dessins de Géraldine Trubert.



    Lecture d’Isabelle Lévesque


    L’AUBÉPINE ET LE COUDRIER





    La couverture de ce livre relié a la blancheur de la craie des falaises du Pays de Caux, caractéristique du paysage de la mère qui vient de mourir.

    L’ouvrage comporte trois sortes de textes : des notes de carnet, des textes en prose et des poèmes en vers. Dans le carnet, les notes sont datées à partir du jour du décès : D15, D16, D17… Les nombres représentent le compte des jours. Le D, initiale du prénom de la mère, Denise, se répète et s’entête, résistant à l’oubli ; il s’inscrit dans ce paysage de mots, L’Épine blanche.

    « Denise décès et deuil une chute de dentales comme au jeu du palet ou du dé. »

    Au départ, au seuil du deuil, on ne peut se défaire de la lettre quatrième de l’alphabet.

    « L’abécédaire va jusqu’à D », prévient le poète.

    « D’épine blanche devant la Manche. L’arbrisseau D qui a cédé. » En cette ligne de prose, un quatrain de vers de quatre syllabes avec rimes qui fait du [d] le début et l’arrivée.

    Les lettres s’échangeaient régulièrement entre la mère et le fils ; avec L’Épine blanche, voici la lettre ultime du fils à sa mère.

    Il s’agit d’abord de dépasser le silence de la stupeur, « quand la glotte reste sans voix le larynx sans fonction ». Puis la parole revient par des phrases sans virgules, dont la seule ponctuation est le point. On est alors frappé par les sons assénés (« Port portiques et passe »), comme on bégaierait de ne pouvoir passer le cap de dire. Entrant dans le livre, on approche la mer, on découvre une terre où les homophones et les redites permettent un ancrage qui préserve les sons et les libère dans l’espace fécond du poème.

    Nous sommes « devant la mer de Manche », dans une ville nommée H., grand port à l’estuaire de la Seine. Depuis son appartement, la mère regardait l’avant-port et la mer.

    « Elle est là devant lui et la nuit qui s’avance l’attend. La nuit en faisceaux. Le phare balaie toujours sans vraiment emporter. Cette nuit-là, c’est la bonne. La mère s’effondre dans les couleurs du phare. »

    Par vagues, les mots venus aux lèvres du fils reviennent (salés) :

    « Adieux sur le môle. Eaux profondes chenal ouvert. Channel pour les Amériques. Le couchant. Le fils veillant sa mère. »

    Par les noms et les noms propres des personnes et de la géographie s’opère une réappropriation. La parole revient. La mère a donné à son fils sa langue, son goût pour les livres, pour les mots et leurs jeux sonores. Le fils se prénomme Jacques : il fallait inventer un nom-lien dans la langue « dionysienne » ; et c’est Jaboc, un Jacob bousculé qui résonne avec docks, roc, soc et bloc :

    « Elle aimait bien ces rimes de rien qui sonnaient bien au bout des mains au bout des seins. »

    La mère, institutrice, faisait partie des « instruisous », comme le disait la Mère-grand dont la voix affleure parfois.

    Le poème établit un pont entre la mère et les fortunes de mer : « maladie des grands vaisseaux rouillés embarqués à jamais sur la mer ». Continûment, tout au long de L’Épine blanche, nous serons soumis au roulis qui nous mène de la terre côtière au chenal maritime et douloureusement, dans l’aigu de l’épine du titre, nous passerons du blanc d’écume mortelle au blanc végétal de l’aubépine.

    Il existe une musique particulière de L’Épine blanche, faite de répétitions et de dissonances. L’usage est dérouté (épine plantée dans la langue). L’humour vient adoucir les dérapages. Des mots sont plantés dans d’autres (de « cor » à « corvidés »), on s’achemine sur le terrain d’une écriture travaillée à corps et à cri. Du son au mot repris, courte distance : lorsque le mot « puits » entre dans le texte, il capte le passé perdu qu’on ne remonte plus, il suscite la citerne de l’école en Caux qui jouxtait le trou profond vers lequel tomber de fatale attirance.

    La forme du carnet donne au texte des divisions et réamorce les dentales en attaques de mots comme si, avec « Denise déprise disparue », on se cassait les dents sur une évidence : « Deuil discipline d’écriture et devoir de notation. » Noter, « [c]onsigner l’essentiel avec des stop télégraphiques. »

    Les poèmes très courts hésitent parfois entre simple note et haïku :

    « Réglé la facture d’eau

    Ton eau

    Larmes ».

    La mer et la mère font bloc. Alimentent la mémoire ou l’obstruent. Le puits (« la fosse »), c’est sa tombe et le silence d’elle « touchée coulée quinze fois » dans cette bataille navale finale, de D15 à D… Tout au long du livre, le fils parle de lui-même à la troisième personne : lui et sa mère sont à égalité.

    Jaboc se remémore les lettres de Denise, écriture parfaite jusqu’au jour où « le tremblement de la main a étouffé un peu la phrase ». Premiers indices perçus mais non retenus, seules comptent les nouvelles transmises des falaises. Bientôt on vendra chez le notaire le « pied-en-mer » de la mère. Le vent porte le fils vers la « terre ocre du Caux salée de tous passages ».

    « Aussi la mort d’un être cher est-elle presque comme la nôtre, presque aussi déchirante que la nôtre ; la mort d’un père ou d’une mère est presque notre mort et d’une certaine façon elle est en effet la mort-propre : c’est l’inconsolable qui pleure ici l’irremplaçable », écrivait Jankélévitch *.

    Au bord de la tombe de ses parents, Jaboc, devenu grand-père, entend l’infini « au suivant » :

    « Le prochain qui y est

    C’est bien toi mon vieux

    Entends-tu que l’on toque

    À ta porte Jaboc ».

    Les questions se multiplient sur ce qui meurt avec la mère, sur la place du père dont le fils a dépassé l’âge :

    « C’est quoi qu’on doit à ses parents qui couchent en terre depuis longtemps. On met bruyère sur leur terre. On met deux pieds. Deux pots serrés pour faire la paire. »

    Pieds de bruyère ou pieds du fils ? Voici d’autres « pieds perdus » – le P du père, quand on perd pied : « Et nos pieds lourds qui tout écrasent ». Nous sommes des scaphandriers aux semelles de plomb descendant vers les profondeurs par le poème : « Sommes-nous nés d’un ventre déchiré et d’un père perdu d’avance ? » Le père est associé au « coudrier noueux », la mère à « l’épine blanche », cette « aubépine voûtée par les vents du large ». Paraphrasant Molière, le poème déplore : « Le petit arbre est mort ». Ce n’est ni le premier ni le dernier, nous allons « d’un bris à l’autre ».

    « Elle est partie

    Par les chemins de mémoire

    Le vent couché sur elle ».

    Alors se pose la question, réduite, essentielle :

    « Comment emporter sa morte et devenir léger ? ».

    Il s’agit, confronté à l’« absence absolue », de « coïncider avec le monde » et, avec le fil du poème, de « ravauder la division ouverte par la brisure ».



    Isabelle Lévesque
    D.R. Texte Isabelle Lévesque
    pour Terres de femmes




    ________________________________
    * Vladimir Jankélévitch, La Mort (éditions Flammarion, 1977), page 51.







    Jacques Moulin  L'Épine blanche  Éditions L'Atelier Contemporain





    JACQUES MOULIN


    Jacques Moulin portrait
    Source




    ■ Jacques Moulin
    sur Terres de femmes


    D 27 et D 28 (extrait de L’Épine blanche)
    Écrire à vue (lecture d’AP)
    [Partir à dos de feuilles ou d’arbres] (extrait d’Écrire à vue)
    Journal de Campagne (lecture d’AP)
    Portique (lecture d’AP)
    Portique 2 (extrait de Portique)
    [Sur le halage certains soirs] (extrait d’À vol d’oiseaux)
    Un galet dans la bouche (extrait)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions L’Atelier contemporain)
    la page de l’éditeur sur L’Épine blanche
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la Littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Jacques Moulin




    ■ Autres notes de lecture (54) d’Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes


    Max Alhau, Les Mots en blanc
    Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
    Gabrielle Althen, Soleil patient
    Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli
    Edith Azam, Décembre m’a ciguë
    Gérard Bayo, Jours d’Excideuil
    Mathieu Bénézet, Premier crayon
    Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive
    Claudine Bohi, Mère la seule
    Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
    Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous
    Valérie Canat de Chizy, Je murmure au lilas (que j’aime)
    Fabrice Caravaca, La Falaise
    Jean-Pierre Chambon, Zélia
    Françoise Clédat, A ore, Oradour
    Colette Deblé, La même aussi
    Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour
    Sabine Dewulf, Et je suis sur la terre
    Pierre Dhainaut, Après
    Pierre Dhainaut, Ici
    Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
    Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse
    Pierre Dhainaut, Voix entre voix
    Armand Dupuy, Mieux taire
    Armand Dupuy, Présent faible
    Estelle Fenzy, Rouge vive
    Bruno Fern, reverbs    phrases simples
    Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité
    Aurélie Foglia, Gens de peine
    Philippe Fumery, La Vallée des Ammeln
    Laure Gauthier, kaspar de pierre
    Raphaële George, Double intérieur
    Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
    Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite
    Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel
    Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
    Sabine Huynh, Kvar lo
    Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte
    Mélanie Leblanc, Des falaises
    Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts
    Béatrice Marchal, Au pied de la cascade
    Béatrice Marchal, Un jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur
    Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va
    Dominique Maurizi, Fly
    Dominique Maurizi, La Lumière imaginée
    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
    Nathalie Michel, Veille
    Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe
    Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
    Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
    Hervé Planquois, Ô futur
    Sofia Queiros, Normale saisonnière
    Jacques Roman, Proférations
    Pauline Von Aesch, Nu compris





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  • Livane Pinet | [Le soleil se rapprochait]


    [LE SOLEIL SE RAPPROCHAIT]




    Le soleil se rapprochait rapidement de la ligne d’horizon, et il lui sembla qu’il était temps de chercher un endroit pour la nuit. Elle regagna le bois pour y trouver la protection des arbres. Les rayons du soleil se frayaient maintenant un chemin le long des troncs, juste à sa hauteur. Elle marcha assez longtemps. La pénombre grandissait. Les troncs semblaient peu à peu se fondre les uns dans les autres, et comme s’abstraire alors qu’elle flottait parmi eux. Elle arriva à une clairière au milieu de laquelle une cabane en pierre avait sa porte grande ouverte. Elle s’en approcha et appela : « Il y a quelqu’un ? » Personne ne répondit. Sans franchir le seuil, elle se pencha pour voir à l’intérieur. Il y avait là, dans l’obscurité, une petite table et une chaise ; dans un coin, par terre, un matelas et deux couvertures pliées ; dans un autre coin, fixé au mur, un placard. Quelqu’un vivait ici, qui ne devait pas être loin, car elle distinguait dans l’ombre, sur la table, la blancheur d’une pile de feuilles de papier, et la forme d’une lampe à pétrole dont le verre arrivait encore à réfléchir une sourde lueur tombée de la fenêtre.

    Craignant d’être surprise par l’habitant de la cabane, elle retourna rapidement vers la lisière du bois, où un léger creux tapissé d’une belle herbe grasse lui parut pouvoir servir de lit. Elle sortit de son sac son manteau et un pull, enfila le pull et disposa le manteau sur l’herbe. La nuit était là, silencieuse. La masse noire des arbres encerclait le ciel marine où des étoiles, telles des invitées, faisaient leur apparition les unes après les autres. Elle regarda un temps le ciel s’étoiler, puis elle dut s’endormir.

    Réveillée aux premières clartés du jour, elle fut surprise de trouver sur elle une couverture. Elle crut la reconnaître et sourit, pensant que ce ne pouvait être que lui, l’habitant de la cabane. Lui, qui était venu la couvrir dans son sommeil ; lui, dont elle avait senti la présence toute la nuit. Elle retourna cette impression dans son esprit jusqu’à en avoir une idée satisfaisante. Oui, cette attention ne pouvait venir que de lui ; et la silhouette de la veille, c’était donc bien lui. Elle n’avait pas rêvé. Elle resta un moment à caresser la couverture tout en caressant cette douce pensée. Puis elle se leva et se dirigea vers la cabane. Elle frappa à la porte qui était encore grande ouverte.



    Livane Pinet, Les Pierres filantes, chapitre I, L’Atelier contemporain | François-Marie Deyrolle éditeur, 2020, pp. 12-13.





    Livane Pinet  Les Pierres filantes



    LIVANE  PINET



    Livane Pinet
    Source




    ■ Livane Pinet
    sur Terres de femmes


    Traces (extrait de La Part d’ombre)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de L’Atelier contemporain)
    la page de l’éditeur sur Les Pierres filantes
    → (sur lelitteraire.com)
    une lecture des Pierres filantes par Jean-Paul Gavard-Perret






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  • Odile Massé | [Il fait chaud]




    [IL FAIT CHAUD]




    Il fait chaud.

    Contre les marches où il n’y a plus d’ombre, près des graviers éclatants de blancheur, les insectes crissent et rampent. Je transpire. Je ne bouge pas. Je respire à petits coups l’air brûlant qui déchire mes poumons, j’écoute les oiseaux.

    Je les laisse approcher.

    Je pense à l’hiver, aux corneilles qui craillent et corbinent par centaines à la tombée du jour, au bois qui craque dans les grands arbres, aux appels affolés des étourneaux qui peuplent les branches sombres. Le parc est immense. Les gens marchent à pas pressés en remontant leur col, quelques enfants se roulent dans les tas de feuilles sèches (pour ma part, je préfère m’y coucher à l’automne, quand elles sont encore souples, odorantes, accueillantes au poids de mon corps qui s’apaise dans leur bruissement d’ailes répandues), il y a près du zoo tous les âpres fumets des fauves que j’évite d’approcher tant ils ressemblent à ceux du chenil, et dans les allées je marche sans bruit. Je m’assieds sur un banc, réchauffe mes doigts gourds dans le fond de mes poches, j’écoute les oiseaux. J’oublie le sang, la maison, les rires d’elle avec ses bêtes, j’oublie comme il fait sombre dans la boutique et comme j’ai envie, souvent, de poser mes mains sur le tissu frémissant de sa jupe, j’oublie les frôlements que j’ai osés dans le couloir, l’escalier, l’encadrement d’une porte, mon ventre glissant le long de ses hanches et tentant de s’y attarder, se frottant et pressant contre son corps, l’odeur de ses cheveux, de sa peau que je regardais transpirer près de moi, mes doigts soudain touchant sa taille ou s’enfonçant entre nous dans l’épaisseur de sa poitrine, et les fourmillements dans mes jambes tandis qu’ainsi je m’appuyais et pesais contre elle qui se dégageait— tout s’éloigne, ma chair se calme, je m’allonge dans le froid crissant, j’écoute les oiseaux dont les cris transpercent l’air et ma tête, j’attends. J’attends qu’enfin piaulent et pépient les petits dans les buissons, j’attends d’être envahi par les roucoulements, les gloussements, les gazouillis des oiseaux revenus, d’entendre dans leurs cages brailler les paons et jaser les perroquets, d’écouter près du bassin le cancanement des cygnes et sous les toits le gémissement des tourterelles, plus forts que tous les grognements des chiens et qui me fait oublier les crocs et les langues chaudes des bêtes, dans la touffeur qui s’étend — j’attends, couché sur mon banc, de retrouver l’émoi joyeux de tout cela qui siffle, caquette, turlute, babille, trisse et jacte, et chuchète, appelle, flûte, chante, trille, pleure, s’empare de l’espace, vole, gratte, bat des ailes et creuse avec son bec, change, bouge, sautille, pique dans le vide, s’évade, plonge, frôle les feuillages, se repose et flotte contre l’air et me regarde de profil, toujours, avec son œil fixe et vaguement méprisant.

    J’attends les soirs d’été, les crépuscules interminables où le ciel verdissant monte entre les toits de tuiles, où je m’assieds comme aujourd’hui près du calvaire, au-dessus de la ville.

    Là, tout s’apaise.

    L’air devient fluide, les martinets y tracent leurs envols ; j’écoute les bruissements des vents du soir. Je touche les pierres encore chaudes de la chaleur du jour, je m’évade loin de la maison où mastiquent les chiens en cadence, où elle mâche bouche ouverte et m’attend sans impatience, sachant qu’avec la nuit, comme les femmes aux lèvres rouges montent dans l’ombre autour de moi, je m’enfuirai vers la maison pour cacher ma tête entre ses bras.




    Odile Massé, L’Envol du guetteur, L’Atelier contemporain, François-Marie Deyrolle éditeur, 2018, pp. 78-79-80. Dessins de Christine Sefolosha. Lecture de Claude Louis-Combet.






    Odile Massé  L’Envol du guetteur  Éditions L'Atelier contemporain





    ODILE  MASSÉ


    Odile Massé
    Source




    ■ Odile Massé
    sur Terres de femmes

    Sortir du trou (extrait)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la mél, Maison des écrivain et de la littérature)
    une notice bio-bibliographique sur Odile Massé
    → (sur le site des éditions L’Atelier contemporain)
    la fiche de l’éditeur sur L’Envol du guetteur d’Odile Massé





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  • Bruno Krebs | [Jours vierges, blancs champs de pierre]







    Cristine Guinamand
    Dessin de Cristine Guinamand,
    in Bruno Krebs, Dans les prairies d’asphodèles,
    L’Atelier contemporain, page 83.








    [JOURS VIERGES, BLANCS CHAMPS DE PIERRE]



    Jours vierges, blancs champs de pierre —

    vent, parfums de vent rien d’autre —

    pluie peut-être — pas encore.

    Fils ténus se brisent sur la nuit —

    se fondent en ténèbres, basculent.

    Jours sans couleurs sans odeur — de vent

    rien que de vent s’accomplissent se meurent.


    Au long des plages avec toi j’ai amassé tant de coquillages, de nacres — leurs éclats roses, de cuivre, d’étain en ces sombres jours paillettes le ciel cendres et ténèbres — continuel couchant.


    La pluie — d’un instant à l’autre.

    Pourtant le soleil ronge franges de nuages y creuse encore vastes trouées d’azur.

    Mais vite, si vite se pressent vapeurs opaques, bientôt la pluie viendra battre persiennes closes, angles d’immeubles, éteindre d’un coup ultimes éclats, paillettes d’argent, tilleuls et marronniers les secouer, les brosser en longues hachures de plomb — à moins que non le soleil ne l’emporte, si vives les bourrasques là-haut pourchassent nuées de neige, reforment nappes bleues qui plus bas aux chevelures, aux épaules accrochent leurs fils d’or.


    Vagues et vagues de nuits prennent force par le fond, raclent les sables les remuent, s’exhaussent par degrés tendues en arches — lames, collines de la mer s’arrachent, avec le vent s’étalent, bruissent noires, s’épanouissent noirs pétales s’élèvent encore, avec le soleil jouent, accélérant d’un coup filent, refluent, affluent, tintent rires mèches d’écume fouettées au vent tiède, volent, courent, tonnent, ébranlent les sables, rythment ma nuit sans repos.



    Bruno Krebs, Dans les prairies d’asphodèles, “2. Jours”, L’Atelier Contemporain, François-Marie Deyrolle éditeur, Strasbourg, 2017, pp. 73-74. Lecture d’Antoine Emaz. Dessins de Cristine Guinamand. Ouvrage relié.






    Bruno Krebs  Dans les prairies d'asphodèles 2


    ______________________________
    NOTE : Ouvrage disponible en librairie le 14 novembre 2017.






    BRUNO KREBS


    Bruno Krebs
    Ph. olivierroller.com
    Source




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de L’Atelier contemporain)
    la fiche de l’éditeur sur Dans les prairies d’asphodèles
    → (sur le site de L’Atelier contemporain)
    une notice bio-bibliographique sur Bruno Krebs
    → (sur le site de L’Atelier contemporain)
    une notice bio-bibliographique sur Cristine Guinamand
    → (sur le site de L’Atelier contemporain)
    d’autres extraits de Dans les prairies d’asphodèles [PDF]
    → (sur Wikipedia)
    une notice bio-bibliographique sur Bruno Krebs
    → (sur lelitteraire.com)
    une note de lecture de Jean-Paul Gavard-Perret sur Dans les prairies d’asphodèles





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  • Daniel Blanchard | [Année après année]






    Daniel Blanchard  Bruire 4
    Dessin de Farhad Ostovani,
    in Daniel Blanchard, Bruire, L’Atelier contemporain, p. 11.







    [ANNÉE APRÈS ANNÉE]



    Année après année,
    L’horizon par-dessus les yeux.
    Je regarde en arrière.




    Un piano lointain,
    le tourbillon des martinets…
    le soir tombe sur nous.




    Le regard fugitif
    sur la rivière en fleur s’endort.
    Halte brève….




    Le ciel qui précipite,
    voile de neige sur les yeux…
    Une pensée sans mots.




    Eau qui remue dans l’eau,
    haleine au fil du vent tiède…
    (souvenir d’un regard)




    Daniel Blanchard, Bruire, L’Atelier contemporain, François-Marie Deyrolle éditeur, 2017, pp. 22-23-24.
    Dessins de Farhad Ostovani.







    Daniel Blanchard  Bruire




    ______________________________
    NOTE : Ouvrage disponible en librairie le 14 novembre 2017.






    DANIEL BLANCHARD

    Daniel Blanchard
    Source



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de L’Atelier contemporain)
    la fiche de l’éditeur sur Bruire de Daniel Blanchard
    → (sur le site de L’Atelier contemporain)
    d’autres extraits de Bruire [PDF]
    → (sur le site de P.O.L éditeur)
    une fiche bio-bibliographique sur Daniel Blanchard
    → (sur lelitteraire.com)
    une note de lecture de Jean-Paul Gavard-Perret sur Bruire





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  • Renaud Ego | « La naissance de l’art » [Georges Bataille]






    Georges Bataille à Lascaux
    Georges Bataille dans la grotte de Lascaux en 1954
    © Hans Hinz







    « LA NAISSANCE DE L’ART »



    Georges Bataille est celui qui a porté à son plus haut degré d’intensité la fascination que suscitent les œuvres de la Préhistoire. Il l’a condensée en une formule promise à une fortune considérable, qui exprimait bien la pensée de son temps, « la naissance de l’art. »1 Exceptionnelle, l’éclosion des tracés figuratifs l’était en effet au même titre que le langage dont l’existence doit être supposée, même si nous en ignorons le degré, alors, de développement. C’était un saut dans la pensée, une étape majeure dans l’invention d’un outil conceptuel fondamental, la représentation graphique, qu’attestent suffisamment le destin universel des images, l’infinie diversité de leurs usages en toute époque comme en toute culture, et leurs métamorphoses continues, dont le cinéma ou la 3D sont les derniers avatars.

    Mais l’aura de cette naissance est aussi le fruit d’une double exception. D’abord, des trois modes fondamentaux de figuration que sont le dessin, la danse et le récit (et avec lui, le langage articulé), le premier est le seul dont nous soit parvenu un témoignage si ancien. Nous ne savons rien de l’émergence des langues, bien antérieures à leurs premières codifications graphiques au 4e millénaire avant notre ère. Et que dire des danses qui toujours s’effacent, sitôt achevé le moment de leur geste ? Cette solitude archéologique, renforcée par l’absence de toute peinture corporelle connue mais dont la pratique a tout lieu d’être supposée elle aussi, a accentué la dimension exceptionnelle des tracés en concentrant sur eux l’éclat, toujours fabuleux, de l’origine. Ensuite, ils ont été distingués sous le nom d’« art » des autres manifestations de l’activité humaine, comme la fabrique d’outils, et ils furent avant tout rapportés à ce que nos concepts vagues appellent une pensée « symbolique » ou « religieuse », selon une intuition certes légitime mais qui se faisait au détriment de la dimension gestuelle et technique où s’enracinait le lent, le patient processus ayant conduit à leur émergence. À peine étaient-elles connues que ces premières peintures étaient aussitôt fixées dans les codes d’une pensée familière qui évacuait l’étrangeté de leur surgissement. Longtemps après que Pascal et Giordano Bruno eurent pressenti l’infinité des mondes qui nous environnaient, et peu après que Darwin eut commencé à nous révéler l’histoire antédiluvienne où notre propre espèce plongeait ses racines, ces peintures venaient moins éclairer l’insondable abîme de temps où s’inscrivait leur genèse, qu’interposer entre lui et nous le socle rassurant d’une apparition à laquelle nous donnions nos propres traits. Même lointaine et comme tout juste débourbée de la terre, la naissance de cet homme primitif jetait une nappe pudique d’humanité au-dessus d’un immense ossuaire d’espèces fossiles. Et ce n’était pas n’importe quelle naissance, puisqu’il s’agissait, avec l’art, de l’émergence de notre intelligence sensible la plus chargée de prestige, celle où nous pouvions distinguer sans effroi notre propre visage émergeant des ténèbres. […]



    1. Georges Bataille, La Naissance de l’art, Skira, 1955.



    Renaud Ego, « La naissance de l’art » in Le Geste du regard, L’Atelier contemporain, François-Marie Deyrolle éditeur, 2017, pp. 15-16-17.






    Renaud Ego  Le geste du regard





    RENAUD EGO


    Renaud Ego
    Source




    ■ Renaud Ego
    sur Terres de femmes

    immigration zéro
    Le pli
    Les mots le savent d’ailleurs



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de L’Atelier contemporain)
    la fiche de l’éditeur sur Le Geste du regard




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  • Nicolas Pesquès | Gilles Aillaud




    Gilles Aillaud  Autoportrait
    Gilles Aillaud, Autoportrait, 1955
    75 x 52,5 cm, collection privée
    © J.L’Hoir, Paris / Archives Galerie de France
    Source







    GILLES AILLAUD | PAN ! [ENVOL D’OISEAUX]
    (EXTRAIT)




    Aillaud 2
    Gilles Aillaud, Envol d’oiseaux, 2003
    Huile sur toile, 150 x 200 cm.







    Ils déguerpissent. Ils s’affolent et fuient dans le plus grand désordre ; ou bien ils barbotent dans leur fébrilité.
    Un à un, le peintre les a abattus en les laissant vivants.
    Les voilà qui courent l’espace pour colporter cette nouvelle. Ils zigzaguent dans l’air et dans leurs corps. Ils paniquent. Leurs contorsions les démembrent.
    Mais ils ne peuvent échapper à la peinture.
    Une main s’est portée à la hauteur de leur détente. Une main a vécu la même fièvre subite.





    Ce pourrait être l’image d’avant ou celle d’après. Le qui-vive serait toujours là et ce serait toujours comme ça. Toutes les images seraient pareilles et différentes. Des moments de toujours.
    Gilles Aillaud est de ceux pour qui chaque instant compte comme si c’était la terre entière ; guetteur d’éternité au cœur de l’ordinaire, grâce à quoi on peut, dans le même temps, entendre les dieux s’enfuir et voir leur brouhaha.

    Cela résonne comme un coup de fusil.

    Cela détonne en nous comme un savoir qui se referme, un son coupé de sa source, devenu apparent, disparu dans son battement.

    Pan ! fait s’envoler les oiseaux et cette frayeur est une beauté. Et une banalité.

    Pagaille indescriptible. Tout tremble ou fuse, en tremblant, en fusant.

    Rien ne sera plus comme avant, et cependant tout reprendra ses droits.
    Un regard conducteur, une passation corporelle auront construit ce qui ne se voit pas.

    Un octroi de présence. Un adieu à l’adieu, à l’impossible saisie déplacée par l’impossible poignet.

    Il a tiré à vue, et tout lui a échappé : les oiseaux fous et les flotteurs, les coups de rein, les embardées et les retardataires.


    […]


    Ce sont des oiseaux noirs. Avec eux, le noir s’élève, le deuil se dilue.
    Un peintre qui claudique vole une dernière fois. Ses oiseaux de malheur dansent à sa main. Une allégresse torture la gigue des voiliers et c’est la sienne qui l’orchestre fantasquement.
    Pour la main qui peint, les dieux sont musiciens. Leur silence nous suffit.


    […]


    Avec ce tableau, Gilles Aillaud a peint le motif impossible, celui qui n’a pas de forme et qui les contient toutes. En enfant d’Héraclite et en maître oriental au trait unique. Passant de l’apparence à l’invisible et réciproquement, l’une et l’autre issus d’une même nichée qui serait celle de l’art consommant ses ressources avec celles de la nature.


    […]



    Avec cet Envol d’oiseaux réalisé à la fin de l’été 2003, Gilles Aillaud peindra encore trois toiles de la même dimension (150 x 200 cm) dans le courant de l’hiver et du printemps 2004. […]




    Nicolas Pesquès, « Gilles Aillaud » (extrait) in Sans Peinture, L’Atelier contemporain, François-Marie Deyrolle éditeur, 2017, pp. 91-92-93-94.






    Nicolas Pesquès Tschann




    NICOLAS PESQUÈS


    Pesquès portrait
    Ph. © Jean-Marc de Samie




    ■ Nicolas Pesquès
    sur Terres de femmes


    Gilles Aillaud (extrait de Sans Peinture)
    après Privas. Nicolas Pesquès (I). « du geste une écriture », par Yves di Manno
    après Privas. Nicolas Pesquès (II). J9, Prémisses de lecture d’une « énigme intime », par Angèle Paoli
    Juliau//ascension face nord (lecture d’AP sur La Face nord de Juliau deux, trois quatre cinq, six)
    21 août 1995 | Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau trois, quatre (extrait)
    Comment recoller ce que la langue détache (extrait de La Face nord de Juliau, cinq)
    15 mai 1886 | Mort d’Emily Dickinson (+ extrait de La Face nord de Juliau, sept)
    La Face nord de Juliau, huit, neuf, dix (lecture d’AP)
    [Courir la pente] (extrait de La Face nord de Juliau, huit, neuf, dix)
    Intérieur nuit (Juliau 11)
    La Face nord de Juliau, treize à seize (lecture d’AP)
    28 février | Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau (onze à seize)
    21-22-23 octobre 2013 | Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau dix-sept, dix-huit
    La caisse claire (journal d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    le site de Nicolas Pesquès
    → (sur Poezibao)
    La Face nord de Juliau, six, de Nicolas Pesquès (lecture d’Angèle Paoli)
    → (sur le site de la mél [Maison des écrivains et de la littérature]) une
    fiche bio-bibliographique sur Nicolas Pesquès
    → (sur le site de L’Atelier contemporain)
    une fiche éditoriale sur Sans Peinture de Nicolas Pesquès
    → (sur le site de L’Atelier contemporain)
    une sélection de pages issues de Sans Peinture de Nicolas Pesquès [PDF]





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  • Christophe Grossi, Ricordi

    par Angèle Paoli


    Christophe Grossi, Ricordi,
    Éditions L’Atelier contemporain |
    François-Marie Deyrolle Éditeur, 2014.
    Dessins de Daniel Schlier.




    Lecture d’Angèle Paoli



    Lelecteur reconstitue « son » Italie. Politique culturelle technicienne engagée divisée concrète et abstraite à la fois, mais colorée et contradict
    Image, G.AdC







    AMARCORD



    Ricordi. « Mi ricordo ». Io mi ricordo. Je me souviens. « Je se souvient », corrige et énonce Christophe Grossi dans la « postface » de son ouvrage, Ricordi. Qui se souvient ? De quels rouages minuscules le « je » qui se souvient est-il l’agencement ? De quel « héritage » les souvenirs égrenés au fil des pages par l’écrivain d’origine italienne sont-ils à la fois le témoin et le passeur ?

    Dispersés enfouis éclatés morcelés, les ricordi qui émergent du recueil de Ricordi, convoquent une multiplicité de mémoires. Celle des « aïeux qui ont fui la Lombardie dans la première moitié du XXe siècle », mais aussi de tant d’autres, constituées d’autres histoires et « de vies arrachées au vide ». Celle, invisible et silencieuse, de toute une génération marquée par les mêmes éclats les mêmes noms les mêmes événements qui touchent à la péninsule italienne. Ainsi l’Italie présente entre les pages de Ricordi suscite-t-elle en chacun de nous tout un kaléidoscope d’images mouvantes. D’« images primordiales qui ont sédimenté notre mémoire, déterminant ensuite toutes les autres images » (Jean-Pierre Ferrini, Le Pays de Pavese). Par touches successives — points lumineux et flashs stroboscopiques qui font cligner des yeux — le lecteur reconstitue « son » Italie. Politique culturelle technicienne engagée divisée concrète et abstraite à la fois, mais colorée et contradictoire. Violente et passionnée. Vivante. Revient à la mémoire, dans le jeu incessant oubli | souvenir | oubli, ce qui fut jadis et qui ressurgit le temps d’une lecture, éclairs se regroupant en autant de faisceaux où se juxtaposent — comme en un puzzle géant — littérature cinéma inventions technologiques concours et prix en tous genres… guerres et conflits ayant éprouvé durement et durablement la société italienne. Autant de pièces qui appartiennent à l’inconscient collectif et qui renvoient à l’histoire d’un pays à ses morcellements à ses mensonges à ses contradictions à ses compromessi ou à ses compromissioni, à ses désirs et à ceux qui furent les nôtres. Se souvenir et oublier. La litanie des « Mi ricordo » s’ouvre sur une étrange intimation à l’oubli.


    1. Mi ricordo

    que quelqu’un a parlé dans l’obscurité,

    quelqu’un a parlé, dans le noir quelqu’un vient

    de dire Oublie.


    Oubli que l’on retrouve à plusieurs reprises dans le recueil, fixant le motif qui a présidé à ce travail d’écriture :


    469. Mi ricordo

    que j’ai commencé à écrire Mi ricordo non

    pas pour me souvenir mais parce que j’ai

    déjà tout oublié.


    Souvenir et oubli forment ainsi les deux versants de la mémoire, chacun s’enrichissant, par aimantation autant que par transformations, de nouveaux motifs. Mémoire fragmentée et plurielle qui échappe de beaucoup à la mémoire individuelle et rejoint celle, plus vaste, de toute une époque.


    164. Mi ricordo

    qu’il n’a rien oublié de toutes ces années

    puisqu’elles ont filé entre d’autres doigts que

    les siens.


    Des îlots isolés par la mémoire naît tout un archipel. Avec ses creux et ses reliefs. Ses trous ses arrangements ses modifications. Et ses amnésies. Dont parfois semble poindre une légère réprobation ou une forme de regret.


    39. Mi ricordo

    d’Italiens devenus amnésiques.


    Ou encore :


    26. Mi ricordo

    de ceux qui ont perdu la mémoire de leurs

    origines.


    Numérotés de 1 à 480, les souvenirs égrenés — dans cette dispersion naturelle propre à la mémoire — réapparaissent à la fin de l’ouvrage dans l’index thématique qui les répertorie. Neuf pages de termes classés par ordre alphabétique. Deux colonnes par page. De ce glossaire émerge un pavé de dates. Concentrées sur la période allant de 1945 à 1960. Incluant aux deux extrêmes 1922 et 1963. Des titres de films ou d’œuvres littéraires. Divorzio all’italiana (Divorce à l’italienne, 243) ; La dolce vita (25, 161, 357) ; Ossessione (Les Amants diaboliques, 54) ; La bella estate (Le Bel Eté, 442) ; Il partigiano Johnny (La Guerre sur les collines, 38, 334). Des noms propres. De villes ou de régions : Genova / Langhe / Pô (vallée)… ; d’écrivains de photographes d’acteurs d’hommes d’État. De firmes. Fenoglio / Pavese / Luzi / Ginzburg ; Giacomelli / Patellani ; Mastroianni / Magnani ; Mussolini, Benito ; Fiat / Olivetti / Premio Strega (Prix Strega)… Chaque occurrence accompagnée d’un ou de plusieurs numéros, renvoyant non pas à un folio (pas de pagination dans cet ouvrage), mais au numéro d’apparition du « ricordo » dans l’ouvrage. De sorte qu’il suffit de se reporter à tel ou tel de ces chiffres pour tisser, à partir d’autres numérotations, un ensemble formant nuage.

    Ainsi de la firme « Fiat », répertoriée seize fois. Très vite, les souvenirs qui se déclinent autour de la « Fiat », dépassent les images mythiques de l’inoubliable « Fiat 500 ». Très vite, derrière le charme de la petite voiture, lancée le 4 juillet 1957, apparaissent les conflits sociaux graves qui opposent ouvriers et patrons, travailleurs et tribunaux, militants et pouvoir :


    249. Mi ricordo

    quand la mobilité physique à l’intérieur

    des ateliers des usines Fiat était interdite et

    surveillée.


    Ou encore


    162. Mi ricordo

    que pénétrer dans l’usine Fiat avec L’Unità

    (le quotidien du Parti communiste italien)

    était synonyme de renvoi immédiat.

    122. Mi ricordo

    quand des centaines d’ouvriers et de cadres

    ont été transférés par les hauts dirigeants

    Fiat dans des ateliers-frontières.


    Tant de violence autour de la petite Fiat 500, pourtant symbole, dans nos mémoires, de liberté, de joie de vivre et de jeunesse éternelle ! violence effacée (volontairement ?), oubliée, qui resurgit ici à partir de la lecture-mosaïque de Ricordi.

    De Fiat, je remonte quatre noms plus haut, jusqu’à Fenoglio. Je cherche ce qui relie Beppe Fenoglio et Cesare Pavese (huit occurrences pour Fenoglio et dix pour Pavese). Je saute d’un numéro à l’autre et je redécouvre (je l’avais oublié) que tous deux sont originaires des Langhe, dans le Piémont. Et que tous deux éprouvent la même passion viscérale pour leurs collines.


    38. Mi ricordo

    du roman La Guerre sur les collines (Fenoglio)

    419. Mi ricordo

    de celui qui a longtemps cru qu’il resterait

    au pied des collines et ne connaîtrait jamais

    d’autres paysages. (Fenoglio ? Pavese ?)

    429. Mi ricordo

    que Cesare Pavese et Beppe Fenoglio étaient

    fascinés et obsédés par les collines. (Pavese / Fenoglio)


    Mais qu’est-ce donc qui oppose les deux écrivains ? Je m’interroge. À l’engagement dans la résistance de Beppe Fenoglio semble répondre — par antithèse — l’attentisme de Pavese :


    113. Mi ricordo

    de la guerre de Fenoglio auprès des foulards

    bleus dans les collines.


    Et, à propos de Pavese :


    117. Mi ricordo

    qu’on disait que Pavese était un attentiste

    mais aussi un écorché vif, un homme

    extralucide mais un très grand poète.


    Quant au terme « attentisme », il faut se reporter au souvenir 66 pour se faire une petite idée de ce qu’il recouvre :


    66. Mi ricordo

    de mots étalés : partisan, planqué, attentiste,

    fasciste, amnésique, et derrière chacun : un

    point d’interrogation.


    Ce point d’interrogation ? Une chance pour Pavese et pour tous les lecteurs qui continuent de le lire avec passion !

    Si certains mots ou noms regroupent un grand nombre de renvois, d’autres au contraire ne comportent qu’une seule occurrence. Ainsi de Modugno, Domenico :


    383. Mi ricordo

    de Domenico Modugno qui a remporté le

    festival de Sanremo avec Nel blu dipinto di blu

    (Volare)


    Pourtant, ce seul « ricordo » suffit à faire rebondir et résonner ma propre mémoire :


    Je me souviens (mi ricordo) des longues traversées nocturnes

    en pullman sulla rete autostradale italiana

    des élèves d’italien

    qui chantaient Volare à tue-tête


    Mi ricordo. Mon « je » se joint à celui du poète mais sans doute aussi à celui de nombreux autres « je » anonymes et oubliés qui vibrent encore aux même éclats de mémoire. Ainsi, de mémoire en mémoire, la mémoire collective s’enrichit-elle de nombre de mémoires individuelles, au point que nul ne parvient plus à distinguer ce qui appartient aux uns aux autres et/ou à tous.

    Si je n’ai pas de souvenirs de Federico Patellani, « photographe officiel du concours national de beauté », je me souviens bien en revanche de Mario Giacomelli. Notamment de l’exposition de photos du Mundaneum de Mons (Belgique) en 2003. De la ronde des séminaristes (Io non ho mani che mi accarezzino il volto). Soutanes et barrettes noires. De leurs robes virevoltant sous les flocons de neige. Je me souviens aussi de la série Hospice. Visages ratatinés de vieillards, corps décharnés et déchus. Et de cette autre série, de même inspiration sur le grand âge. Solitude et abandon. Misère. Verrà la morte e avrà i tuoi occhi. Une série de photos (datant de la décennie 1964-1974) qui reprend en écho le titre éponyme du recueil de Pavese.

    Je me souviens bien sûr, comme bien d’entre nous, de Sami Frey. Penché sur son vélo. Pédalant sans relâche sur la scène, égrenant les « je me souviens » de Georges Perec. Souvenirs exhumés le temps d’une représentation théâtrale. Ressuscitant soudain une France engloutie sous tant de décombres. La France des années 1950, à nouveau disparue. Irrémédiablement. Je me reporte à « Perec, Georges », 477. Presque à la fin du livre.


    477. Mi ricordo

    de cet écrivain conseillant que rien de

    personnel ne devait être écrit.


    Les souvenirs évoqués par Perec sont en effet propriété de tous. À classer dans le patrimoine culturel collectif des Français. Mais sans doute aussi de bien d’autres.


    Je cherche Brainard, Joe. Rien sur le poète américain qui est pourtant à l’origine du texte de Perec. Ne trouvant rien à Brainard, je me reporte (juste en dessous) à « brouillard ». Deux entrées : 24/462.


    462. Mi ricordo

    avoir pensé qu’il y a quelques similitudes

    entre naître, s’endormir, mourir ou franchir

    une frontière dans le brouillard.


    Souvenir d’une réflexion personnelle. Qui, tout en rendant compte d’une pensée propre à l’auteur, est compréhensible par tous. Accessible à tout un chacun et que chacun peut s’approprier et faire sienne.


    Et 24 :


    24. Mi ricordo

    d’une marche macabre dans le brouillard, eins

    due /uno zwei, des bruits de bottes et de leur

    langue ainsi mêlée, vomissante.


    Auditif et visuel à la fois, le souvenir lié au « brouillard » rattache l’auteur, né en 1972, à l’histoire du père, de sa famille et de tous ceux que la guerre a contraints à l’exil. Images qui font surgir les images de mort. Mémoire à la fois individuelle et collective. Mémoire d’héritage.

    Héritage ? C’est sur ce mot que se clôt le recueil :


    480. Mi ricordo

    que ces ricordi étaient dispersés, flous,

    retenus, perdus, avant de s’imposer en

    héritage.


    La mémoire ? Un héritage. Qui impose à chacun son poids de passé. Et fixe les contours de nos cartographies mentales. Ainsi en est-il de la cartographie mentale du poète. Constituée de trous de cratères et de lignes à peine ébauchées, l’Italie se dessine mouvante fugace et précise pourtant. Est-ce toujours celle de Christophe Grossi ? N’est-ce pas déjà la mienne ?

    Les pièces du puzzle émergent, qui viennent s’ajuster les unes aux autres et prendre place dans le paysage intérieur de Christophe Grossi. Paysage qui resurgit parfois un peu plus loin, sous une autre forme, dans un autre « ricordo ». Ou repris en écho par les dessins de Daniel Schlier qui évoquent des imbrications de masques et de visages, déformés par le cri, de corps distordus de cartes et de rocs en équilibre instable taillés dans l’à-vif de la roche. Cartographie palimpseste, sur laquelle, en surimpression, viennent s’imprimer mes propres contours.

    Mi ricordo. Je me souviens des films de Federico Fellini. Amarcord. Et des musiques de Nino Rota.


    105. Mi ricordo

    de la bande sonore de Rocco e i suoi fratelli de

    Luchino Visconti — musique de Nino Rota,

    chanson interprétée par Elio Mauro.


    « Amarcord ». A m’arcord. Mi ricordo (en dialecte romagnol). Je me souviens de La dolce vita. De la scène du spogliarello dans une villa du bord de mer ; d’Anita Ekberg divinement triste sous les eaux de la Fontaine de Trevi, de l’errance nocturne dans les vicoli de Rome de la star américaine et de Marcello, journaliste raté, de leur rencontre avec le petit chat ; du suicide de l’intellectuel Steiner ; du désarroi des fêtards névrosés, imbibés d’alcool, déambulant au petit matin, au sortir d’une nuit orgiaque, sur une plage où vient de s’échouer une baleine tirée par des pêcheurs ; de la jeune serveuse, rencontrée la veille dans un restaurant de la plage, qui appelle Marcello sans parvenir à ce qu’il l’entende et sans pouvoir le rejoindre. Je me souviens du cinéma de Fellini. Amarcord. Et de tant d’autres. Mais le monde de Cinecittà, avalé par de nouveaux monstres, a disparu. Est-ce de disparition que Christophe Grossi veut parler lorsqu’il écrit :


    391. Mi ricordo

    que les ricordi peuvent reculer.


    Peut-être. Recul. Et disparition. Une image glisse. Fugace et imprécise. Celle des fresques de la Rome antique. Disparues aussitôt que mises au jour. Soufflées au contact de l’air. À jamais effacées. Perdues. Fellini / Roma.

    Face aux incertitudes de la mémoire, à ses imperfections approximations fluctuations mensongères arrangements, que reste-t-il ? Face à la malléabilité de la mémoire et aux inventions qu’elle sécrète, Christophe Grossi répond qu’il reste l’écriture. Pas moins mensongère pourtant et tout aussi illusoire. Mais davantage fiable. Parce que cernable dans l’espace et dans le temps.

    L’écriture, alors ? Une injonction. Un commandement qui revient à plusieurs reprises, pareil à une nécessité impérieuse, inévitable :


    257. Mi ricordo

    ne veut pas dire je me souviens mais je voudrais

    ne plus oublier ou j’imagine des souvenirs ou tais-

    toi : écris plutôt !


    Écrire donc. Se résoudre à. L’écriture. « Cette pratique de faussaire ». Pour compenser l’absence. Une absence partagée d’où émerge une présence. Réelle présence.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli







    Grossi





    Ricordi 1
    Source







    CHRISTOPHE GROSSI


    Christophe Grossi
    Source



    ■ Christophe Grossi
    sur Terres de femmes

    [Mi ricordo] (extrait de Ricordi)



    ■ Voir aussi ▼

    la fiche de l’éditeur sur Ricordi
    → (sur [déboîtements])
    une présentation de Ricordi lors d’un entretien de Christophe Grossi avec Delphine Japhet
    → (sur Les Carnets d’Eucharis)
    une note de lecture de Nathalie Riera sur Ricordi
    → (sur Liminaire)
    une lecture de Ricordi par Pierre Ménard
    → (sur lelitteraire.com)
    une recension de Ricordi par Jean-Paul Gavard-Perret
    → (sur remue.net)
    une recension de Ricordi par Sébastien Rongier
    → (sur [déboîtements])
    une recension de Ricordi par Serge Martin (revue Europe, n° 1032, avril 2015, pp. 333-335)



    ■ Voir encore ▼

    → (sur Terres de femmes)
    20 janvier 1920 | Naissance de Federico Fellini (+ note sur Amarcord)
    → (sur Terres de femmes)
    Index de la Catégorie Péninsule (littérature et poésie italiennes)





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  • Jacques Moulin, Portique

    par Angèle Paoli


    Jacques Moulin, Portique,
    Éditions L’Atelier contemporain,
    François-Marie Deyrolle éditeur, 2014.
    Avec 7 dessins d’Ann Loubert.




    Lecture d’Angèle Paoli


    Portique 3

    Portique 4

    Portique 5







    « L’ESTUAIRE OUVRE L’ESPRIT»




    Verticalité. Cinq portiques pour un singulier. Portique. Cinq étapes où lignes verticales grues et cheminées zèbrent l’espace pris entre les cinq textes de Jacques Moulin et les dessins d’Ann Loubert, qui les rythment et les accompagnent. Avec Portique, le poète s’inscrit dans le ciel portuaire de sa région d’origine — la Normandie —, mais invite tout œil sensible à la géométrie des ports à rythmer dans le silence de la lecture les syntagmes qui en construisent les formes. Les cernent les enserrent.

    « Le cri du “i” dans les poulies », le grincement « des bigues leviers crics caliornes poutrelles palans » se mêlent aux grincements des mots. En cela, le désir du poète rejoint celui du philosophe Alain, cité en exergue du recueil :

    « Je retourne à mes poulies ;

    Je veux que le grincement soit dans ma notion. »

    D’un portique à l’autre, dans l’enchevêtrement rigoureux de la mécanique portuaire et de sa syntaxe, le paysage narratif évolue. De poème en poème, cela bouge, s’organise, s’érige en système autour de la notion de port et avec elle. Clos sur lui-même, le monde verrouillé des ports s’ouvre sur des univers autres. La pensée portuaire voyage, dégageant au-devant d’elle « [t]out un chemin de ronde sur les routes du monde ». Dans la danse rigide des poutres qui structurent le ciel maritime, le poète est le palonnier qui déploie ses efforts pour maintenir les équilibres, répartir ses charges, huiler ses arêtes érections et ossatures. Stocké sur la page, calibré dans sa forme comme les containers calés sur les quais, le poème attend l’impulsion du poète — « pontier portiqueur passeur de mots » — pour sa mise en souffle et en mouvement à l’intérieur du recueil. À travers langue et cadences. Travail de levage et de migration auquel chacun des deux mondes — poétique | portuaire — participe et contribue, pour aboutir à la « notion » unique de « portique », solidement amarrée aux mots du poète.

    Ceint entre « piliers de fonte » et « rideaux de fer », l’univers portuaire est un espace fermé, constitué de coursives passerelles travées cargaisons en attente, crochets… Autant de clôtures qui cisaillent l’horizon et l’enserrent. Dans une odeur tenace d’huile et de goudron. Circonscrit dans un emboîtement de portiques, le port est le lieu privilégié des engins qui s’ancrent dans la boue et montent vers le ciel que traversent les grues. À cette configuration close répond la forme close du poème. « Les mots sont dans la boite »/« Le port est clos comme un poème ». La poétique du port naît de cette étonnante confrontation. Singulière superposition.

    Ainsi, chaque poème, clos dans sa numérotation — de 1 à 5 — l’est-il également dans sa chute. « Je suis sur le portique » conclut « Portique 1 ». « Bon pour l’appareillage » (Portique 2). « La partance en système » (Portique 3). « Chute de poulies sur les quais plats » (Portique 4). Seule la phrase qui clôt « Portique 5 » diffère par sa forme par son rythme et par sa longueur :

    « Les hommes transportent leur corps et balancent sans la voir leur part d’aspiration accrochée au juste poids des filins qui s’agitent au-dessus de leur tête ».

    De même, chaque poème semble clos sur les mêmes rouages, énumérations nominales (souvent ternaires) ou énumérations infinitives :

    « Jusqu’aux portiques      Jusqu’aux portiques ponts roulant sur les quais      Jusqu’aux portiques des manutentions bord de quai » ou encore « Prendre    Pincer      Poser ».

    Soumis à une syntaxe grinçante acide éraillée, les poèmes de Portique sont livrés à la mécanique géante et phalloïde des ports, à ses filins ses poutrelles ses agrès ses entremêlements de câbles, ses grues aériennes qui soutiennent le vide. De la grue métallique qui sillonne le ciel à la grue cendrée qui « trompette dans son bec », il y a de la parenté dans l’air :

    « L’animal et l’engin ont même forme de croc-bec ou avant bec — emmanché d’une ligne — cou ou bien flèche      Même danse devant l’étendue et même grégarité dans l’espace du ciel et des quais »…

    Une parenté qui rejoint le poème : « Un même grincement de mots qui conduit le poème jusqu’au cri      Un crissement de poulie dans l’aigu de la langue     Grue et portique sont mots de glotte venus frotter convulsion contre dent de fer…. » Et qui fait du poète, « spreader suspendu à un fil », un « portiqueur » qui manœuvre sa charge, « contrôle le tout sur son écran » et fait « crisser les mots ».

    Paradoxalement, depuis les origines, le portique appelle l’ailleurs. Les colonnes ouvrent le ciel strié de lignes vers d’autres espaces. Au commencement, il y eut le Pœcile d’Athènes — son Portique — dont Zénon de Cittium, philosophe-naufragé venu s’échouer au Pirée, découvrit « le rythme obsédant des arcades ». C’est là que, déambulant dans l’Agora de la capitale grecque, le philosophe venu de Chypre fonda l’école du stoïcisme. Bientôt suivi de ses émules, dont Chrysippe « son agrippeur son porteur de bât son caleur de forces… »

    S’appuyant sur cette vigueur qui souffle à la face du monde, le poète peut alors affirmer sa propre conviction :

    « Les idées viennent par les ports    Tous les peuples en conviennent     L’estuaire ouvre l’esprit ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli







    Portique Atelier contemporain







    JACQUES MOULIN


    Jacques-Moulin
    Source



    ■ Jacques Moulin
    sur Terres de femmes

    Écrire à vue (lecture d’AP)
    [Partir à dos de feuilles ou d’arbres] (extrait d’Écrire à vue)
    D 27 et D 28 (extrait de L’Épine blanche)
    L’Épine blanche (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Journal de Campagne (lecture d’AP)
    Portique 2 (extrait de Portique)
    [Sur le halage certains soirs] (extrait d’À vol d’oiseaux)
    Un galet dans la bouche (extrait)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site d’Ann Loubert)
    la page sur Portique
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    une autre fiche de l’éditeur sur Portique





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  • Claude Louis-Combet, Le Nu au transept

    par Angèle Paoli


    Claude Louis-Combet, Le Nu au transept,
    L’Atelier contemporain,
    François-Marie Deyrolle éditeur, 2014.
    Images d’Yves Verbièse.




    Lecture d’Angèle Paoli




    LA FEMME, ŒUVRE D’ABSTRACTION




    Incisions incrustations palimpseste texte — photos en surimpression femme-mystère corps nu dévoilé/révélé — vera icona — dans son impudicité fondatrice première. Ève au miroir fondue confondue fusionne avec les ostensoirs ciboires crucifix guirlandes et dorures icônes de Vierge à l’Enfant cul offert ouvert — sexe-fleur-figue — épanoui dans le chatoiement des draperies en noir et blanc incandescence chapelets bracelets, rayonnement froid des soleils d’église, Ève tentatrice tendue offerte ouverte au désir du regard.


    Quel regard ? Celui du photographe — Yves Verbièse — attaché à rendre par ses images la beauté exaltée du texte de Claude Louis-Combet ? Celui de la lectrice qui effeuille parcourt égrène Nu au transept plonge avec la fébrilité d’une innocente aux mains nues aux mains pleines à la rencontre d’un récit attendu soupçonné jamais écrit ni rencontré toujours existant présent enfoui mis au ban secrètement désiré découvert ? Aimé ! Celui de Joseph ? Le théologien et prêtre qui interroge — à partir de la peinture-prétexte de Courbet, Baigneuse à la source, 1862 —, les profondeurs de son être. Et confie à son ami, le temps de leur entretien, le mystère de sa rencontre avec la Femme, prénommée Maria par le narrateur. Rencontre déterminante survenue cinquante ans plus tôt dans la cathédrale de Bourges. Celui de l’écrivain Claude Louis-Combet, enfin, dont on sait qu’il a renoncé à la prêtrise ? Mais non à la femme. La Femme éternelle à qui il offre avec ce Nu au transept, un hymne de gloire majestueux magistral. Regards croisés, intimement lacés-enlacés pour un ouvrage dédié à une esthétique du regard qui mêle Eros-Thanatos-Divin dans une seule et même chorégraphie. Une même iconographie ardemment fantasmée.


    L’œil de la Mort guette qui observe lorgne vers le vivant désir de femme pupille dilatée qui interroge notre désir, écho du désir du jeune homme du récit appelé par vocation à la prêtrise et convié un jour à la connaissance révélée de l’être-femme — ce fut comme une apparition — visité un jour de ses vingt ans par l’ostentatoire nudité tentatrice nudité d’une jeune beauté errant nue par les rues de la ville déambulant nue dans les travées de la cathédrale de Bourges, éveillant en lui, le chaste Joseph, une incandescence insoupçonnée, incisant au plus profond de sa conscience une « césure » douloureuse entre un « avant et un après », mise en abyme du regard désir du regard désirant affublé de tentures-couronnes de fleurs-cierges-tabernacles-ciboires-châsses-voiles-nimbes dorés, et le pubis sombre triangle du désir confondu fondu fusionnant avec un ostensoir soleil serti de pierres précieuses, assomption de la Vierge assimilée mêlée au corps dévêtu de l’Ève blonde, cette Maria aux cuisses campées sur l’autel des dévotions angéliques, visions pyramidales d’angelots musiciens, enfants aux visages purs, étoiles fleurs des champs plis et surplis de robes enlacements des corps qui font corps avec la statue de la Vierge vêtue de draperies couronnes célestes, et derrière, en filigrane, en surimpression palimpseste, Maria nue dansante parmi les gisants, cheveux longs librement flottant sur les épaules éternellement blonds éternellement symbole du désir lascivité qui vient coller aux images éternellement pieuses et adorantes des églises. Maria s’adonnant sans réserve à un rite sacré, énigme qui la livre à un corps à corps de feu avec le marbre froid qui emporte sa chair. Sous le regard éperdu interdit de Joseph. Et pourtant.


    Joseph reconnaissait « que la contemplation d’une femme, sans qu’il eût échangé une parole avec elle, sans qu’il l’eût jamais touchée, sans même qu’il l’eût regardée de très près, avait constitué en soi une expérience absolument dominante, une épreuve d’intériorité, en toute plénitude, au-dessus de tout ce qu’il avait connu ou pourrait connaître. […] Et c’était cette femme-là, anonyme par-delà son faux nom de Maria, qui avait révélé non au croyant, non au prêtre, mais à l’homme, ramené à sa simplicité première, quelques essentielles vérités de nature… »


    Le Nu au transept — titre somptueux du dernier ouvrage de Claude Louis-Combet publié par l’Atelier contemporain et illustré par les images (photomontage ?) d’Yves Verbièse — donne à découvrir la danse de Maria, jeune prostituée de Bourges, Ève souple aux seins ronds et lourds qui cache son visage entre ses bras ailes du désir sous le regard impassible d’angelots absorbés dans leur prière et dans leurs chants. Elle danse tendue sur l’autel de la mort, crucifiée peut-être, offerte de dos, nue dans son dialogue de chair aux prises avec ce qui fut jadis un vivant dont la chair a été avalée néantisée par la mort et par le sexe jadis dressé dans les convulsions de la possession, réduit à jamais à poussière, chair dense d’elle, souffle fraîcheur vibrante du plaisir qu’elle se donne sous le regard interdit du jeune homme chaste désirant interdit de chair par vocation de prêtrise, embrasements de la chair sculptée dans l’à-vif face aux squelettes ombreux desséchés et ombreux qui gisent et veillent en leur silence de pierre dans le transept de la cathédrale.


    À la tiédeur des sentiments d’aujourd’hui dégagés à jamais de la gangue des images mystiques, alliances secrètes amour- extase-mort, à la médiocrité des passions et des désirs de tout un chacun, Claude Louis-Combet oppose l’incandescence. Incandescence du regard et de l’écriture, l’une à l’autre enlacée comme chèvrefeuille unissant les amants à leur lien de fidélité éternelle, l’un servant l’autre jusque dans l’impudeur. Une impudeur naturelle, libérée de la faute originelle, librement assumée par la Femme mais aussi par le photographe et l’écrivain qui revisitent en complices la présence érotisée de la Femme dans le lien viscéral et charnel que celle-ci entretient avec le sacré, déambulant nue jusqu’au transept où elle s’unit nonchalante désinvolte langoureuse à la Vierge à l’Enfant éternellement absorbée dans le recueillement du mystère de la maternité divine, à la Mort qu’elle transcende. La Femme, « Être suprême » vécu dans Le Nu au transept comme « principe de puissance et d’amour ».


    Femme initiatrice qui donne à l’homme de découvrir sa propre intériorité. Dans la contemplation réitérée de ces offrandes charnelles, Joseph « découvrait, avec une étrange sensation de vertige intérieur, de douceur trouble, de malaise également sensuel et métaphysique, que son âme n’était pas simple, n’était pas une, mais double pour le moins, et qu’un être de femme, comme vestigial, comme résiduel, la peuplait tout autant que son être d’homme. »


    Ainsi, au cours des « douze dimanches de suite » répartis en huit tableaux qui composent cette fable théologique de haute tension, l’idée de la femme évolue-t-elle dans l’esprit de Joseph, et avec elle, sa conscience torturée. De tentatrice lubrique, la « démone acharnée au ravage des sens » se change peu à peu en « détentrice d’un noyau de mystère dont la révélation était essentielle pour la connaissance de soi ». Joseph entrevoit avec lucidité que « la prostituée était une sainte, au-dessus de toutes les saintes ». La réflexion du prêtre se tourne vers davantage de distanciation et presque de froid détachement. Son esprit s’applique « à la perception du corps féminin comme à l’observation d’un paysage ou d’un tableau ». « Loin de toute complaisance sensuelle », ses considérations le conduisent du côté de l’esthétique. Jusqu’à la « contemplation intérieure de la femme ». « Œuvre d’abstraction ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Claude Louis-Combet, Le Nu au transept






    CLAUDE LOUIS-COMBET


    Claude_louiscombet_par_ric_toulot_3
    Eric Toulot, Portrait de Claude Louis-Combet
    Source



    ■ Claude Louis-Combet
    sur Terres de femmes

    Bethsabée à jamais
    Celle par qui la ténèbre arrive (note de lecture d’AP)
    Depuis le temps que la chair s’épure
    Hiérophanie du sexe de la femme
    Isula, insula
    « J’écris du désir comme du désert »
    Mala Lucina (note de lecture d’AP)
    Noyau central
    Radeau de la première femme, III (extrait de Dérives)
    Résurgences
    Suzanne et les Croûtons (note de lecture d’AP)





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