Étiquette : Françoise Ascal


  • Françoise Ascal | [Carnet, 2004]





    Transmigration des bleus
    Aquatinte numérique, G.AdC






    [CARNET, 2004]
    (extrait)




    Connaîtrai-je un moment de vraies « relevailles » (comme on dit d’une accouchée) ? ou bien désormais suis-je vouée à la descente — jusqu’au trou.

    Une émotion débordante : pas de mots. Et c’est justement cette absence de mots qui fait lever le désir — rayonnant — d’écrire.

    La nature : somptueusement indifférente. C’est cela qui m’apaise. « Je » n’est plus au/un centre. Il prend place dans un ensemble plus vaste, continûment vivant et renaissant, sans « états d’âme ». Jamais je ne projette sur la nature la moindre pensée anthropomorphique. La nature n’a pas souci d’envelopper l’humain, mais elle l’enveloppe de fait, dans une unité du vivant.

    Jamais encore il ne m’était arrivé de prendre mon stylo et de le trouver si desséché qu’il était impossible d’écrire. Vidé de son encre, inutilisé depuis trop longtemps. Cela m’a blessée comme un symbole.
    Suis devenue cette femme non irriguée par les eaux vitales. Recroquevillée sur ses petites souffrances, sur ses jambes raides, ses angoisses de mort, sa maladie, son inaptitude.

    Invité par B., j’ai réouvert ce cahier, tâchant de renouer le fil — sans jugement sur ce qui vient, juste pour retrouver la posture, l’accueil, le geste de la main.

    Gratitude pour ces moments « parfaits » : la lumière, les voix des trois petites filles de la maison voisine, un bref son de toux du vieux monsieur dans son potager, une scie au loin qui vrille la ligne d’horizon cachée, la dentelure d’une fougère à deux mètres de mon regard, le goût de ce petit cigare extrait de la boite bleu indigo, l’écho des paroles de A., hier, le baiser de B. déposé sur ma joue endormie, ce matin.

    Ne pas lâcher ce fil.
    Ne pas lâcher le bleu diffus des myosotis traversant les générations — père semant tes graines à larges poignées, vois ici se déployer la transmigration des bleus.

    Un oiseau est venu frapper la fenêtre en plein vol. Après quelques minutes d’égarement, il est reparti, haut vers le ciel, laissant sur la vitre une empreinte d’ailes largement déployées et quelques duvets minuscules.
    Un oiseau transparent, immatériel, m’accompagne en creux.
    Je le laisse s’ébattre en moi.
    Qu’il remue les mots emmurés dans mon corps.



    Françoise Ascal, Un bleu d’octobre, Carnets 2001-2012, Éditions Apogée, 2016, pp. 33-34-35.







    Unbleud'octobre





    FRANÇOISE ASCAL


    Francoise Ascal par Michel Durigneux
    Ph. © Michel Durigneux
    Source





    ■ Françoise Ascal
    sur Terres de femmes


    [longtemps j’ai mâché | vos grains de grès](extrait d’Entre chair et terre)
    [Carnet, 2011] (autre extrait d’Un bleu d’octobre)
    Des voix dans l’obscur (note de lecture d’AP)
    [tu aurais voulu l’oublier] (extrait de Des voix dans l’obscur)
    Levée des ombres (note de lecture d’AP)
    Lignées (note de lecture d’AP)
    [Je ferme les yeux et laisse le mot venir] (extrait de Lignées)
    Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli (note de lecture d’Isabelle Lévesque)
    L’Obstination du perce-neige et Variations-prairie (lectures d’AP)
    Rouge Rothko
    16 juillet 1796 | Françoise Ascal, La Barque de l’aube | Camille Corot
    5-10 août 2017 | Françoise Ascal, L’Obstination du perce-neige




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Apogée)
    la fiche de l’éditeur sur Un bleu d’octobre
    → (sur La Pierre et le Sel)
    une note de lecture d’Isabelle Lévesque sur Un bleu d’octobre
    → (sur le site de la mél)
    une fiche bio-bibliographique sur Françoise Ascal





    Retour au répertoire du numéro de mars 2016
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Abdellatif Laâbi | La langue de ma mère

    LA LANGUE DE MA MÈRE

     

     

       

    Je n’ai pas vu ma mère depuis vingt ans
    Elle s’est laissée mourir de faim
    On raconte qu’elle enlevait chaque matin
    son foulard de tête
    et frappait sept fois le sol
    en maudissant le ciel et le Tyran
    J’étais dans la caverne
    là où le forçat lit dans les ombres
    et peint sur les parois le bestiaire de l’avenir
    Je n’ai pas vu ma mère depuis vingt ans
    Elle m’a laissé un service à café chinois
    dont les tasses se cassent une à une
    sans que je les regrette tant elles sont laides
    Mais je n’en aime que plus le café
    Aujourd’hui, quand je suis seul
    j’emprunte la voix de ma mère
    ou plutôt c’est elle qui parle dans ma bouche
    avec ses jurons, ses grossièretés et ses imprécations
    le chapelet introuvable de ses diminutifs
    toute l’espèce menacée de ses mots
    Je n’ai pas vu ma mère depuis vingt ans
    mais je suis le dernier homme
    à parler encore sa langue

    Abdellatif Laâbi, L’Étreinte du monde, La Différence, 1993, in L’Arbre à poèmes, Anthologie personnelle, 1992-2012, éditions Gallimard, Collection Poésie/Gallimard, 2016, page 57. Préface de Françoise Ascal.

     






    Abdellatif Laabi  L'Arbre à poèmes




    ABDELLATIF LAÂBI


    Abdellatif Laâbi portrait 2
    Source


    ■ Abdellatif Laâbi
    sur Terres de femmes


    Un cran au-dessus de la vie (poème extrait de Presque riens)
    Tu passes sans passer (poème extrait du Spleen de Casablanca)


    ■ Voir aussi ▼


    le site d’Abdellatif Laâbi



    Retour au répertoire du numéro de janvier 2016
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes

  • Françoise Ascal, Des voix dans l’obscur

    par Angèle Paoli

    Françoise Ascal, Des voix dans l’obscur
    Editions Æncrages & Co, Collection Ecri(peind)re, 2015.
    Dessins de Gérard Titus-Carmel.



    Lecture d’Angèle Paoli



    LA VOIX TÉNUE DE LA JOIE




    « Se peut-il que le mot joie disparaisse du vocabulaire humain ? », interroge Françoise Ascal. À la lecture de son dernier recueil, Des voix dans l’obscur, réflexion sur les tragédies qui saignent notre monde et mettent à vif la sensibilité de la poète, la tentation est de répondre : oui. Car les morts de Françoise Ascal sont innombrables, qui l’assaillent sans crier gare. Que faire de toutes ces voix ? Sinon écrire :

    « j’écris pour m’extraire de leurs songes

    rejoindre les vivants ».

    Même « absentes », les voix sont coriaces têtues tenaces, qui manifestent leur présence, tentent une percée dans la chair vive, jusque sous la peau de la poète :

    « ce sont mes bourreaux

    mes aimés »,

    écrit-elle, et l’on comprend en lisant les poèmes de ce recueil que la poète vit avec ses ombres dans le partage d’un espace qui la divise, prise entre affection pour ces fantômes siens qui l’habitent et désir de s’en détacher pour vivre enfin sa vie de vivante. Les morts de Françoise Ascal sont tribus, silhouettes sans visage, parfois venues de très loin, d’un « lointain intérieur » dont les frontières se dissolvent. D’où venus au juste et combien ? De sorte que se superposant aux voix anciennes les voix d’aujourd’hui effacent les « voix d’amont », les entraînant ainsi dans une mort nouvelle  :

    « les voix d’amont sont devenues inaudibles

    mortes ? »

    Les voix sont là qui trépignent pour l’assaillir tout entière, griffures qui s’agrippent, laissant de leur passage une empreinte semblable aux traces dessinées par Gérard Titus-Carmel pour accompagner ce recueil. La poète interroge. Elle questionne ses semblables, les interpelle avec insistance ; elle prend à partie ses contemporains, investis comme elle sans doute de la présence obsédante des morts :

    « vous-mêmes       vous connaissez       dites-moi quand et comment dites-moi à quel instant les autres tous les autres sortent de votre peau quittent votre cerveau vos pensées vos émotions vos muscles votre souffle à quel instant s’apaise assez le fracas ordinaire pour qu’un vent de solitude caresse votre visage à quel instant vous parvenez à vous détacher de la ronde au point de vous croire seul »

    Comment faire pour rejoindre un espace de solitude alors même que les voix se manifestent, exigeantes, sans laisser place au répit ? Au milieu du vacarme des voix, celui des morts d’antan mêlé aux voix sans bouche des cadavres d’aujourd’hui comment distinguer ce qui appartient en propre à la poète ?

    « est-ce que quelque chose est à moi ici dans ce cachot dévasté du XXIe siècle »

    Les maux d’une humanité exsangue, « sac de misérables créatures jetées entre ciel et terre », absorbent jusqu’à la moindre parcelle d’un moi défait, composition hybride dont il est devenu impossible de se retrancher, ne serait-ce qu’un instant :

    « est-ce que j’existe moi qui mâche les mots chaque nuit les miens les vôtres et suis sommée de veiller jusqu’au matin »

    À cette inquiétude vient s’ajouter la vision cauchemardesque d’un mur insaisissable incompréhensible qui ne cesse de s’élever, toujours plus imposant, qui enserre toujours davantage, s’immisce s’insinue jusque sous les pores de la peau :

    « il occupe la chair avec ses moellons d’angoisse ses cailloux-caillots ses os poussiéreux ses morts décomposés ses cris rentrés ses silences délétères ses fondations toujours plus profondes toujours plus envahissantes »

    « se peut-il qu’il soit illimité », s’alarme Françoise Ascal.

    Pourtant ces voix qui sont légions et qui l’habitent, la poète les écoute. Elles cachent en elles d’autres voix plus imperceptibles, qui veillent sur le monde. La poète guette. Elle se penche à la margelle du puits. Elle laisse affluer vers elle tous ces murmures qui montent. Prise dans les litanies infinies des morts, bercée par leurs longues mélopées, elle adopte pour épouser leur rythme intarissable, une écriture sans ponctuation, faisant naître sous ses mots une sorte de lallation ininterrompue qu’il faut lire sans reprendre son souffle, en épousant son flux. Seuls les blancs entre les strophes permettent de reprendre haleine mais c’est pour mieux saisir ce qui dans la langue de la poète berce notre propre voix intérieure, sensible aux allitérations aux répétitions aux analogies phoniques ainsi qu’à une cadence très personnelle. La poète compose une succession de tableaux, observations d’après nature : vaches myrtilles taupes. Partout elle cherche « la joie, la joie spacieuse/ou son reflet ou son écho/son mirage ». Mais toujours sa quête du vivant la ramène à la mort innombrable :

    « les morts sont plus nombreux que les vivants grenouilles scarabées vaches hommes femmes couleuvres enfants fourmis vieillards merles amibes millénaire après millénaire le tas des morts prospère… »

    Dès lors que la mort enserre de toutes parts, que faire ? Que faire sinon poser « des mots-sutures sur ce qui souffre ». Mais « les mots eux-mêmes blanchissent/la terre seule persiste à saigner ». Et la tentation est grande de céder à « l’effacement la disparition l’oubli ». Dans cette optique, Françoise Ascal semble privilégier la mort par les plantes :

    « plutôt confier tes nuits aux pavots plutôt avaler des colchiques mâcher de la datura te rouler dans la belladone »

    Une voix autre cependant se fait entendre. Une voix imprévue et ténue :

    « comme un fil d’Ariane une voix portée par les effluves d’un jasmin d’hiver », celle-là même qui appelle la poète et lui glisse la note de joie que nous espérons tant. Plus que jamais sans doute :

    « la vie est ronde

    l’avenir attend ton retour ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Ascal desvoixdanslobscur





    FRANÇOISE ASCAL


    Francoise Ascal par Michel Durigneux
    Ph. © Michel Durigneux




    ■ Françoise Ascal
    sur Terres de femmes


    [longtemps j’ai mâché | vos grains de grès](extrait d’Entre chair et terre)
    [Carnet, 2004] (extrait d’Un bleu d’octobre)
    [Carnet, 2011] (autre extrait d’Un bleu d’octobre)
    [tu aurais voulu l’oublier] (extrait de Des voix dans l’obscur)
    Levée des ombres (lecture d’AP)
    Lignées (lecture d’AP)
    [Je ferme les yeux et laisse le mot venir] (extrait de Lignées)
    Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Mille étangs
    L’Obstination du perce-neige et Variations-prairie (lectures d’AP)
    Rouge Rothko
    16 juillet 1796 | Françoise Ascal, La Barque de l’aube | Camille Corot
    5-10 août 2017 | Françoise Ascal, L’Obstination du perce-neige




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Poezibao)
    une recension de Des voix dans l’obscur par Isabelle Lévesque
    → (sur le site de la mél)
    une fiche bio-bibliographique sur Françoise Ascal
    le site des éditions Æncrages & Co





    Retour au répertoire du numéro de décembre 2015
    Retour à l’ index des auteurs
    Retour à l’ index des « Lectures d’Angèle »

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Françoise Ascal | [tu aurais voulu l’oublier]



    [TU AURAIS VOULU L’OUBLIER]



    Tu aurais voulu l’oublier
    ou ne jamais l’entendre
    mais tu tendais l’oreille stationnais près de la margelle guettais malgré l’interdit

    tu guettes encore

    tu ne veux pas manquer le moindre de ses murmures mélopées sanglots litanies bercements tout cela qui vacille dans l’ombre de jour comme de nuit tout cela qui coule et roule dans sa voix secrète sa voix d’eau souterraine sa voix cachée retirée du monde mutique volontaire campée dans un refus de forêt noire non pas de pacte avec la lumière pas d’étreinte avec le bleu du ciel toujours elle veillera le malheur

    elle n’entend pas les vivants qui l’appellent elle a quitté leur table depuis longtemps elle est avec eux les morts ses morts pour eux seuls sa langue se délie elle leur parle les rassure ils sont nombreux ne vieillissent pas à celui en tenue de soldat elle confie qu’elle ne tardera pas à cet autre elle chant une comptine

    tu cherches les morts tu te demandes si toi aussi tu as des morts partout dans la maison tu les cherches les siens les tiens tu crois les apercevoir entre les cloisons ajourées de la grange les surprendre dans le craquement du plancher il leur arrive de te frôler quand tu t’attardes dans les friches un soir de lune tu les devines terrés au fond du puits

    est-ce que les morts parlent
    tu lances tes mots dans l’énigme la peur te répond
    la peur trace des cercles au centre tu perds ton nom

    tu aurais aimé l’oublier
    ou ne jamais l’entendre
    mais tu guettes encore

    tu ne l’entends plus

    elle est devenue ton ombre



    Françoise Ascal, Des voix dans l’obscur, Éditions Æncrages & Co, Collection Ecri(peind)re, 2015, s.f. Dessins de Gérard Titus-Carmel.







    Ascal desvoixdanslobscur





    FRANÇOISE ASCAL


    Francoise Ascal par Michel Durigneux
    Ph. © Michel Durigneux
    Source





    ■ Françoise Ascal
    sur Terres de femmes


    [longtemps j’ai mâché | vos grains de grès](extrait d’Entre chair et terre)
    [Carnet, 2004] (extrait d’Un bleu d’octobre)
    [Carnet, 2011] (autre extrait d’Un bleu d’octobre)
    Des voix dans l’obscur (note de lecture d’AP)
    Levée des ombres (note de lecture d’AP)
    Lignées (note de lecture d’AP)
    [Je ferme les yeux et laisse le mot venir] (extrait de Lignées)
    Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli (note de lecture d’Isabelle Lévesque)
    Mille étangs
    L’Obstination du perce-neige et Variations-prairie (lectures d’AP)
    Rouge Rothko
    16 juillet 1796 | Françoise Ascal, La Barque de l’aube | Camille Corot
    5-10 août 2017 | Françoise Ascal, L’Obstination du perce-neige




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la mél)
    une fiche bio-bibliographique sur Françoise Ascal
    le site des éditions Æncrages & Co





    Retour au répertoire du numéro d’octobre 2015
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Françoise Ascal | Philippe Bertin, Levée des ombres

    par Angèle Paoli

    Françoise Ascal, Levée des ombres,
    Éditions Atelier Baie, 2013.
    Photographies de Philippe Bertin.



    Lecture d’Angèle Paoli




    ANIANE, DU MAUVE SANG AUX PREMIÈRES VIOLETTES




    Tramée sur la page de faux-titre, mêlée à une écriture manuscrite fine où il est possible de déchiffrer quelques symboles et formules mathématiques —

    1re leçon – Mesure des temps —

    une clé, rattachée à une corde en fibres naturelles.

    Au-dessus se détache le titre de l’ouvrage : Levée des ombres. Signé par Françoise Ascal pour le texte courant, l’ouvrage est jalonné de photographies de Philippe Bertin.

    Dès la première de couverture, les ombres sont annoncées par un montage de deux photographies juxtaposées. L’une à dominante de couleur proche du magenta (mauve saturé de sang : « émeraude, fuchsia, noir corbeau | acrylique fauve d’un siècle flashy »), l’autre vert vif. À l’intérieur de l’ouvrage, les photos sont tout pareillement mises en page : la mauve à gauche, la verte à droite. Les photos de droite sont exemptes de personnages. Univers déserté par le temps et par les hommes. Corridors, cellules, murs avec tags et graffitis, lavabos ébréchés, tapisseries décollées, escaliers avec rampe, bureau et tiroirs vides. En lisant la préface de Françoise Ascal, on apprend qu’il s’agit de photos prises à l’infrarouge par Philippe Bertin en 2011 ; tandis que les clichés en mauve, animés de personnages, sont en réalité des négatifs qui remontent 80 ans en arrière. On y voit des hommes au travail, debout devant d’énormes métiers à tisser ; d’autres dans des ateliers, aux machines, à la cantine, aux douches, dans les salles de classe ou dans une salle de théâtre. Toujours sous surveillance. On y voit plus loin, confortablement installé dans un fauteuil et trônant dans un salon luxueux, un « patron »/« un directeur », entouré de portraits-médaillons. Deux mondes coexistent dans le même espace, deux mondes antagoniques qui jamais ne se rencontrent. Celui du monde libre et celui du monde carcéral.

    La juxtaposition de ces photos étranges intrigue. Les photos en elles-mêmes, surréelles, dérangent. Passé et présent semblent se souder, du mauve au vert vif. Ou du vert vif au mauve. Dans une même déchirure. Dans une même souffrance. Une même douleur qui abolit l’espace-temps. Ouvrage-diptyque où textes et photos se répondent en contrepoint. Progressivement, le lecteur, attentif à suivre les traces, traverse ce lieu. Revient en arrière. Passe et repasse, d’un texte à l’autre, d’un diptyque photographique à l’autre. Voyage improbable dans un même lieu qui a inspiré aux deux artistes ce travail de remontée du temps. Nous sommes à Aniane, dans une abbaye bénédictine fondée en 782 par Witiza, futur saint Benoît d’Aniane. Qui pourrait s’en douter ?

    Dans sa préface, Françoise Ascal évoque le passé historique de l’abbaye, depuis sa fondation au cours du Haut Moyen Âge jusqu’à l’année 2012, date de l’acquisition par la Communauté de Communes de la Vallée de l’Hérault de cet ensemble architectural, classé depuis 2004 au titre des Monuments Historiques. Entre ces deux dates butoir, l’abbaye a traversé les âges et connu bien des vicissitudes et bien des reconversions. Devenue filature de coton en 1810, puis centrale de détention pour adultes en 1845 (elle appartient alors au ministère de la Justice), elle devient en 1885 une colonie pénitentiaire pour mineurs délinquants.

    Lieu de mémoire hanté par l’histoire de l’enfermement, l’ouvrage duel de Françoise Ascal et de Philippe Bertin interroge les murs de cet espace de détention, soulevant les strates historiques qui le constituent, afin que se lèvent les ombres, afin que se libère le silence qui pèse entre les pierres. Prenant appui sur des documents d’archives ainsi que sur des négatifs d’époque, textes et photos s’en détachent cependant pour laisser libre cours aux images et à l’émotion que suscite l’emprise d’un tel lieu.

    Daté du 8 novembre 2011, le texte de Françoise Ascal s’ouvre par un poème qui ancre l’écriture dans un présent immobile, figé dans son labyrinthe de pierres écaillées. Il faut secouer ce qui oppresse, se dégager de la pesanteur de l’atmosphère pour pouvoir affronter la descente dans les « plis » de l’histoire. Et d’une histoire de la réclusion. Abbaye/Filature/Prison. Mais la langue se dérobe et les mots manquent. Comment faire surgir les vies qui ont peuplé cette ville autarcique sous haute surveillance ? Comment aller au cœur de ce qui a été vécu ? Enfermement, asservissement, rabaissement de l’humain ? Que disent les murs délabrés, les enfilades de couloirs, les « cages à poule » grillagées suspendues destinées à punir les récalcitrants, les niches, les cloisons, les lourdes portes ?

    Descendre encore plus loin, gratter plus avant, creuser au-delà des documents d’époque, pour tenter de comprendre à quelle existence se trouvait assujettie la « racaille » d’alors, dont la société se débarrassait à bon compte en toute bonne conscience.

    « Il faut soumettre l’enfant, s’il continue à fauter, c’est que la discipline n’est pas suffisante », est-il déclaré, en 1890, au cours d’un congrès sur les colonies pénitentiaires. Comment se protéger du « péril jeune », sinon en mettant à l’écart Apaches, Blousons noirs et autres délinquants ? Sinon en les pliant sous la férule, sous une discipline de fer. École, Discipline, Travail, lit-on sur l’arcade de la salle de théâtre.

    En 1889, 515 jeunes colons sont enclos dans 18 000 m2. Une « ruche monstrueuse ». Dans la nuit de Noël 1898, la ruche explose. Mutineries, rébellion, évasions qui se soldent par une répression.

    Françoise Ascal s’insurge contre les violences qui toujours resurgissent à l’identique, d’une époque à l’autre, sous des terminologies différentes. La nouvelle génération de scientifiques qui s’ingénient à mettre au point in utero des techniques de dépistage des criminels en herbe, la révulse. L’ombre maléfique du docteur Lombroso plane sur le rapport Bockel. Le visage terrifiant du monstre vert surgit sous l’œil du photographe. Le masque de la mort impose le sien aux vivants.

    Curieuse révolution que celle qu’a connue l’abbaye de Benoît d’Aniane. Conçue pour la lumière et pour la spiritualité, elle a basculé dans l’ombre et y a perdu son âme. Ainsi, au-delà de la misère qui griffe les murs, la poète interroge le passé religieux de l’enceinte bénédictine. À quelle vie les moines reclus dans les cellules ont-ils été conviés sinon à une vie soumise à l’acédie ?

    Et ce lieu, qui aurait dû être celui de la prière et de l’amour, s’est mué, en cours de route, en repaire de haine. Une haine « souterraine » qui


    « soudain explose

    frappe, enflamme, consume

    calcine

    chair et cœur ».


    Ailleurs, Françoise Ascal martèle par le rythme des vers, par les répétitions et par les anaphores, ce qui la hante la bouleverse la révolte :


    « Tags sur les mondes blancs de notre amnésie, de nos abandons,

    sur les tabous, les absences, les silences


    Tags sur les “plus jamais ça”

    renaissant sans cesse


    Tags

    entre ronces et barreaux

    sur le carrelage d’une ancienne infirmerie


    Tags à la place du sang qu’on ne

    verra pas ».



    Et le poème, dans tout cela ? Quel rôle peut-il jouer ? Quelle vérité peut-il transmettre ? Sans doute aucune… mais aussi tant d’autres. Son rôle de levier est modeste. Mais peut-être ouvre-t-il la voie aux poèmes à venir. Celui de Françoise Ascal « s’enracine dans une abbaye dévastée, une fabrique oubliée, une prison désaffectée, un éphémère centre de rétention… ». Il prend place parmi d’autres témoignages (d’ethnologues, d’historiens, de mémorialistes) qui se stratifient dans le silence. Mais le poème est là. Il résiste et il tient tête. Il agit subrepticement. De cette présence subreptice est né l’espoir. Un matin. Un beau matin de printemps. Des enfants ont fait irruption, réveillant de leurs cris et gambades les ombres ensevelies. À la manière de Prévert, ils ont inventé des listes « insolites », lancé des mots à la volée, réinventé la vie.



    « Ce matin-là, il suffisait de se pencher sur l’herbe que foulaient les grappes d’enfants pour découvrir, discrète entre les tiges, la poussée irrépressible des premières violettes. »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Françoise Ascal, Levée des ombres



    FRANÇOISE ASCAL


    Francoise Ascal par Michel Durigneux
    Ph. © Michel Durigneux
    Source





    ■ Françoise Ascal
    sur Terres de femmes


    [longtemps j’ai mâché | vos grains de grès](extrait d’Entre chair et terre)
    [Carnet, 2004] (extrait d’Un bleu d’octobre)
    [Carnet, 2011] (autre extrait d’Un bleu d’octobre)
    Des voix dans l’obscur (note de lecture d’AP)
    Lignées (note de lecture d’AP)
    [Je ferme les yeux et laisse le mot venir] (extrait de Lignées)
    [tu aurais voulu l’oublier] (extrait de Des voix dans l’obscur)
    Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli (note de lecture d’Isabelle Lévesque)
    L’Obstination du perce-neige et Variations-prairie (lectures d’AP)
    Rouge Rothko
    Mille étangs
    16 juillet 1796 | Françoise Ascal, La Barque de l’aube | Camille Corot
    5-10 août 2017 | Françoise Ascal, L’Obstination du perce-neige




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la mél)
    une fiche bio-bibliographique sur Françoise Ascal





    Retour au répertoire du numéro de novembre 2013
    Retour à l’ index des auteurs
    Retour à l’ index des « Lectures d’Angèle »

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Françoise Ascal, Lignées

    par Angèle Paoli

    Françoise Ascal, Lignées,
    Æncrages & Co, Collection Ecri(peind)re, 2012, s. f.
    Dessins de Gérard Titus-Carmel.



    Lecture d’Angèle Paoli



    Lignees







    UN RÊVE MINÉRAL



    Marche à travers la forêt obscure des signes, Lignées est l’énigme d’une vie immémoriale, semée de figures sans visages. La narratrice/la poète, semblable à celles qu’accueillent les fougères, pétrie de froid ou de peur, chemine vers les lointaines collines du « grand est » originel, inaccessible et rêvé. En lisière de la quête se vit/se dit le manque. Manquent la lumière et l’air, « la solitude et son vertige », « la mystérieuse banalité offerte à fleur de terre ». « Une vie entière à poursuivre la lumière, est-ce raisonnable ? », interroge Françoise Ascal. Manque, dès avant la naissance, la matrice douce d’une mère aimante. Au cœur de l’écriture, arrimée à la noirceur de la naissance, gît l’enfance confisquée. « Froidure/effroi » dominent, même si le parfum mentholé de la lumière ruisselle parfois dans le cresson. Comment se désengluer « du sans-forme du sans-fond » et retrouver la pureté du silex ? Comment rejoindre la passe, en franchir les eaux sombres, et, du doigt, soudain, toucher « l’or de l’énigme » ?

    En quête d’une histoire et d’un passé, en quête surtout d’une issue lumineuse, Françoise Ascal fait lever sa lignée. Au fil des pas et des pages, une « ancêtre bienveillante », des tisseuses de chanvre « aux mains usées par le fil », des mineurs forant des trous dans le noir, des serfs et des « faneuses de juillet », accompagnent la poète dans son cheminement. Dans la lignée manque la mère, dont ne demeure que la « Mémoire ombilicale en forme de laisse », manquent les hommes « tous avalés par l’horizon un premier août 1914 aux environs de 16 heures. » Comme dans certains contes nordiques, au cœur même de l’épaisse noirceur, survient une marraine à « voix de sirène », qui scande à l’oreille de la marcheuse de mystérieuses formules pour lui montrer la voie : « Tire, tire comme sur un fil de soie, dit-elle. Arrondis ton geste et tire délicatement. »… « Respire, dit-elle, laisse faire le souffle. » Écartant ronces et salamandres, secouant les scolopendres qui s’agitent dans sa chevelure, la narratrice se fraie un chemin parmi les obstacles. « Je cherche le passage », écrit-elle.

    Plus près de nous, du côté de l’écriture, Montaigne-le-vif et René Crevel ― cerveau de viande qui fait mal ―, « en visite » sous sa peau, sèment leurs signes. Les frontières s’effacent un instant mais les questions demeurent, paumes ouvertes sur le vide. Plus proche encore et plus présent, Arthur Rimbaud-le voyant. Les poèmes en prose de Françoise Ascal s’inscrivent dans la lignée du poète « aux semelles de vent ». L’enfant se voudrait magicienne, capable de traverser la vitre, « d’entendre ruisseler la lumière » et d’atteindre enfin la clarté. Mais la réalité est autre. Les eaux de la naissance et de la mort se rejoignent. Entre sexe et sang, intimement mêlés, Eros et Thanatos noient le rêve de l’exploratrice dans la même soue.

    « Un goût de sang emplit ta bouche. Le bleu du ciel a deux trous rouges au côté droit ».

    À travers les poèmes des épreuves ― « Je dois courir vers le puits, écouter encore et encore le chant de la poulie qui se fige » ―, face au rien qui enveloppe toute chose et tout être, surgissent le mot et sa cohorte exigeante de verbes, d’adjectifs, de rythmes et de scansions (3/2/3/2), ses images d’herbes folles et ses tiges plantées à même le crâne. Dans l’univers d’inexistence de la poète, c’est un univers foisonnant qui lève, corps et plantes, graminées et chiendent, « paumes pleines de syllabes rouges encore vivantes ». Gonflé de « sève obscure », taillant à vif, le mot se fraie un passage, s’anime, se forge une présence, s’immisce dans la brèche. Il prend corps dans le corps de l’absente ― absente à elle-même. Le rythme s’accélère, emplit la page d’une respiration forte que les dessins de Gérard Titus-Carmel accompagnent, forêt dense, entre le noir et les ocres. Le mot s’insinue « sous les pores de la peau », force les cavités et les résistances.

    « Il ne faut pas avoir peur, pas reculer, texte/peau même combat pour la vie, pour l’expansion dans la lumière… », confie la poète.

    Sous « la nostalgie de silex », le « rêve minéral » peut enfin s’accomplir.



    Angèle Paoli

    D.R. Texte angèlepaoli






    ________________________________
    Le Prix du Poème en Prose Louis-Guillaume 2014 a été décerné à Françoise Ascal pour le recueil Lignées.






    Lignees_2





    FRANÇOISE ASCAL


    Francoise Ascal par Michel Durigneux
    Ph. © Michel Durigneux
    Source





    ■ Françoise Ascal
    sur Terres de femmes


    [longtemps j’ai mâché | vos grains de grès](extrait d’Entre chair et terre)
    [Carnet, 2004] (extrait d’Un bleu d’octobre)
    [Carnet, 2011] (autre extrait d’Un bleu d’octobre)
    Des voix dans l’obscur (lecture d’AP)
    [Je ferme les yeux et laisse le mot venir] (extrait de Lignées)
    Levée des ombres (lecture d’AP)
    [tu aurais voulu l’oublier] (extrait de Des voix dans l’obscur)
    Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Mille étangs
    L’Obstination du perce-neige et Variations-prairie (lectures d’AP)
    Rouge Rothko
    16 juillet 1796 | Françoise Ascal, La Barque de l’aube | Camille Corot
    5-10 août 2017 | Françoise Ascal, L’Obstination du perce-neige




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Un nécessaire malentendu)
    un autre extrait de Lignées
    → (sur le site de la mél)
    une fiche bio-bibliographique sur Françoise Ascal
    → (sur le blog de Jacques Josse)
    une note de lecture sur Lignées





    Retour au répertoire du numéro de septembre 2012
    Retour à l’ index des « Lectures d’Angèle »
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Françoise Ascal | [Je ferme les yeux et laisse le mot venir]



    [JE FERME LES YEUX ET LAISSE LE MOT VENIR]



    Je ferme les yeux et laisse le mot venir, le mot qui bouge sous ma plante de pied, le mot que je froisse à chaque pas mais qui se redresse toujours, graminée têtue, chiendent de consolation. Le mot grimpe jusqu’à ma main qui ne le voit pas mais le saisit,  sans rien demander,  sans connaître son sens et son sort, ce qui l’attend dans le blanc de la page – un faux blanc, toujours maculé de vestiges, de couches de signes décomposés, de mains coupées dans la marge, paumes  pleines  de syllabes rouges encore vivantes. Le mot exige, parle haut. Le maître-mot veut ma gorge pour battre,  ma bouche pour mordre, il cherche le réel, éperdument, mais ne sait où le rejoindre. Baudruche. Il s’enfle,  hisse sa sève obscure,  cherche la brèche ou le geste pour fendre le silence,  l’éventrer, en deux comme fruit trop mûr, noyau à l’air, abricot  doré,  essence  et  substance  mêlées,   chair du monde.



    Françoise Ascal, Lignées, Æncrages & Co, Collection Ecri(peind)re, 2012, s. f. Dessins de Gérard Titus-Carmel.






    Françoise Ascal, Lignées





    FRANÇOISE ASCAL


    Francoise Ascal par Michel Durigneux
    Ph. © Michel Durigneux
    Source





    ■ Françoise Ascal
    sur Terres de femmes


    [longtemps j’ai mâché | vos grains de grès](extrait d’Entre chair et terre)
    [Carnet, 2004] (extrait d’Un bleu d’octobre)
    [Carnet, 2011] (autre extrait d’Un bleu d’octobre)
    Des voix dans l’obscur (lecture d’AP)
    Lignées (lecture d’AP)
    Levée des ombres (lecture d’AP)
    [tu aurais voulu l’oublier] (extrait de Des voix dans l’obscur)
    Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Mille étangs
    L’Obstination du perce-neige et Variations-prairie (lectures d’AP)
    Rouge Rothko
    16 juillet 1796 | Françoise Ascal, La Barque de l’aube | Camille Corot
    5-10 août 2017 | Françoise Ascal, L’Obstination du perce-neige




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Le chant des mots)
    une note de lecture sur Lignées de Françoise Ascal, par Frédérique Germanaud
    → (sur remue.net)
    une note de lecture sur Lignées de Françoise Ascal, par Jacques Josse
    → (sur le site de la mél)
    une notice bio-bibliographique sur Françoise Ascal





    Retour au répertoire du numéro d’août 2012
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes