Étiquette : Frederic Prokosch


  • 11 septembre 1599 | Exécution de Béatrice Cenci

    Éphéméride culturelle à rebours




         Le 11 septembre 1599 sont exécutés, à Rome, Jacques et Béatrice Cenci (ainsi que leur belle-mère Lucrèce Petroni Cenci), accusés de parricide.







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    Portrait de Béatrice Cenci
    (pendant longtemps attribué à Guido Reni, ce portrait
    est le plus souvent attribué aujourd’hui à Elisabetta Sirani, v. 1662)
    Galleria Nazionale d’Arte Antica, Rome







    EXTRAIT I

    (Stendhal, Chroniques italiennes)





    HISTOIRE VÉRITABLE
    de la mort de Jacques et Béatrix Cenci, et de Lucrèce Petroni Cenci, leur belle-mère, exécutés pour crime de parricide, samedi dernier 11 septembre 1599, sous le règne de notre saint père le pape, Clément VII, Aldobrandini.


        La vie exécrable qu’a toujours menée François Cenci, né à Rome et l’un de nos concitoyens les plus opulents, a fini par le conduire à sa perte. Il a entraîné à une mort prématurée ses fils, jeunes gens forts et courageux, et sa fille Béatrix qui, quoiqu’elle ait été conduite au supplice à peine âgée de seize ans (il y a aujourd’hui quatre jours), n’en passait pas moins pour une des plus belles personnes des Etats du pape et de l’Italie tout entière. La nouvelle se répand que le signor Guido Reni, un des élèves de cette admirable école de Bologne, a voulu faire le portrait de la pauvre Béatrix, vendredi dernier, c’est-à-dire le jour même qui a précédé son exécution. Si ce grand peintre s’est acquitté de cette tâche comme il a fait pour les autres peintures qu’il a exécutées dans cette capitale, la postérité pourra se faire quelque idée de ce que fut la beauté de cette fille admirable. Afin qu’elle puisse aussi conserver quelque souvenir de ses malheurs sans pareils, et de la force étonnante avec laquelle cette âme vraiment romaine sut les combattre, j’ai résolu d’écrire ce que j’ai appris sur l’action qui l’a conduite à la mort, et ce que j’ai vu le jour de la glorieuse tragédie.
        Les personnes qui m’ont donné mes informations étaient placées de façon à savoir les circonstances les plus secrètes, lesquelles sont ignorées dans Rome, même aujourd’hui, quoique depuis six semaines on ne parle d’autre chose que du procès des Cenci. J’écrirai avec une certaine liberté, assuré que je suis de pouvoir déposer mon commentaire dans des archives respectables, et d’où certainement il ne sera tiré qu’après moi. Mon unique chagrin est de devoir parler, mais ainsi le veut la vérité, contre l »innocence de cette pauvre Béatrix Cenci, adorée et respectée de tous ceux qui l’ont connue, autant que son horrible père était haï et exécré. […]
        On avait dressé sur la place du pont Saint-Ange un grand échafaud avec un cep et une mannaja (sorte de guillotine). Sur les treize heures (à huit heures du matin), la compagnie de la Miséricorde apporta son grand crucifix à la porte de la prison. Giacomo Cenci sortit le premier de la prison ; il se mit à genoux dévotement sur le seuil de la porte, fit sa prière et baisa les saintes plaies du crucifix. Il était suivi de Bernard Cenci, son jeune frère, qui, lui aussi, avait les mains liées et une petite planche devant les yeux. La foule était énorme, et il y eut du tumulte à cause d’un vase qui tomba d’une fenêtre presque sur la tête d’un des pénitents qui tenait une torche allumée à côté de la bannière. […]
        La signora Lucrèce, en sa qualité de veuve, portait un voile noir et des mules de velours noir sans talons selon l’usage.
        Le voile de la jeune fille était de taffetas bleu, comme sa robe; elle avait de plus un grand voile de drap d’argent sur les épaules, une jupe de drap violet, et des mules de velours blanc, lacées avec élégance et retenues par des cordons cramoisis. Elle avait une grâce singulière en marchant dans ce costume, et les larmes venaient dans tous les yeux à mesure qu’on l’apercevait s’avançant lentement dans les derniers rangs de la procession. […]
        Béatrix Cenci, qui inspirera des regrets éternels, avait justement seize ans; elle était petite; elle avait un joli embonpoint et des fossettes au milieu des joues, de façon que, morte et couronnée de fleurs, on eût dit qu’elle dormait et même qu’elle riait, comme il lui arrivait fort souvent quand elle était en vie. Elle avait la bouche petite, les cheveux blonds et naturellement bouclés. En allant à la mort ces cheveux blonds et bouclés lui retombaient sur les yeux, ce qui donnait une certaine grâce et portait à la compassion.
        Giacomo Cenci était de petite taille, gros, le visage blanc et la barbe noire ; il avait vingt-six ans à peu près quand il mourut.
        Bernard Cenci ressemblait tout à fait à sa sœur, et comme il portait les cheveux longs comme elle, beaucoup de gens, lorsqu’il parut sur l’échafaud, le prirent pour elle.
        Le soleil avait été si ardent, que plusieurs des spectateurs de cette tragédie moururent dans la nuit, et parmi eux, Ubaldino Ubaldini, jeune homme d’une rare beauté et qui jouissait auparavant d’une parfaite santé. Il était frère du signor Renzi, si connu dans Rome. Ainsi les ombres des Cenci s’en allèrent bien accompagnées. […]


    Stendhal, Les Cenci in Chroniques italiennes, Garnier-Flammarion, 1977, pp. 246-247-263-264-267-268.






    EXTRAIT II

    (Frederic Prokosch, Béatrice Cenci)




    L’échafaud

    XL

    I



        Ce 11 septembre 1599, à neuf heures et demie, les représentants de la justice se rendirent à la prison de Tordinona. La journée s’annonçait radieuse : des nuages duveteux voguaient dans le ciel, le picotement de l’automne se laissait deviner, les feuilles dansaient sur le Janicule et des flocons d’écume galopaient sur le Tibre.
        La ville entière était en effervescence. Les campagnards descendaient en hâte des montagnes vers le dédale des petites rues qui bordaient la rivière. Les marchands de poissons couvraient leurs étalages, les cabaretiers et les bouchers fermaient boutique, tous les commerçants se bousculaient dans les ruelles. Un lot de tailleurs et de charpentiers, de bonnetiers et d’orfèvres, de vanniers et de selliers se précipitaient vers la place Saint-Ange.
        Un long cortège s’était formé aux abords de la prison de Tordinona et deux charrettes attendaient devant la porte. Celle-ci s’ouvrit enfin. La foule poussa un grand soupir.
        Deux moines en robes noires et en capuchons rabattus parurent sur le seuil et s’y arrêtèrent longuement. Les spectateurs se mirent à murmurer.
        ― Que font-ils ? cria un impatient.
        ― C’est un scandale ! lança un autre.
        ― Chut! Fit une voix puissante. Les voilà!
        L’aumônier et le servant sortirent de la prison, portant les effigies encadrées d’or de la Crucifixion. Et, derrière eux, Giacomo émergea de l’ombre, suivi de Bernardo. La tête baissée, le pas saccadé, ils avancèrent. Alors, une émotion peureuse étreignit la foule. […]




    II



         […] Lucrèce et Béatrice, toutes deux en noir, apparurent sur le seuil. Lucrèce sanglotait, tête baissée. Béatrice, au contraire, fixait les yeux sur le crucifix qu’un des frères tenait devant elle. Sans jeter un regard à la charrette où Giacomo était agenouillé, elles montèrent dans celle du bourreau, Lucrèce d’abord, puis Béatrice, flanquées chacune par deux confortatori. Le cortège se remit en mouvement, les psaumes reprirent, les roues grincèrent sur une tonalité lugubre. L’assistance parut frappée d’un coup de massue.
        ― Tu as vu sa figure ? chuchota Bastiana, les joues ruisselantes de larmes ;
        ― Elle avait une vision! fit Pasquale. Elle était plus belle que jamais !
        ― Pauvre chère demoiselle… balbutia la servante. Elle n’est pas coupable, j’en suis sûre.
        ― Allons voir, reprit le marmiton. Il y aura un miracle. Dieu la sauvera.
        Mêlant leurs cris, leurs gémissements à ceux des autres, ils se joignirent à la procession qui s’écoulait dans les rues étroites du quartier de la Via Monserrato. Ils passèrent ainsi devant le Banchi Vecchi et descendirent la Via San Celso. Là, les portes et les fenêtres, les toitures elles-mêmes étaient noires de gens affligés. La fureur populaire montait. Les murmures devinrent des récriminations. Les dames agitaient des mouchoirs mouillés de larmes ; au passage des juges, elles brandirent le poing. Les hommes commencèrent à grommeler :
        ― À bas Moscato!
        ― À mort Moscato!
        D’autres protestèrent contre le gouverneur et le cardinal Aldobrandini. Certains même s’en prirent à mots couverts, mais avec passion, à la personne de Sa Sainteté. Comme un gros torrent boueux, la foule s’écoula derrière les officiels. Mendiants en guenilles, pègre et gitans grossissaient les rangs du cortège. Les balcons des beaux palais étaient remplis de dames de la noblesse : les princesses Orsini, les Bolognetti, les Sforza. Certaines pleuraient, d’autres observaient d’un air froid et réprobateur.
        Les nuages se dissipèrent, l’air perdit sa vivacité et, à mesure que le soleil monta, une chaleur étouffante tomba sur la cité. Il était près de midi quand les charrettes arrivèrent en cahotant devant les anges de marbre du pont Saint-Ange.


    Frederic Prokosch, Béatrice Cenci, Éditions Gallimard, 1957 ; Collection L’Imaginaire, 2002, pp. 375-376-377-378-379. Traduit de l’américain par Henriette de Sarbois.



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  • 5 février 1972 | Mort de Marianne Moore

    Éphéméride culturelle à rebours



        Le 5 février 1972 meurt à New York la poète Marianne Moore, née le 15 novembre 1887 à Kirkwood (Missouri).






    Marianne_moore_1
    Source






                                                         SON BOUCLIER


    Le torque-épine ou porc piquant
               (le porc hérissé appelé à tort hérisson) avec tous ses tranchants dehors,
           échidné et échinoderme en manteau
    de fourrure d’épines de pelote d’épingles, le porc épineux ou porc-épic,
               le rhinocéros au museau cornu ―
           tout est paré pour la bataille.

    La fourrure de porc n’ira pas, je me
               ceindrai de peau de salamandre comme Jean Presbyteros*.
           Un lézard au cœur des flammes, un brandon
    qui est la vie, aux yeux d’asbeste**, aux oreilles d’asbeste, au pelage tatoué
               et au cochon permanent sur
           le cou-de-pied ; il peut résister au

    feu et ne se noiera pas. Dans son
               pays inconquérable au sobre enthousiasme,
           l’or était si banal que nul ne s’y intéressait ; la cupidité
    et la flatterie étaient inconnues. Bien que des rubis gros comme des balles
               de tennis s’agrégeassent dans les ruisseaux de sorte
           que la montagne semblait saigner,

    la salamandre
               inextinguible ne se faisait appeler que presbytère. Son bouclier
    était son humilité. En manteau de lin
    carpasien, flanquée par sa maisonnée de lionceaux et son cortège
               sable, elle révéla
    une formule plus sûre que

    celle de l’armurier ; le pouvoir de renoncer
               à ce qu’on voudrait garder ; c’est ça la liberté. Deviens crâne de
    dinosaure, garni de piquants ou de laine de salamandre, plus chaussé de métal
    et vêtu de javelines qu’un bataillon de hérissons en acier, mais sois
               terne. Ne sois pas envié ni
    armé d’un mètre d’arpenteur.


    Marianne Moore, Nouveaux Poèmes (1951) in Poésie complète, Licornes et sabliers, José Corti, 2004, pp. 168-169. Édité et traduit par Thierry Gillybœuf.



    *Jean Presbyteros : Jean l’Évangéliste (mort v. 100), un des douze apôtres, auteur du quatrième Évangile et à qui l’on attribue aussi l’Apocalypse.
    ** Asbeste : Minéral du groupe des Silicates, à structure filamenteuse, assez souple et résistante, dont on se servait autrefois pour fabriquer des tissus, des mèches de lampes et des explosifs.





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    EN REGARDANT MISS MOORE…


        Miss Moore portait une longue robe crépusculaire à mince col blanc, et sa chevelure s’enroulait autour de sa tête en une tresse lustrée. Elle essayait de me sourire ; mais sourire lui était fort difficile avec ces petites lèvres tristes et ces grands yeux tourmentés.
         En regardant Miss Moore, je me sentais entraîné dans un âge révolu, peut-être le quinzième siècle, voire le onzième. Elle évoquait les grottes ombreuses d’une abbaye carolingienne, ou l’agate éclairée par une lampe d’une chapelle de Ravenne. Ses fins cheveux translucides semblaient de verre filé, et ses lèvres étaient ciselées dans de petits coraux timides.
         ― Vous préférez les choses aux gens, n’est-ce pas, Miss Moore ?
         ― J’aime bien les choses, oui, en effet ; il est si rare qu’elles aient un aiguillon perfide, comme en ont si fréquemment les gens avec leurs étiquettes et leurs attitudes ! Toutes les attitudes ont un certain aiguillon perfide ; mais hélas ! il est malaisé de vivre sans attitudes, n’est-ce pas ?
         ― Pourtant, les objets ont aussi des attitudes, vous ne croyez pas, Miss Moore ?
         ― Les objets ont souvent quelque chose d’humain aussi bien que l’animal. J’avais autrefois un panier en peau de tatou. Il m’avait été donné par un prêtre qui arrivait du Mexique. C’était un animal, voyez-vous, mais également humain puisqu’il s’agissait d’un panier. Les zébrures, l’étrangeté du dessin, la texture rêche, tout cela m’enchantait. L’odeur de la bête demeurait intacte en dépit de l’attitude humaine.
         ― Avez-vous écrit un poème sur le tatou ?
         ― Oh ! c’était beaucoup trop bonnet blanc et blanc bonnet !
    Les gens disaient : « Elle a donc enfin écrit un poème sur un tatou. Il était inévitable qu’elle écrivît un poème sur un tatou ! »
        Les curieux poèmes pareils à des crabes que j’avais de longue date découverts dans un livre intitulé Observations m’avaient plongé dans un ravissement perplexe. Ils se mouvaient avec une oblique délicatesse en remuant leurs antennes annelées, et semblaient rôder vers quelque exactitude sous-marine. Les motifs changeants de leurs assonances évoquaient des algues marines balancées dans l’eau. « Son bouclier » me plaisait surtout, qui parlait d’une salamandre à laquelle il donnait tout un spectre de couleurs changeantes :

    Des rubis gros comme des balles
    de tennis avaient beau s’unir en coulées telles     
    que la montagne semblait saigner,         

    l’inextinguible
        salamandre ne se qualifiait que d’ancienne. Son bouclier,
    c’était son humilité.


        Miss Moore essaya de sourire : elle sentait peut-être que je la considérais comme une salamandre ; mais le sourire s’évanouit dans l’air, et elle dit :
        ―…Maintenant, il faut que je rentre.


    Frederic Prokosch, Voix dans la nuit, 10/18, Librairie Arthème Fayard, 1984, pp. 190-191. Traduit de l’anglais par Léo Dilé.




    Salamandre
    Image, G.AdC





    MARIANNE MOORE


    Marianne Moore
    Source



    ■ Marianne Moore
    sur Terres de femmes

    15 novembre 1887 | Naissance de Marianne Moore



    ■ Voir aussi ▼

    → la
    fiche des éditions José Corti sur : Marianne Moore, Poésie complète, Licornes et sabliers
    → (sur Poezibao) une
    fiche bio-bibliographique sur Marianne Moore (+ deux extraits)
    → (sur Terres de femmes)
    Elizabeth Bishop | Invitation to Miss Marianne Moore
    → (sur le site de la photojournaliste Esther Bubley)
    trois photographies de Marianne Moore





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