Étiquette : Frédérique de Carvalho


  • Frédérique de Carvalho, barque pierre

    par Angèle Paoli

    Frédérique de Carvalho, barque pierre,
    éditions Isabelle Sauvage, Collection pas de côté,
    29410 Plounéour-Ménez, 2020.



    Lecture d’Angèle Paoli


    « LALANGUE– DE–CELA–QUI–NOUS
    ÉBLOUIT. » UNE ÉPIPHANIE





    Elle dit. Le lieu l’espace le temps elle. La mère l’enfance. Écrire. La « plaie » la barque la pierre. Elle, c’est la poète. Frédérique de Carvalho. Je la découvre ici dans ce recueil publié aux éditions Isabelle Sauvage. barque pierre.

    barque pierre. Je n’avais jamais rien lu de Frédérique de Carvalho. La collection pas de côté est une invite. Se laisser saisir. Se laisser guider. Suivre la poète en son territoire. Et me voici lectrice sous fascination sous émotion sous une forme inconnue qui-touche-au-plus-profond, je-ne-sais-où, et qui bouleverse. Et qui porte/déporte. Loin ailleurs. Et qui déborde. Là-bas. Dans la lande la langue les fougères. Barque pierre. La barque, enserrée ou jointoyée, entre « bercail » et « berceau ». Un lieu où vivre, protecteur, originel. Entre pierre et bruyère.

    barque pierre. Un très beau titre, énigmatique, elliptique qui condense en deux mots des univers en apparence antagoniques. Et les accouple dans le fusionnement de leurs syllabes. L’eau la pierre le bois la pierre le fluide le solide. La mer le roc.

    « cette fois la barque était

    de pierre ».

    Ou encore :

    « toute barque pierre pierre et terre ».

    Elle dit, elle écrit. Elle raconte. Le « dit » de « barque pierre ». Le récit se fait par tableaux. Des « scènes/des mémoires fragmentées souvent/défigurées… ».

    Les tableaux s’organisent à partir d’accroches anaphoriques décalées par rapport au poème lui-même. Didascalies. Ces didascalies permettent au regard de lier poème visuel et oralité. Et à la poète de se lancer sur « l’océan du langage ». Elle évoque les temps anciens, elle évoque les ères disparues et les espaces vierges. Elle rêve « les bêtes intactes » qui faisaient vibrer les parois de pierre du jadis, elle dit les bêtes sacrifiées d’aujourd’hui et la difficile mise en mots, mise en rimes. Avec « crime » ou « abattoir ». Le poème sur la page, un condensé de temps et de douleur :

    « elle dit    j’ai mal chaque fois »

    ou encore :

    « elle dit    je me noie chaque fois ».

    Des mots reviennent, qui donnent à la strophe sa musicalité : « pierre » « talus » « il pleut ». Des mots simples, des mots de tous les instants. Écrire est ce bégaiement de la langue. Un mot par vers dans la brièveté de strophes dépourvues de toute ponctuation. Et pourtant un rythme affleure, de page en page, un rythme tout en régularité, à la musicalité secrète, sous-jacente. Quelque chose de doux. Quelque chose de mélancolique. Quelque chose de voilé qui se dit dans une tonalité particulière. Toute en demi-teinte, qui touche et qui étreint. Qui porte et qui emporte. Dont je trouve une ébauche d’élucidation dans l’éblouissement de ces vers inattendus :

    « il y a un mouvement sur la page comme un élan de fébrilité de veille de Noël l’orange dans le sabot la paille fraîche et chaude la neige des grands arbres l’empreinte des surfaces le ciel couchant dehors une joie immédiate que seules les bêtes que seules les bêtes
    que seules les bêtes

    elle dit que seules les bêtes ».

    Elle dit les bêtes, le pays et le paysage, la lande les marais les talus. « C’est un pays/d’attache ». Sans limites et sans frontières.

    Parfois au cœur du paysage surgit un vers ancien, un peu transformé. Le phrasé d’une comptine oubliée : « chère âme ne vois-tu rien venir ».

    Elle mélange, inventive, les mots de la mémoire :

    « elle dit    ma sœur ma douleur songe à la douceur

    elle dit    la tour d’Aquitaine à jamais

    abolie ».

    Une lallation. Parfois elle se moque un peu, d’elle de la musique de la langue, sa « berceuse océanique » :

    « toute berceuse est une berceuse

    océanique

    tout chant la sirène et cætera ».

    Il arrive aussi qu’elle s’insurge contre les cruautés récurrentes du temps, leur résurgence inacceptable :

    « qu’est-ce qu’on peut faire avec l’irréparable qu’est-

    ce qu’on peut faire pour

    empêcher l’œil de la tombe à te clouer la nuque

    au mât d’une vieille histoire qu’est-ce qu’on peut

    rattraper qui n’est pas rattrapable au propre au

    figuré qu’est-ce… ».

    Elle dit la lande la langue, puits sans fond où descendre sans fin pour trouver les mots,

    « le geste vierge

    la main

    et les oiseaux »

    ce peu qu’il reste lorsque tout a été exhumé recousu rapiécé ; lorsque le temps a été décliné, que le futur antérieur a annihilé le passé, que s’est enfin effacé ce qui n’en finit pas de passer. Elle dit ce qui s’écrit, pierres alignées pierres dressées. Chênes et charmes. Un même « chuintement » des arbres. Le mot « lande » emporte au-delà de la lande, de ce qu’elle colporte de légende. Un excès de langue peut parfois remplacer la chose absente. La contenir. Soudain, au détour d’un vers, l’ailleurs dérape. Les mots dévient vers d’autres réalités. Des réalités qui font mal, qui écorchent l’à-vif. Ainsi la langue déporte-t-elle.

    « maintenant    on déporte à la

    dérobée ».

    Ce vers terrible revient sous différentes formes. Il surgit toujours à l’improviste, comme porté par un souffle qui meut les mots, les assemble sur la page en ménageant des blancs, peut-être pour reprendre haleine :

    « elle dit    elle dit que déporter c’est un

    verbe

    d’état

    elle dit la langue déporte

    le sujet

    elle se déprend ».

    Elle dit un désir antérieur à toutes les tragédies. La voix de la poète détourne les on-dit, pose sur les choses une autre vision. Elle joue/déjoue les ambiguïtés de la langue. Dit à peine, suggère plutôt. Voix voilée.

    « la voix déporte

    encore ».

    La langue de Frédérique de Carvalho est mystérieuse et belle. Sans recherche apparente, elle s’impose comme une évidence. Poésie première. Il arrive aussi que la poète bouscule la langue, que les phrases s’interrompent sur le vide d’une négation incomplète. La poète laisse en suspens ce qui ne peut être traduit en langage ordinaire… ou qui lui semble superflu. Elle laisse planer le sens. L’« épiphanie » des mots, leur éclat, irradie la page :

    « comme si la mort le

    miroir

    toutes les saisons dans

    toutes les saisons ».

    Conjuguant sa vie à tous les temps, la poète traverse le miroir avant / après/ au-delà / hier / maintenant / dedans / dehors. Il arrive que fusionnent temps et espace, qu’au détour d’une figure absente les enfances endeuillées remontent à la surface. Se retourner est pourtant synonyme de douleur. Il ne faudrait pas. Parce que déplier le passé, rechercher une Eurydice déjà morte, ne peut apporter que souffrance. Parce que la mère, présence-absence, amour-haine, est là. C’est autour d’elle et avec elle que se creuse le sillon des origines ; c’est du sillon originel que se répand la plaie :

    « ma mère ma douleur que jamais ô

    jamais ».

    La poète interroge la langue de l’indicible :

    « de quelle langue dire peut

    parler on l’a dit déjà Eurydice déjà morte

    la peur qui dévisage ».

    Il faudrait ne pas se retourner sur Eurydice. Il faudrait retenir Orphée. L’empêcher de faire remonter la mère. Et pourtant, elle/il le fait. Parce que dire la mère, c’est dire « d’où le désir » :

    « la mère est le sujet tous désirs confondus dans le mot

    possession

    le sujet n’est pas simple ».

    La mère est le cœur de ce que la poète est elle-même, de ce qu’elle vit. Elle est la matière même de son écriture. Elle en est le sujet unique, obsessionnel. Celui qui absorbe tout autre sujet. Et la poète, jouant sur les mots, d’écrire encore :

    « elle dit la mère démontée toute sa vie à

    démonter la

    mère

    et rien d’autre

    pouvoir

    faire ».

    Démonter découdre démembrer disperser pour « remonter la mère pièce à pièce ».

    Ainsi la poète n’a de cesse de dire « l’enfance rapiécée/de la langue ». Seul moyen de pouvoir « se désaffoler » et de reprendre vie sur le fil instable de l’horizon.

    Avec le retour constant de la mère se tisse l’écriture. L’écriture « béquille » du « dit » et de la mère. Écriture sans péril autre que la douleur intimement liée à la poète. Puisque la « mère ne verra rien ». L’écriture interroge, elle cherche sans cesse sa définition, son « respir ». La poète dit ce qu’elle en attend, ce qu’elle en exige :

    « je demande à l’écriture qu’elle répare ce qu’elle a mis au jour

    je demande à l’écriture qu’elle répare sur-le-champ

    je demande à l’écriture

    c’est pourquoi… ».

    Geste désir danse, l’écriture de Frédérique de Carvalho est écriture de l’implicite, de l’indéchiffrable, de l’équivoque. Elle est la vivante qui ré-explore avec talent le territoire infini de « lalangue – de – cela – qui – nous
    éblouit ». Une épiphanie.

    Et « c’est de la joie cela de

    l’ivresse qui

    vient. »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Frederique de Carvalho  Barque pierre




    FRÉDÉRIQUE DE CARVALHO


    Frederique de Carvalho 2





    ■ Frédérique de Carvalho
    sur Terres de femmes


    [à part elle] (extrait de barque pierre)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Isabelle Sauvage)
    la page de l’éditeur sur barque pierre
    → (sur Terre à ciel)
    un entretien de Frédérique de Carvalho avec Roselyne Sibille
    le site de l’association terres d’encre





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  • Frédérique de Carvalho | [à part elle]


    [À PART ELLE]





    à part elle           ce matin le lac est une flaque de

    mercure le ciel ricoche en

    surface

    le regard fixe l’impact et ne

    traverse pas


    elle dit que son travail de vivre est de bouger les immobiles
    elle dit de déplacer la pierre
    elle ne sait pas comment
    dans l’apparence tout semble simple on dirait que le mouvement
    lui appartient presque qu’il est naturel qu’aucun effort à être ne
    paraît que la parole coule comme respire qu’il n’y a rien qui pétrifie
    ni aura pétrifié ce qui n’empêche pas la mémoire



    elle se souvient   la buée sur la vitre le lent voyage à ne pas oser

    effacer la petite couche grise et froide devant

    les yeux qui bloque le paysage à ne pas

    faire le geste et se laisser conduire dans l’effroi de

    n’y rien voir et de n’y

    rien pouvoir

    la voix nouée en fond de gorge de ne pas

    répondre à la question de ne pas oser la parole et

    tout ça qui s’enfonce dans

    un silence rouge où le cœur

    elle se souvient de la paralysie

    et de la double vie au miroir de soi

    et de l’invention d’un geste de parole



    Frédérique de Carvalho, barque pierre, éditions Isabelle Sauvage, Collection pas de côté, 29410 Plounéour-Ménez, 2020, pp. 43-44.





    Frederique de Carvalho  Barque pierre




    FRÉDÉRIQUE DE CARVALHO


    Frederique de Carvalho 2





    ■ Frédérique de Carvalho
    sur Terres de femmes


    barque pierre (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Isabelle Sauvage)
    la page de l’éditeur sur Barque pierre
    → (sur Terre à ciel)
    un entretien de Frédérique de Carvalho avec Roselyne Sibille





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