Étiquette : Frontispice


  • Jacques Vandenschrick, Livrés aux géographes, 5, 10, 24


    LIVRÉS AUX GÉOGRAPHES
    (extraits)







    5.



    Dans la chambre, on croit voir les ombres des danseurs semblant encore s’exercer à la barre. Dehors, le lin sombre de la nuit est venu border les épaules comme feraient deux paumes innocentes. S’avancer dans les pelouses, comme on s’enfonce dans une lecture de loups. Ne plus entendre ce bruit d’éperons que fait sans fin le monde. Et très loin, entre les arbres, voir les fragments du fleuve, dalles d’étain immobile…





    10.



    Les fruits sur les claies odorantes. Les seins lourds et beaux entre les étoffes. Le jardin rangé. Les derniers ordres entendus dans le soir avec les seaux cognés qu’on retourne et qu’on emboîte. On rentre vers les étages et la supplique des cordes. On croit entendre les moutons au loin mais c’est la nuit qui est venue, rassemblée près du seul réverbère qui lutte avec sa boule de lumière jaune. Et c’est plus qu’un signe. On attend le troupeau dans la cour, demain. Ce soir déjà, les muets vont dormir dans les deux bergeries.

    Il n’a toujours pas neigé.





    24.



    Oh ! Tellement devineresses et rieuses, qui descendaient en se tenant aux branches du verger repenti, s’approchant dans le bruit des citernes par les couloirs du printemps, tellement blanches, seins alourdis de fleurs sous les lanternes. Tout s’envolait. Elles disaient : « Le vent doit se déshabiller. » Mais quand s’approchaient les garçons, elles se taisaient nues. Obscurcies de fourrés, se gardant d’être vues, rêvant pourtant de l’être, chacune frissonnant. Puis s’en allant monter sur l’épaisseur du fleuve.



    Jacques Vandenschrick, Livrés aux géographes, 5, 10, 24, Cheyne éditeur, Collection verte, 2018, pp. 21, 26, 40. Frontispice d’Alexandre Hollan.







    Jacques Vandenschrick  Livrés aux géographes



    JACQUES VANDENSCHRICK


    Jacques-Vandenschrick
    Source




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de Cheyne éditeur)
    la page de l’éditeur sur Jacques Vandenschrick
    → (sur Les belles phrases)
    une lecture de Livrés aux géographes par Philippe Leuckx
    → (sur Terre à ciel)
    une page consacrée à Jacques Vandenschrick





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  • Hommage à Françoise Hàn | Lever du jour, Lettre



    Frontispice 2
    Frontispice de Greta Knutson
    in Françoise Hàn, « Lever du jour »,
    Dépasser le solstice ?, 1984.







    LEVER DU JOUR | LETTRE




    Tu es dans mon écriture
    tu n’y serais pas
    si tu n’existais pas en dehors d’elle
    elle est
    intensément
    l’un de tes modes
    d’être

    Je t’écris
    ne veut pas dire
    j’écris à toi
    mais j’écris
    toi

    J’écris ta vérité
    dans ma propre vérité
    ta présence
    dans ma présence à la vie

    Je ne t’enferme pas
    quand j’écris
    tu ne m’enfermes pas
    quand j’écris




    Françoise Hàn, « Lever du jour », Dépasser le solstice ?, éditions Saint-Germain-des-Prés, Collection Poètes contemporains, 1984, page 20. Avec un frontispice de Greta Knutson.





    Han  Lever le solstice



    FRANÇOISE HÀN (1928-2020)


    Françoise Han  portraits





    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Levure littéraire)
    une page Françoise Hàn
    → (sur Levure littéraire)
    entretien de Rodica Draghincescu avec Françoise Hàn
    → (sur Recours au Poème)
    Brisures de mots : la poésie de Françoise Hàn (article de Véronique Elfakir)





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  • Florence Noël, Solombre

    par Angèle Paoli

    Florence Noël, Solombre,
    éditions Le Taillis Pré, 6200 Châtelineau, Belgique, 2019.
    Frontispice de Pierre Gaudu.



    Lecture d’Angèle Paoli




    « LA CÉDILLE DU ÇA »




    Solombre. Serait-ce, inconnu, le toponyme d’un pays oublié ? Celui d’une région perdue dans les ombrés des cartes ? Ou peut-être la dénomination d’un espace de solitude, intime et intérieur ? Solombre. La désignation d’un espace onirique, un lieu en demi-teinte, une pénombre, un chiaroscuro ? Mi-ombre mi-soleil. « [M]i-neige et nuit de moitié ». Un lieu de contraste violent, tout aussi bien, livré à l’oxymore, tel que le suggère le poète Octavio Paz dans quelques vers d’Expiration :

    Soleil de l’ombre Solombre aveuglante

    [Sol de sombra Solombra cegadora]

    Mes yeux vont enfin voir l’inentrevu

    Ce qu’ils perçurent sans le percevoir

    Le verso des visions et la vue.

    Solombre. Un titre choisi par Florence Noël, en écho à Octavio Paz que la poète cite dans l’épigraphe de son dernier recueil. Dans le sillage d’Octavio Paz, la poète tente de débusquer ce qui s’éclipse à la vue, ne serait-ce que l’espace d’un instant ou le temps d’un poème. Fixer l’image saisie sur le vif. Formes mouvements rumeurs couleurs, glyphes et paraphes inscrits sur la page. Impalpables et fuyants comme les frimas ou les flocons de neige. Des tableaux de genre d’où émergent, mystérieux et noyés de brumes hivernales, ces paysages de novembre, balayés de bourrasques, paysages du Plat Pays traversés par les vents du Nord. Mer terres et ciels s’agrègent sur des horizons effilochés de pluies. Paysages d’un autre temps, médiéval peut-être, un temps de mémoire pour dire le passage du temps, de la vie à la mort. Nuit cloches fleuves. Parfois surgit une ombre, la silhouette d’un homme seul traversant les champs à cheval, longeant des routes silencieuses. Il est là, dès le poème d’ouverture, qui chevauche : « c’est l’homme avançant vers sa mort / mourant aux autres… ». Et la lectrice que je suis va l’amble à ses côtés, certaine de chevaucher dans des contrées similaires à celles des toiles de Brueghel, paysages bleuis de neige :

    « tantôt la nuit éteint son aile

    arase les labours ridés d’argent

    une corneille y craque

    le silence

    entrouvre le noir

    grisé de sel

    des fossés friment la mort

    là dort l’appétit

    d’une nuit sans pareille ».

    La nuit, tout au long de cette première section — car il y en a une seconde, intitulée « Fourbure » —, la nuit égrène sa présence. Fuites et ressacs, déferlements. Le leitmotiv sillonne ses flux, ses efflorescences. D’un poème à l’autre. Et livre sa part d’ombre et sa part de plaintes. « La nuit fuit » / « la nuit reflue » / « la nuit s’étiole » / « les nuits nubiles »… La nuit dans ses extravagances, la nuit et ses excès :

    « fastueuse nuit

    terrassière sous

    la lame d’une lune

    revenue des enfers ».

    Pourvoyeuse de « matin noir », l’aube parfois point, qui fait « effraction » sous les « portes closes ». Sombres, les images de novembre sont marquées du sceau de visions douloureuses, solitude et deuil, doléances mordues de silence. « [N]uits rompues par fuites / et ferments. » La poète à l’affût s’arrime au déroulé de « l’heure blanche », avide de ses menus mystères ; elle interroge le « dire la rage lente des feuilles / pour déchirer leur pulpe ». Derrière ces dits de givre se glisse cet autre que l’on attend. L’« homme revenu / des confins » ; l’amant au « pelage/albinos ». Le « tu » vacille, d’elle à lui ou d’elle à elle :

    « tu dis c’est l’heure jaune ».

    Ou encore

    « c’est le jaune de l’heure que tu cherches ».

    Un « tu » qui transparaît aussi dans le nous :

    « aux fenêtres

    nous épinglons des astres

    trions les ciels des cartes

    jouons sur les morts…

    alors nous retournons le portrait

    face au mur ».

    Ou encore, naufragé de sa solitude, ce « nous », sombré, é/perdu :

    « et nous

    absents d’étreintes

    flottant à demi-mot

    sur la tranche des lèvres ».

    La nuit. Quelle est celle qui existe vraiment ? interroge la poète. La nuit ne serait-elle pas rien d’autre qu’un alibi du rêve, qu’une antichambre du néant et de la mort ? Des bruits et des rumeurs diffusent des messages nocturnes que seule la dormeuse semi-éveillée parvient à décrypter. La nature elle-même, démunie et gelée, souffre de ses blessures. Enclos dans une même prison glacée, les hommes et les arbres éprouvent une même difficulté à vivre et à aimer. Sentinelles de miséreux aux gestes inaccomplis, ils partagent une même pauvreté de corps et d’âme. En réponse à la supplication lancée dans la tristesse surviennent l’insecte et ses « battements d’ailes », en signe minuscule d’espoir.

    « coi de tristesse

    féconde

    un insecte joue

    sur ma joue

    le parfum sec

    des battements d’ailes ».

    Je ne saurais dire en quoi, au juste, les poèmes de « Fourbure », la seconde section du recueil, diffèrent de ceux de Solombre. Peut-être la mélancolie de « Fourbure » y est-elle plus douce, plus apaisée ? Peut-être aussi ai-je moi-même inconsciemment renoué peu à peu avec les paysages noyés du Nord, « alliance de densité / entre ce ciel lourd et cette bombance / spongieuse du sol… » ? Avec ces tableaux de genre où solitude et silence se disputent l’hiver.
    Affleurent dans « Fourbure » de semblables variations sur la lumière, captatrice de l’instant, confrontée le plus souvent à des zones d’ombre. Mais davantage encore à la pesanteur. Laquelle prend toute son ampleur et sa force sous la plume de la poète Mimy Kinet, citée en exergue :

    « La lumière prenait appui sur ses épaules

    il ne savait pas comment se décharger de cette grâce… ».

    Pour Florence Noël, la « fourbure » est corrélée à l’écriture. Et la fatigue d’écrire à la vacuité du dire :

    « je n’ai rien d’autre

    à vous dire

    que le verbe qui s’écaille

    dans ma main de labeur ».

    Comment se libérer de cette fatigue de dire, de ce « faix » trop lourd, lorsque les mains s’épuisent de tant de mots fourbus, de tant de lassitude à poser sur la page « le verbe qui s’écaille » ? Pourtant la griserie est sensible, qui gagne la poète, à recourir aux mots, parfois les plus insolites et les plus précieux, les plus innovants et rares – « on écueille/les rigoles ». En aède accoutumée au chant, la poète inventive joue avec les mots, leur proximité sonore, les glissements de sens, dépoussiérant leur étymon latin – « les humeurs / y percolent » ; la « parmélie », sa forme de bouclier rond – et, en arrière-plan, l’idée de la couleur parme qui se glisse. Et annonce peut-être le « mauve » qui, quelques pages plus loin, gagne le ciel du soir.

    De ces polysémies singulières irradie un mystère plus grand encore, comme dans ces trois vers :

    « c’est tue que

    je m’évertue

    à chanter ».

    Que dire de l’énigme portée par la vanité de la « tentation de la fatalité » ?

    « car rien

    jamais

    n’égalera la misère de Job. »

    Quant à la « fourbure », l’image en est disséminée à travers nombre de variations sonores – « fêlure », « engelures », « nervure », « froidure », « déchirure »… Une image reprise aussi dans son sens premier, de façon allusive, chaque fois qu’il est question de marche, de pieds, de pattes et de trot. Ainsi de ces quatre vers où le terme « avaloir » désigne la pièce de harnais à l’arrière des cuisses des chevaux…

    « on écueille

    les rigoles

    les avaloirs

    ces yeux noirs

    d’une terre aveugle ».

    La poésie de Florence Noël ouvre des sentes de lectures inépuisables et tout un chacun peut y cheminer à sa guise, avec sa sensibilité propre. Le livre refermé, la nuit s’efface, laissant la poète à sa fatigue inachevée, aux gerçures qui couvrent au matin les pages « d’une calligraphie joyeuse » — ces « mystiques méconnues / que gel et nuit fendillent ». Persiste alors cette interrogation latente qui filtre à travers mots : que restera-t-il des mystérieux écrits desséchés ? Sans doute ne laisseront-ils percer que très peu de soleil tandis que la poète, elle, qui ne souhaite rien dire d’autre que ce peu qu’elle nous livre, se réduira à moins que « la cédille du ça ». Ainsi se clôt la boucle amorcée dans « Fourbure ». Perdure la présence poétique d’un recueil dont la force à mes yeux n’a d’égale que la grande beauté.


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Florence Noël  Solombre





    FLORENCE NOËL


    Florence Noel portrait





    ■ Florence Noël
    sur Terres de femmes


    un entretien avec Florence Noël
    [tu dis c’est l’heure jaune] (extrait de Solombre)
    Sarabande (extrait de Branche d’acacia brassée par le vent)
    L’Étrangère (lecture d’AP)
    [parler de soi] (poème extrait de L’Étrangère)
    Initiation au crépuscule
    [Donnez-nous des pierres] (Vases communicants)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    autant revivre en mon jardin




    ■ Voir aussi ▼

    le site de Pierre Gaudu





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  • Florence Noël | [tu dis c’est l’heure jaune]


    [TU DIS C’EST L’HEURE JAUNE]




    tu dis c’est l’heure jaune
    cette coulée au revers des nuages
    car là s’insinuent les ombres
    plates
    d’une promesse – cette antienne
    prélude pour l’attente
    dans les alvéoles de ton silence
    en cette fin d’après-midi
    – ton silence ingéré –
    l’attente s’y lasse

    tu dis c’est ainsi
    que vienne l’heure – l’eau
    jaune
    oindre la silhouette attentiste des hortensias
    rose sous la ruée
    d’or gris

    l’heure grosse – penses-tu –
    et c’est le jaune de l’heure que tu cherches
    à renouer aux heures antérieures
    les bottes cerise – la robe vichy
    la parka cirée qui luit
    les flaques égratignées de boues
    sur la commissure
    tant et tant de miroirs pour ce ciel
    tant d’arbres dédoublés dans leurs cris
    leurs bras jetés comme des brasiers
    de tendre
    à t’arracher l’amour de la gorge
    l’amour prescient des enfants
    de l’orage


    jaune un peu trouble
    tu ajoutes, l’heure est un peu trouble
    mais si paisible avant les trombes
    obliques qui bientôt
    strieront le portrait de l’enfance
    oscillant là
    à mi-hauteur
    entre glaise et braise
    de cet air gommé des soirs

    tu souris à l’épreuve
    ce jaune c’est l’éternité qui s’attarde
    un instant


    alors la nuit couche son bec
    dans l’herbe
    sa nuque requiert
    du moindre
    la rose
    et le mystère





    Florence Noël, Solombre, Le Taillis Pré, 6200 Châtelineau, Belgique, 2019, pp. 49-51. Frontispice de Pierre Gaudu.






    Florence Noël  Solombre





    FLORENCE NOËL


    Florence Noel portrait





    ■ Florence Noël
    sur Terres de femmes


    un entretien avec Florence Noël
    Sarabande (extrait de Branche d’acacia brassée par le vent)
    Solombre (lecture d’AP)
    L’Étrangère (lecture d’AP)
    [parler de soi] (poème extrait de L’Étrangère)
    Initiation au crépuscule
    [Donnez-nous des pierres] (Vases communicants)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    autant revivre en mon jardin




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    le site de Pierre Gaudu





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  • Jean-Pierre Chambon, L’Écorce terrestre

    par Angèle Paoli

    Jean-Pierre Chambon, L’Écorce terrestre
    éditions Le Castor Astral, 2018.
    Dessin de couverture et frontispice : Jean-Frédéric Coviaux.



    Lecture d’Angèle Paoli


    La lumière existe-t-elle
    La lumière existe-t-elle encore
    ou n’est-elle plus que l’ombre de ce qu’elle fut ?
    Ph., G.AdC






    AU-DELÀ DU VACILLEMENT DE LA PAUPIÈRE



    Qu’y a-t-il derrière, dessous, dans les interstices et les maillages, dans le tremblé des particules, les réseaux de veinules, cendres écumes cristaux du verre écorces, escarbilles de la lumière, flocons de neige ? Qu’y a-t-il de perceptible derrière, dessous, sous ce que l’œil ne voit pas, ne capte pas, noyé « dans le flux des transparences » ? Ces interrogations sur l’infime, multiples et pénétrantes, occupent l’espace poétique des huit sections qui composent L’Écorce terrestre, dernier recueil de Jean-Pierre Chambon.

    Quel que soit l’univers que le poète approche — la lumière, la cendre/l’écume, la méduse, les tournesols, l’écorce terrestre, la poussière/le silence, la pierre, la neige — et quelle que soit la forme que prend le poème à l’intérieur de chacune des sections qui composent le recueil, le regard est au centre, qui suscite le questionnement. « Je vois, je vois. Qu’est-ce que tu vois ?… », interroge le poète José Angel Valente dans l’exergue d’ouverture de « Spéculation sur le défaut de lumière », intitulé de la première section. Et Jean-Pierre Chambon de rebondir en écho :

    « Qu’est-ce que

    voir encore

    quand toutes les choses

    ont été dépouillées

    de leur vêtement

    de lumière… »

    Et l’on saisit d’emblée que ce questionnement ouvre sur une multiplicité d’autres interrogations : sur les mots et sur le sens, sur les interprétations dont nous les recouvrons, l’un et l’autre. Et jusqu’aux « vues de l’esprit » qui agissent comme des leurres sur les choses elles-mêmes dont se saisit le regard. Ainsi des termes « Spéculation », « Défaut » ? Quelles acceptions leur donner, qui varient en fonction du contexte dans lequel les mots se trouvent enclos ?

    Ici le contexte est pour ainsi dire voilé, tourbillonnant, vibrionnant, phosphorescent, mais voilé. La matière poétique est celle des nuages, de contours flous et fluctuants en fonction des mouvements de la lumière et de l’eau, des tourbillons de lucioles ou de grains de sable, de cristaux et de sel. Mais aussi du « grain du silence ». Et l’on assiste avec émerveillement à un enchâssement de questions toujours renouvelées, imbrications inépuisables, chaque poème en incluant de nouvelles, comme par rebonds légers, pour cerner ce qui, dans ce maillage continu et changeant, se mue et donne à appréhender les myriades de molécules en suspension. Dans l’air dans l’eau dans la lumière… Chemin faisant, au cours de cette expérience poétique qui lui est propre, le poète s’interroge sur les possibles transmutations, le passage d’un état à l’autre de la matière, ce qui se donne à voir ou ce qui dissimule ses formes dans la trame, avec ses frontières ses imperfections ses contradictions et ses tremblements, dans l’attente peut-être d’une manifestation divine, d’une révélation ou d’un avènement :

    « Quels sont ces nuages

    d’objets ces corps

    disloqués ces cendres

    envolées

    avec la fumée

    ces ailes

    de corbeaux déjà

    dissoutes dans le ciel

    vespéral —

    quelles sont ces ténèbres et

    cette épiphanie ? »

    Attente qui peut aussi s’installer au cœur de l’absence et du vide, comme dans ce poème de « L’écorce terrestre » (intitulé de la cinquième section du recueil) :

    « Le prolongement

    au cœur d’un monde sans événements

    de l’attente instante et toujours différée

    d’un avènement »

    Au terme du premier voyage initiatique, l’ultime question qui se pose à travers l’énigme de la lumière est bien celle de son existence (mythe de la caverne ?). La lumière existe-t-elle encore ou n’est-elle plus que l’ombre de ce qu’elle fut ?

    « de quelle mélancolie

    du souvenir de la lumière

    sont-ils [« lambeaux de membranes »]

    la projection ? »

    Commencé avec la lumière et le questionnement qu’elle suscite, le voyage poétique se poursuit avec « la cendre/l’écume ». La lumière et ses variations n’en sont pas oubliées pour autant. À partir de poèmes brefs, neuvains, dizains, onzains, un paysage étrange se dessine, paysage flottant et incertain d’un avant ou d’un après la Terre. Partout les contours s’estompent, obscurcis par le mélange sel/sable. Jusqu’à effacement. Effacement qui se renouvelle et que l’on retrouve dans la section centrale « L’écorce terrestre » :

    « On ne voit rien

    presque rien »

    Où se confirme également l’impression étrange d’un monde autre. Antérieur à la vie humaine ou postérieur :

    « On dirait des paysages

    d’avant l’humain

    ou d’après

    Il n’y a nulle part

    personne »

    Dans le paysage dévasté de « L’écorce terrestre », l’œil photographe ne croise que des ombres dont ne subsistent que « des traces fantomatiques/ des taches aveugles ». Le champ visuel se réduit encore pour ne garder que l’essentiel, une abstraction :

    « Ne demeure que l’essentiel

    une nudité âpre sans effets ».

    La boite noire du cerveau a bien du mal à dégager les mots de leur gangue trompeuse, de leur luminosité fallacieuse. Il faudrait pourtant qu’elle s’y attelle pour atteindre le cœur actif.

    En amont, dans la section « La cendre, l’écume », le regard qui effleure le monde et les êtres — une barque/un nageur — est un regard désincarné, sans présence humaine. Résiduelles, légères, les particules (liquides et solides), soumises aux fluctuations insaisissables, témoignent de la fin d’un monde. Ce qu’il en reste après que tout a disparu. Quelques frémissements et ce peu de lueur qui encore s’attarde. La mort plane, la nuit enveloppe ce qui est en suspens. Des ombres furtives froissent les eaux. La barque glisse, « aveugle », en l’absence du nautonier et de l’âme du défunt :

    « la barque vide

    heurte la rive du sommeil

    […]

    la nuit a versé dans la mer »

    Reste le regard, cette « plaie béante » qui saisit le résidu de lumière. Ces accrocs qui font souffrir le nageur :

    « l’eau le vacillement le reflet

    une poignée de sel jetée

    dans le ciel noir

    sur la plaie béante

    du regard ».

    Le troisième tableau entraîne le lecteur dans un univers à la fois autre et semblable. Le tout premier regard est celui de « l’ange » que son plongeon icarien conduit jusqu’à l’« Œil de Méduse ». Confrontation, en apnée, avec la gorgone et ses colonies de cnidaires phosphorescents. Chaque page de cette nouvelle section présente une succession de quatre à six phrases espacées par des interlignages symétriques et réparties en trois temps. De sorte que l’ensemble suggère un rythme visuel régulier. Pourtant intemporel. La plongée dans le monde sous-marin des méduses rejoint un présent éternel qui est aussi le temps des vérités de toujours, lesquelles évoluent en abstractions mystérieuses cryptées et éminemment poétiques :

    « L’eau pure a le goût de l’invisible. »

    ou encore :

    « L’eau réduit la distance amère qui sépare le corps de son ombre. »

    L’univers pélagique traversé par les mots est celui mystérieux et mythique de la mer, univers saisi et amenuisé dans la loupe cristalline de l’œil :

    « Le nageur mimétique est passé dans l’écarquillement

    du miroir dont les écailles se sont brusquement resserrées. »

    Mais les substances indéterminées des méduses, leur être hermaphrodite qui transite entre deux eaux, constitué de cellules gélifiées et immatérielles, sont appréhendées avec un vocabulaire scientifique, spécifique des émulsions et des flagelles. « Germe » / « albumine » / « soucoupe vibratile » / « ventouse diaphane » et « membranes ». Le lecteur navigue de surprise en surprise et se laisse porter par les combinaisons d’images. Les espaces métaphoriques se frôlent, se rejoignent pour créer un paysage singulier qui fusionne les univers :

    « Dans la forêt sous-marine, un trait de lumière harponne

    la volve et l’anneau translucides d’un champignon flottant. »

    Les visions évoluent sous « l’œil de cyclope » du nageur. Le monde des phosphorescences marines se mue en un monde médical, avec son bloc opératoire et ses projecteurs :

    « Méduse phosphorescente comme frisson gélifié, hologramme de l’effroi »

    et sur la page suivante :

    « Au-dessus de l’opération, ce visage de gorgone sous la cagoule du bourreau. »

    Les visions se succèdent, les unes magnifiques comme celle, métaphorique de la « cathédrale engloutie » qui convie la fusion des mondes :

    « Nonchalamment voltigent, à l’aplomb de la cathédrale engloutie, des poissons séraphiques arborant les couleurs subtilisées à la rosace. »

    D’autres, plus inquiétantes, évoquent à nouveau le monde médical, la « main gantée de latex » du chirurgien et « le polyèdre d’un verre d’eau flamboyant de lueurs d’améthyste » de l’énorme projecteur.

    Entre les deux se glisse « le murmure du poème de la mer conservé sous une cloche de verre. »

    Le retour sur la terre ferme se fait dans un champ de tournesols.

    « Champs de tournesols, embrasements et ténèbres ».

    La forme poétique laisse ici place à une prose poétique. Deux paragraphes habitent la page. L’œil évolue sur « le tournoiement confus des tournesols ». Surgit un monde excessif saturé de soleil :

    « Trop de lumière »

    « chaleur accablante ».

    Un monde vaguement inquiétant qui combine les contraires, arrogance et mollesse. La rencontre du « je » avec « la masse mouvementée des tournesols » est rude et le choc, brutal. Le « je » spectateur est emporté dans un vertige sidéral. Une sorte d’envol céleste l’enlève, qui le transplante dans un univers intergalactique déboussolé :

    « Ce sont bientôt des frictions de galaxies, des mécaniques célestes aux mouvements détraqués, le flottement d’amas lumineux, de grands soleils tisonnant l’espace… Ce ne sont encore, avant la dérive insensée des images, que les disques grisâtres des tournesols. »

    La confrontation du spectateur avec le « sourd vrombissement des tournesols » a quelque chose de violent et de chaotique. Le poète est en proie à « un abusif miroitement des signes ».

    Confrontée aux excès caniculaires, la splendeur des tournesols sous le soleil porte dans son perfectionnement même la marque évidente de son déclin. L’œil cyclope se rapproche, livre au regard le « cœur navré des héliotropes. »

    D’une section à l’autre du recueil, les images surgissent dans un même déploiement de correspondances, un même mouvement d’interpénétration des mondes. L’univers des tournesols n’échappe pas aux métamorphoses silencieuses et secrètes qui le travaillent, intérieur et extérieur, dans les fluctuations invisibles de la matière, grumeaux, agglomérats, floculations et agglutinations de germes. On assiste en spectateur intemporel au défilé d’une armée de vieux soldats arcimboldesques ou à la mise à mort de la Terre « l’échine piquetée de banderilles ».

    Parvenu à ce point de l’expérience poétique, le narrateur avoue ses difficultés à dire, à se saisir des mots, à se saisir du sens qu’ils charrient dans le flux inépuisable des images :

    « Un dernier souffle ravive la braise jetée par l’étendue aride…

    Mais les mots n’en captent que faiblement l’énergie… Ils ne parviennent plus à dire ce semblant de feu… Sans doute le regard s’est-il trop longuement attardé à ce discret versant du monde où, à présent, dans la lumière du déclin, s’étiolent les fleurs si puissantes et profuses ».

    Partout, d’un point à l’autre de cette épopée poétique, le regard interroge ce qui se dérobe à son emprise, au-delà du vacillement de la paupière. De l’écorce terrestre — qui englobe des formes multiples même si insaisissables et éphémères —, il s’attache à appréhender ce qui écorche et ce qui saigne dans la pure beauté des mots :

    « On voit

    comme à travers la peau

    écorchée du regard

    […]

    On touche des yeux

    le grain de l’opacité ».

    Le poète, lui, continue en solitaire son chemin singulier, nous laissant avec ses mots et notre propre solitude :

    « je marche

    à l’envers de mon ombre

    dans la neige inachevée »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Chambon  L'Ecorce terrestre 2





    JEAN-PIERRE CHAMBON


    Jean-Pierre Chambon  en vignette
    Source




    ■ Jean-Pierre Chambon
    sur Terres de femmes


    L’Écorce terrestre (lecture de Cécile A. Holdban)
    [Je touche le grain du silence] (extrait de L’Écorce terrestre)
    Des lecteurs (extrait)
    Des lecteurs (lecture d’AP)
    Détour par la Chine intérieure (poème extrait du Petit Livre amer)
    Le Petit Livre amer (lecture de Sylvie Fabre G.)
    [Fleurs dans la fleur]
    Fragments d’un règne (poème extrait du Roi errant)
    Noir de mouches (extrait)
    [Sur le papier la lumière](extrait de Sur un poème d’André du Bouchet)
    [À partir de l’inaliénable singulier] (extrait de Tout venant)
    Tout venant (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Zélia (lecture d’Isabelle Lévesque)
    L’invention de l’écriture (extrait de Zélia)
    Jean-Pierre Chambon | Michaël Glück, Une motte de terre (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Jean-Pierre Chambon | Michaël Glück, Une motte de terre (extraits)
    Jean-Pierre Chambon | Marc Negri, Fleuve sans bords (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site du Castor Astral)
    la fiche de l’éditeur sur L’Écorce terrestre de Jean-Pierre Chambon



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  • Armand Dupuy | [On cherche avec les yeux]



    Ce bleu ce noir
    « Il faudrait lâcher ce bleu, ce noir
    en tête et laisser faire la lumière un peu sale
    jusqu’à la têtue détresse. »
    Aaron Clarke, 12 x 12cm / bleu
    et Aaron Clarke, 12 x 12cm / noir
    Source








    [ON CHERCHE AVEC LES YEUX]



    On cherche avec les yeux ce que veulent
    dire passage et lenteur, ligne et retrait — fil
    de bave encore. On s’accroche, on refuse de
    s’accrocher. Il faudrait lâcher ce bleu, ce noir
    en tête et laisser faire la lumière un peu sale
    jusqu’à la têtue détresse. Monter quand même,
    rassembler les papiers, regarder. On pèse à
    moitié sur les raisons d’exister, dans un léger
    bruit de plumes — son sourire n’y peut rien. On
    pèse à moitié, sans décoller, sans lever. Juste
    écrire dans l’obstacle, noté ça chez Watteau* :
    s’y loger. Pousser la question, toujours, et
    déplacer la ligne, sa flottaison. Deux oiseaux
    versent en croix sur le mur, versent en fenêtre.
    On descend plus calme, on tire une chaise, le
    linge sur le fil — il pourrait n’y avoir rien du tout.



    Armand Dupuy, Par mottes froides, Le Taillis Pré, 2014, page 52. Frontispice de Jean-Claude Terrier.




    _____________________________
    * Patrick Watteau, Docimasie, José Corti, 2001.






    Armand Dupuy, Par mottes froide




    ARMAND DUPUY


    Armand Dupuy Denim
    Source




    ■ Armand Dupuy
    sur Terres de femmes


    [l’eau fermée] (extrait de Ce doigt qui manque à ma vue)
    Mieux taire (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Présent faible (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Une première fin des questions
    8-12 février [2017] | Armand Dupuy | [je m’entends parler du temps qu’on serre] (extrait de Selfie lent)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Ta résonance)
    une lecture de Par mottes froides par Martin Ritman
    → (sur Recours au poème)
    une page sur Armand Dupuy






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