Étiquette : Gallimard


  • Erri De Luca | Statua di Caino


    STATUA DI CAINO



    Ho acquistato un Caino di bronzo. E’ già senz’arma,
    sta mezzo girato, si stacca dall’agguato
    a suo fratello e alla generazione.
    E’ più basso di me, la mano larga, stesa,
    la urto di sfuggita o gliel’afferro apposta
    per arresto. Non so se sia mancino,
    se stringo la colpevole o quell’altra. So che è tardi.
    C’ era pure un Abele, sdraiato sul fianco,
    il braccio sul volto a proteggere niente. Non l’ ho preso.
    il suo corpo chiedeva uno spazio che da me non c’è.
    Caino è di passaggio, svelto a togliersi, Abele no, sta a terra
    e vede la sua vita seguire come un cane l’ assassino.
    Abele non sa stare rinchiuso in una stanza,
    Caino sì, nell’ umido dell’ ombra, accanto ai libri
    chiede il riparo che non è perdono.





    Erri De Luca  L'ospite incallito  3






    STATUE DE CAÏN



    J’ai acheté un Caïn en bronze. Il est déjà sans arme,
    tourné à demi, il se détache du piège
    tendu à son frère et à sa génération.
    Il est plus petit que moi, la main large, ouverte,
    je la heurte en passant ou je l’attrape exprès
    pour l’arrêter. J’ignore s’il est gaucher,
    si je serre aussi un Abel, allongé sur le côté,
    un bras sur le visage qui ne protégeait rien. Je ne l’ai pas
    pris,
    son corps réclamait un espace que je n’ai pas chez moi.
    Caïn est de passage, prompt à décamper, Abel, non, il est
    par terre
    pour voir la vie suivre l’assassin comme un chien.
    Abel ne peut pas rester enfermé dans une pièce,
    Caïn oui, dans l’humidité de l’ombre, près des livres
    il demande un abri qui n’est pas un pardon.



    Erri De Luca, L’Hôte impénitent [L’Ospite incallito, Einaudi, 2008] in Aller simple suivi de L’Hôte impénitent, édition bilingue, éditions Gallimard, Collection Poésie/Gallimard, 2021, pp. 168-169. Traduit de l’italien par Danièle Valin.





    Erri De Luca  Aller simple  Collection Poésie Gallimard



    ERRI DE LUCA


    Erri De Luca  portrait





    ■ Erri De Luca
    sur Terres de femmes


    Piero della Francesca (autre poème issu du recueil L’Ospite incallito)
    Due voci (poème issu du recueil Aller simple)
    Le plus et le moins (lecture de Martine Konorski)
    Considero valore (poème issu du recueil Œuvre sur l’eau)
    Qui a étendu ses bras au large (autre poème issu du recueil Œuvre sur l’eau)
    Volti (autre poème issu du recueil Œuvre sur l’eau)
    Première heure (lecture d’AP)
    Le Tort du soldat (extrait)




    ■ Voir aussi ▼


    le site de la fondation Erri De Luca (en italien)





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  • Bernard Noël | Fenêtres fougère


    Olivier Debré  Sur un pli du temps 2
    gravure en taille douce d’Olivier Debré
    pour l’édition originale de Sur un pli du temps,
    Les Cahiers des Brisants, 1988.
    Source








    FENÊTRES FOUGÈRE
    (extrait)





    à colette deblé



    la torche du corps
    brûle
    à contre-ciel
    le visage ici
    la tête là-bas
    l’espace partout
    un pré vertical

    la chair du silence
    la fumée de l’âge
    un peu de mémoire
    oblique
    le miroir vu
    depuis l’au-delà
    le mouvant d’une pensée

    la vie est la trace
    de la vie
    la moelle des yeux
    s’allume au bonheur
    tout est là
    comme un mot
    sur la langue




    Bernard Noël, « Fenêtres fougère », Sur un pli du temps, Les Cahiers des Brisants, Périgueux, 1988, in La Chute des temps, éditions Gallimard, Poésie/Gallimard n° 274, 1993, pp. 253-255. Postface de Stefano Agosti.






    Sur un pli du temps Debré 3





    BERNARD NOËL


    Bernardnoël02
    Ph. © Steve Seiler
    Source





    ■ Bernard Noël
    sur Terres de femmes


    19 novembre 1930 | Naissance de Bernard Noël
    la paume caressant un souffle
    L’Encre et l’Eau
    La Langue d’Anna
    Sur le peu de corps, 18
    [le temps ne sait rien]
    TOI est le nom sans néant
    Viens dis-tu
    19 octobre 1977 | André Pieyre de Mandiargues | Bernard Noël
    Mohammed Bennis | Bernard
    Édith Azam | Bernard Noël | [comment ça s’ouvre un corps] (extrait de Retours de langue)
    Édith Azam | Bernard Noël, Retours de langue (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Terres de femmes)
    7 mars 1908 | Naissance d’Anna Magnani (lecture de La Langue d’Anna de Bernard Noël, par AP)
    l’Atelier Bernard Noël de Nicole Martellotto





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  • Pierre Garnier | [Dans les fenêtres l’eau tourne]


    [DANS LES FENÊTRES L’EAU TOURNE]




    Dans les fenêtres
    l’eau tourne,

    on voit des mains portées
    au cœur

    pendant que la Vierge monte dans les surfaces.



    Rougeoiement de tes veines
    quand l’hiver parle par le feu
    et que l’herbe
    sous ses trèfles gothiques
    nous souhaite
    bonne chance.



    Dans le ventre
    je fais une étoile
    qui fêle de vitre en vitre
    jusqu’aux yeux.



    Insectes aiguisés
    dans la circulation des poèmes
    (logis des mots insecticides)
    la sauterelle
    s’effare
    pendant que ta robe n’est plus précieuse
    mais profonde.



    L’œil le dernier feu,
    quel trèfle
    nous parle à travers

    Pendant que le gothique
    s’organise
    trouvant son ogive
    dans l’oreille du lièvre.



    Le soleil est toujours au bord de ce géranium :
    il ne le quitte pas — même la nuit.

    L’odeur du géranium me dit
    que l’un ou l’autre va mourir.





    Pierre Garnier, Perpetuum mobile, éditions Gallimard, collection Blanche, 1968 ; rééd. Perpetuum mobile, suivi de Secondes et de Santerre, éditions L’Herbe qui tremble, 64140 Billère, 2020, pp. 40-45.






    Pierre Garnier  Perpetuum mobile  L'Herbe qui tremble




    PIERRE GARNIER


    Pierre Garnier NB
    D.R. Ph. Olivier Engelaere




    ■ Pierre Garnier
    sur Terres de femmes


    [Les soldats sont venus]
    2008 : Année Pierre Garnier




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur Recours au poème)
    Hommage au poète Pierre Garnier
    lecture spectacle Alain Marc lit Pierre Garnier




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  • Pierre Oster | Un nom toujours nouveau, Treizième poème


    TREIZIÈME POÈME

    Fragments (extrait)




    J’épie, en faveur de la Nuit, un oiseau noir et blanc, une pie.

    J’épie, ô univers, un oiseau noir et blanc qui m’épie.

    L’ombre est divine… elle devine mes rivaux :

    Les derniers sangliers, la sanglante forêt, et les derniers chevaux !

    Semblable aux meutes des feuillages qu’un dieu tourmente,

    J’écoute, et les oiseaux écoutent, l’unique voix véhémente.

    Partout une promesse approfondit l’hymne de l’air.

    Solitaire, je me confonds à la disparition de l’éclair.



    Mon âme est accordée à l’ordre des choses. Qu’importe

    Si la pluie en novembre abîme un peu le toit, arrache un peu la porte !

    Mon âme seule… Ainsi les arbres absolus,

    En s’insurgeant contre la mer, ne s’insurgent qu’en vain contre ce qui n’est plus.

    Un Nom toujours nouveau a consacré ma bouche indigne.

    D’autres signes que le Soleil gravitent autour du Signe.

    Je dispute l’Espace à la ténuité des torrents…

    Des feux très solennels font les feuillages transparents.

    L’univers est une prairie incomparable…



    Les beaux chemins égaux qui couraient à la mer première,

    Les roseaux, et le fleuve, s’inclinent sous la Lumière.

    Rivages, je vivrai ! l’abîme a l’éclat de l’Esprit.

    Je sonde l’Océan, où l’antique Soleil s’inscrit.

    Une vague me jette un bâton. Je dresse un mât de fortune.

    Dans les pierres je sens blanchir comme une voile opportune.

    Debout, je vois les monts ! Debout. Les vaisseaux et les mers,

    Les monts et les vaisseaux font vaciller mes vers.



    Pierre Oster, Un nom toujours nouveau, éditions Gallimard, Collection Blanche, 1960, in Paysage du Tout, 1951-2000, Collection Poésie/Gallimard, 2000, pp. 97-99. Préface d’Henri Mitterand.






    Pierre Oster  Paysage du Tout





    PIERRE OSTER (1933-2020)


    Pierre Oster





    Pierre Oster
    sur Terres de femmes


    La Grande Année, Dix-septième poème
    La Grande Année, Dix-neuvième poème (+ une notice bio-bibliographique)




    Voir aussi ▼


    → (sur Recours au Poème)
    Pierre Oster, à jamais Paysage du tout poétique





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  • Louis Aragon | Le Voyage d’Italie


    LE VOYAGE d’ITALIE, 3
    (extrait)




    Il pleut La pluie italienne de septembre
    N’est ni jaune ni bleue il pleut sans éclipse il pleut plein les épaules pliées
    Il pleut Ni perles ni paroles ni paraphes d’épées
    Ni poussières ni claques ni paniques d’eau
    Ni passages de pétrels pétrole d’air
    Désespoir de nuées
    Il pleut tout simplement il pleut sans un pli sans une plaie
    Sans gifles aux palais plaquant Sans plomb de grêle
    Sans trombes de sel sur les places
    Il pleut sans plus
    Avec une persévérance égale et jamais lasse
    Et la paupière pâle et pauvre du ciel ne se relève nulle part sur ses pleurs
    Perpétuels on ne voit plus l’œil pur de l’été sur la vie
    On ne voit plus rien que la pluie
    Une pluie éparse ou épaisse
    Sur le piano plat des toits de par ici
    Un plasma tournoyant au platine des platanes
    Un plâtrage d’air une polarisation de poudre une précipitation
    De neige ou de plume un instant par l’espace perdue
    Une possession parallèle une obstination pathétique
    Il pleut pleut pleut sur la pensée il pleut

    […]




    Louis Aragon, « Le Voyage d’Italie », 3 [Les Poètes, Gallimard, Collection Blanche, 1960 ; Collection Poésie/Gallimard, 1976, pp. 71-72], in Marceline Desbordes-Valmore & Louis Aragon, Les Yeux pleins d’églises | Le Voyage d’Italie, éditions La Bibliothèque, Collection L’Écrivain Voyageur, 75017 Paris, 2010, pp. 111-112. Avant-propos de Jean Ristat. Introduction et notes de Claude Schopp.





    Aragon montage



    LOUIS ARAGON

    Aragon 2
    Source




    ■ Louis Aragon
    sur Terres de femmes


    → (sur Terres de femmes)
    Le Discours à la première personne (autre poème extrait des Poètes)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Terres de femmes)
    8 avril 1973 | Mort de Pablo Picasso (+ poème « La Belle Italienne » de Louis Aragon)
    → (sur Les Lettres françaises N° 76)
    Voyages d’Italie, par Michel Bulteau





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  • Andrée Chedid | La Table des poussières



    Andrée Chedid portrait
    Portrait d’Andrée Chedid, 1962, coll. Louis Chedid
    Collage d’Andrée Chedid, 2002, coll. particulière







    LA TABLE DES POUSSIÈRES




    Inscris

    Le poème doublé de nuit

    Le poème drapé du linceul des mots

    Le poème

    S’égarant dans les cavernes du doute

    Se rétractant sous les rides du chagrin

    Sombrant dans les puits sans échos


    Inscris

    Le poème s’étirant dans les blés

    Le poème s’allongeant vers les sphères

    Le poème bondissant

    dans les pâturages de l’âme

    Le poème frémissant

    dans le corps des cités


    À présent
    Efface

    Que le poème retourne à la poussière

    Qu’il supprime toutes paroles

    Qu’il t’annule à ton tour


    Efface et puis
    Renais

    Sur la table rase

    Inscris…



    Andrée Chedid, Épreuves du vivant (1983) in Textes pour un poème suivi de Poèmes pour un texte, éditions Flammarion, 1983 et 1991 ; éditions Gallimard, Collection Poésie/Gallimard, 2020, pp. 484-485. Préface de Matthieu Chedid.





    Andrée Chedid  Textes pour un poème



    ANDRÉE CHEDID


    Andrée Chedid  Guidu
    Image, G.AdC




    ■ Andrée Chedid
    sur Terres de femmes


    L’Autre (poème extrait de Rythmes)
    Épreuves du langage
    L’île
    Les nuages
    L’Œil (poème extrait de Rythmes)
    La source des mots (poème extrait de Rythmes)
    « Les traversées poétiques d’Andrée Chedid »
    La vieille mourante
    20 mars 1920 | Naissance d’Andrée Chedid
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le portrait d’Andrée Chedid (+ un poème extrait de Territoires du souffle)





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  • 18 août 2018 | Elena Ferrante, Chroniques du hasard

    Éphéméride culturelle à rebours



    Tagli netti
    Andrea Ucini, Tagli netti,
    in Elena Ferrante, Chroniques du hasard,
    éditions Gallimard, Hors série Littérature, 2019, page 103.







    TAGLI NETTI
    18 agosto 2018




    Per quel che ricordo non mi ha mai spaventato il cambiamento. Ho cambiato casa, per esempio, parecchie volte ma non ricordo particolari disagi, rimpianti, lunghi periodi di disadattamento. Molti detestano i traslochi, c’è chi li ritiene in grado di accorciarci la vita. Io del trasloco amo innanzitutto la parola, fa venire in mente lo slancio del salto in lungo, un raccogliere energie per proiettarsi verso un altro luogo dove tutto è da scoprire e da imparare. Sono convinta insomma che cambiare ha un suo versante sempre positivo. Aiuta a accorgerci, per esempio, che abbiamo accumulato molte cose inutili, che averle ritenute utili è stato un abbaglio, che tutto quello che davvero serve è pochissimo, che ci leghiamo a oggetti, a spazzi, certe volte a persone, senza cui la nostra vita non solo si impoverisce ma si apre inaspettatamente a nuove possibilità. Quando poi i cambiamenti sono radicali, dopo un po’ di incertezza tendo all’euforia. Mi sento quando da bambina le inventavo tutte per trovarmi all’aperto mentre si preparava un temporale e volevo inzupparmi prima che mia madre mi riacciufasse. Per via di questa propensione, però, ho scoperto con colpevole ritardo l’altro lato del cambiamento, la sofferenza. Non parlo qui di chi vede di colpo la sua esistenza a soqquadro e resiste nel guscio degli abitudini che parevano definitive, finché non scopre che non c’è reazione che tenga e malinconicamente si rassegna al fatto che il mondo di ieri domani non ci sarà più. Non mi ha mai veramente coinvolta – nemmeno letterariamente – il rimpianto di come era bella la vita prima di una qualche rivoluzione. Ho sempre sentito di più l’allegria dei rivolgimenti, e perciò ho messo a fuoco tardi che quell’allegria, quell’entusiasmo, non sono necessariamente in contraddizione con una sofferenza di fondo. Se si guarda bene, per esempio, insieme alla genuina festa grande con cui abbiamo salutato cambiamenti importanti per noi donne, c’era un dolore silente che, per quel che ne so, ci siamo raccontate poco. Svestirci dell’abito remissivo che le nostre stesse mamme ci avevano cucito adosso fin dai primi anni di vita, per indossarne uno più combattivo, pur nella sua positività di atto liberatorio, da qualche parte di noi ci causava angoscia. Non ci si strappa via la pelle che pareva la nostra senza soffrire. Non ci si stacca facilmente da quello che siamo state, qualcosa dura e si torce. Non ci sa accomoda in una forma imprevista senza la paura dell’inadeguatezza. Il sentimento gioioso della liberazione prevale, ma l’anestetico della gioia non cancella la realtà del taglio.



    Elena Ferrante, « Tagli netti », L’invenzione occasionale, edizioni e/o, 2019, pp. 62-63. Illustrazioni di Andrea Ucini.






    Elena Ferrante  L'invenzione occasionale








    COUPURES NETTES
    18 août 2018




    Autant que je m’en souvienne, le changement ne m’a jamais effrayée. Par exemple, j’ai déménagé à plusieurs reprises, mais je ne me rappelle pas avoir jamais éprouvé de malaise, de regret, ou avoir eu besoin de longues périodes d’adaptation. Beaucoup de gens détestent les déménagements, et certains estiment même qu’ils peuvent nous raccourcir la vie. Ce que j’aime avant tout, dans le déménagement, c’est le mot : il me rappelle l’élan du saut en longueur, le fait de rassembler son énergie afin de se projeter vers un autre endroit, où tout est à découvrir et à apprendre. En somme, je suis persuadée que changer a toujours un aspect positif. Cela aide à réaliser que nous avons accumulé beaucoup de choses inutiles, qu’avoir cru à leur utilité a été un aveuglement, que tout ce qui nous sert vraiment se résume à bien peu, et que nous nous attachons à des objets, à des lieux et parfois à des personnes en l’absence desquels notre vie non seulement ne s’appauvrit pas, mais s’ouvre à des possibilités nouvelles et inattendues. Et, lorsque les changements qui surviennent sont radicaux, j’ai tendance, après un bref moment d’incertitude, à être euphorique. J’ai le même sentiment que dans mon enfance, lorsque je mettais tout en œuvre pour me retrouver dehors tandis qu’un orage menaçait, je voulais être trempée avant que ma mère ne m’attrape. Mais, à cause de cette tendance, j’ai découvert seulement très tard l’autre face du changement, la souffrance. Je ne parle pas des gens qui voient leur existence brusquement chamboulée et qui résistent dans une carapace d’habitudes qui leur paraissaient éternelles, jusqu’à ce qu’ils comprennent que leur réaction n’a pas de sens et qu’ils finissent par se résigner, avec mélancolie, au fait que le monde d’hier ne sera plus là demain. Je n’ai jamais vraiment été attirée – même en littérature – par la célébration de la vie passée, par la nostalgie de la beauté précédant une quelconque révolution. J’ai toujours été plus sensible à la joie des bouleversements et, par conséquent, il m’a fallu du temps pour réaliser que cette joie et cet enthousiasme n’étaient pas nécessairement incompatibles avec une souffrance de fond. Par exemple, à bien y regarder, la grande allégresse avec laquelle nous avons accueilli des changements importants pour nous les femmes a été accompagnée d’une douleur silencieuse qui, autant que je sache, n’a pas tellement été dite. Ôter les vêtements de la soumission que nos mères elles-mêmes nous avaient confectionnés dès nos premières années de vie et en enfiler d’autres, plus adaptés aux luttes, a été un acte libérateur très positif. Et pourtant, quelque part, cet acte a généré de l’angoisse. Il est impossible d’arracher ce que nous prenions pour notre peau sans en éprouver de la souffrance. On ne se sépare pas facilement de ce que l’on a été : quelque chose persiste et résiste. On n’adopte pas une forme imprévue sans crainte de l’inadaptation. Le sentiment joyeux de la libération domine, mais l’effet anesthésiant de cette joie n’efface pas la réalité de la rupture.



    Elena Ferrante, « Coupures nettes », Chroniques du hasard, éditions Gallimard, Hors série Littérature, 2019, pp. 104-105. Traduit de l’italien par Elsa Damien. Illustrations d’Andrea Ucini.






    Elena Ferrante  Chroniques du hasard
    feuilleter le livre



    ELENA FERRANTE


    Elena Ferrante





    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Gallimard)
    la fiche de l’éditeur sur Chroniques du hasard





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  • Pierre-Jean Jouve | [Les soleils disparus]


    [LES SOLEILS DISPARUS]




    Les soleils disparus sont des mots éternels
    Dont la phrase arrondie a cette forme : extase
    De terre musicienne et de verdure et d’or
    De village pendu au balcon le plus rare
    De prairie et de roc glaciaire entremêlés ;
    O beauté de là-bas, songe de l’extrême heure,
    Un furieux brasier d’automne se formait
    Aux vallées par-dessous les herbes potagères,
    La descente faisait l’amour à la chaleur
    Les masures de bois tourmentaient la lumière
    Et la noblesse était défunte aux châtaigniers,
    En partant l’on sentait la perte d’espérance
    Par privation de désirs insensés.




    Pierre-Jean Jouve,« Isis, II », « Bleu », Inventions [Mercure de France, Paris, 1958], in Diadème suivi de Mélodrame, éditions Gallimard, Collection Poésie/Gallimard n° 72, 1970, page 179.





    Pierre Jean Jouve  Diadème



    PIERRE JEAN JOUVE


    Pierre Jean Jouve
    Image, G.AdC




    ■ Pierre Jean Jouve
    sur Terres de femmes


    La Femme et la Terre (poème extrait de Matière céleste)
    11 octobre 1887 | Naissance de Pierre Jean Jouve (lecture de Paulina 1880 + extrait)
    16 juin 1966 | Grand Prix de poésie de l’Académie Française décerné à Pierre Jean Jouve (notice bio-bibliographique + poème extrait de Matière céleste)
    Friedrich Hölderlin, Tinian, in Pierre Jean Jouve, Poèmes de la Folie de Hölderlin
    La rencontre Hölderlin-Jouve-Klossowski par Béatrice Bonhomme et Jean-Paul Louis-Lambert




    ■ Voir aussi ▼

    le site Pierre Jean Jouve de Béatrice Bonhomme et Jean-Paul Louis-Lambert
    → (sur le site des éditions Gallimard)
    la fiche de l’éditeur consacrée à Diadème





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  • Jean-Marie Barnaud | [Main accordée à l’autre main]


    [MAIN ACCORDÉE À L’AUTRE MAIN]



    Main accordée à l’autre main
    le regard ne sait rien
    des yeux d’en face
    ni leur couleur
    ni l’arrière-monde
    sauf la présence au bout des doigts
    qui se dérobe
    Main accordée à l’autre main
    l’autre chaleur
    réduit le monde à la caresse




    Jean-Marie Barnaud, Fragments d’un corps incertain, IV, 1, Cheyne éditeur, 2009 in Jean-Marie Barnaud, Sous l’imperturbable clarté, choix de poèmes 1983-2014, Gallimard, Collection Poésie/Gallimard, 2019, page 218. Préface d’Alain Freixe.





    Barnaud Fragments 2





    JEAN-MARIE BARNAUD


    Jean-Marie Barnaud
    Source




    ■ Jean-Marie Barnaud
    sur Terres de femmes


    Passage de l’étranger (poème extrait d’Allant pour aller)
    Le dit d’Olivier de Serres (poème extrait de Sous l’écorce des pierres)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Gallimard)
    la fiche de l’éditeur sur Sous l’imperturbable clarté
    → (sur Terre à ciel)
    un entretien avec Jean-Marie Barnaud
    → (sur P/oésie)
    Jean-Marie Barnaud : Les enjeux du poème (conférence prononcée en 1983 lors du Festival international de poésie de Taipei)






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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Frédéric Jacques Temple | Méditerranée



    Stael
    Nicolas de Staël, Plage de Syracuse, 1954
    © Sotheby’s








    MÉDITERRANÉE


    à Max Rouquette



    L’antique mer
    toujours qui sera jeune,
    celle des Argonautes
    et des enfances,
    de turquoise orne ses vagues
    qu’ont vues les matelots d’Ulysse
    et Pythéas le grand nocher
    de nos parages,
    dans leurs barques ventrues
    aux couleurs du soleil.
    Mer androgyne
    aux écailles d’émail,
    et ses yeux innombrables
    ouverts comme des héliotropes.


    Je n’ai pas oublié,
    je n’oublierai jamais
    l’opulence de l’iode en septembre,
    l’écume
    où nous rêvions de voir surgir
    des crêtes savonneuses
    les dauphins en sarabande.
    Les voici ! Les voici !
    Et nous dansions
    avec ces joyeux compagnons
    au doux regard, aux gracieuses voltiges,
    ces petits dieux si bien civilisés
    émergeant des abysses du temps,
    qui nous faisaient l’honneur
    de leur plaisir
    dont la musique illuminait nos songes…


    Les dieux sont en exil,
    nos appels sans réponse ;
    ils n’accourent plus sur les plages
    où de l’ombre monte la lune
    au comble de l’équinoxe.


    Ils ne sont plus avec nous
    qu’au fond secret de la mémoire.






    Frédéric Jacques Temple, Phares, balises et feux brefs, éditions Bruno Doucey, 2012 (prix Guillaume-Apollinaire 2013) ; in La Chasse infinie et autres poèmes, éditions Gallimard, Collection Poésie/Gallimard n° 548, 2020, pp. 189-190. Édition de Claude Leroy.






    Frédéric Jacques Temple  La Chasse infinie




    FRÉDÉRIC JACQUES TEMPLE (1921-2020)


    Frederic Jacques Temple Ph. ©Pierre Bolszak
    Ph. © Pierre Bolszak
    Source





    ■ Frédéric Jacques Temple
    sur Terres de femmes


    L’Oregon Trail (poème extrait de Foghorn)
    Mai 2011 | Frédéric Jacques Temple, De la musique avant toute chose (extrait de Divagabondages)
    Un clou pour voyager (extrait de Par le sextant du soleil)
    Été (poème extrait de Profonds pays)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Gallimard)
    la fiche de l’éditeur sur La Chasse infinie et autres poèmes
    → (sur En attendant Nadeau)
    une lecture de La Chasse infinie et autres poèmes par Claude Grimal
    → (sur ActuaLitté)
    Temple, la poésie partie en infinie chasse de rencontres






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