Étiquette : Gallimard


  • Dimanche 13 novembre [1881] | Jules Laforgue, Dans la rue

    Éphéméride culturelle à rebours




    DANS LA RUE




    C’était le trottoir avec ses arbres rabougris.
    Des mâles égrillards, des femelles enceintes,
    Un orgue inconsolable ululant ses complaintes,
    Les fiacres, les journaux, la réclame et les cris.

    Et devant les cafés où des hommes flétris
    D’un œil vide et muet contemplaient leurs absinthes
    Le troupeau des catins défile lèvres peintes
    Tarifant leurs appas de macabres houris.

    Et la Terre toujours s’enfonce aux steppes vastes,
    Toujours, et dans mille ans Paris ne sera plus
    Qu’un désert où viendront des troupeaux inconnus,

    Pourtant vous rêverez toujours, étoiles chastes,
    Et toi tu seras loin alors, terrestre îlot
    Toujours roulant, toujours poussant ton vieux sanglot.


    Dimanche 13 novembre.




    Jules Laforgue, Autres Complaintes in Les Complaintes et les premiers poèmes [Gallimard, 1970], Collection Poésie/Gallimard, 1979, page 308. Édition établie par Pascal Pia.







    Jules Laforgue  Les Complaintes 2





    JULES LAFORGUE


    Laforgue
    Emile Laforgue, Portrait de Jules Laforgue,
    Bibliothèque nationale de France, Paris




    ■ Jules Laforgue
    sur Terres de femmes

    16 août 1860 | Naissance de Jules Laforgue
    Résignation





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  • 12 avril 1934 | Publication de Tendre est la nuit de Francis Scott Fitzgerald

    Éphéméride culturelle à rebours


    Scott zelda fitzgerald
    Source






    PIETRO CITATI, LA MORT DU PAPILLON | ZELDA ET FRANCIS SCOTT FITZGERALD
    (extrait)



    Tendre est la nuit, publié le 12 avril 1934, tandis que les tableaux de Zelda étaient exposés à New York, est le chef d’œuvre de Fitzgerald. Lorsqu’il parut, il portait une dédicace à Gerald et Sara Murphy, ses amis de la Côte d’Azur. Fitzgerald le commença plusieurs années auparavant, en 1925 ; il l’écrivit et le réécrivit, l’abandonna et le reprit, transforma complètement événements et personnages, y insinua sa propre vie, changea le titre, et se demanda pendant des années s’il parviendrait à le finir. Il vécut si longtemps dans son orbite qu’il lui semblait souvent que le monde réel disparaissait, et que le livre seul était réel. Quand celui-ci vit le jour, Fitzgerald était épuisé. Il n’avait plus aucune force. Il craignait même d’en avoir endommagé l’architecture en laissant l’abus d’alcool ruiner la dernière partie. Mais le livre est parfait, bien qu’il n’ait pas été aimé (ou fort peu) des lecteurs de 1934. Comme il l’écrivit aux Murphy presque trois ans plus tard, Fitzgerald avait une consolation : « Qui a dit qu’il était stupéfiant de voir combien les douleurs les plus profondes peuvent se changer, avec le temps, en une sorte de joie ? Certes, la coupe d’or est brisée, mais elle était d’or. »

    Tendre est la nuit est un roman sur le charme. Ce don, qui est à l’origine de la civilisation grecque, appartient surtout à Hermès, et signifie « fasciner par le regard », envoûter par la poésie, l’éros, l’oubli, le récit, la magie, le sommeil, l’espérance. Malgré les grâces de sa conversation, Fitzgerald eut toute sa vie le sentiment de ne pas posséder le véritable charme. Il n’en avait pas l’équilibre, la durée, la cruauté et la force. Il était trop précis, trop pédant ; il conservait trop de notes. Quand il représenta la figure de Dick Diver, bien qu’il lui eût confié une partie de son caractère et de son existence. Par ce double jeu d’identités et d’escamotage, il tenta de se connaître et de se comprendre, comme il avait essayé de le faire dans plusieurs livres. Je ne sais s’il y est parvenu.

    Dick Diver était un artiste, un inventeur, un chef d’orchestre, un psychiatre, un metteur en scène du charme : partout où il paraissait, sur la Côte d’Azur, à Paris et même aux États-Unis, sa voix, traversée d’« une mélodie irlandaise à peine perceptible, séduisait le monde. » Quand il s’adressait à ses amis et relations, il donnait l’impression d’avoir pour chacun des soins et attentions particuliers, révélant à chacun ce que son existence avait « d’unique et d’incomparable ». Il persuadait chaque ami de son affection, le débarrassait de la patine des compromis qui dissimulait son esprit ; et il lui ouvrait « de nouveaux mondes, une succession infinie de magnifiques possibilités. » Il l’inventait à partir de rien en tant qu’être humain, comme s’il eût été Dieu, ou le Démiurge. Il inventait les lieux, peignant les couleurs rose-pourpre et crème, ou les mystérieux verts laiteux, les montagnes, les collines et la mer de la Côte d’Azur. Quand il disparut, peut-être la Côte d’Azur disparut-elle aussi dans la grisaille et l’indifférence. […]



    Pietro Citati, La Mort du papillon, Zelda et Francis Scott Fitzgerald, Éditions Gallimard, Collection L’Arpenteur Domaine italien, 2007, pp. 80-81-82. Traduit de l’italien par Brigitte Pérol.






    Citati





    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Terres de femmes)
    10 mars 1948 | Mort de Zelda Fitzgerald (+ extrait de Tendre est la nuit)






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  • Herberto Helder | O Amor em Visita



    O AMOR EM VISITA (extracto)



    Dai-me uma jovem mulher com sua harpa de sombra
    e seu arbusto de sangue. Com ela
    encantarei a noite.
    Dai-me uma folha viva de erva, uma mulher.
    Seus ombros beijarei, a pedra pequena
    do sorriso de um momento.
    Mulher quase incriada, mas com a gravidade
    de dois seios, com o peso lúbrico e triste
    da boca. Seus ombros beijarei.

    Cantar? Longamente cantar,
    Uma mulher com quem beber e morrer.
    Quando fora se abrir o instinto da noite e uma ave
    o atravessar trespassada por um grito marítimo
    e o pão for invadido pelas ondas,
    seu corpo arderá mansamente sob os meus olhos palpitantes
    ele — imagem inacessível e casta de um certo pensamento
    de alegria e de impudor.
    Seu corpo arderá para mim
    sobre um lençol mordido por flores com água.

    Ah! em cada mulher existe uma morte silenciosa;
    e enquanto o dorso imagina, sob nossos dedos,
    os bordões da melodia,
    a morte sobe pelos dedos, navega o sangue,
    desfaz-se em embriaguez dentro do coração faminto.
    — Ó cabra no vento e na urze, mulher nua sob
    as mãos, mulher de ventre escarlate onde o sal põe o espírito,
    mulher de pés no branco, transportadora
    da morte e da alegria!

    Dai-me uma mulher tão nova como a resina
    e o cheiro da terra.
    Com uma flecha em meu flanco, cantarei.
    E enquanto manar de minha carne uma videira de sangue,
    cantarei seu sorriso ardendo,
    suas mamas de pura substância,
    a curva quente dos cabelos.
    Beberei sua boca, para depois cantar a morte
    e a alegria da morte.

    Dai-me um torso dobrado pela música, um ligeiro
    pescoço de planta,
    onde uma chama comece a florir o espírito.
    À tona da sua face se moverão as águas,
    dentro da sua face estará a pedra da noite.
    ― Então cantarei a exaltante alegria da morte.

    […]







    L’AMOUR EN VISITE (extrait)



    Donnez-moi une jeune femme avec sa harpe d’ombre
    et son arbuste de sang. Avec elle
    j’enchanterai la nuit.
    Donnez-moi, vivante, une feuille d’herbe, une femme.
    J’embrasserai ses épaules, la petite pierre
    du sourire d’un moment.
    Femme comme incréée, mais avec la gravité
    des deux seins, le poids lubrique et triste
    de la bouche. J’embrasserai ses épaules.

    Chanter ? Chanter longuement.
    Une femme avec laquelle boire et mourir.
    À l’heure où s’ouvre au-dehors l’instinct de la nuit
    que traverse un oiseau transpercé par un cri maritime,
    et où les vagues envahissent le pain –
    son corps brûlera doucement sous mes yeux palpitants.
    Lui – haute et vertigineuse image d’une certaine pensée
    de joie et d’impudeur.
    Son corps brûlera pour moi
    sur un drap que mordent fleurs et eau.

    En chaque femme il y a une mort silencieuse.
    Tandis que le dos imagine, sous les doigts,
    les refrains de la mélodie,
    la mort monte par les doigts, navigue le sang,
    se répand en ivresse dans le cœur affamé…

    Donnez-moi une femme aussi jeune que la résine
    et l’odeur de la terre.
    Avec une flèche dans le flanc, je chanterai.
    Et tandis qu’une vigne de sang jaillira de ma chair,
    je chanterai son sourire ardent,
    ses mammes de pure substance,
    la courbe chaude de ses cheveux.
    Je boirai sa bouche, pour ensuite chanter la mort
    et la joie de la mort.

    Donnez-moi un torse courbé par la musique,
    un léger cou de plante,
    là où une flamme commence à fleurir l’esprit.
    Sur son visage affleurera le mouvement des eaux,
    au creux de son visage sera gravée la pierre de la nuit.
    – Alors je chanterai la joie exaltante de la mort.

    […]



    Herberto Helder, L’Amour en visite (O amor em visita, Contraponto, 1959) in Le Poème continu, 1961-2008, Gallimard, Collection Poésie, 2010, pp. 29-30. Préface de Patrick Quillier. Traduit du portugais par Magali Montagné et Max de Carvalho.






    Helder poème continu





    HERBERTO  HELDER


    Vignette Herberto Helder
    Source



    ■ Herberto Helder
    sur Terres de femmes

    [Je lève les mains]



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur Esprits nomades)
    plusieurs pages consacrées à Herberto Helder


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  • Aksinia Mihaylova | Quand je suis prise de doutes


    QUAND JE SUIS PRISE DE DOUTES
    Ph., G.AdC








    QUAND JE SUIS PRISE DE DOUTES



    Quoi que tu écrives,
    tu n’exprimes point le sens,
    car au commencement n’était pas le verbe
    mais la joie des corps.

    Ensuite est venue la saison de la douce faim.

    L’horizon a blanchi et les oiseaux ont attaqué les blés.
    Les petits fauves des mots que nous nous lancions
    mordaient, de plus en plus acharnés,
    notre avenir commun et j’ai compris
    que seuls mes sens articulaient
    toutes les nuances du bleu
    dont ton langage est imprégné.
    C’est alors que je t’ai perdu
    à la fin d’un poème.

    À présent, le silence dans le cœur,
    je regarde le ventre lisse de la lune d’août
    frémir dans la tasse de porcelaine,
    mais tu ne peux pénétrer dans ce paysage
    car au-dessus des épaules
    tu es un véritable hiver.

    Aussi je reste dans ma réalité :
    je te rends les mots
    je garde ma joie.



    Aksinia Mihaylova, Ciel à perdre, poèmes, Éditions Gallimard, Collection blanche, 2014, pp. 46-47. Prix Apollinaire 2014.






    Aksinia Mihaylova
    Source





    AKSINIA  MIHAYLOVA



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site Gallimard)
    une page sur Ciel à perdre
    → (sur YouTube)
    Aksinia Mihaylova présente son ouvrage Ciel à perdre
    → (sur le site de la revue Ce Qui Reste)
    Deux fois plus vite (et autres poèmes)






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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Juan Gelman | Vers le sud



    HACIA EL SUR



    te amo señora/como el sur/
    una mañana sube de tus pechos/
    toco tus pechos y toco una mañana del sur/
    una mañana como dos fragancias

    de la fragancia de una nace la otra/
    o sea tus pechos como dos alegrías/
    de una alegría vuelven los compañeros muertos
    en el sur
    establecen su dura claridad/

    de la otra vuelven al sur/vivos por/
    la alegría que sube de vos/
    la mañana que das como almitas volando/
    almando el aire con vos/

    te amo porque sos mi casa y los compañeros
    pueden venir/
    sostienen el cielo del sur/
    abren los brazos para soltar el sur/
    de un lado les caen furias/del otro/

    trepan sus niños/abren la ventana/
    para que entren los caballos del mundo/
    el caballo encendido de sur/
    el caballo del deleite de vos/

    la tibieza de vos/mujer que existís/
    para que exista el amor en algún lado/
    los compañeros brillan en las ventanas del sur/
    sur que brilla como tu corazón/

    gira como astros/como compañeros/
    no hacés más que subir/
    cuando alzás las manos al cielo/
    le das salud o luz como tu vientre/

    tu vientre escribe cartas al sol/
    en las paredes de la sombra escribe/
    escribe para un hombre que se arranca los
    huesos/
    escribe la palabra libertad/



    Juan Gelman, Hacia el sur (y otros poemas), Espasa Calpe, Buenos Aires, 1985.







    VERS LE SUD



    je t’aime/dame/comme le sud/
    un matin monte de tes seins/
    je touche tes seins et je touche un matin du sud/
    un matin comme un double parfum/

    du parfum de l’un se lève l’autre/
    ou bien tes seins comme double allégresse/
    de l’une reviennent les compagnons morts dans le sud/
    ils établissent leur dure clarté/

    de l’autre ils reviennent au sud/vivants de
    l’allégresse qui monte de toi/
    le matin que tu donnes comme de douces âmes volant/
    faisant âme l’air avec toi/

    je t’aime car tu es ma maison et les compagnons
    peuvent venir/
    ils soutiennent le ciel du sud/
    ils ouvrent les bras pour lâcher le sud/
    d’un côté leur tombent des furies/de l’autre

    grimpent leurs enfants/ils ouvrent la fenêtre
    pour qu’entrent les chevaux du monde/
    le cheval enflammé de sud/
    le cheval du délice de toi/

    la tiédeur de toi/femme qui existes
    pour que l’amour existe quelque part/
    les compagnons brillent aux fenêtres du sud/
    de ce sud qui brille comme ton cœur/

    tourne comme des astres/ou compagnons/
    tu ne fais que monter/
    quand tu lèves les mains au ciel
    tu lui donnes santé ou lumière comme ton ventre/

    ton ventre écrit des lettres au soleil/
    sur les murs de l’ombre il écrit/
    il écrit pour un homme qui s’arrache les os/
    il écrit liberté/



    Juan Gelman, Vers le sud et autres poèmes, Éditions Gallimard, Collection Poésie, 2014, pp. 213-214. Présenté et traduit de l’espagnol par Jacques Ancet. Postface de Julio Cortázar.







    Juan Gelman, Vers le sud et autres poèmes






    JUAN GELMAN


    Juan Gelman
    Source




    ■ Juan Gelman
    sur Terres de femmes

    Arte poética
    comentario XI (hadewijch)
    comentario XXXIII (san juan de la cruz)
    el ángel de la tarde



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur Recours au poème)
    d’autres poèmes de Juan Gelman extraits de Vers le sud et autres poèmes
    un site (en espagnol) entièrement dédié à Juan Gelman
    → (sur lemonde.fr)
    « Juan Gelman (1930-2014) : la vie de combat, de tendresse et de deuil d’un poète argentin », par Florence Noiville
    → (sur La Pierre et le Sel)
    Juan Gelman : une parole pour l’indicible
    → (sur le site de France Culture)
    Hommage à Juan Gelman (Ça rime à quoi, par Sophie Nauleau, émission du 19 janvier 2014)
    → (sur perfil.com)
    une photo-galerie de Juan Gelman
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    rencontre avec Juan Gelman, Jacques Ancet et Jean Portante [15 juin 2012] (archive sonore)






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  • Erri De Luca, Le Tort du soldat (extrait)



    [RIEN DE PUR DANS LA VÉRITÉ]




    J’attaquai le premier beignet en le tenant entre le pouce et le majeur, ma feuille dans l’autre main.

    En lisant les pages, je rencontrai de nouveau le mot hébraïque èmet, « vérité », par lequel Singer conclut la version courte et amère de Di Familie Mushkat. « La mort est le messie, c’est la pure vérité. »

    Personnellement, je ne reconnais rien de pur dans la vérité. Je la vois dans l’effondrement d’une négation, dans l’entrée des troupes soviétiques dans le camp de massacre de Treblinka. Ce n’est pas une découverte, mais la mise à découvert de l’infamie. Je la vois dans la décomposition d’un mensonge, fécond pour ça. Je la vois dans la moisissure qui révéla la pénicilline à Fleming.

    En hébreu èmet est féminin, mais devient masculin en yiddish, perdant en consistance. En hébreu elle est absolue, en yiddish elle est relative. C’est pourquoi le vieil homme qui prononce la phrase dit : « pure vérité ». Il doit la renforcer par un adjectif. En hébreu, elle existe toute seule et c’est tout. Il est des mots qui exigent le féminin, vérité en fait partie.

    Mon esprit vagabonde sur ce genre de pensées qui me laissent interdit. Èmet est le mot écrit sur le front du Golem, l’homme d’argile qui, par cette formule, se transforme en automate vivant. La légende hébraïque de Prague inspira ensuite le personnage de Frankenstein.

    Plongé dans mes divagations, le mot èmet monta à mes lèvres et sortit de ma bouche. Comme dans le sommeil qu’un bruit interrompt et qui réveille. Je me ressaisis, me retrouvant avec le beignet encore entre les doigts et les feuilles dans l’autre main.



    Erri De Luca, Le Tort du soldat, récit, Éditions Gallimard, Collection Du monde entier, 2014, pp. 31-32. Traduit de l’italien par Danièle Valin.






    Erri De Luca, Le Tort du soldat, Gallimard



    ERRI DE LUCA


    Erri De Luca  portrait





    ■ Erri De Luca
    sur Terres de femmes


    Due voci (poème issu du recueil Aller simple)
    Le plus et le moins (lecture de Martine Konorski)
    Considero valore (poème issu du recueil Œuvre sur l’eau)
    Qui a étendu ses bras au large (autre poème issu du recueil Œuvre sur l’eau)
    Volti (autre poème issu du recueil Œuvre sur l’eau)
    Piero della Francesca (poème issu du recueil L’Ospite incallito)
    Statua di Caino (autre poème issu du recueil L’Ospite incallito)
    Première heure (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Gallimard)
    la fiche de l’éditeur sur Le Tort du soldat d’Erri De Luca
    → (sur flipbook)
    les premières pages du Tort du soldat






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  • Juan Gelman | comentario XXXIII (san juan de la cruz)




    COMENTARIO XXXIII (SAN JUAN DE LA CRUZ)




    vos que me entrás más en tu amor /

    ¿qué me vas siendo? / ¿qué te sea

    yo? / ¿como gota de rocío

    resuelta en aire por tu fuego


    volando a tu agua viva? / ¿sed
    nuestra de cada día donde
    me palabrás estas palabras /
    como noticia o atadura


    con vos? / ¿ya luz obedecida
    por mi dolor como animal
    manso en tu voz apacentando
    migas de vos / perdida en vos


    de mí? / ¿llama que me existís /
    me transportás / o certidumbre
    de mí sobre esta tierra que
    piso de vos / con vos temblando?




    Juan Gelman, Citas y comentarios, Visor, Madrid, 1982.








    COMMENTAIRE XXXIII (SAINT JEAN DE LA CROIX)




    toi qui plus m’entres en ton amour /
    que me deviens-tu ? / que te puis-je
    être ? / une goutte de rosée
    transmuée en air par ton feu


    volant vers ton eau vive ? / notre
    soif de chaque jour où tu me
    paroles ces paroles / comme
    connaissance ou comme lien


    avec toi ? / lumière obéie
    par ma douleur comme paisible
    animal en ta voix broutant
    miettes de toi / perdue en toi


    mienne ? / flamme qui me fais être /
    qui me transporte / ou certitude
    mienne sur cette terre tienne
    que je foule / avec toi tremblant ?




    Juan Gelman, Commentaires [1978-1979], in L’Opération d’amour, Gallimard, Collection Du monde entier, 2006, page 65. Présenté et traduit de l’espagnol (Argentine) par Jacques Ancet. Postface de Julio Cortázar.






    Opération d'amour






    JUAN GELMAN


    Juan Gelman
    Source




    ■ Juan Gelman
    sur Terres de femmes

    Arte poética
    comentario XI (hadewijch)
    el ángel de la tarde
    Vers le sud



    ■ Voir | écouter aussi ▼

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  • Olivier Larronde | Amours



    AMOURS



    Sans noms, la géographie des nuages manipule nos presqu’îles, d’une stabilité dérisoire.

    Un sage et beau pays peu imaginatif se laisse transformer par elle qui passe le temps à se déformer pour lui, comme pour d’autres.



    Olivier Larronde, « En prose », Rien voilà l’ordre, L’Arbalète, 1961, in Œuvres poétiques complètes, précédées de Villon adore rire, par Jacques Roubaud et de Brève vie d’Olivier Larronde, par Jean-Pierre Lacloche, Le Promeneur | Éditions Gallimard, 2002, page 118.








    Olivier Larronde, Œuvres poétiques complètes





    OLIVIER LARRONDE


    Olivier Larronde
    Source



    ■ Olivier Larronde
    sur Terres de femmes

    Vendange



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Les Trompettes Marines)
    Olivier Larronde ou le dernier poète maudit, par François Reibel
    → (sur La Pierre et le Sel)
    « Olivier Larronde, poète maudit » (un dossier établi par Jean Gédéon)
    → (sur écrits-vains.com)
    « Olivier Larronde ou l’archange poète » (article de Joë Ferami)




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  • Richard Rognet, Un peu d’ombre sera la réponse

    par Sylvie Besson

    Richard Rognet, Un peu d’ombre sera la réponse,
    éditions Gallimard, Collection blanche, 2009.



    Lecture de Sylvie Besson




    Ombre
    Ph., G.AdC










    « Si tu me demandes où / Est la vie promise, / Dans les méandres / Des saisons, un peu / D’ombre sera la réponse »


    Faire l’expérience du noir, saisir le moment où la nuit pénètre le jour, percevoir une ombre comme s’il s’agissait d’une lueur, tel est l’univers de Richard Rognet dont la voix tente d’émerger d’une Nuit profonde, dont la parole chante autant l’obscur qu’elle est chant de l’obscur ; et lorsque la Lumière laisse ses ombres envahir la page, on le suit dans l’Ombre et on ne sait plus où l’on est. Peu importe que ce soit sur terre ou ailleurs, l’intérêt sera alors de se frayer un chemin dans cette obscurité, car cette nuit est aussi celle du travail de création en train de se faire. Quelque chose cherche à apparaître dans le doute et la fragilité, dont rien ne garantit l’épanouissement, l’œuvre posant à la fois la question fondamentale de la création et, en double fond, celle du non-retour, d’un présent obscurci par la composition du monde, personne ne pouvant précipiter son avènement ou son retour : « tu sais que venu / de la nuit, tu / reviendras en elle ». D’un côté, le combat avec sa propre voix, ses dérobades, la tentation du découragement, de l’autre, celui avec un réel insaisissable, marqué par l’imprécation, le cri, un tragique toujours latent. Ainsi se croisent des univers si proches, le cheminement du poète et l’errance de l’homme, un tutoiement peuplé d’ombres, dialogue entre le dedans et le dehors, entre l’intime et le cosmique :


    Tu prends des notes
    le matin, pour mieux
    regarder, mieux entendre,


    tu griffonnes, tu
    gribouilles, comme
    si tu raturais les
    bavures de ton lever, […]


    mais ce matin, tu le sens
    dans ton corps, c’est pour
    bien t’appuyer sur la vie.


    De tous côtés les souvenirs douloureux surgissent, et notamment l’incapacité à en signifier la vérité, à en retrouver l’évidente beauté. Deux voix se répondent comme pour s’effacer et découvrir un autre seuil à franchir au-delà de l’insatisfaction et de l’inachèvement. L’écriture, éminemment lyrique, d’une incroyable lucidité, exprime de manière bouleversante les sentiments qui nous pénètrent de part en part ; le verbe sert une pensée forte et structurée, traversée par la précarité de la vie ; le chant prend tout son sens dès que le poète se trouve dans ce temps qu’il interroge, entre silence et mélancolie, dans une poésie qui désigne l’évanescent, questionne l’éphémère, incarnés par l’illusion du jour naissant et de tous les commencements frauduleux. La parole éperdue du Poète est ainsi jetée au vent et à un ciel assombri comme une brûlure à la face du monde :



    ce noir absolu qui
    t’emporte, plus loin
    que les lointains, où
    tout se prépare en ce
    qui disparait


    La poésie de Rognet est certes habitée par un double noir d’où émanent quelques énigmes sur l’être, mais le langage recrée des énigmes, l’aporie se referme lourdement sur l’espérance. Être poète de l’ombre, c’est donc être dans l’instable, c’est être dans la préhistoire de soi afin d’échapper à l’histoire d’une naissance qui compose l’être, puis dépasser également les mots habituels et avoir confiance en ce qui fuit l’homme. La démarche poétique retrouve l’immémorial silence, marque de la poésie la plus achevée, aux frontières mêmes du rien. :



    La nuit — la nuit
    glaciale, paisible,
    et tellement d’étoiles,
    là-bas, au fin fond


    du temps, au fond de
    mes yeux où s’écrasent
    tant de lueurs ignorées —
    c’est le noir entre
    elles qui m’attire […]


    le noir, comme les
    trous de ma mémoire plus
    ancienne et libre que moi.


    La lumière poétique, terreuse et transparente à la fois, cherche à précipiter loin, et l’écriture donne des coups de butoir au bord du gouffre, insistant sur le tragique d’un temps qui passe irrémédiablement et celui d’un espace incertain. Le poème s’érige en élégie, une longue méditation dans laquelle la nature est plus reposoir qu’incantation, prétexte davantage à retrouver un visage familier, une origine somme toute nostalgique :



    …et la rouille de l’automne
    entêté ! ça claque au
    vent
    ça se brouille !
    ça grelotte ! ça proteste !


    Où sont donc nos
    anciennes cachettes,
    si chaleureuses, si
    discrètes ?


    On croit encore que c’est une ombre mais à cette ombre s’attachent un corps, des pierres, des feuilles, des cris, une chaleur, comme un rien qui insiste, qui cherche et qui perce un mystère. Et ce corps ombrageux entre dans le regard, en un instant on est lui. Rognet nous fait ainsi sauter par-dessus la clôture : on court, on lève les bras pour porter un ciel moins lourd, les yeux se ferment et on voit ; ça danse, ça gesticule, ça vit comme une gerbe de couleurs, un rire en grelots d’enfance. Rognet tente alors de remonter les lunaisons, de raviver les parole éteintes, mais l’âge avançant (« l’âge, cette / mort à contre-jour »), les allées s’encombrent de cadavres et la mémoire devient un terrifiant sanctuaire à sauvegarder, un effeuillement d’ombres plus saisissantes les unes que les autres :



    nous entrerons dans
    la nuit sans rien dire,
    sans murmurer, nous
    laisserons nos souvenirs
    se pencher sur nous.


    Entre défloration des signes et chant occulte de l’être, la flamboyance noire d’images dévoile ce qui blesse et déchire, il faut in fine célébrer des mondes perdus qui ne reviennent que dans le sillage des pensées les plus sombres, les plus sauvages, donnant à nous reconnaître au fil d’images effrayantes, mais ô combien révélatrices !



    On dirait que le silence
    qui vient de naitre
    incise les ombres
    pour retrouver la vie.


    Dépouillement, mais non décharnement, la poésie de Richard Rognet possède une vigueur liée à sa force musicale, le poète cultive la répétition, la forme se fait obsessionnelle dans son intensité, sa hauteur d’exigence se réalise dans l’obsession de la matière, d’une matière noire de la parole qui finit, à force de fulgurances et de persévérance, par trouver sa voie. Au parcours obscur et magnifique de ce poète, rien n’indique le chemin, un peu d’ombre seulement, à moins que ce ne soit la présence de « ce rien » qui finisse par flamber au-dessus du silence : « Il faut arracher / à nos paroles / le nom lumineux / d’un monde prochain ».



    Sylvie Besson
    D.R. Texte Sylvie Besson
    pour Terres de femmes




    ________________________________________________
    NB : Dernière œuvre de Richard Rognet : Élégies pour le temps de vivre, Gallimard, Collection blanche, 2012.






    Richard Rognet, Un peu d'ombre sera la réponse, éd. Gallimard, 2009.






    RICHARD ROGNET


    Richard rognet





    ■ Richard Rognet
    sur Terres de femmes

    [Le lierre] (extrait d’Élégies pour le temps de vivre)
    [Depuis ce matin, une tourterelle] (extrait de Lutteur sans triomphe)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Richard Rognet
    → (sur le site écriVosges)
    une fiche bio-bibliographique sur Richard Rognet
    → (sur Mediapart)
    une page sur Richard Rognet (par Bernard Demandre), dont plusieurs poèmes
    → (sur La Pierre et le Sel)
    Richard Rognet, poète vosgien (par Jean Gédéon)
    → (sur écriVosges)
    une fiche biobibliographique sur Richard Rognet (+ sept poèmes inédits)
    → (sur Patrimages)
    une page sur Richard Rognet (par Patricia Laranco)



    ■ Autres notes de lecture de Sylvie Besson
    sur Terres de femmes

    Les variations poétiques de Philippe Beck ou le tempo universel du monde
    Hélène Dorion, Ravir : les lieux
    Yasmina Hasnaoui, Cargo Blues
    Lorine Niedecker, Louange du lieu et autres poèmes





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  • Brina Svit, Visage slovène

    par Angèle Paoli

    Brina Svit, Visage slovène,
    Gallimard, Collection Blanche, 2013.



    Lecture d’Angèle Paoli




    Ja-Gombrowicz
    Source








    “PORTRAIT DE GROUPE AVEC « GOMBRO, OU VICE VERSA »”




    Peut-être faudrait-il commencer par « Gombro » ? Witold Gombrowicz. Gombrowicz en Argentine. « Personnage » central vers lequel confluent tous les « visages slovènes », comme autant de constellations qui ramènent continûment au seul visage non slovène de l’ouvrage de Brina Svit : Visage slovène. Le visage polonais de « Gombro ». Gombrowicz pour qui Brina Svit nourrit une tendresse toute particulière. Peut-être le « polaco » perdu au milieu des Slovènes est-il l’unique, le singulier, LE visage parmi les visages ? Celui qui émerge, solitaire, au milieu des personnalités multiples que le kaléidoscope de portraits fait surgir au cours des déambulations de la narratrice dans Buenos Aires. Et dont elle tente de saisir l’identité. « Gombro, en anti-héros, éminence grise, alter ego ». Celui sur lequel Brina Svit a envie de tout savoir : de la vie, de son exil, de son retour en Europe, de son roman Ferdykurke, du travail de traduction dont il a fait l’objet, de l’échec qui a suivi ; de ses amours et de sa mort. Celui qu’elle confie avoir « embarqué » dans son dernier livre, lui, ce Polonais qui n’a rien à voir avec les Slovènes, si ce n’est l’exil qui le conduit, comme tant d’autres, mais pas pour les mêmes raisons, jusqu’en Argentine.

    Existe-t-il un visage slovène, interroge Brina Svit tout au long de « l’album photo » qu’elle déroule sous nos yeux de lecteurs ? Existe-t-il un visage qui porte la marque de la slovénité ? Comment définir cette identité slovène et peut-elle se décrypter à la seule lecture des visages ? Du pluriel au singulier (le singulier du titre), les visages se déclinent en effet à travers le voyage entrepris par la narratrice, à l’autre bout du monde. À travers les images qu’elle réalise des regards qu’elle va insérer dans son livre et du dialogue que celles-ci nouent avec le texte.

    « J’ai besoin de connaître l’image qui va aller avec le texte : parce que le texte dépend de la photo qui l’accompagne, ils sont liés, l’un interroge l’autre, le texte tâchant de voir ce qu’on ne voit pas avec les yeux et la photo fixant pour toujours ce moment précis de la vie qui ne se reproduira plus jamais. »

    Recherche méthodique (avec prises de notes sur des carnets, documents — lettres et correspondances multiples —, photographies) à travers le « labyrinthe d’identités qu’est Buenos Aires », d’une singularité constituée d’une succession plurielle. Car ce qui intéresse l’écrivain slovène, c’est « l’histoire qui s’inscrit sur nos visages. » Avec, greffé sur les autres visages par incrustations successives, le visage étranger de « Gombro ». Cousu avec les autres, le visage du Polonais compose avec eux un récit singulier, dont le genre ne porte pas de nom et ne peut être défini comme un roman. « Indéfinissable », Visage slovène est cependant défini par la narratrice comme « un texte en mouvement », vibrant d’une « tension érotique entre les lignes, entre les individus, c’est-à-dire entre mes personnages et moi », écrit Brina Svit. Un « portrait de groupe avec Gombro, ou vice versa. »

    Avec à son bord « Gombro » — le dandy antimilitariste débarqué un 22 août 1939 à Buenos Aires et coupé pour bon nombre d’années de ses origines par l’entrée en guerre de l’Europe —, « l’histoire de mes visages peut commencer », écrit l’écrivain slovène/française à la fin du premier chapitre. « Déserteur », donc, l’écrivain polonais, « émigré volontaire » et non émigré politique, et peu porté par l’idéologie nationaliste dont se réclament la plupart des Slovènes réfugiés à Buenos Aires. Pas davantage porté par le combat anticommuniste de l’émigration politique polonaise. « Gombro » qui ne se sent concerné par aucune idéologie identitaire et qui construit sa polonité en individualiste, lucide et solitaire.

    Ainsi, dans chacun des chapitres consacré aux Slovènes auxquels elle rend visite et qu’elle rencontre dans les différents quartiers de Buenos Aires (Retiro et ses bas-fonds ; Lanús, dans la banlieue sud et sa Villa Eslovena…), vient s’insérer le visage de Gombrowicz, sur lequel la narratrice a recueilli à Paris toute une documentation, grâce au concours de son épouse québécoise, Rita Gombrowicz. Chaque chapitre apporte un trait de caractère nouveau, un détail, une anecdote, une réflexion. Une histoire qui permet de compléter progressivement le portrait de l’auteur de Ferdykurke. Parfois, au hasard d’une nouvelle rencontre, la narratrice imagine quels auraient pu être les propos du Polonais. Ainsi lorsqu’elle interroge « les yeux calmes et scrutateurs » de Julia Sarachu — poète argentine/slovène de La Plata —, la narratrice ne peut-elle s’empêcher d’évoquer la « conférence provocatrice » que le Polonais a prononcée Contre les poètes, dont « les vers ne plaisent à personne » et dont « la poésie versifiée est un monde factice et falsifié ». Revenant à Julia, la narratrice évoque les origines slovènes de son grand-père Rafael Vodopivec — « qui se dit communiste pour lui et non pour les autres » — et son goût pour une « poésie à l’usage quotidien et intime » dont la poète de La Plata est l’héritière.

    Peut-être est-il temps, par-delà le visage de Gombrowicz, d’aller à la rencontre des visages slovènes qui peuplent cette étonnante traversée littéraire et gravitent autour de l’exilé polonais ? Qui sont-ils donc, ces Slovènes qui ont choisi l’Argentine comme pays d’asile ? Quelles raisons les ont poussés à s’implanter dans cette partie du monde que borde la pampa ? Comment sont-ils arrivés jusque dans ce pays dont ils ne comprenaient pas la langue et où il n’y a ni montagnes, ni ruisseaux, ni tilleul dont raconter l’histoire ? Comment sont-ils parvenus à s’implanter ? À organiser une société la plus proche possible de celle qu’ils avaient quittée ou fuie ? Que reste-t-il, chez leurs descendants, de leur slovénité d’origine ? Sont-ils riches ou pauvres, guettés par la nostalgie du retour ou, au contraire, désireux de ne conserver du passé que ce qu’il faut de slovénité pour aller de l’avant dans la vie d’aujourd’hui ?

    Autant de questions, autant de visages. Autant de diversité dans les réponses. Arrivés par bateaux au moment où « le général Perón leur a donné par décret politique la permission d’immigrer en Argentine sans aucune restriction, à condition qu’il n’y ait pas de communistes parmi eux », les immigrés séjournaient à l’Hotel de Inmigrantes, le temps de trouver un logement et de trouver de quoi subvenir à leurs besoins. Il reste encore, parmi eux, quelques immigrés de la première génération, anciens collabos, « traîtres, réactionnaires », « anti-communistes fervents », de ceux qui avaient fui le pays » après la « débâcle » de la Seconde Guerre mondiale. Il y a aussi leurs enfants et petits-enfants, certains nés sur le sol argentin, mais pour la plupart issus de ces familles de domobranci qui avaient fait le choix de l’Allemagne (les domobranci faisaient partie de la « Garde nationale slovène, milice paramilitaire organisée par l’occupant allemand et soutenue par l’Église catholique pour combattre la résistance »). Ainsi en est-il de Rok Fink, chauffeur de taxi et « ambassadeur des Slovènes à Buenos Aires » ; ou de Lučka Potočnik, dont le père, domobranec de la première heure, s’est battu, dès son arrivée à Buenos Aires, pour que puisse advenir « le miracle slovène en Argentine ». Un miracle qui ne peut se produire qu’en sauvegardant « la langue, la culture, la religion ». En conservant « leur version de l’histoire », celle du combat qui assure « le sens de leur exil », le combat anticommuniste. En refusant donc de s’assimiler. Pour le vieux Matevž, c’est cela « rester slovène ». Pour sa fille, Lučka, héritière de ce passé, la seule patrie, la vraie, c’est celle de l’art. Et la seule réponse véritable, celle du silence. Pour nombre de Slovènes exilés à Buenos Aires, le rêve identitaire s’est réalisé à Lanús, dans la création de la Villa Eslovena, un paradis modeste surgi d’un lopin de terre de la pampa transformé en « structure urbaine parfaitement organisée ». Pour Andrej Repar, au contraire, l’engagement politique de ce fils de domobranec sera de toute autre nature. « Le poing levé ». Surveillé par la police comme militant de gauche, « fiché par l’émigration slovène comme révolutionnaire, éminemment hostile à l’idéologie national-catholique », Andrej Repar offre à la narratrice le regard pétillant d’un Slovène de gauche, marqué par les massacres perpétrés par la junte militaire en Argentine. Avec lui, elle se rend au parc de la Mémoire où sont gravés les noms de milliers de jeunes argentins torturés par les militaires puis jetés dans l’estuaire du Rió de la Plata.

    Ailleurs, dans la banlieue élégante d’Hurlingham, la narratrice rencontre le couple modèle très british de Marjan et Pavla Eiletz, qui mène une vie confortable. Ces deux-là, qui répondent d’une seule et même voix, partagent la même bonne conscience et il est inutile, pour la visiteuse, de demander au vieux Marjan s’il ne craint pas de s’être trompé de jeunesse, lui qui s’est engagé très jeune, à dix-sept ans (en 1943), dans ce qu’il persiste à appeler la « coopération technique ». Un pur domobranec, qui aurait pu périr au moment de la « débâcle », et qui a pris la fuite via l’Argentine. C’est là, à Buenos Aires, qu’il a rencontré Pavla, arrivée par bateau à la même époque et hébergée avec sa famille à l’Hotel de Inmigrantes.

    Mais on rencontre aussi à Buenos Aires une autre famille d’émigrants qui n’a rien à voir avec la famille des émigrés politiques. Elle est constituée de tous ceux que la misère a contraints de fuir la Slovénie. Ainsi de Rafael Vodopivec, mécanicien et poète, qui a fui « le fascisme, la misère, l’italianisation forcée de la population slovène, la chicanerie permanente » et qui a débarqué à vingt-trois ans à dans la capitale argentine. Ainsi également de la famille Antonič, qui a fui « le fascisme et la misère dans les années trente. »

    Quant à Bojan Mozetič, son histoire — liée à celle de son père Franc Mozetič — est tout autre. Issu du cosmopolitisme triestin, élevé dans plusieurs langues par une mère tchèque de Prague et philosophe, Bojan nourrit une admiration infinie pour son viejo. Franc Mozetič, ingénieur en travaux publics, constructeur de ponts, militant antifasciste, engagé dans la résistance, est contraint de s’exiler pour pouvoir continuer à exercer son métier. Pour ce qui est de sa slovénité originelle, Bojan semble avoir repris « le flambeau » à la mort de son père. Une slovénité qu’il partage avec sa femme et ses fils, chacun à leur façon. Tournée davantage vers l’ouverture et vers l’élargissement de leur monde vers le monde. Ouverte à la multiplicité des cultures et au cosmopolitisme. Ce cosmopolitisme défendu par Cioran, autre écrivain qui nourrit la pensée de Brina Svit. Brina Svit qui met en exergue à son récit cette phrase de Cioran : « La sagesse est cosmopolite. » Un fil d’Ariane dont on peut aisément suivre la trace dans Visage slovène.

    Il y a enfin « Andrej Rot, alias Gandhi », cet Argentin slovène rencontré à Ljubljana, à qui la narratrice a une foule de questions à poser. Qu’en est-il de l’identité slovène mâtinée (« rabotée et arrondie ») de latinité argentine ? Qu’en est-il aujourd’hui de la relation entre slovénité et catholicisme ? La situation a-t-elle évolué ? Andrej Rot confie à la narratrice les déboires de son retour en Slovénie, en 1991. Un retour pourtant attendu et fêté en grandes pompes. Qui s’est soldé, après quelques mois de travail dans le nouveau journal dont il avait la direction, par un licenciement « pour manque de professionnalisme ». En réalité, ce qui est reproché au journaliste, c’est de n’être pas suffisamment « anticommuniste, pas assez radical avec les forces du passé ». Gandhi ou le témoignage de « l’envers du décor ».

    « Fascinée par les visages, par la vie qui s’y dépose et qu’on peut lire si on le sait », Brina Svit livre dans cette galerie de portraits une fresque passionnante, entièrement tissée d’histoires individuelles prises dans la camera oscura de l’Histoire. Et, si l’on sait lire entre les lignes, c’est le visage de Brina Svit qui apparaît et qui se dessine. D’abord ténu, en filigrane, puis de plus en plus précis. En surimpression sur le visage de sa mère, qui vient tout juste de mourir au moment même où elle décide de se lancer dans l’aventure de cet ouvrage. On y lit sa sympathie pour les partizani auprès desquels se battait son père dans la lutte contre les domobranci. Son anticléricalisme viscéral. Notamment dans le portrait de Škof Rožman, évêque et « personnage hautement controversé », dont elle n’hésite pas à dire qu’il aurait probablement applaudi, s’il avait été vivant, « l’idéal national-catholique et anticommuniste de la junte et approuvé la disparition des jeunes Argentins… ». On y lit son peu d’appétence pour la trilogie Église/famille/patrie. On y retrouve, en revanche, sa passion pour le tango et pour les hidalgos qui lui ont inspiré le personnage de Coco Dias (in Coco Dias ou la Porte Dorée). Sa vie de romancière et les personnages que la vie lui ont inspirés. On y trouve « Gombro » qui passe la sienne à vouloir se défaire de son identité, « à ne plus être un écrivain polonais, mais un écrivain tout court, c’est-à-dire lui, Witold Gombrowicz. » L’idéal de Brina.

    On y trouve l’écriture de Brina Svit. Sa voix bien à elle, souple, enlevée, émouvante. Légère même lorsqu’elle parle de sujets graves et douloureux. Une sorte de frémissement passionné court tout au long des pages, qui rend chaque visage attachant. Avec, en médaillon au-dessus de cet arbre généalogique d’un genre nouveau, les visages de « Gombro » et de Brina. Une fois le livre refermé revient à l’esprit la dédicace réconciliatrice mise en exergue de Visage slovène :

    « À tous mes visages slovènes, sans exception… ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli







    Brina Svit, Visage slovène, Gallimard, Collection blanche, 2013.




    BRINA SVIT


    Brina Svit denim
    Brina Svit,
    photographie de Philippe Matsas





    ■ Brina Svit
    sur Terres de femmes


    Cela s’appelle l’aurore (Coco Dias ou la Porte Dorée) [lecture d’AP]
    Coco ou le désarroi de Brina
    Conversation privée avec Brina Svit
    Le Dieu des obstacles (lecture d’AP)
    Les incertitudes du désir (Une nuit à Reykjavík) [lecture d’AP]
    Turris eburnea (Moreno + bio-bibliographie)[lecture d’AP]
    Nouvelles définitions de l’amour (lecture d’AP)
    Petit éloge de la rupture (lecture d’AP)
    Un cœur de trop [lecture d’AP]
    Rue des Illusions perdues (Con brio) [lecture d’AP]
    → (en commentaires sur Terres de femmes)
    Mort d’une Prima Donna slovène
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    Portrait de Brina Svit (+ extraits de Moreno, Un cœur de trop, Coco Dias ou la Porte Dorée)






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