Étiquette : Gallimard


  • Jean-Pierre Chambon | Fragments d’un règne





    Rien n'a changé ni ne changera Mais en moi une ombre s'intercale
    Rien n’a changé ni ne changera
    Mais en moi une ombre s’intercale

    Ph., G.AdC








    FRAGMENTS D’UN RÈGNE (sensation)




    (Sensation)

    Je foule le même sable
    Je vois luire la même lune

    Rien ne change l’astre ni la dune
    Je vieillis seul devant le miroir

    Rien n’a changé ni ne changera
    Mais en moi une ombre s’intercale

    Mon corps anticipe le geste
    Qu’aura dû former mon esprit

    Et une sensation étrangère
    À la fois me révèle et me tue

    J’éprouve le souvenir d’une vie
    Que je n’ai pas vécue

    Est-ce d’avant ma naissance
    Ou au-delà de ma mort

    Sur le sable que fait briller la lune
    S’efface déjà la trace de mes pas




    Jean-Pierre Chambon, « Fragments d’un règne », in Le Roi errant [prix Yvan Goll 1996], poèmes, éditions Gallimard, Collection Blanche, 1995, page 46.








    JEAN-PIERRE CHAMBON


    Jean-Pierre Chambon





    ■ Jean-Pierre Chambon
    sur Terres de femmes


    [À partir de l’inaliénable singulier] (extrait de Tout venant)
    Des lecteurs (extrait)
    Des lecteurs (lecture d’AP)
    L’Écorce terrestre (lecture de Cécile A. Holdban)
    L’Écorce terrestre (lecture d’AP)
    [Je touche le grain du silence] (extrait de L’Écorce terrestre)
    [Fleurs dans la fleur]
    Noir de mouches (extrait)
    Le Petit Livre amer (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Détour par la Chine intérieure (poème extrait du Petit Livre amer)
    [Sur le papier la lumière](extrait de Sur un poème d’André du Bouchet)
    Tout venant (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Un écart de conscience, II (extrait)
    Zélia (lecture d’Isabelle Lévesque)
    L’invention de l’écriture (extrait de Zélia)
    Jean-Pierre Chambon | Michaël Glück, Une motte de terre (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Jean-Pierre Chambon | Michaël Glück, Une motte de terre (extraits)
    Jean-Pierre Chambon | Marc Negri, Fleuve sans bords (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions L’Amourier)
    une bio-bibliographie de Jean-Pierre Chambon






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  • Olivier Larronde | Vendange



    VENDANGE




    La fleur déclose me prive de tout comme elle s’abandonne en fruit. Mon sang charrie des glaçons, fleur de la récolte quand le cortège de ce soir m’ouvrira les veines.

    Meuniers, ramoneurs et ceux que le sel a déteints, mes démons se laissent apparaître, vêtus de soufre et plus près des papillons pour cette race légère que saura fixer une pointe dans l’aile. À des fleurs les papillons font l’amour, eux vont aux baisers des fruits.

    Délaissant ces bouches entr’ouvertes qui pendent aux branches,  d’un  galop  les  vendangeurs  passeront  fouler
    mon corps
                       une grappe de leur vigne.




    Olivier Larronde, Rien voilà l’ordre, L’Arbalète, 1961, in Œuvres poétiques complètes, précédées de Villon adore rire, par Jacques Roubaud et de Brève vie d’Olivier Larronde, par Jean-Pierre Lacloche, Le Promeneur | Éditions Gallimard, 2002, page 117.





    OLIVIER LARRONDE


    Olivier Larronde
    Source



    ■ Olivier Larronde
    sur Terres de femmes

    Amours



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur La Pierre et le Sel)
    « Olivier Larronde, poète maudit » (un dossier établi par Jean Gédéon)
    → (sur écrits-vains.com)
    « Olivier Larronde ou l’archange poète » (article de Joë Ferami)
    → (sur Les Trompettes Marines)
    Olivier Larronde ou le dernier poète maudit, par François Reibel




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  • Cesare Pavese, L’Idole et autres récits

    Cesare Pavese, L’Idole et autres récits | L’Idolo e altri raconti,
    Gallimard, Collection folio bilingue, 2012.
    Traduit de l’italien par Pierre Laroche.
    Préface, notes et révision de traduction par Mario Fusco.



    Lecture d’Angèle Paoli



    PORTICI TORINESI
    Ph., G.AdC






    RIPENESS IS ALL





        Essayiste, traducteur et directeur de collection, Mario Fusco vient de faire paraître, dans la collection Folio bilingue de Gallimard (Livre de Poche), L’Idole et autres récits. Les trois nouvelles rassemblées dans ce volume ont été écrites par Pavese dans la période la plus féconde de sa vie, au cours des dix années qui ont précédé la mort de l’écrivain, de 1939 à 1950. D’inspiration en apparence très différente, ces trois nouvelles sont l’occasion pour Pavese de mettre en place des micro-sociétés dont il va observer et analyser les rouages à partir des thèmes qui lui sont chers. Dans une langue naturelle d’une grande fluidité, Pavese explore « l’ensauvagement » de la vie et des hommes ― Nuit de fête, Le Blouson de cuir, l’inadaptation au monde et le rejet qui en découle ― Le Blouson de cuir, L’Idole ―, l’inaccessibilité du bonheur ― Nuit de fête, Le Blouson de cuir, L’Idole. Mais aussi « l’amitié avec un homme plus fort, plus mûr, plus homme » dans l’admirable récit du Blouson de cuir.


        Pavese choisit la campagne des Langhe et ses chères collines pour situer l’action de Nuit de fête dont la tension dramatique est soutenue par l’omniprésence d’images auditives. Marqué par le roman noir américain ― je pense en particulier au Facteur sonne toujours deux fois (1934) de James M. Cain, repris par Visconti dans Ossessione (1943) ―, le récit fluvial Le Blouson de cuir ― qui fait aussi penser, par certains aspects à Partie de campagne de Jean Renoir (1936) ― prend les rives du Sangone (affluent du Pô) comme témoin du drame qui va se dérouler dans le petit monde ordinaire de la « baraque de l’embarcadère ». Seule la nouvelle de L’Idole se déroule en ville ― Turin, puis Milan puis à nouveau Turin ― dans le monde clos d’une maison de prostitution ou au cours des mornes déambulations dans les rues de la ville.


        Si Mario Fusco a jugé intéressant et opportun de rassembler ces trois nouvelles dans un même ouvrage, c’est sans doute pour répondre au souci de Pavese d’atteindre, au-delà de la diversité des personnages et de leur histoire, « la logique unitaire de la forme ». Peut-être aussi pour tenter de rejoindre, à travers cette même diversité, l’unité symbolique d’un nouveau triptyque qu’un fil conducteur imperceptible parcourt, d’un récit à l’autre. Il m’a semblé en effet que, pour chacun des trois textes, un leitmotiv particulier guidait la composition, en structurait le déroulement, créant ainsi une partition particulière, à la fois familière et inattendue. Mais toujours singulière, qui fait que le lecteur reconnaît d’emblée la voix de Pavese, une voix-monolithe qui fait résonner les accents et les notes du fameux « noyau mythique » cher à Martin Rueff.

        Ainsi, dans le troisième récit, L’Idole, Guido, le narrateur et amant idolâtre de Mina, assiège-t-il sans cesse la jeune prostituée de ses supplications : « épouse-moi »/« je veux t’épouser ». Différentes variantes de ces intimations jalonnent le récit, ponctuent les rencontres des deux amants, rythment leur dialogue :


        « Arrête donc et marions-nous »./« Mais épouse-moi, Mina, cesse cette vie »
    « Et toi, pourquoi ne veux-tu pas m’épouser ? ».


        Ou, un peu plus loin :


        « C’est parce que je vois la vie que tu mènes que je veux t’épouser ».


        À ces demandes insistantes, obsessionnellement réitérées, Manuela (nom de prostituée de Mina) répond en traitant son amant de « gamin ». En lui reprochant ses « enfantillages », Mina renvoie le jeune homme à son inadaptation, à ce qui est pour elle son manque d’expérience et son immaturité. L’exaspération que suscite chez Mina l’extrême douleur exprimée par le visage de Guido, fait dire à la jeune femme : « Tu vois, et tu voulais m’épouser ». Expression en négatif de celles qui reviennent dans la bouche de Guido. Aux injures silencieuses d’un Guido à la torture, Mina répond par le reproche, accentuant sans cesse davantage le fossé qui sépare les deux amants. Poussé à bout par sa passion aveugle et par la jalousie qui l’aiguillonne, Guido ne sait qu’inventer pour persuader l’« impitoyable et adorée » de le prendre pour époux. Dans son désir de se rapprocher de la femme aimée, de se rendre disponible pour elle, il commet l’irréparable. La folie d’abandonner son travail. Épuisant peu à peu ses ressources, le représentant de commerce se trouve bientôt à court d’argent.


        « Tu n’es qu’un gamin, Guido. Pourquoi ne retournes-tu pas à ton travail ? », lui reproche Mina. « Je n’ai plus de travail », lui répond Guido. Ce nouveau motif donne un argument fort à Mina qui lui annonce tout de go qu’elle va épouser l’ingénieur, « un bon client » !


        Renvoyé par Mina à l’incapacité qui est la sienne de se comporter en adulte, désormais réduit à la misère et à la plus grande des solitudes, le jeune homme est hanté par l’image du couple de Mina et de l’ingénieur :


        « Je pensais à Mina et à son mari comme à deux êtres adultes qui ont un secret : un gamin ne peut que les regarder de loin en ignorant les joies et les douleurs qui composent leur vie. »


        Convaincu qu’il n’est qu’un « gamin », Guido vieillit, à jamais exclu du monde adulte et de ses jeux inaccessibles.


        Dans Nuit de fête, le premier des trois récits rassemblés dans cet ouvrage, le leitmotiv qui guide le cheminement de l’action ― une action retenue à l’extrême et qui frôle, l’espace d’un instant, la tragédie ― est la musique, dans toute la gamme de ses variations. Jusqu’au dernier point d’orgue que suit le silence. Associée au « chant grêle » et incessant des grillons, aux bourdonnements des voix qui montent dans la nuit d’été, au vacarme de la fête qui franchit les collines, la musique tantôt jaillit par explosion, « à la fois limpide et étouffée », tantôt s’estompe pour laisser place à une « voix puissante », surgie d’on ne sait où, puis, plus près, aux gémissements des dormeurs qui s’agitent sur leur paillasse. Pour les enfants prisonniers du misérable univers rural dans lequel ils évoluent, la vraie vie est ailleurs, au-delà des collines qui forment frontière. Inaccessibles collines d’où s’échappent les rumeurs de la fête. Pour Biscione, le plus maltraité des élèves du « Padre Supérieur », mais aussi le plus lucide et le plus rebelle, la tentation est grande de prendre la fuite. Et peut-être aussi, dans la noirceur hallucinée de la nuit et dans le vacarme des grillons, d’en finir, d’un coup de serpe, avec le « Padre ».


        « Biscione se pencha à l’intérieur et il lui sembla qu’il n’entendait rien dans cette obscurité. Les grillons chantaient à tue-tête. On n’entendait rien d’autre. « Si les grillons ne le réveillent pas, personne ne peut le réveiller. Pourvu que les ivrognes ne se mettent pas à crier maintenant. »


        Du monde extérieur de la fête qui bat son plein pendant cette chaude nuit de la Saint-Roch, de l’autre côté des collines, seules parviennent des bribes apportées par le vent. Mais bribes suffisamment enivrantes pour donner aux hôtes de la ferme-école ― et au Professeur ― une idée de nuit avinée et de réjouissances débridées auxquelles les va-nu-pieds n’auront pas droit. Sous la férule du Padre ― pour qui la fête est signe de « bien mauvais vent », de mauvaises fréquentations et de mauvaise vie ―, ils n’auront d’autre réjouissance que la corvée de nettoyage des tinettes, leurs noires éclaboussures et leur puanteur, le sifflement des balais et des taloches. Il y a quelque chose de la fascination sauvage et primitive dans ce rituel autour du tonneau dont les gamins, armés de branchages et de balais, fouettent la merde. Une bien étrange fête, à vrai dire, qui ne laisse pas insensible le Professeur et le gagne en profondeur :


        « Des bouffées presque liquides, presque palpitantes, de cette puanteur arrivaient jusqu’aux nez du Professeur, et il sentait sa tête tourner, ses yeux et son nez le piquaient, au loin la musique résonnait et il était pris d’une envie de se déchausser, de se déshabiller, de se jeter lui aussi, la barbiche au vent, au milieu des éclaboussures, de sauter et de crier. Mais il ne cilla pas… »


        Au fur et à mesure qu’avance la soirée, la musique change de timbre, se fait dense et surréelle, comme les collines d’où elles naissent :


        « Les collines étaient noires et lointaines, derrière le frémissement des mûriers de l’autre côté de la butte. Les éclats de musique arrivaient maintenant aériens, fréquents, tourbillonnant dans l’air tranquille, se libérant dans le ciel du tumulte, de la fougue et du vin dont ils étaient nés, un son pur et surhumain comme celui du vent. »


        Spectateur énigmatique et distancié du microcosme de la ferme, le Professeur (le double de Pavese ?), déjà enivré par les effluves malodorants des tinettes, rejoindra seul les collines (ellipse du récit). Et, sans que nul ne soupçonne son escapade, participera de l’ébriété générale. Plus tard, dans la lueur naissante de l’aube, alors même que le calme s’est étendu sur les Langhe, le Professeur, sensible à la poésie originelle du monde, confie au Padre des bribes de sa méditation : la paix et le silence de cette nuit de la Saint-Roch, il ne les a pas cherchés, confie-t-il. Ils sont venus à lui. Avec la fraîcheur de l’aube, « les grillons ont cessé de chanter. »


        Second récit proposé par le recueil des trois nouvelles de L’Idole, Le Blouson de cuir fait partie des nouvelles rassemblées dans Vacance d’Août (Feria d’Agosto). Écrit en 1945 et publié après la mort de Pavese, Le Blouson de cuir constitue, par synecdoque, le leitmotiv du récit qui se déroule aux abords du fleuve. Tandis que le vêtement fait le lien entre les différents personnages qui fréquentent la « baraque de l’embarcadère », le récit analeptique (retour en arrière) du Blouson de cuir passe par le regard du jeune Pino. Grand admirateur de Ceresa à qui il espère ressembler un jour, le garçon vit dans l’aura du batelier une forme de bonheur. Jusqu’à l’arrivée de Nora. La magie des matinées de pêche s’en trouve brisée. Pino fait l’expérience, chaque jour plus précise, de la méchanceté de Nora, de sa bêtise et de sa légèreté. Et mesure chaque jour davantage le progrès du malheur de Ceresa. Enfant défavorisé et inadapté, méprisé et rudoyé par la nouvelle « patronne », Pino tente de déchiffrer, dans l’imbroglio relationnel qui se tisse autour de la jeune femme, les signes que s’échangent les amants et de comprendre les jeux auxquels se livre Nora.


        D’abord signe d’appartenance de Ceresa, le vêtement est symbole de virilité du batelier qui endosse son blouson de cuir à même la peau.


        « En dessous, il était toujours torse nu et il me disait que si je vivais au bord du Pô, quand je serais grand j’aurais des muscles comme lui… »


        Plus tard, quelque temps après l’arrivée de Nora, Ceresa « agitait la fermeture Éclair de son blouson comme si c’était un éventail et Nora clignait des deux yeux et regardait la fermeture en riant. »


        Tombé entre les mains de Nora, le blouson poursuit par mimétisme son rôle de gadget sexuel. En rejoignant le lit de son amant blond et musclé, et en endossant à son tour son « cuir » directement sur son maillot de bain rouge (du même rouge que sa robe), la belle servante, devenue en peu de temps la « patronne » de la baraque, passe de maîtresse du lieu à maîtresse de certains de ses habitués. Le blouson se révèle être une seconde peau pour celui/celle qui le porte à cru, s’appropriant du même coup la force et la sensualité de Ceresa. Ainsi de Nora dont le pouvoir et l’assurance se trouvent implicitement décuplés par les possibilités que lui offre le blouson de cuir de son amant.


        « Elle ouvrit la fermeture Éclair de son blouson. J’aperçus qu’en dessous il y avait de la chair nue, quelque chose de blanc avec des taches ; elle n’avait pas son maillot. Elle referma tout de suite. »


        La façon dont Nora joue de sa nouvelle tenue ne laisse pas inactifs les habitués du débarcadère. Parmi eux, un soldat émoustillé se saisit de la situation :


        « Le soldat mit la main sur la fermeture du blouson et dit en riant : « Il faut aérer. » C’était un Napolitain. »


        D’une sortie en barque à l’autre, la tension érotique s’intensifie. Témoin silencieux de ce manège, Pino vit « Nora se pencher sur la table et le soldat tendre la main comme l’autre jour, mais cette fois il descendit la fermeture et Nora, inclinée, riait elle aussi. » Le narrateur assiste, impuissant et malheureux mais de plus en plus lucide et éclairé, à cette comédie. Confusément d’abord, Pino comprend que ce qui se trame autour de Nora est contraire à l’attente de Ceresa. Le « gamin » mal dégrossi découvre peu à peu tout l’éventail des sentiments humains dont il ignorait jusqu’alors la nature. Tromperies, disputes, jalousie conduiront au drame final. Drame ordinaire de la jalousie, à l’issue duquel le fameux blouson tombe entre les mains de la mère Pina, qui le jette sur ses épaules quand il pleut. « Mais il ne suffit pas de porter un blouson de cuir pour savoir diriger un embarcadère », pense Pino. La gérante de l’auberge est trop vieille et le charme du blouson de cuir est rompu. Il est loin désormais le temps où Ceresa, un jour d’orage, s’était séparé de son vêtement pour le glisser sur les épaules de son jeune compagnon de pêche.


        « La maturité est tout », écrira Pavese en exergue de son dernier roman La Lune et les feux. « Ripeness is all ». Empruntée au Roi Lear, l’épigraphe shakespearienne, souvent reprise par l’écrivain italien, dit la hantise de Pavese d’accéder à la maturité, « la douloureuse impossibilité de se construire et de s’affirmer » dans un relation adulte pleinement assumée et partagée. Or le monde des adultes est impitoyable. Vacance et vanité renvoient sans cesse le héros pavésien à sa marginalité. Avec, pour unique issue, le désespoir et la souffrance. Reste la « poésie-récit » des fables de Cesare Pavese, poésie qui agit à la manière d’un philtre lent dans les veines du lecteur.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    CESARE PAVESE


    Pavese
    Image, G.AdC



    ■ Cesare Pavese
    sur Terres de femmes

    9 septembre 1908 | Naissance de Cesare Pavese
    Cesare Pavese dans la collection Quarto (note de lecture d’AP)
    Lavorare stanca (+ courte notice bio-bibliographique)
    1er novembre 1935 | Cesare Pavese, Le Métier de vivre
    Semplicità
    Tu as un sang, une haleine
    Jean-Pierre Ferrini, Le Pays de Pavese (note de lecture d’AP)





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  • Lionel Ray | [Tu serais un arbre calme]




    Feuille à feuille
    Ph., G.AdC






    [TU SERAIS UN ARBRE CALME]



    Tu serais un arbre calme
    modulant feuille à feuille des syllabes
    éparses, étranger aux heures,
    par un clair après-midi de juillet.


    Tu serais l’étreinte de l’eau
    et du vent, si proche du chant,
    à l’embouchure de quelque fleuve secret,
    si frêle aussi à l’horizon d’une voix


    Qui cherche le chemin pressenti.
    Tu serais ce que tu n’as jamais dit,
    jamais vu ni rêvé ni pensé,


    Tantôt fouet tantôt silence,
    souriant miroir où quelquefois passent,
    sur fond d’enfance, des images légères.




    Lionel Ray, « Illisible visage », Syllabes de sable, Gallimard, 1996, in Comme un château défait, Éditions Gallimard, Collection Poésie/Gallimard, 2004, page 160. Préface d’Olivier Barbarant.






    Lionel Ray, Comme un château défait,





    ______________________________________
    NOTE d’AP : le numéro 20 de la revue Siècle 21 (printemps/été 2012, 224 pages) propose un dossier sur Lionel Ray (« Lionel Ray : Le lyrisme bien tempéré »), autour de la Journée Lionel Ray qui s’est tenue le 17 mai 2011 à l’Université Paris-Sorbonne).





    LIONEL RAY


    Ray Kobel
    Lionel Ray au festival Voix Vives
    de Méditerranée en Méditerranée (Sète)
    le 27 juillet 2010
    Ph. : Pierre Kobel
    Source





    ■ Lionel Ray
    sur Terres de femmes

    Navigation interstellaire (poème extrait d’Entre nuit et soleil)
    Résurrection (poème extrait de Souvenirs de la maison du Temps)
    Tu cherches la lettre perdue (autre poème extrait de Syllabes de sable)
    Viatique



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Lionel Ray
    → (sur le site de Patrick Raveau)
    une note de lecture de Patrick Raveau sur Comme un château défait
    → (sur enjambées fauves)
    un autre poème extrait de Comme un château défait
    → (sur le site de Poésie/première)
    une page sur Lionel Ray
    → (sur La Pierre et le Sel)
    « Lionel Ray, poète lyrique à trois têtes », une contribution de Jean Gédéon





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  • Claude Michel Cluny | jour et nuit



    Jour et nuit le désert
    Ph., G.AdC






    JOUR ET NUIT…



    Jour et nuit le désert
    l’ombre est faite de pierres


    La vipère de sable
    espère un oiseau crédule


    Le crépuscule allume
    le feu ras des collines


    Le sol est fou de sel
    et gémit sous les pas


    Un seul soir a détruit
    tous les lacs de l’été


    et ce chemin perdu
    dans l’attente de rien.




    Claude Michel Cluny, Inconnu passager, Gallimard, Collection Le Chemin, 1978, in Œuvre Poétique I, Éditions de la Différence, Collection « Lire & relire », 2012, page 153.





    CLAUDE MICHEL CLUNY


    CLUNY
    Photo Jacques Sassier/Gallimard/Opale



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des Éditions de la Différence)
    une fiche bio-bibliographique sur Claude Michel Cluny



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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Hortense Flexner | The Island


    Sutton Island nb
    Source






    THE ISLAND



    This multiple isle,
    Peeled to its granite at the water line,
    Descending now
    By inches to the sea,
    Marked for possession by the ruin of salt,
    Still holds its own.


    And still to its sides we cling
    In summer’s rarity;
    Strengthen our homes of match-sticks
    With our love;
    Replace the spongy plank,
    The loosening nail,
    And plan return,
    Savoring the end.


    An end ― no end;
    Farewell ― not going.
    For we have learned, as creatures of the woods,
    To be most still;
    Unseen, to see;
    In the deep silence, hear;
    Until our lives,
    Inhaling sun and freshness, are as one
    With sea-birds nesting near the waves,
    Ants among ground pine,
    Red squirrels eating cones
    In an old porch chair ―


    And we are numbered with the seasonal tribes
    That sleep, or flee, or die,
    But will return.



    Hortense Flexner, Poems for Sutton Island, in Poems, The Now & Then Press, New York, 1961.







    ÎLE



    Cette île multiple,
    Pelée jusqu’au granit à la ligne de marée haute,
    Glissant incessamment vers la mer,
    Marquée pour la destruction par le sel,
    Résiste encore.


    Et nous nous accrochons encore à ses flancs,
    Durant le bref été,
    Renforçant avec amour nos cahutes,
    Remplaçant la planche pourrie,
    Le clou qui branle.
    Nous comptons revenir ;
    Nous savourons la fin d’une saison.


    Fin sans fin,
    Adieu sans départ.


    Car nous avons appris comme les bêtes des bois
    À nous tenir cois,
    À voir sans être vus,
    À entendre dans le grand silence,
    Jusqu’à ce que nos vies,
    Inhalant le sel et l’air frais,
    Ne fassent qu’un avec celles des oiseaux de mer nichés près des vagues,
    Des fourmis parmi les aiguilles de pin,
    Des bruns écureuils grignotant un cône
    Dans un vieux fauteuil sous le porche.


    Et nous prenons place parmi les tribus saisonnières
    Qui dorment, ou s’en vont, ou meurent,
    Mais qui reviennent.



    Hortense Flexner, Poèmes écrits pour Sutton, in Marguerite Yourcenar, Présentation critique d’Hortense Flexner, suivie d’un choix de Poèmes, édition bilingue, Éditions Gallimard, 1969, pp. 90-91-92-93. Traduit de l’américain par Marguerite Yourcenar.






    Flexner





    ■ Voir aussi ▼

    → (sur MSL [Maine State Library])
    une notice bio-bibliographique (en anglais) sur Hortense Flexner
    → (sur le site de l’Université de Louisville)
    une bio-bibliographie (en anglais) d’Hortense Flexner)




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    » Retour Incipit de Terres de femmes

  • Pierre Péju, Enfance obscure

    par Sylvie Fabre G.

    Pierre Péju, Enfance obscure,
    Éditions Gallimard, Collection Haute enfance, 2011.



    Lecture de Sylvie Fabre G.




    Portrait de Pierre Péju
    Image, G.AdC






    ENFANCE OBSCURE DE PIERRE PÉJU



    J’aime qui m’éblouit puis accentue
    l’obscur à l’intérieur de moi

    René Char




         L’enfant est peut-être ce compagnon, visible ou invisible, dont les signes de reconnaissance et la toujours neuve lumière n’empêchent ni la part de l’ombre ni le sentiment de la solitude, ni la certitude de la séparation. Sa présence en nous et à côté de nous est vécue comme une énigme et une initiation.

        Le dernier livre de Pierre Péju, Enfance obscure, qui vient de paraître aux éditions Gallimard, place le lecteur devant cet inconnu d’une enfance dont « l’opacité est aussi promesse. » Et ce n’est pas un hasard si le thème de l’adieu, uni à celui du lien aimant, ouvre et clôt cet essai qui fait éclater les genres en alliant l’autobiographie, le récit, le conte, la critique, la philosophie et l’histoire tant sont vastes et riches ses champs de réflexion, ses références artistiques et littéraires, tant est complète son analyse de la figure de l’enfant et de la place sociale et symbolique qui lui est faite au cours des siècles. De l’Antiquité au monde le plus contemporain, de ses expériences intimes aux plus universelles, l’auteur, en renouant les fils perdus de l’enfance, ouvre un chemin à de vraies interrogations et nous amène peu à peu à découvrir et à comprendre la notion originale d’Enfantin.

        L’Enfantin, nous dit Pierre Péju, dans la première partie de son ouvrage, n’a rien à voir avec ce que l’on nomme communément les souvenirs d’enfance, il ne se réduit pas à la quête volontaire, à la rêverie nostalgique d’un vécu ancien mais il se vit plutôt comme un surgissement de « blocs perceptifs » où le passé mort et « l’enfantôme » qui nous habite trouvent une autre expérimentation et même un avenir. Il n’est pourtant pas non plus un mode de réminiscence proustienne, il s’apparente bien davantage à l’empreinte toujours présente, et active, laissée en notre corps et notre âme adultes par des situations, des sensations et des sentiments qui nous ont marqués et qui, souterrainement, continuent à nous faire. Pierre Péju illustre son propos par le récit ou l’analyse de certaines scènes enfantines telles la descente dans une cave, un voyage nocturne en train, des jours de fièvre, la peur d’un tableau au mur de la chambre, l’identification à un animal. Scènes intimes ou extraites d’œuvres des nombreux écrivains qu’il convoque, chacune renvoie à cette « pénombre dans laquelle les impressions de nos premières années viennent troubler soudain notre présence au monde ». Bataille, Benjamin, Bachelard, Nabokov, Kafka, Sarraute, entre autres, lui permettent de préciser davantage cette enfance exacte qu’est l’Enfantin, moment où « nos perceptions se doublent d’une autre perception », plus ténue, mais qui nous agit et se manifeste dans la façon de tenir un stylo ou une lampe, d’éprouver confusément la crainte de « ne plus y voir », la manière d’entendre le grain étrangement familier d’une voix ou d’enregistrer le silence d’un lieu ou sa propre violence. Des impressions que chaque lecteur va pouvoir identifier car ancrées en lui dans leurs infimes et minuscules manifestations. C’est la grande force de ce livre que d’exprimer l’inexprimé et de nous amener à partager cet étonnement, cette attention perspicaces qui sont autant ceux de l’enfance que de l’art et de l’écriture. Pierre Péju parvient à nous livrer une part du secret de l’être, des mondes parallèles où se tient l’enfant qui tremble en nous, mais ne nous ôte pas le bandeau sur les yeux car bien sûr l’Enfantin ne peut nous guérir de l’oubli et de la perte. Tous, enfant avant que d’être homme, et hantés, notre passé, murmure-t-il, est ce Grand Pays, ce pays plus loin et plus riche que celui que nous habitons, et même imaginons, dont parle aussi André Dhôtel. Un Ailleurs devenu, dans sa sauvagerie et son génie, éternelle nouveauté, et qui nous déborde au présent, comme nous débordent la vie et la mort.

        Dans la troisième partie du livre, le chapitre intitulé L’enfantin comme ascèse, revient sur cette « stricte contemporanéité de l’enfant et de l’adulte » qui fait coïncider l’actuel et le temps perdu mais sans la prétention d’en tirer « une plus-value de signification ». L’auteur se réfère d’abord à l’haïku puis à la pensée de Goethe analysée par P. Hadot, pour montrer la réception de l’Enfantin sous la forme d’une ascèse, sorte d’exercice spirituel modifiant le regard sur le monde et l’appréhension de soi. Rousseau déjà, auquel Pierre Péju, dans cet essai, consacre un chapitre entier avait ouvert la voie dans les Confessions, en écrivant ces tableaux où l’air d’une chanson perdue, la sonorité d’un vocable incongru, la joie d’être mouillé ou de se réveiller dans la verdure provoquent l’émoi jusque dans l’âge mûr. Puissance de l’Enfantin qui, à la différence de l’infantile intéressant la psychanalyse, n’éclaire pas l’énigme ni ne la réduit au roman familial. Dans une partie ultérieure, Petits et grands, Pierre Péju approfondit sa pensée en racontant l’épisode du petit Picasso qui met en scène le garçon qu’il fut en train de battre avec un fouet magnifique, offert par son grand-père, L’Enfant au pigeon, accroché en affiche sur les murs de sa chambre. L’interprétation psychanalytique de tels actes, assure-t-il, est bien pauvre, « comparée à la multiplicité des contacts imaginaires, réels et affectifs qu’un enfant est alors capable de nouer au fond de son isolement silencieux… et qui le propulsent, à travers le temps et l’espace, bien loin de toute famille ».

        La littérature ou l’art seuls peuvent prendre en charge de telles expériences et rétablir « le lien magique entre les mots, les choses et les corps ». L’auteur insiste plus loin sur la capacité de certains peintres d’accéder, par-delà apprentissage et savoir, à cette « grande liberté de l’enfance » dont parlait Baudelaire, liberté créatrice trouvant un « geste remontant du fond des âges, d’une sorte de pénombre de l’âme où tout était déjà là ». Dans les tableaux, les collages, les dessins, les découpages de Picasso, de Klee ou de Matisse et plus récemment de Basquiat, il y a l’enfance universelle à la fois source et ivresse, foyer et folie, faiblesse et énergie que les écrivains, ces guetteurs, font aussi vibrer dans leur langue. L’Enfantin fait advenir l’être à son propre langage.

         Le livre déroule ainsi une véritable fresque littéraire et imagée où se lèvent tous les visages de l’enfant qui nous ont nourris, et parfois consolés, éclairés ou effrayés parce qu’ils étaient tous nos possibles. Quel lecteur n’a pas gardé le souvenir des enfants des contes, celui de Gavroche, d’Alice, de Rémi ou de Poil de Carotte, mais aussi celui inquiétant ou terrible des enfants de Sa majesté les mouches, du Tambour ou de L’enfance d’un chef de Sartre ? Haine, déchaînement des violences, la cruauté de l’enfance s’exerce comme s’exerce à son égard celle de l’adulte qui souvent le rejette, l’instrumentalise ou le sacralise. L’histoire de l’enfance n’est pas lénifiante mais paradoxale et souvent terrible. Pierre Péju, par sa grande culture et la qualité de son style, à la fois précis, lyrique et réflexif, nous ouvre les portes d’une mémoire et d’un savoir qu’il sait rendre accessible. Dans son ouvrage, il y a, explicitées, toutes les manières de considérer et de traiter l’enfance dans la famille et dans la société. Remontant dans le temps et balayant l’espace, il nous parle aussi bien de l’enfant factieux, vagabond ou soldat, de l’enfant sauvage ou primitif, que des enfants égaux de la démocratie. Reprenant les grands textes philosophiques, littéraires ou sociologiques de l’Antiquité à nos jours, il montre l’évolution de la pensée sur l’enfant et son éducation, d’Héraclite à Deleuze. Son essai, par ses références et sa démarche, nous rappelle qu’il est aussi philosophe.

        Pour conclure, car une œuvre si riche demanderait encore bien d’autres entrées, je redirai ce qui en est pour moi la marque essentielle, cette capacité de faire surgir de l’intime universel et du poétique à l’intérieur d’un savoir didactique et analytique. Je renvoie donc le lecteur à l’essentiel, au bonheur de la lecture, et dans la dernière partie intitulée Adieu !, au récit du rêve qui mêle merveilleusement l’envol et la disparition d’un papillon blanc à ceux de l’enfant qui s’éloigne. Correspondances secrètes : à la source et au terme de toute vie, l’Enfantin mène sa danse, éternelle et éphémère.


    Sylvie Fabre G.
    D.R. Texte Sylvie Fabre G.






    Pierre Péju  Enfance obscure
    feuilleter le livre




    PIERRE PÉJU


    ■ Pierre Péju
    sur Terres de femmes


    L’État du ciel (lecture de Sylvie Fabre G.)
    L’Œil de la nuit (lecture de Sylvie Fabre G.)
    [Un immense brasier] (extrait de L’Œil de la nuit)




    ■ Autres lectures de Sylvie Fabre G.
    sur Terres de femmes


    Caroline Boidé, Les Impurs, par Sylvie Fabre G.
    Jean-Pierre Chambon, Le Petit Livre amer
    Jean-Pierre Chambon, Tout venant
    Jean-Pierre Chambon | Michaël Glück, Une motte de terre
    Patricia Cottron-Daubigné, Visage roman
    Ludovic Degroote, Un petit viol, Un autre petit viol
    Pierre Dhainaut, Après
    Alain Freixe, Vers les riveraines
    Luce Guilbaud, Demain l’instant du large
    Emmanuel Merle, Ici en exil
    Emmanuel Merle & Thierry Renard, La Chance d’un autre jour, Conversation
    Angèle Paoli, Lauzes
    Pierre Péju, L’État du ciel
    Didier Pobel, Un beau soir l’avenir
    Erwann Rougé, Passerelle, Carnet de mer
    Fabio Scotto, La Peau de l’eau
    Roselyne Sibille, Entre les braises
    Une terre commune, deux voyages (Tourbe d’Emmanuel Merle et La Pierre à 3 visages de François Rannou)





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  • 26 mai 1955 | Jules Supervielle, Grand Prix de littérature

    Éphéméride culturelle à rebours



    Le 26 mai 1955, Jules Supervielle reçoit le Grand Prix de littérature de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre.




    Partagé entre deux espaces totalement opposés, l’Uruguay dont il est originaire et la France où il a été élevé, Paris et la pampa, Supervielle tente de concilier les contraires. La cité tentaculaire et protéiforme d’un côté, les grandes étendues de la pampa de l’autre. Le trop-vide et le trop-plein sans cesse le fascinent ou l’angoissent. Ces tensions lui inspirent les poèmes en vers libres de Débarcadères, premier recueil publié en 1922, puis de Gravitations, en 1925. Entre temps, l’écrivain se tourne vers des récits à caractère métaphorique. Publié en 1923, L’Homme de la pampa, son premier roman, raconte l’histoire d’une métamorphose. Guanamiru se change en géant. Au cours de cette métamorphose, le corps de Guanamiru mène une vie autonome qui laisse l’homme impuissant. Devenu « la proie d’une véritable panique osseuse et cellulaire », le corps de Guanamiru finit par éclater. Après son explosion, la mort elle-même étant impossible, Guanamiru continue de vivre, par fragments dispersés.

    « Rêves et réalités, farce, angoisse, j’ai écrit ce petit roman pour l’enfant que je fus et qui me demande de histoires. Elles ne sont pas toujours de son âge ni du mien, ce qui nous est l’occasion de voyager l’un vers l’autre et parfois de nous rejoindre à l’ombre de l’humain plaisir. »







    Staël
    Nicolas de Staël, Composition, 1949
    Huile sur toile, 60 x 81 cm
    Musée des Beaux-Arts de Rennes
    Source







    I

    DÉSERT À CORNES (extrait)




    Dans le wagon qui l’emportait vers le Nord, tête nue à la portière, il laissait le vent champêtre jouer sur son crâne où des cheveux en étroites averses et une calvitie ensoleillée faisaient le beau temps et la pluie.

    Des impressions d’enfance lui parvenaient, par fraîches bouffées, en pleine figure. Ses premières années ne reposaient-elles pas aux vivaces frontières de sa mémoire dans un berceau gardé la nuit par la lune bleue des pampas et le jour par un couple de vanneaux aux cris si aigus qu’il les entendait encore ?

    Follement, son âme de cinquante ans plus agile que ses jambes s’ébattait au grand air. Fernandez y Guanamiru la poussait devant lui au fil humide et emperlé de la campagne matinale. Parfois, durant la marche du train, un mugissement pénétrait dans le wagon : ainsi s’exprimait la pampa dans son fruste parler, comme fait celui qui ne disposant que de certains mots d’une langue étrangère, voudrait leur confier toutes les nuances de sa pensée et même davantage, dans une ambition désorbitée.

    Cette campagne ignorante des lignes brisées, l’horizon l’attend sans surprise, sachant bien que d’un élan sous le ciel immense elle ira jusqu’à lui.

    Seuls dans la plaine les oiseaux sont chargés de tracer dans les airs de fuyants paysages que de leurs chants ils prolongent.

    À eux de porter le poids et la responsabilité des quatre saisons, d’offrir le mystère et les lointains de la forêt absente. Et au printemps quel travail ! Comment, si l’on n’a que deux ailes, suggérer les carrés de labours, l’exaltation des branches, les milliers de boutons d’une roseraie, et toutes les interrogations de l’air et ses exclamations ?

    Passe dans le cadre de la portière une oasis véritable : petit bois, galops de chevaux, une paillote et deux métisses étendant du linge blanc-de-pauvre et rose-fané. Il y a dans l’esprit de Guanamiru des échanges, des départs, des images qui viennent du dehors et s’installent, prenant leurs aises en vue d’un long séjour. Voici un eucalyptus qui occupe et parfume la place d’une mauvaise pensée ; un agneau ayant vainement cherché sa mère morte dans la prairie la retrouve broutant tout le long d’une idée générale du voyageur.

    « Heureux agneau, soupira Guanamiru, ah ! plus heureux que mes trente bâtards qui rôdent humblement dans la plaine à la recherche d’un père. »



    Jules Supervielle, L’Homme de la pampa, éditions Gallimard, Collection Blanche, 1923 ; Gallimard, Collection L’Imaginaire, 1988, pp. 11-12-13.



    JULES SUPERVIELLE


    Jules Supervielle
    Portrait de Jules Supervielle à vingt-six ans (1910),
    d’après une eau-forte de Fernand Sabatté (1874-1940).
    Source





    ■ Jules Supervielle
    sur Terres de femmes


    16 janvier 1884 | Naissance de Jules Supervielle
    17 mai 1960 | Mort de Jules Supervielle






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  • Georges-Emmanuel Clancier | [Flaques d’orange lueur]

    «  Poésie d’un jour  »



    [FLAQUES D’ORANGE LUEUR]


    Flaques d’orange lueur
    où rôde le crépuscule…

    Que cherche-t-il ce passant
    solitaire et minuscule

    s’en allant sur l’étendue
    comme si jamais là-bas

    son heure fût attendue
    pour un ultime départ ?



    Georges-Emmanuel Clancier, « Suite marine », in Vive fut l’aventure, poèmes, Éditions Gallimard, Collection blanche, 2008, page 60.






    Clancier  Vive fut l'aventure 2






    GEORGES-EMMANUEL  CLANCIER




    ■ Georges-Emmanuel Clancier
    sur Terres de femmes

    Ève noire (autre extrait de Vive fut l’aventure)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Gattivi Ochja)
    un autre poème de Georges-Emmanuel Clancier (extrait du recueil Oscillante parole [Gallimard, 1978] et traduit en corse par Stefanu Cesari)





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  • Cesare Pavese dans la collection Quarto


    Cesare Pavese, Œuvres,
    Gallimard, collection Quarto, 2008.



    Lecture d’Angèle Paoli



    Pavese
    Image, G.AdC






    CESARE PAVESE DANS LA COLLECTION QUARTO,
    UNE ÉDITION ÉTABLIE ET PRÉSENTÉE PAR MARTIN RUEFF




    Le centenaire de la naissance de Cesare Pavese, né le 9 septembre 1908, est l’occasion pour les éditions Gallimard de publier dans la collection Quarto un volume rassemblant les œuvres majeures* du grand écrivain italien. Dirigé par Martin Rueff, cet ouvrage imposant comporte, outre une biographie très complète agrémentée de photos, de notes et d’extraits d’articles, une bibliographie commentée par Martin Rueff lui-même. Les œuvres sont présentées par ordre chronologique, depuis Travailler fatigue (1930-1935), recueil poétique traduit par Gilles de Van, jusqu’au Métier de vivre. Commencé en 1935, ce « journal d’écrivain », à la fois « cahier d’écriture et cahier de lecture », accompagne Cesare Pavese jusqu’au 17 août 1950, dix jours avant sa mort survenue le 27 août 1950.

    Intitulé Cesare Pavese, Œuvres, l’ouvrage s’ouvre sur « Portrait d’un ami » de Natalia Ginzburg. Texte par lequel Natalia Ginzburg ancre « la mélancolie voluptueuse du jeune homme qui n’a pas encore touché terre » dans la mélancolie de la ville qui était chère à Pavese. Turin. Natalia Ginzburg évoque les années de jeunesse turinoise en même temps que celles des amitiés qui avaient fini par ennuyer l’écrivain devenu célèbre. « Nous-mêmes qui étions ses amis, nous disait-il, nous n’avions plus de secret pour lui et nous l’ennuyions infiniment. » Elle évoque enfin cette nuit d’août où Pavese s’est donné la mort. « Aucun d’entre nous n’était là. Il a choisi pour mourir, un jour quelconque de ce mois d’août torride et il a choisi la chambre près d’un hôtel de la gare ; il a voulu mourir, dans la ville qui lui appartenait, comme un étranger ». Une mort annoncée bien des années auparavant dans Le paradis sur les toits (Travailler fatigue, Poésie/Gallimard, p. 157).

    Pour clore cet ouvrage, outre les pages consacrées à une importante bibliographie inspirée de l’irremplaçable bibliographie critique établie par Luisella Mesiano, Cesare Pavese di carta e di parole ; bibliografia ragionata e analitica (Alessandria, 2007), un dossier composé d’une interview donnée à la radio par Cesare Pavese, et d’un article d’Italo Calvino.

    Dans l’entretien radiophonique consenti à la Rai en 1950 (et paru dans la revue Aretusa), Pavese répond à la critique ― qui lui reproche d’être « passé de l’américanisme au néoréalisme polémique », puis au « régionalisme » ― en « parlant de son œuvre comme s’il s’agissait de celle d’un autre » et en réaffirme la « nature ambiguë ». C’est-à-dire :

    « l’ambition de fondre en une seule les deux aspirations qui s’y sont combattues dès le début : un regard ouvert vers la réalité immédiate, quotidienne, « rugueuse », et une réserve de professionnel, d’artisan, d’humaniste ; une familiarité avec les classiques comme s’ils étaient des contemporains, avec les contemporains comme s’ils étaient des classiques, en somme la culture entendue comme métier. »

    Dans son article intitulé « Pavese et les sacrifices humains », publié en 1966 dans la Revue des études italiennes, Italo Calvino affirme que la seule préoccupation obsédante de Pavese, celle vers laquelle converge sa création littéraire, c’est son intérêt pour les sacrifices humains. « Relier l’ethnologie et la mythologie gréco-romaine à son autobiographie existentielle et à sa production littéraire a été le programme constant de Pavese », durablement influencé par la lecture ancienne du Rameau d’or de Frazer.

    Entre les textes de Natalia Ginzburg et ceux d’Italo Calvino viennent s’insérer les œuvres de Cesare Pavese. Depuis le recueil poétique Travailler fatigue ― qui est suivi d’Essais critiques (1943) ― jusqu’au Métier de vivre. Chacune de ces œuvres est annoncée par une analyse de Martin Rueff, texte dans lequel l’auteur d’Icare crie dans un ciel de craie choisit de mettre l’accent sur une particularité de l’œuvre présentée. Un certain regard, le regard très personnel de Martin Rueff, oriente celui du lecteur, le conduit sur des voies inédites. Pour son plus grand bonheur. Ainsi du récit Par chez toi /Paesi tuoi (1939), traduit par Mario Fusco et introduit par Martin Rueff. Dans le texte liminaire à l’intitulé proustien ― « Nom de Pays : Le Pronom »―, Martin Rueff insiste sur la question du « pronom » et celle de la relation qu’il entretient avec le Pays. « Récit d’une confrontation entre la ville et les collines du Piémont », Par chez toi est aussi un récit anthropologique. Qui confère au motif récurrent de « l’astuce », la dimension nécessaire au « métier de vivre » et fait de ce motif « une image de la pensée ».

    Suivent les récits de La Plage (1942), Vacance d’août (1945), Le Camarade (1947), Dialogues avec Leucò (1947) ― « véritable chef-d’œuvre de beauté énigmatique », « qui porte les traces d’une fascination pour les grands instants du mystère où l’on échappe au temps » ―, Avant que le coq chante (1948), « diptyque politique » placé « sous le signe du reniement de Pierre », Le Bel Été (1949), triptyque construit autour du thème de la tentation (et de la sanction), La Lune et les feux (1949) ― « ample prose funèbre » dédiée à Constance Dowling (Connie) ― qui « offre un autoportrait de l’écrivain en Ulysse » de retour dans les Langhe. Et enfin, Le Métier de vivre (1935 -1950), « laboratoire secret de l’écriture » dans lequel s’élaborent « les concepts fondamentaux de sa poétique : l’image-récit, le symbole, le style, le mythe ».

    Plusieurs fois publié, Le Métier de vivre a été l’objet de coupes sombres dans ses versions précédentes (1952, 1958, 1962, 1977). Pour la présente édition, première édition intégrale à proprement parler, Martin Rueff a repris la nouvelle édition de Marziano Guglielminetti et Laura Nay, édition établie en 1990 à partir des feuillets manuscrits conservés au Centre Pavese de l’université de Turin. Une restitution qui contribue à mettre en lumière le « monolithe », ce « noyau mythique » auquel Cesare Pavese a travaillé toute sa vie.





    Laocoon_2
    Laocoon et ses fils
    Cour du Belvédère, musées du Vatican.





    Clore cette présentation sans évoquer l’éblouissante préface de Martin Rueff serait occulter une pièce maîtresse de cette « somme » considérable qu’est le Cesare Pavese, Œuvres. Car sous le titre mystérieux, « Laocoon monolithe » ― préface en quatre chapitres ― Martin Rueff met l’accent sur deux dimensions essentielles de la création Pavésienne : « le monolithe » et « Laocoon ».

    « Monolithe » ? Le terme revient à plusieurs reprises sous la plume de Pavese pour parler de l’unité de son œuvre et de l’obsession du noyau que l’écrivain cherche à rejoindre, quelle que soit la forme que prend son récit.

    « Je n’ai pas de doutes sur la fondamentale et durable unité de ce que j’ai écrit et de ce que j’écrirai ; je ne parle pas d’une unité biographique ou de goût, car elle est sans intérêt, mais de celle des thèmes, des intérêts vitaux, je parle de l’entêtement monotone de celui qui a la certitude d’avoir atteint dès le premier jour le monde véritable, le monde éternel, et qui ne peut que tourner autour de ce gros monolithe, en détacher des morceaux, les travailler et les étudier sous tous les éclairages possibles. »

    Cette unité, qui touche tout créateur, l’écrivain doit la chercher dans un ailleurs qui plonge dans l’enfance ― « qui nous précède à la fois parce qu’elle vient avant nous, parce qu’elle nous suit et parce qu’elle nous dépasse » ―, écrit Martin Rueff. L’œuvre entière de Pavese est régie par cette tension vers le « monolithe » et par l’interrogation obsédante du comment articuler les œuvres entre elles, poèmes et récits, comment donner à l’œuvre « complète » son unité de construction, sa cohérence unificatrice. Cette obsession ― qui aboutira au geste final du suicide comme aboutissement suprême de cette quête ― passe par la recherche incessante de la forme dont l’unité est assurée par la répétition monotone des images, du symbole ou du mythe.

    Ainsi lit-on dans Le Métier de vivre, à la date du 9 novembre 1937 :

    « La répétition dans mes nouveaux poèmes n’a pas une raison musicale mais constructive. Observer comme les phrases-clés dans ceux-ci sont toujours au présent, et comme les autres, même si elles sont au passé, convergent vers elles. Je veux dire qu’il m’arrive dans ces poèmes de saisir une réalité actuelle, non narrative mais évocatrice, où il arrive quelque chose à une image, où cela arrive maintenant, étant donné que l’image est élaborée maintenant par la pensée et qu’elle est vue en train d’agir et d’enfoncer ses racines dans la réalité.

    Le mot ou la phrase répétés ne sont pas autre chose que le nerf de cette image, un nerf, construit de fond en comble comme un échafaudage, le pivot grâce auquel l’imagination tourne sur elle-même et se soutient précisément comme un gyroscope qui existe seulement dans le présent, en action, et puis tombe et devient un quelconque morceau de fer. » (p. 1425)

    Réflexion que l’on retrouve bien des années plus tard, en janvier 1950, dans Littérature et Société :

        « Tout écrivain authentique est superbement monotone, dans la mesure où son œuvre est marquée par un moule toujours repris, par une loi formelle de l’imagination qui transforme les matériaux les plus divers en figures et en situations qui sont toujours à peu près identiques ».

    Quant à la figure du Laocoon, Cesare Pavese y fait allusion quelques jours avant sa mort, le 21 août 1950, dans une lettre adressée à Tullio et Maria Cristina Pinelli :

    « Je suis comme Laocoon ; je m’enguirlande artistiquement de serpents et me fais admirer ― mais de temps en temps, je m’aperçois de l’état où je suis, alors je secoue les serpents, je leur tire la queue, et eux ils serrent et mordent. »

    Semblable au Laocoon troyen de L’Énéide, Pavese incarne la malédiction tragique. « Conscience lucide », il est celui « qui voit pour les autres » sans pour autant parvenir à s’en faire entendre ni parvenir à se voir lui-même. Pavese, comme Laocoon, offre le « spectacle de la nature humaine livrée à la plus grande douleur ». Une douleur du corps et de l’âme dont le Laocoon d’Hagesandros, maître d’œuvre du groupe mis au jour dans l’aire de la Domus Aurea à Rome le 14 janvier 1506, « tend à Pavese la triple énigme de son miroir de marbre ». Énigme de la détresse ― concentrée dans la représentation du cri de Laocoon ; énigme du stoïcisme, celle de la souffrance de Laocoon que « nous voudrions pouvoir supporter » comme la supporte « ce grand homme »**, celle de Pavese qui écrit à la date du 21 mars 1950 du Métier de vivre : « Résigne-toi. Le stoïcisme, c’est cela qui compte. » Énigme de l’œuvre d’art dont l’« homme-colline » du Laocoon guide la réflexion théorique de Pavese sur l’obsédante question du monolithe et sert de modèle à sa création: « Quelle forme choisir ? Quelle forme donner à mes textes ? À mon œuvre ? Et encore quelle forme donner au rapport de mes œuvres ? » Sans cesse nourries par le débat esthétique ouvert par Lessing*** sur l’imitation de l’art, les « tensions fondamentales de Pavese trouvent leur écho dans le Laocoon ». « Un effort consubstantiel à son destin et à son œuvre, et qui ne cessera qu’avec son suicide. »


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli




    ________________________________

    * Œuvres publiées du vivant de l’auteur.
    ** Gotthold Ephraim Lessing (« le plus éminent critique d’art allemand » du XVIIIe siècle), Laocoon. Des frontières de la peinture et de la poésie, 1766 ; Hermann, éditeurs des sciences et des arts, 1997, page 44.
    *** Lessing est le premier à remettre en question le principe de l’ut pictura poesis, rhétorique selon laquelle la poésie serait une manière parlante de peinture et la peinture une sorte de poésie muette. Principe qui, selon Lessing, fausse les interprétations critiques. À partir du groupe du Laocoon, Lessing établit une distinction entre art poétique et art pictural.






    Pavese Quartoi





    CESARE PAVESE


    Cesare Pavese





    ■ Cesare Pavese
    sur Terres de femmes



    9 septembre 1908 | Naissance de Cesare Pavese
    L’Idole et autres récits (note de lecture d’AP)
    Lavorare stanca (+ courte notice bio-bibliographique)
    1er novembre 1935 | Cesare Pavese, Le Métier de vivre
    Semplicità
    Tu as un sang, une haleine
    Jean-Pierre Ferrini, Le Pays de Pavese (note de lecture d’AP)





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