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  • Noël 1944 | Anita Pittoni, Journal 1944-1945

    Éphéméride culturelle à rebours


    Noël 1944, sept heures du soir


    La musique de Brahms emplit l’air de la pièce. C’est la Deuxième Symphonie. Je me sens transportée. Par d’autres choses aussi. Si nombreuses. Je ne saurais dire aujourd’hui ce que je sens au fond de moi, une crue me submerge. Je me laisse glisser dans cette solitude accompagnée. J’ai laissé les amis avec lesquels j’ai partagé de si longues heures depuis hier, depuis avant-hier, sans interruption.

    Voilà que déjà tout s’éloigne et devient souvenir. Tout le parfum de ce souvenir m’enveloppe, comme des bras d’une extrême douceur. Mon sens de l’amitié devient toujours plus vaste et plus complexe, il franchit toutes les limites imaginables et me donne véritablement le sentiment de l’amour infini. Et la musique est le souffle de ma respiration.

    J’ai vu ce matin une tête de Shiva de Mascherini, qui m’a fascinée. Cela me rappelle un souhait que j’ai exprimé il y a quelque temps : je voulais me tenir sur le plus haut sommet de la Terre face à la mer et son mouvement perpétuel, et me transformer en pierre. Le sens oriental, profond de la vie, avec son harmonie entre karma et esprit, vit en moi, qui sait par quel étrange hasard. Shiva doit être regardé dans sa sérénité accomplie et il est bel et bien la lumière que j’adore, que je désire ardemment rejoindre et contenir.

    Ce Noël est le premier de ma résurrection. Je revis, accompagnée par le chant de mon âme, il m’arrive la plus grande joie que l’on puisse imaginer. Ma tête est lasse, mes pensées se succèdent à l’infini, l’une à la suite de l’autre, reliées l’une à l’autre. Je les sens ce soir, sans pouvoir les arrêter, je les sens comme une grande richesse que je possède et vraiment je comprends ainsi toute ma vie antérieure, je comprends toute la sagesse de chacun de mes états les plus inhabituels, comme si, à ce point d’arrivée, tout se conciliait.

    Cette joie est toute à moi, pour moi seule, je ne peux la communiquer, même si j’en ai envie, elle reste entière et pour moi seule, même si je ne le souhaite pas, elle m’appartient, je la possède totalement, j’ai enfin l’impression très claire de posséder quelque chose. Voilà pourquoi je n’ai pas pu, pourquoi je n’ai pas voulu posséder quoi que ce soit d’autre.

    Je n’aurais pas eu assez de place au-dedans de moi. Comme je suis heureuse même d’être fatiguée, comme je suis heureuse de me laisser aller et de jouir de ce moi-même qui n’est plus à moi, lui non plus. De moi, il ne reste que la joie de cette richesse qui me fait revivre.

    [Onze heures et quart]

    Joyeux Noël !

    J’espérais faire une promenade « en couple idéal » dans la splendeur de cette matinée de Noël.

    Giani

    « Va, pensée, sur les ailes d’un chant… » *



    Anita Pittoni, Journal 1944-1945 [Diario 1944-1945, Libreria antiquaria Drogheria 28, Trieste, 2012], éditions La Baconnière, 1207 Genève, 2021, pp. 73-75. Préface de Simone Volpato. Postface de Cristina Benussi. Traduit de l’italien par Marie Périer et Valérie Barranger.



    ___________________
    * A. Pittoni, « Il senso della Materia », Lil, 5, 1934, p. 14.







    Anne Pittoni




    ANITA PITTONI


    Anita Pittoni





    ■ Anita Pittoni
    sur Terres de femmes


    8 mai 1982 | Mort à Trieste d’Anita Pittoni (+ une notice biographique)




    ■ Voir aussi ▼


    Samuel Brussell, Alphabet triestin (lecture d’AP)
    → (sur L’Italie à Paris)
    Anita Pittoni, Journal 1944-1945 (lecture de Stefano Palombari)





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  • Samuel Brussell, Alphabet triestin

    par Angèle Paoli

    Samuel Brussell, Alphabet triestin,
    éditions la Baconnière, Genève, 2021.



    Lecture d’Angèle Paoli


    Librairie Saba 2

    « La librairie Umberto Saba a l’aspect d’une sacristie, d’une chapelle où l’on viendrait prier.
    C’est un lieu de culte, comme toute librairie authentique. La vitrine désordonnée,
    les livres en piles sur le bureau, au sol et sur les étagères, la lumière pâle qui laisse des zones
    de pénombre dans l’antre, le bois et le papier qui s’étayent du sol au plafond en font un
    sanctuaire du livre. »
    Ph. angèlepaoli








    UN ALPHABET INÉPUISABLE




    Revenir à Trieste. Un désir suranné ? À coup sûr un désir en demi-teinte, comme estompé. Gravé quelque part dans les replis de ma mémoire, un désir que vient raviver la lecture d’Alphabet triestin, un ouvrage qui m’est récemment parvenu depuis Genève. Cet ouvrage est défini par son auteur, Samuel Brussell, comme une « enquête » qui l’a conduit « de rencontre en rencontre », à l’affût de documents inédits. Animé d’une curiosité d’érudit à la recherche d’une ville, de son passé et de son âme, Samuel Brussell, autrefois employé de la Compagnie Internationale des Wagons-Lits, écrit avoir trouvé « sa ligne de fuite » « sur le Paris-Naples et le Paris-Trieste, deux destinations qui portaient en elles une impression de bout du monde – au-delà de Rome, au-delà de Venise, couronnes du monde civilisé ». Mais Trieste, dont le nom même résonne comme en écho « désordonné » à celui d’Istrie, ne se laisse pas aisément appréhender. Trieste résiste, mais toutefois aimante. De sorte que, bien avant de se laisser prendre dans les rets de Trieste, le lecteur se sent instinctivement aimanté par ce qu’il lui serait possible de découvrir d’antagonismes et de mystères de l’ancienne Tergeste, définie par l’éditrice Anita Pittoni comme « la Philadelphie de l’Europe ».

    Le consul Henri Beyle laisse lui de son passage dans la ville en 1830 les fragments disparates d’un journal de voyage. Des tableaux et des « fulgurances » qui éclairent davantage sur l’homme Stendhal et sur son humeur, plus romaine que triestine. Ce qui frappe Stendhal dans la Tergeste de « l’ère augustéenne », c’est « son écartèlement : un belvédère sur l’Orient et sur l’Italie. »

    Rien de tel chez l’auteur d’Alphabet triestin. Passionné par l’histoire de cette ville polyglotte ouverte sur plusieurs frontières, ébloui par son énergie culturelle et intellectuelle, Samuel Brussell, avide de nouvelles découvertes, s’est rendu à Trieste à de multiples reprises. Le point de départ de son échappée la plus récente remonte au mois de mars 2017. Samuel Brussell se trouve alors à Milan et apprend par un article de journal la découverte d’un échange épistolaire entre deux éditeurs triestins de renom. Robert Bazlen — dit Bobi —, fondateur des éditions Adelphi, et Anita Pittoni, fondatrice des éditions Lo Zibaldone. La mise au jour de ces dix lettres écrites entre 1949 et 1953 est due au « libraire lettré » Simone Volpato, à qui appartient la Drogheria 28, une librairie spécialisée dans les livres anciens.

    « Sur les étagères de cette ancienne droguerie » se trouvent entreposés des trésors que Samuel Brussell, à l’instigation de Volpato, brûle de consulter. Bazlen, Volpato, Pittoni. À eux seuls, les noms de ces trois personnalités triestines offrent une déclinaison de déambulations — la ville et ses alentours — et ouvrent l’inventaire d’un territoire façonné par écrivains et poètes, érudits, éditeurs, imprimeurs, critiques littéraires, traducteurs, artistes, libraires, collectionneurs. Sans oublier les nombreux intellectuels juifs de la diaspora.

    « Plus qu’aucune autre ville, Trieste a l’art de répandre son ombre dans les lieux les plus disparates de la diaspora, loin de son centre métabolique. Le plus inattendu de ces points de chute serait sans doute Rome. »

    Au nom de Robert Bazlen est associé celui de sa compagne, Liuba Blumenthal, mais aussi celui d’Anita Pittoni, « la poétesse au caractère ténébreux et passionné. » Qui chercha, par la création de sa maison d’édition Lo Zibaldone, à donner un « ancrage à sa ville ». Et qui y parvint. Car, écrit Brussell, « Trieste est le lieu de toutes les diasporas, où le choix entre l’exil et les racines, entre l’apaisement et la neurasthénie, n’existe plus. »

    Il y a bien sûr les noms connus de tous. Le trio Joyce-Saba-Svevo. Chacun d’eux a sa statue de bronze en marche dans la ville. Chacun d’eux contribue au mythe littéraire de Trieste. Mais il y en a tant d’autres que l’éloignement supposé de Trieste et sa spécificité de région longtemps rattachée à l’empire austro-hongrois ont dérobé à notre mémoire. Ainsi des écrivains et poètes Scipio Slataper, Pier Antonio Quarantotti Gambini, Giani Stuparich. Pour ne citer que quelques-uns d’entre les moins méconnus. On les retrouve tous, disséminés dans le Jardin public dont ils sont les « hôtes ». Au cours de ses déambulations et de ses rencontres, Brussell croise aussi les peintres de Trieste : Ugo Pierri, qui brosse de son amie Anita Pittoni un portrait par petites touches successives ; et surtout Vittorio Bolaffio. Bolaffio dont l’art est indissociable de « la Trieste-ville portuaire bouillonnante. »

    Trieste, riche de ses acteurs, morts et vivants, est inépuisable. Les vivants ont leurs habitudes. On les retrouve dans les cafés de la ville. Le café Danubio ou le café San Marco. On y devise, on y écoute les conteurs. On y croise d’authentiques figures triestines, lesquelles tiennent volontiers salon. Ainsi de l’écrivain Giorgio Voghera et de son ami Piero Kern, dont Samuel Brussell découvre la voix dans Il quaderno di Piero Kern. Cahier constitué d’anecdotes prises sur le vif, « de brefs billets manuscrits écrits parfois dans les marges d’un journal. » Des fragments :

    « ces petits fragments appartenaient au domaine de l’oralité, de la conversation infinie, à la mémoire du shtetl, c’est là que la voix de Kern, vive et distincte, se faisait entendre. »

    Chaque quartier a sa librairie et chaque librairie son officiant. Chaque librairie est un monde. La librairie Achille, « aux abords de Città Vecchia, chez Misan père et fils, Triestins de la mer ionienne » ; la Drogheria 28, « Via Ciamician, chez le Padouan Volpato » ; la Minerva, Via San Nicolò, 20 ; la Libreria Internazionale Italo Svevo et son « vieux libraire Zorzon ». Et, Via San Nicolò, 30, la Libreria Antiquaria Umberto Saba :

    « La librairie Umberto Saba a l’aspect d’une sacristie, d’une chapelle où l’on viendrait prier. C’est un lieu de culte, comme toute librairie authentique. La vitrine désordonnée, les livres en piles sur le bureau, au sol et sur les étagères, la lumière pâle qui laisse des zones de pénombre dans l’antre, le bois et le papier qui s’étayent du sol au plafond en font un sanctuaire du livre.

    […]

    La librairie Umberto Saba est aujourd’hui un antre sans clients mais où les visiteurs se pressent parce qu’elle abonde en souvenirs – parce qu’elle est devenue le souvenir incarné – et que l’homme a faim de souvenirs. »

    Un chapitre tout entier d’Alphabet triestin est consacré à la librairie de Saba. À l’histoire de son achat par le poète, aux projets de Saba d’écrire une Histoire d’une librairie et à son désir de « faire la lumière sur le sens qu’ont pour lui les livres anciens », aux confessions du poète qui déclare :

    « Je suis plus fier encore de ma modeste réussite comme libraire que des quelques succès que j’ai pu avoir comme poète. »

    Ici, dans le même chapitre — « Poésie du catalogue : la librairie de Saba, les éditions du Zibaldone » —, Samuel Brussell établit des liens entre deux aventures : celle de Saba, libraire-poète et celle de la Pittoni, poète-éditrice. Chacun d’eux contribue au rayonnement de la vieille cité, au-delà de ses frontières ; à son noble destin. Ainsi lisons-nous, sous la plume d’Anita Pittoni, dans la « ‶Prémisse morale‶ à son projet éditorial » :

    « À travers le Zibaldone […] s’est instaurée entre Trieste et le reste de l’Italie une conversation vivante, vibrante d’amour, de sympathie, de participation, riche de spiritualité. »

    Librairies et bibliothèques recèlent abondance de documents d’archives, de correspondances provenant de fonds privés, de revues anciennes, de recueils de poèmes, de photographies, témoignages du passé. Ainsi la bibliothèque Hortis qui attire Samuel Brussell :

    « Un matin, je partis pour les Archives d’État, dans la dépendance de la bibliothèque Hortis, Via Madonna del Mare, où je demandais à consulter le fonds Pittoni. On me remit plusieurs cartons dans lesquels se trouvaient la correspondance de Vladimir Halpérin et d’Anita Pittoni. »

    Une occasion inestimable pour Brussell d’approcher au plus près les relations et les échanges entre l’éditrice et le Genevois Halpérin ; lequel voulait confier à Anita Pittoni, connue et célébrée pour ses talents de créatrice en matière d’artisanat, « la direction d’une école pilote ORT Anita Pittoni d’arts appliqués, de mode et de tissus décoratifs à Trieste » *. Projet d’envergure internationale qui n’eut pas de suite. Et Samuel Brussell d’ajouter en conclusion à cet épisode de la vie d’Anita Pittoni :

    « L’École pilote des arts appliqués ne verra jamais le jour, mais l’histoire de Trieste s’est enrichie d’une chronique pleine de chair et de passion, où s’illustre une page de l’histoire artistique et littéraire du microcosme triestin et du monde artistique, où se débattent les âmes sensibles. »

    Au-delà de cet épisode épistolaire, l’auteur revient sur l’histoire complexe d’une famille juive sous le joug des lois raciales et des extrémismes du temps. Au cours des échanges et des confidences auxquelles se livrent ses hôtes, l’écrivain prend conscience que ce qui lui est confié le concerne également, que c’est le fragment d’une histoire commune qui est celle de tout un chacun. Sa réflexion s’enrichit de perspectives nouvelles, lesquelles ouvrent sur une compréhension élargie et sur une émotion bouleversante, sans doute imprévue :

    « Au fur et à mesure que je notais les noms que j’entendais, je me sentis entraîné au sein d’une famille lointaine, je cheminais à côté de ces noms et inexorablement se tissait un lien fragile de parenté, de destins et une impression liturgique monta en moi. »

    Ainsi, au fil des pages et des chapitres, « l’âme de Trieste » se dévoile-t-elle progressivement. Une âme complexe, riche de ses contradictions. « Au fil des rencontres » de Samuel Brussell s’élabore l’« Alphabet triestin », qui noue ses ramifications bien au-delà de Trieste même. Tout un réseau satellitaire de personnalités amies ou proches, exilés ayant trouvé refuge en Suisse, artistes de la diaspora malmenés par l’histoire et ses conflits, tisse sa toile mouvante à travers temps et espace. Chaque nouveau chapitre de cet étrange alphabet ouvre sur des perspectives insoupçonnées.

    « Trieste semble être un suaire sur lequel on lit tant de traces de l’Histoire — dont l’histoire nationale n’est qu’un chapitre, qu’un aléa. »

    Infatigable, l’écrivain consulte hommes et documents, suscite les récits de ceux qu’il rencontre, écoute et note. Peut-être a-t-il fait sienne une part de la méthode de Bazlen ; une manière bien spécifique de constituer des fiches, d’organiser ses données, de répertorier. Les réflexions sur l’histoire dense de la ville, sur sa double appartenance à l’Italie et à l’Orient, sur ses visées irrédentistes et ses richesses inestimables ; et toujours les zones d’ombres, restées inexplorées ou définitivement disparues. Pour Brussell comme pour tant d’autres sans doute, « [c]haque nom évoquait un personnage de la vie triestine, qui avait aimé Trieste ». Cette pensée émeut tant l’écrivain que sa plume en devient lyrique.

    « Tous ces noms dessinaient un continent, en écrivait l’histoire […] Chacun de ces hommes avait revêtu le doux nom de patriote. Et la patrie, l’immense patrie, habitait tout entière dans ce jardin qui s’étirait au milieu de la ville. »

    Trieste inépuisable. Inépuisable « alphabet triestin ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli


    ___________
    * ORT : Obchestvo Remeslenogo Truda, « Organisation pour les métiers de l’artisanat », fondée à Saint-Pétersbourg. La citation en italiques est extraite d’un courrier adressé à Anita Pittoni par Vladimir Halpérin, daté du 12 juin 1964.





    Samuel Brussell  Alphabet triestin




    SAMUEL BRUSSELL


    Samuel Brussell NB
    Source




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de Patrinum, Réseau vaudois des bibliothèques)
    une fiche bio-bibliographique sur Samuel Brussell




    ■ Voir encore ▼


    → (sur Terres de femmes)
    Umberto Saba | Trieste
    → (sur Terres de femmes)
    Franck Venaille | San Giovanni, Trieste
    → (sur Terres de femmes)
    8 mai 1982 | Mort à Trieste d’Anita Pittoni
    → (sur Terres de femmes)
    28 avril 1984 | Marisa Madieri, Trieste





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  • 8 mai 1982 | Mort à Trieste d’Anita Pittoni

    Éphéméride culturelle à rebours



    Personnage mythique et talentueux du monde artistique et littéraire italien de l’après-guerre, la triestine Anita Pittoni s’éteint le 8 mai 1982, à l’âge de quatre-vingt-un ans, à l’hôpital Santa Margherita de Trieste.

    « On pourrait […] définir [Anna Pittoni] comme une sorte d’hybride triestin de Margherita Sarfatti et de Peggy Guggenheim, capable, contre vents et marées, d’insuffler à [Trieste] une respiration littéraire, comme on jette une pierre dans un étang. Cette pierre, ce fut une maison d’édition, Lo Zibaldone, salon où les intellectuels venaient parler et manger » (ainsi s’exprime Simone Volpato, éminent libraire de la Libreria antiquaria Drogheria 28 de Trieste).

    Anita Pittoni est notamment l’auteure de proses poétiques aujourd’hui rassemblées par les éditions genevoises La Baconnière sous le titre Confession téméraire [parution le 10 mai 2019].





    CONFESSION TÉMÉRAIRE
    (extrait)




    Je suis une femme dénuée de toute raison, incapable de sentiments. Je ne sais pas nourrir de vrais sentiments, qui plus est, j’ai d’autres défauts. Il suffit que je veuille bien me voir telle que je suis, que j’aie le courage de reconnaître clairement le jugement que l’on porte sur moi et sur mes mouvements pour me sentir toute chamboulée. Franchement, je ne sais pas comment j’ai eu la force de me supporter. Je compile les mauvaises actions : la moindre de mes respirations, mon plus fugitif coup d’œil, la plus douce et bonne parole qui sort d’entre mes lèvres, tout n’est que mauvaise action. Et jamais, au grand jamais, ces mauvaises actions ne sont dirigées contre moi-même. Elles sont réservées aux êtres qui me sont les plus chers. Personne, jamais, ne devrait me croire, quoi que je fasse, et mon geste le plus amoureux, mon geste le plus enchanteur et désintéressé, je vous déconseille d’y croire.

    Je m’active, je m’agite, je me démène et me cache derrière des sentiments sublimes. Mais la vérité, c’est que je ne suis rien. Je n’existe pas. Je n’ai aucune consistance. Je ne suis que le centre d’un mouvement, un centre vital sans loi, sans morale, sans éducation, capable seulement de mystifier. Même si je mourais de douleur, ce serait une mystification. En moi, rien n’est vrai, rien ne part d’un sentiment profond, tout provient d’un désir obscur, contraignant, impérieux de mouvement. À chacun son mouvement, et si, pour y parvenir, il faut que j’aie des sentiments, j’en ai, j’ai les sentiments qui sont nécessaires, et si, pour imprimer ce mouvement, je devais mourir, je mourrais, j’irais jusqu’à mourir de douleur.

    Je ne suis pas un être, je suis simplement une force qui s’est incarnée, qui s’est concrétisée dans un corps. D’ailleurs, je ne sens pas mon corps physique, ou plutôt je le sens comme un accident du moment. Donc, tout ce qui en dérive est aussi un accident du moment. Voilà ce qu’est ma vie, dans cet accident qu’est la vie que je subis à présent. Les songes aussi peuvent s’emparer de moi, maintenant que je suis dans cette vie, mais quelle que soit la profondeur avec laquelle je ressens les choses, tout reste superficiel, comme ma vie elle-même. Tel est mon tourment.

    Il n’y a qu’une mystification dont je n’ai pas été capable : demander pardon, c’est là mon point faible, la preuve que je ne suis pas un être mais une force. Ah ! si seulement j’éprouvais le besoin de demander pardon ! Alors là, oui, je serais moi aussi un être mortel et je pourrais espérer le repos de la mort.




    Anita Pittoni, Confession téméraire, suivi de Cher Saba et La Cité de Bobi, éditions la Baconnière, 1207 Genève, 2019, pp. 75-76. Préface de Simone Volpato. Traduit de l’italien par Marie Périer et Valérie Barranger.






    Anita Pittoni  Confession téméraire





    ANITA PITTONI


    Anita Pittoni





    Née à Trieste le 6 avril 1901, Anita Pittoni est la fille de Francesco Tosoni Pittoni (1876-1917), ingénieur, et d’Angela Marcolin Bosco (1880-1940), couturière brodeuse.

    Anita Pittoni grandit au sein des milieux artistiques de sa ville natale et se passionne très tôt pour l’art textile, tant dans le domaine de la mode que dans celui de l’ameublement. Après avoir créé son propre atelier de stylisme, Anita Pittoni confectionne vêtements et accessoires, tissus d’ameublement, tapisseries et tapis, faisant usage d’une grande variété de matériaux, simples ou précieux, qu’elle prend plaisir à assembler. Elle privilégie des produits naturels comme le chanvre ou le lin, mais aussi des fibres synthétiques (notamment la rayonne), ou des fibres d’origine végétale (tel le genêt). Les techniques qu’elle a acquises auprès de sa mère et sur les bancs d’école se conjuguent à un talent artistique personnel et original qu’elle bonifie grâce aux nombreuses personnalités de l’avant-garde artistique qu’elle côtoie. À Trieste tout d’abord, puis à Milan, et enfin dans toute la péninsule italienne. On lui doit, entre autres créations, celle des costumes de l’adaptation italienne (sous le titre La veglia dei lestofanti) de L’Opéra de quat’sous de Bertolt Brecht (Milan, 1930, mise en scène d’Anton Giulio Bragaglia) ; ainsi que les tissus et panneaux d’ameublement du paquebot transatlantique Conte di Savoia…

    Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, délaissant sa première passion, Anita Pittoni se lance dans l’édition. En 1949, elle fonde avec Giani Stuparich (son futur époux) la maison d’édition Lo Zibaldone. « Rédigé comme un manifeste littéraire », le programme éditorial du Zibaldone se fixe pour objectif de délimiter « les contours complexes de Trieste et de sa région » par la production (dans une collection au format à la fois léger et maniable) d’œuvres originales et universelles qui, grâce à la diversité des sujets abordés, puissent dresser « un tableau objectif de la physionomie de la contrée julienne, si peu et si mal connue », et être ainsi « un fidèle miroir de Trieste, porte de l’Italie ouverte à l’Europe ». Parmi ses auteurs les plus connus du grand public figurent notamment Umberto Saba, Benedetto Croce, Virgilio Giotti, Giani Stuparich, Italo Svevo et Tullio Kezich…

    Anita Pittoni mettra fin au cours des années 1970 à cette aventure littéraire ardemment menée.




    ■ Anita Pittoni
    sur Terres de femmes


    Noël 1944 | Anita Pittoni, Journal 1944-1945




    ■ Voir aussi ▼


    Samuel Brussell, Alphabet triestin (lecture d’AP)





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  • Rose Ausländer | Janvier




    JANVIER



    Janvier
    Le nouvel an

    Dans mon cœur
    Tombe la neige

    Sur ta joue
    Fleurissent des roses

    Le cheval de bois de notre enfance
    Est une luge
    Sur le chemin glacé
    Menant en Sibérie
    Où poussent des bonhommes de neige
    Enfantés par l’esprit de l’hiver

    Retournons
    Avec l’esprit de l’hiver
    Dans le nouvel an




    Rose Ausländer, Pays maternel [Mutterland, 1978], éditions Héros-Limite, Genève, 2015, page 32. Traduction de l’allemand par Edmond Verroul.






    Rose Ausländer  Pays maternel





    ROSE AUSLÄNDER


    Rose Ausländer
    Source




    ■ Rose Ausländer
    sur Terres de femmes

    Après le Carnaval
    Augenblickslicht (extrait de Kreisen/Cercles)
    L’île derive (Je compte les étoiles de mes mots/Ich zähl die Sterne meiner Worte)
    Während ich Atem hole (extrait de Blinder Sommer/Été Aveugle)




    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur Esprits Nomades)
    la page consacrée à Rose Ausländer
    → (sur Lyrikline)
    plusieurs poèmes dits (en allemand) par Rose Ausländer
    → (sur le site des éditions éditions Héros-Limite)
    la fiche de l’éditeur sur Pays maternel de Rose Ausländer






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  • Pierre Voélin | [Être dans le pas des chevaux] [To Follow The Horses’ Hoof Steps]


    [ÊTRE DANS LE PAS DES CHEVAUX]



    Être dans le pas des chevaux
    et leurs crinières blanchies par le froid
    et leurs pas plus lents sur les prés mouillés

    ou le longe des lisières immobiles
    avec le loir ou le soleil chauve

    à naître
    à disparaître
    dans la courbe des étoiles ocellées
    Père de toute fin et des commencements

    à l’abri d’une clairière là-bas
    avec les colchiques et l’herbe rase
    dans le tintement grêle des sonnailles
    au plus lointain de la mémoire des feuilles



    Pierre Voélin, « Dans la langue des fougères » in La Lumière et d’autres pas, La Dogana, Collection « Poésie », Genève, 1997, page 58.







    Voelin_lumiere








    [TO FOLLOW THE HORSES’ HOOF STEPS]



    To follow the horses’ hoof steps
    and their manes whitened by the cold
    and their slower gait over the wet meadows

    or along the motionless edges of woods
    with the dormouse or the bald sun

    to be born
    to vanish
    in the curve of the eyelike stars
    Father of every end and all beginnings

    in the shelter of a clearing down there
    with the autumn crocuses and the mowed grass
    in the shrill jingling of the bells
    in the remote reaches of the memory of leaves



    Pierre Voélin, “In the Language of Ferns”, Light and Other Footsteps/La Lumière et d’autres pas, in To each unfolding leaf, Selected poems: 1976-2015, The Bitter Oleander Press, New York, 2017, page 181. Translated from the French by John Taylor.







    Pierre Voélin  To Each Unfolding Leaf






    _______________________
    Le 13 novembre 2017, à Lausanne, la Fondation Pierrette Micheloud remettra son Grand Prix de Poésie 2017 à Pierre Voélin, pour l’ensemble de son œuvre.






    PIERRE VOÉLIN


    Voelin-nb
    Ph. © ladogana.ch
    Source





    ■ Pierre Voélin
    sur Terres de femmes

    Le nom des pluies (extrait de Sur la mort brève)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site de la Fondation Rilke)
    une notice bio-bibliographique sur Pierre Voélin
    → (sur empreintes.ch)
    une fiche de Nathalie Riera sur To each unfolding leaf, Selected poems: 1976-2015 [PDF]
    → (sur le site de la Radio Télévision Suisse francophone)
    Pierre Voélin : « Des Voix dans l’autre langue » (Entre les lignes, 7 août 2016)





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  • Fabio Pusterla | Corps d’étoiles




    CORPO STELLARE




    Mi segui con un pensiero, sei un pensiero
    che non devo nemmeno pensare, come un brivido
    mi strini piano la pelle, muovi gli occhi
    verso un punto chiaro di luce. Sei un ricordo
    perduto e luminoso, sei il mio sogno
    senza sogno e senza ricordi, la porta che chiude
    e apre sulla corrente di un fiume impetuoso. Sei una cosa
    che nessuna parola può dire e che in ogni parola
    risuona come l’eco di un lento respiro, sei il mio vento
    di foglie e primavere, la voce che chiama
    da un punto che non so e riconosco che è mio.
    Sei l’ululato di un lupo, la voce del cervo
    vivo e ferito a morte. Il mio corpo stellare.




    Fabio Pusterla, Corpo stellare, Marcos y Marcos, Collana Gli Alianti, 178, Milano, 2010, pagina 106.






    Corpo-stellare-cop







    CORPS D’ÉTOILES




    Tu me suis comme une pensée, tu es une pensée
    que je ne dois même pas penser, comme un frisson
    tu me roussis doucement la peau, bouges les yeux
    vers un point clair de lumière. Tu es une chose
    qu’aucun mot ne peut dire et qui dans chaque parole
    résonne comme l’écho d’une respiration lente, tu es
    mon vent de feuilles et de printemps, la voix qui appelle
    d’un lieu inconnu que je reconnais et qui est mien.
    Tu es le hurlement d’un loup, la voix du cerf
    vivant et blessé à mort. Mon corps d’étoiles.




    Fabio Pusterla, Pierre après pierre, anthologie de poèmes, édition bilingue, éditions MétisPresses, Genève, 2017, page 85. Traduit de l’italien par Mathilde Vischer.






    Fabio Pusterla  Pierre après pierre






    FABIO PUSTERLA


    Fabio Pusterla
    Source




    ■ Fabio Pusterla
    sur Terres de femmes

    Arte della fuga
    Au-delà des vagues
    Caparìca
    Due rive
    Entre-deux
    Esquisse en poudre de gypse, 6
    La fugitive
    Une vieille (+ bio-bibliographie)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de culturactif.ch)
    une notice bio-bibliographique sur Fabio Pusterla







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  • Giovanni Orelli | Su un insondabile verbo



    SU UN INSONDABILE VERBO



    Sono come svuotato, arso, come un fiasco
    che suoni fesso, e se ne duole e se ne lagna
    col tavolo di cucina un non santo bevitore;
    sono lavagna dei sei anni col suo pieno fitto di belle
    lettere, da una maestra nella veste della legge,
    scancellata ; sono, tenuto a vista dalla balaustrata,
    dai chierichetti in bianco, il mite mentecatto
    il muto, il fuco, il cattolico astinente che elegge,
    per onorare la memoria, la religione « di una volta »,
    una volta all’anno di comunicarsi:

    e sono qui, mia Pasqua del 10 luglio, dall’ a alla zeta
    a farmi rana, per un’ora pentita e contrita, al momento della lingua
    in fuori, a recitare il non sono degno… Riuscirò a tenere in serbo
    curvo tornando in fondo ai banchi dei pubblicani
    una di quelle lettere, per comunicarti, per me e pei figli
    lontani e così vicini, un insondabile verbo? Sii tu il poeta
    che decripta quel segno, anfibio come rana, lasciando vivere
    la rana! Non scancellare I silenzi dei pantani. Sii Iddio che legge
    nel fondo ai peccatori suoi. Sii tu, per noi, un giorno
    che duri un anno, della lettura muta, lieta.





    SUR UN VERBE INSONDABLE



    Je suis comme vidé, desséché, comme une fiasque
    qui rendrait un son fêlé, et ce n’est pas un saint buveur
    qui s’en désole et s’en plaint à la table de la cuisine ;
    je suis l’ardoise de mes six ans toute pleine de belles
    lettres serrées qu’une maîtresse en représentant de la loi
    efface ; je suis, gardé à vue de la balustrade,
    par des enfants de chœur en blanc, le doux idiot
    le muet, le faux-bourdon, le catholique abstinent qui choisit,
    pour honorer la mémoire, la religion d’« une fois »,
    de la communion une fois par année :

    et je suis ici, mes pâques du 10 juillet, à me faire
    grenouille de A à Z, une heure repentie et contrite, au moment
    de sortir la langue, à réciter le je ne suis pas digne… Réussirai-je
    regagnant courbé le fond des bancs des publicains à conserver
    une de ces lettres, pour te communiquer, pour moi et pour les enfants
    lointains et si proches, un insondable verbe ? Sois le poète
    qui décrypte ce signe, amphibie comme la grenouille, en laissant vivre
    la grenouille ! n’efface pas les silences des marais. Sois Dieu qui lit
    dans le fond du cœur de ses pécheurs. Et toi, pour nous, un jour
    qui dure une année, de la lecture muette sois heureuse.



    Giovanni Orelli, « Courante, 2 » in Concertino pour grenouilles [Concertino per rane, Edizioni Casagrande, CH-Bellinzona], La Dogana, Collection « Poésie », Collection dirigée par Florian Rodari, Genève, 2005, pp. 28-29. Traduction de Jeanclaude Berger et texte italien.






    Giovanni Orelli






    GIOVANNI ORELLI (1928-2016)


    Giovanni Orelli 2
    Source



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur viceversalittérature.ch)
    une notice bio-bibliographique (en italien) sur Giovanni Orelli
    → (sur RTS, Radio Télévision Suisse francophone)
    émission Haute définition (7 septembre 2014) – Giovanni Orelli : « Apprendre une langue nationale, un acte de foi ! »






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  • Anne Bregani | Vision



    Fils rouges fils blancs
    Image, G.AdC







    VISION



    La plaine s’étend
    le ciel frémissant
    le vent froid
    cette heure unique
    de lumière devinée
    et de nuit venant


    chevauchant
    la fin du jour
    le rêve avec moi
    chemine


    fils rouges
    fils blancs
    entrecroisés puis
    dénoués
    est-ce mon vêtement
    est-ce mon armure qui tombe
    me laissant
    épaules nues ?




    Anne Bregani, Le Temps de l’Arc, éditions Samizdat, Genève, 2010, page 103.







    Anne Bregani, Le Temps de l'Arc





    ANNE BREGANI


    Bregani_portrait (3)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur viceversa littérature.ch)
    une notice bio-bibliographique sur Anne Bregani






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