Étiquette : Georges Bataille


  • Renaud Ego | « La naissance de l’art » [Georges Bataille]






    Georges Bataille à Lascaux
    Georges Bataille dans la grotte de Lascaux en 1954
    © Hans Hinz







    « LA NAISSANCE DE L’ART »



    Georges Bataille est celui qui a porté à son plus haut degré d’intensité la fascination que suscitent les œuvres de la Préhistoire. Il l’a condensée en une formule promise à une fortune considérable, qui exprimait bien la pensée de son temps, « la naissance de l’art. »1 Exceptionnelle, l’éclosion des tracés figuratifs l’était en effet au même titre que le langage dont l’existence doit être supposée, même si nous en ignorons le degré, alors, de développement. C’était un saut dans la pensée, une étape majeure dans l’invention d’un outil conceptuel fondamental, la représentation graphique, qu’attestent suffisamment le destin universel des images, l’infinie diversité de leurs usages en toute époque comme en toute culture, et leurs métamorphoses continues, dont le cinéma ou la 3D sont les derniers avatars.

    Mais l’aura de cette naissance est aussi le fruit d’une double exception. D’abord, des trois modes fondamentaux de figuration que sont le dessin, la danse et le récit (et avec lui, le langage articulé), le premier est le seul dont nous soit parvenu un témoignage si ancien. Nous ne savons rien de l’émergence des langues, bien antérieures à leurs premières codifications graphiques au 4e millénaire avant notre ère. Et que dire des danses qui toujours s’effacent, sitôt achevé le moment de leur geste ? Cette solitude archéologique, renforcée par l’absence de toute peinture corporelle connue mais dont la pratique a tout lieu d’être supposée elle aussi, a accentué la dimension exceptionnelle des tracés en concentrant sur eux l’éclat, toujours fabuleux, de l’origine. Ensuite, ils ont été distingués sous le nom d’« art » des autres manifestations de l’activité humaine, comme la fabrique d’outils, et ils furent avant tout rapportés à ce que nos concepts vagues appellent une pensée « symbolique » ou « religieuse », selon une intuition certes légitime mais qui se faisait au détriment de la dimension gestuelle et technique où s’enracinait le lent, le patient processus ayant conduit à leur émergence. À peine étaient-elles connues que ces premières peintures étaient aussitôt fixées dans les codes d’une pensée familière qui évacuait l’étrangeté de leur surgissement. Longtemps après que Pascal et Giordano Bruno eurent pressenti l’infinité des mondes qui nous environnaient, et peu après que Darwin eut commencé à nous révéler l’histoire antédiluvienne où notre propre espèce plongeait ses racines, ces peintures venaient moins éclairer l’insondable abîme de temps où s’inscrivait leur genèse, qu’interposer entre lui et nous le socle rassurant d’une apparition à laquelle nous donnions nos propres traits. Même lointaine et comme tout juste débourbée de la terre, la naissance de cet homme primitif jetait une nappe pudique d’humanité au-dessus d’un immense ossuaire d’espèces fossiles. Et ce n’était pas n’importe quelle naissance, puisqu’il s’agissait, avec l’art, de l’émergence de notre intelligence sensible la plus chargée de prestige, celle où nous pouvions distinguer sans effroi notre propre visage émergeant des ténèbres. […]



    1. Georges Bataille, La Naissance de l’art, Skira, 1955.



    Renaud Ego, « La naissance de l’art » in Le Geste du regard, L’Atelier contemporain, François-Marie Deyrolle éditeur, 2017, pp. 15-16-17.






    Renaud Ego  Le geste du regard





    RENAUD EGO


    Renaud Ego
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    ■ Renaud Ego
    sur Terres de femmes

    immigration zéro
    Le pli
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    → (sur le site de L’Atelier contemporain)
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  • 10 septembre 1897 | Naissance de Georges Bataille

    Éphéméride culturelle à rebours




    Le 10 septembre 1897 naît à Billom dans le Puy-de-Dôme Georges, Albert, Maurice, Victor Bataille, fils de Joseph-Aristide Bataille, syphilitique et aveugle, et de Marie-Antoinette Tournadre.






    Georges Bataille
    Image, G.AdC






    EXTRAIT I, BIOGRAPHIE



    De son enfance on ne sait que peu de choses : les souvenirs qu’il en a sont rares dès l’instant qu’ils n’intéressent pas de près ses parents (rares du moins sont ceux qu’ils donnent). Pas de souvenirs de jeux ; pas de souvenirs d’amitié. Rien qui associe de quelque façon que ce soit l’enfance au merveilleux. Même la ville terrifie : terrifiantes sont les architectures industrielles, avec leurs cheminées d’usine, « entre le ciel sinistrement sale et la terre boueuse empuantie des quartiers de filature et de teinturerie ». Cependant, quelque souvenir qu’il évoque de cette enfance, il ne semble pas qu’on ne puisse pour finir le rapporter aux terreurs suscitées en lui par l’affligeante infirmité de son père (il ne semble pas qu’on puisse d’aucune façon faire de Georges Bataille un enfant qui en fût indemne). Ce serait sans doute le cas lorsque, s’ennuyant à l’étude du lycée où il était pensionnaire, il dit s’être adonné aux délices de l’automutilation : « J’avais saisi mon porte-plume, le tenant dans le poing droit fermé, comme un couteau, je me donnai de grands coups de plume d’acier sur le dos de la main gauche et sur l’avant-bras. Pour voir […] pour voir encore : je voulais m’endurcir contre la douleur. » (Cette douleur « tentée » n’est-elle pas d’une façon ou d’une autre associable à celle qu’endurait son père ?) Il y a toutefois plus grave, plus « malade » (« malade » à mesure qu’obsèdent les terreurs associées à l’infirmité paternelle) ; Bataille ne l’a jamais écrit aussi crûment mais il a été longtemps convaincu que son père s’était livré sur lui à des avances obscènes (incestueuses et pédérastes ; il aurait même parlé plus tard de « viol ») ; celles-ci auraient eu lieu dans la cave de la maison rémoise, une cave réelle, à laquelle on accédait par un long et étroit escalier « à la Piranèse », par ailleurs associée à des terreurs durables et récurrentes : celles des rats et des araignées, par exemple, qu’il ne perdit jamais. Tout au plus dira-t-il dans un texte prudemment intitulé Rêve qu’il revoit son père « avec un sourire fielleux et aveugle étendre des mains obscènes » sur lui (« ce souvenir me paraît le plus terrible de tous »). Longtemps il est resté convaincu, jusque tard dans sa vie, que son père avait eu des gestes « déplacés » sur l’enfant qu’il était (« Ça me fait l’effet de me rappeler que mon père étant jeune aurait voulu se livrer à quelque chose sur moi d’atroce avec plaisir. ») Cette idée ne l’a quitté que des années plus tard, quand on lui a fait valoir, rationnellement que, infirme, il n’était pas possible que son père descendît à la cave de l’habitation rémoise ; pas possible donc qu’il se soit livré là sur lui à quelque voie de fait que ce soit. S’il descendit à la cave, ce fut seul, et accompagné de ses seules terreurs ; il ne fait cependant pas de doute qu’a pu lui paraître « déplacé » et « obscène » tout geste tendre de l’infirme sur lui…



    Michel Surya, Georges Bataille, La Mort à l’œuvre, Librairie Séguier, 1987, pp. 26-27.







    EXTRAIT II

    5. Du rire érotique à l’interdit



    Dès qu’il envisage l’érotisme, l’esprit humain se trouve devant sa difficulté fondamentale.

    L’érotisme, en un sens, est risible…

    L’allusion érotique a toujours le pouvoir d’éveiller l’ironie.

    Même à parler des larmes d’Eros, je le sais, je puis prêter à rire… Eros n’en est pas moins tragique. Que dis-je ? Eros est avant tout le dieu tragique.

    On sait que l’Eros des Anciens put avoir un aspect puéril : il avait l’aspect d’un jeune enfant.

    Mais l’amour n’est-il pas, à la fin, d’autant plus angoissant qu’il prête à rire ?

    Le fondement de l’érotisme est l’activité sexuelle. Or, cette activité tombe sous le coup de l’interdit. Il est inconcevable ! il est interdit de faire l’amour ! À moins de le faire en secret.

    Mais si, dans le secret, nous le faisons, l’interdit transfigure, il éclaire ce qu’il interdit d’une lueur à la fois sinistre et divine : il l’éclaire, en un mot, d’une lueur religieuse.

    L’interdit donne sa valeur propre à ce qu’il frappe. Souvent, à l’instant même où je saisis l’intention d’écarter, je me demande si, bien au contraire, je n’ai pas été sournoisement provoqué !

    L’interdit donne à ce qu’il frappe un sens qu’en elle-même, l’action interdite n’avait pas. L’interdit engage à la transgression, sans laquelle l’action n’aurait pas eu la lueur mauvaise qui séduit… C’est la transgression de l’interdit qui envoûte…

    Mais cette lueur n’est pas seulement celle que l’érotisme dégage. Elle éclaire la vie religieuse toutes les fois qu’entre en action la pleine violence, celle qui joue à l’instant où la mort ouvre la gorge ― et termine la vie ― de la victime.

    Sacré !…

    À l’avance, les syllabes de ce mot sont chargées d’angoisse, le poids qui les charge est celui de la mort dans le sacrifice

    Notre vie tout entière est chargée de mort…

    Mais, en moi, la mort définitive a le sens d’une étrange victoire. Elle me baigne de sa lueur, elle ouvre en moi le rire infiniment joyeux : celui de la disparition !…

    Si je ne m’étais, en ces quelques phrases, enfermé dans l’instant où la mort détruit l’être, pourrais-je parler de cette « petite mort », où sans vraiment mourir, je m’affaisserai dans le sentiment d’un triomphe !



    Georges Bataille, Les Larmes d’Eros, Jean-Jacques Pauvert, 1961-1971 ; Éditions 10|18, U.G.E., 1985, pp. 91-92.



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