Étiquette : Georges Braque


  • 1er octobre 1953 | Georges Braque à Varengeville

    Éphéméride culturelle à rebours





    Georges Braque à Varengeville
    Robert Doisneau, Georges Braque à Varengeville, 1953
    Source








    GEORGES BRAQUE À VARENGEVILLE



    Comme la servante me faisait entrer dans l’atelier de Varengeville, j’eus un jour l’occasion, le temps qu’une porte s’ouvre et se ferme, de surprendre Braque au travail. Il était assis sur un pliant, les genoux pointant en avant au haut de ses longues jambes, et il achevait de poser avec une lenteur réfléchie, sur un petit tableau posé bas sur le chevalet, une touche sans doute longtemps préméditée et qu’il ne fallait pas perdre. Il était vêtu de vieux habits, mais confortables, et portait sur la tête une casquette. De nos jours les revues d’actualité font passer la casquette avant le tableau. Il est plus facile de parler de l’une que de l’autre. Mais peut-être aussi a-t-elle son importance.

    Cet immense atelier, Braque l’a fait construire dans le fond du jardin, un lieu des plus humides, mais cette humidité a ses prodigieuses magies. Pas de fenêtres ; sous les verrières, des voiles tamisent la lumière de Varengeville : si fine qu’elle soit, elle a besoin d’être filtrée. Que l’on aperçoive de tous côtés, sur le sol ou sur les meubles, des objets hétéroclites et singuliers, épaves des champs et des grèves, signes de mondes disparus ou futurs, moments de métamorphoses, qui ne l’imaginerait ?

    […]

    Pour en revenir à cette visite : lorsque tout le monde fut entré et tout aussitôt dispersé, chacun attiré par un tableau ou un objet (mais dangereusement et très précautionneusement, et Braque s’avisa bientôt de la broche qui menaçait par-derrière le grand tableau), « eh bien, voilà, dit-il simplement, c’est là que ça se passe ! » et son regard circulaire paraissait à la fois chercher et montrer quelque chose d’invisible et qui n’était pas ses tableaux. Ces paroles dont le sens dépassait de beaucoup la signification banale : « c’est ici que je travaille », faisaient allusion à quelque réalité dramatique et pour nous assez mystérieuse : qu’était-ce au juste ça, cette chose difficile à nommer et expliquer, que nous ne pourrions jamais voir, cet événement sans interruption et sans fin et qui se passait là, avec une telle constance, le jour et la nuit ? Là, dans l’atelier, avec le maximum d’intensité, mais qui devait aussi s’épancher sur le pays alentour ?

    Devant la maison de Braque qui est un logis de ferme confortable, par-delà les buissons taillés bas pour qu’ils ne ferment pas la vue, s’étend le plateau : c’est le pays crayeux de Caux, dénudé et venteux, pâturages et champs de betteraves et des rangées d’arbres au loin. Un pays où il y a beaucoup de corneilles et de corbeaux.

    Mais par derrière la maison, c’est le nord et le pays devient d’un grand charme. La mer, que l’on ne voit pas encore, est toute proche par-delà des chemins creux et des petites villas cachées dans leurs feuillages. Il faut descendre la falaise par une valleuse, c’est une plongée dans les lumières fraîches et changeantes, des verts tendres ou brulés, de l’argile rousse, de la craie blanche rayée de silex noirs horizontaux, ou de tous les gris. La mer, plus souvent que du bleu, offre les nuances les plus variées de verts et de gris, mais quand elle a, avec trop de gourmandise, sucé les falaises, dont la craie fond comme du sucre, elle est laiteuse, et il faut redouter, car elle prend alors je ne sais quel aspect terrible, qu’elle le soit trop. Les falaises, par un phénomène bien connu, ont beaucoup emprunté à la palette de Braque. Outre l’ocre et le gris, elles offrent des tons inattendus, des taches safran, des coulées de soufre, des moisissures verdâtres et rousses, des traînées sanguinolentes. Leurs oiseaux sont le corbeau et la mouette. À leurs pieds, c’est la grève, des galets ronds, des voyageurs qui reprennent à chaque marée leur lent pèlerinage vers l’est. Il en est de blancs, lisses et rebondis comme des colombes. Le vent, les nuages, les clartés, flux et reflux, tout change en un moment : c’est le pays de la mobilité.

    C’est celui que Braque a choisi et pour lequel il a renoncé, il y a déjà fort longtemps, à la Provence et à sa lumière immobile. (Mais je pense que le vin tout à fait délectable qu’il offre vient encore de Provence.) Il s’est installé dans le pays aux clartés fugitives des impressionnistes, devant une plaine que traversent en automne les oiseaux migrateurs. C’est d’ailleurs son pays, puisqu’il est Normand, et il en juge l’air salubre. Pourquoi la lumière de Braque et celle de Varengeville ne se tiendraient-elles pas bonne compagnie ? Dire que l’une fait concurrence à l’autre serait mettre entre elles quelque hostilité. Elles vivent de complicité et procèdent même parfois entre elles à quelque échange. On l’a vu plus haut, dans un sens. Dans le sens contraire, je me rappelle entre autres un petit paysage dont le ciel était noir, les nuages également noirs, figurés par des épaisseurs de matière assez marquées, dont il use parfois. Or ce paysage évoquait irrésistiblement le pays de Caux.

    C’est peut-être aussi sous le ciel de Varengeville que Braque a pris le goût et le sens des oiseaux. […]



    Georges Limbour, Le Point, n° XLVI, « Braque », octobre 1953, in Georges Limbour, Spectateur des Arts, Écrits sur la peinture, 1924-1969, Le Bruit du Temps, 2013, pp. 619-620-621-622. Édition établie par Martine Colin-Picon et Françoise Nicol.





    Braque Varengeville
    Source






    Georges Braque Varengeville 3
    Robert Doisneau, Georges Braque
    à Varengeville
    , 1953
    Source







    Georges Braque dans son atelier
    Robert Doisneau, Georges Braque dans son atelier
    de Varengeville
    , 1953
    Source




    GEORGES BRAQUE


    Georges Braque
    Robert Doisneau,
    Portrait de Georges Braque (1953)
    Source





    ■ Georges Braque
    sur Terres de femmes


    31 août 1963 | Mort de Georges Braque



    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Le mot la chose)
    « Braque, Miró, Calder, Nelson. Varengeville, un atelier sur les falaises » au musée des Beaux-arts de Rouen (septembre 2019)
    → (sur lefigaro.fr)
    À Varengeville, l’amour Braque






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  • 31 août 1963 | Mort de Georges Braque

    Éphéméride culturelle à rebours



    Le 31 août 1963 meurt à Paris Georges Braque. Il repose aujourd’hui au cimetière marin du village de Varengeville-sur-Mer (Seine-Maritime), où il a vécu les dernières années de sa vie dans la maison et l’atelier qu’il avait fait aménager en 1929.








    Jessé 3
    Source







    DERRIÈRE LE MIROIR, par ALBERTO GIACOMETTI



    Georges Braque vient de mourir. Cette nouvelle ne provoque pour le moment, aucune résonance dans mon esprit. Georges Braque reste à cet instant aussi vivant que dans le passé, plus vivant peut-être que jamais, quelque part dans sa maison, dans son atelier, ici à Paris, ou au bord de la mer, allant, venant, d’un tableau à l’autre, fumant sa cigarette. Je me vois chez lui, l’écoutant, parlant, une tasse de café devant nous, sur la petite table comme ce fut le cas de nombreuses fois depuis 1930. Mais au même instant je pense avec nostalgie à l’époque lointaine de Montmartre que je n’ai pas vécue. Je pense aux jeunes gens qui étaient Braque, Picasso et leurs amis, je les vois dans leur vie de tous les jours et leurs peintures dites cubistes sont pour moi avant tout les documents, les reflets mêmes de cette vie de tous les jours ; elles concrétisaient pour eux l’ouverture immense et exaltante dans l’avenir et la fraîcheur immédiate sur toutes choses. Et puis cet avenir fut pour chacun un chemin solitaire et complexe.

    Ce soir toute l’œuvre de Georges Braque redevient pour moi actuelle ; sorti du temps, il se situe dans l’espace. De toute œuvre, je regarde avec le plus d’intérêt, de curiosité et d’émotion les petits paysages, les natures mortes, les modestes bouquets des dernières, des toutes dernières années. Je regarde cette peinture presque timide, impondérable, cette peinture nue, d’une toute autre audace, d’une bien plus grande audace que celle des années lointaines ; peinture qui se situe pour moi à la pointe même de l’art d’aujourd’hui avec tous ses conflits.



    Alberto Giacometti, Derrière le Miroir, n° 144, Maeght éditeur, 1964, in Giacometti & Maeght, 1946-1966, 2010, page 106.







    Braque, bassin, maeght
    Ph. angèlepaoli, juillet 2010







    LE SURRÉALISME ET LA PEINTURE



    Je ne puis m’empêcher de m’attendrir sur la destinée de Georges Braque. Cet homme a pris des précautions infinies. De sa tête à ses mains il me semble voir un grand sablier dont les grains ne seraient pas plus pressés que ceux qui dansent dans un rayon de soleil. Parfois le sablier se couche sur l’horizon et alors le sable ne coule plus. C’est que Braque « aime la règle qui corrige l’émotion » alors que je ne fais, moi, que nier violemment cette règle. Cette règle, où la prend-il ? Il doit encore y avoir une quelconque idée de Dieu là-dessous. C’est très joli de peindre et c’est très joli de ne pas peindre. Enfin… Braque est, à l’heure actuelle, un grand réfugié. J’ai peur, d’ici un an ou deux, de ne plus pouvoir prononcer son nom. Je me hâte.



    André Breton, Le Surréalisme et la peinture, Éditions Gallimard, 1965, page 10.







    GEORGES BRAQUE


    Georges Braque
    Robert Doisneau,
    Portrait de Georges Braque (1953)
    Source




    ■ Georges Braque
    sur Terres de femmes

    1er octobre 1953 | Georges Braque à Varengeville (article de Georges Limbour)





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