Étiquette : Gérard Cartier


  • Patricia Cottron-Daubigné, Femme broussaille, la très vivante

    par Gérard Cartier

    Patricia Cottron-Daubigné, Femme broussaille, la très vivante,
    Les Lieux Dits éditions, Collection 2Rives, 2020.
    Dessins de Mélissa Fries.




    Lecture de Gérard Cartier


    ARCIMBOLDA




    C’est l’un de ces livres enfantés par une rencontre qui pousse un écrivain, confronté à une matière étrangère, à se renouveler. On connaît la large palette de Patricia Cottron-Daubigné, des courtes proses de Croquis-Démolition (La Différence, 2011), récit d’une longue grève ouvrière, jusqu’aux poèmes sur les migrations de Ceux du lointain (L’Amourier, 2017), qui plongent parfois dans le mythe, et aux vers amoureux de Visage roman (L’Amourier, 2014). Elle nous surprend pourtant avec ces poèmes d’une verve sauvage et presque animale, accordés aux œuvres de Mélissa Fries qui les ont inspirés, comme en témoigne le cahier d’une douzaine d’œuvres inséré en tête du recueil : des dessins au crayon gras sur lavis, parfois hybridés de photos, dont les lignes enchevêtrées enserrent des formes végétales, animales, ou humaines, en particulier des fragments de corps féminins.

    Femme broussaille, la très vivante forme un triptyque dont la partie centrale, composée de courts poèmes, est une « naissance du monde ». Étrangement, l’autrice prend la voix de l’amant (« ô chère… ») pour louer le coffret secret, l’œil buissonnant qui troue l’image et qu’on ne peut mettre en mots qu’en le niant. La poésie n’est pas une table à dissection ; on ne peut pas dire l’anatomie crûment : une métaphore y pourvoit. Les blasons féminins du passé abondent en images botaniques ; pour peindre leur maîtresse, les poètes ont longtemps invoqué les roses, les lys et les fruits : toute amante est une Arcimbolda. Ici, au cœur des jardins d’Épicure, c’est un dahlia noir qui fleurit dans les broussailles, parfois hanté par un insecte ou un oiseau :

    noir dahlia

    et quel rouge dans le noir

    plus noir que la nuit

    et rouge venu dans le secret

    émouvant […]

    Quoique relevant de la même thématique, les deux parties latérales du triptyque ont une tonalité assez différente. Ici, c’est la femme qui parle. La dévotion fait place au chant des forces primitives, qui s’exalte parfois jusqu’au délire dionysiaque. Plus que dans le mythe, celui-ci plonge volontiers dans le Moyen Âge : la femme y est cet être étrange et fascinant qui vient « des sorcières / et des sabbats ». Une poésie de l’excès, donc, qui lorgne (sans excès) vers le surréalisme. Le poème est une cérémonie qui accompagne celle de l’amour : « je parle à la lune de / nos ventres gourmands ». On est loin de la sévérité de Ceux du lointain. Portrait de l’autrice en saint Sébastien :

    Je recommence

    je n’épuise pas mes forces

    malgré les clous les flèches

    fichés dans ma chair

    je fraye avec le hasard

    avec les mots avec les sourires

    cachés avec la beauté du jour

    la douceur des chairs femme

    je regarde « l’intraitable beauté du monde »

    la touche la bois m’en saoule

    je remercie l’horizon

    de couler en moi.

    Un aspect original du recueil, au regard du canon de la littérature érotique, est ce qu’il dit de la condition des femmes. Patricia Cottron-Daubigné rappelle l’état de sujétion sociale dans lequel elles ont longtemps été tenues : « ô le petit étouffoir / et le silence comme règle / avec le sang… ». De même, dans l’amour, la femme était montrée essentiellement passive. La littérature érotique a longtemps été l’apanage des hommes : « Tant de fois peintes / au pinceau lascif / du regard… ». Cela a beaucoup changé. C’est même presque aujourd’hui le contraire. Les femmes chantent l’amour physique avec une liberté et souvent, dans la diversité des voix, un bonheur d’écriture qui bouleverse notre vision – qu’on pense à Environs du bouc (Comp’Act, 2005) de Sophie Loizeau ou à Iris, c’est votre bleu (Le Castor Astral, 2008) d’Ariane Dreyfus. La liberté gagnée par les femmes, c’est aussi celle de dire à haute voix la « belle insolence de la chair lumineuse ».



    Gérard Cartier
    D.R. Gérard Cartier
    pour Terres de femmes







    Patricia Cottron-Daubigné  montage





    PATRICIA COTTRON-DAUBIGNÉ


    Patricia_Cottron_Daubigne-2





    ■ Patricia Cottron-Daubigné
    sur Terres de femmes


    Ceux du lointain (lecture d’AP)
    [Je marche seul avec mon fils](extrait de Ceux du lointain)
    Visage roman (lecture de Sylvie Fabre G.)




    ■ Autres lectures de Gérard Cartier
    sur Terres de femmes


    Jean-Pascal Dubost, & Leçons & Coutures II
    Alain Guillard, Quête du nom
    Cécile Guivarch, Vous êtes mes aïeux
    Emmanuel Moses, Ivresse
    Muriel Pic, Élégies documentaires





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  • Gérard Cartier | [Terra nullius]



    [TERRA NULLIUS]




    La saison penche      ils errent toujours      ensemençant la mer du nom de Thulé      mais un jour      au temps que sur la Lee gonflent les marais      un mont dans le nord       semblable à une dent       broyant les vagues       rames écumantes       souffles mêlés       ils repoussent la mer      des bras et des pieds      sans s’épargner


    l’île est basse      extrêmement      en forme de larme
         des paluds et des lacs      à l’est un mont carré
    Brendan      d’un bord ôte une rame      ils environnent l’île      haute falaise à l’est      extrêmement      schiste noir      le chagrin les saisit      si telle      est notre vie
         les yeux embués


    Dans la falaise une entaille       à peine       la longue
    barque       en criant       pénètre dans le rocher  &nbsp    TERRA NULLIUS        ni port ni échelle        théâtre d’oiseaux       pétrels       saint Pierre      courant sur l’eau      ne       bougez pas       bernaches naines      plutôt      que l’humaine      fulmars      fous de Bassan      mener cette vie      illuminitive




    Gérard Cartier, « Terra nullius », Mers Boréales .87., in L’Ultime Thulé  Jeu de l’oie, Éditions Flammarion, Collection Poésie/Flammarion dirigée par Yves di Manno, 2018, page 134.






    Cartier  L'Ultime Thulé





    GÉRARD CARTIER


    PORTRAIT DE GERARD CARTIER
    Image, G.AdC





    ■ Gérard Cartier
    sur Terres de femmes

    .La duplicité. (poème extrait des Métamorphoses)
    Les Métamorphoses (lecture de Maëlle Levacher)
    Tristran (lecture de Nathalie Riera)
    Le philtre (extrait de Tristran)
    Le Voyage de Bougainville (lecture de Marie-Claire Bancquart)
    Le Voyage de Bougainville (lecture d’AP)
    .Par moi on va dans la cité dolente… (poème extrait du Voyage de Bougainville)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Flammarion)
    d’autres extraits de L’Ultime Thulé [PDF]
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Gérard Cartier





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  • Muriel Pic, Élégies documentaires

    par Gérard Cartier

    Muriel Pic, Élégies documentaires,
    éditions Macula,
    Collection « Opus incertum » dirigée par Jean-Christophe Bailly, 2016.



    Lecture de Gérard Cartier


    TRISTES UTOPIES




    Le documentaires du titre fait naturellement penser à Charles Reznikoff, d’autant que la première section du recueil évoque l’Allemagne nazie ; mais on est loin du procédé impersonnel d’Holocauste. Qu’on me pardonne : si j’ai de l’estime pour le projet du poète américain, pour sa radicalité, le résultat me convainc mal : la mise en vers m’y semble souvent artificielle et ne faire poème que pour l’œil. La démarche de Muriel Pic, dont témoigne son titre en forme d’oxymore, est beaucoup plus riche de possibilités. S’il fallait lui chercher des antécédents, on penserait plutôt à Cendrars, qui a inventé le genre « documentaire » avec son recueil Kodak, des poèmes composés de fragments taillés dans les pages du Mystérieux docteur Cornélius de Gustave Le Rouge, que le poète suisse s’approprie et fait si bien siens que, dans ces poèmes écrits au ciseau, on entend sa voix – nul n’avait remarqué son maraudage avant que lui-même ne le révèle. Est-ce tout à fait un hasard s’il est ici évoqué par l’image de sa main perdue, montée au ciel sous la forme d’Orion (« étoile main coupée » !), alors que le nom de Reznikoff n’apparaît que de façon oblique, à propos de la mère du poète ?

    Comme l’auteur d’Holocauste, Muriel Pic arrache ses poèmes à la poussière des archives (textes historiques, scientifiques, littéraires, cartes, photographies), mais elle ne s’efface pas derrière ces documents : elle les interprète, dans un acte qu’elle qualifie en postface de divination – les archives n’existent que par ceux qui les exhument, ce sont eux qui leur donnent forme et sens –, elle les insère dans un réseau de références et de significations (« Soit les sangs se mêlent / soit ils empoisonnent la terre »), elle y mêle sa vie et sa pensée (« Je continue de construire les ruines »). Rien d’étonnant, donc, à ce que le principal ressort de son écriture soit extérieur au matériau d’origine ; comme le laissait présager l’élégie du titre, il est indissociable de la sensibilité de l’auteure : c’est l’association d’idées, l’analogie, procédé éminemment poétique, qui conduit l’esprit d’un essaim d’abeilles à une chute de neige, et de là à Kepler, auteur d’un traité sur les flocons, dont la forme sexangulaire nous ramène aux alvéoles de la ruche…

    Trois sections dans ce recueil : trois utopies défaites ou malheureuses du siècle dernier. Tout d’abord, le projet d’un immense centre de vacances sur l’île allemande de Rügen, dans la Baltique, conçu comme un lieu de propagation de la culture nazie. Ce vaste ensemble de 10 000 chambres doubles, doté de salles de gymnastique et de natation, d’une maison de la propagande et même d’abattoirs mécaniques, dont la construction fut interrompue par la guerre, est le symbole architectural de la société totalitaire. Apparaissent ici quelques noms obligés, Hannah Arendt, Thomas Moore, mais aussi d’autres moins attendus, comme Lucrèce, appelé par l’image des ruines qui se désagrègent :

    Sous les astres errants du ciel

    sans fin s’agitent et se transforment

    tous les éléments de la matière.

    Rien à faire

    la nature des choses est irrégulière.

    Rien à faire

    la vérité est toujours en ruines.

    Rien à faire

    les souffrances endurées

    ne rendent pas plus réel le temps passé. […]

    Miel, la seconde partie, a pour motif l’épopée sioniste du début du XXe siècle, représentée par un kibboutz spécialisé dans l’élevage des abeilles (« L’utopie avait la couleur du miel… »). L’utopie historique du retour en Palestine est doublée d’une utopie sociale, qui s’éteindra dans les expropriations et la guerre (« …aujourd’hui elle a la couleur du sang »), et d’une utopie culturelle : le retour à la langue hébraïque, mouvement que Muriel Pic rend sensible en reproduisant des extraits du cahier dans lequel Kafka apprenait l’hébreu : « Il veut saisir la main de ses ancêtres / mais ils la lui tendent de trop loin ».

    […] De liste en liste

    Kafka s’éloigne de lui-même

    et de l’état juif de Theodor Herzl.

    Chaque mot est la porte d’une autre maison

    l’arcade d’une autre prophétie.

    De liste en liste

    le doigt sur la carte de la Palestine

    Kafka est parti dans un autre pays

    un pays imparfait en cela que plusieurs

    le seul pays possible de la poésie.

    Sa cartographie est sans frontières :

    essaims de mots ou vers documentaires.

    Quant à la dernière section, Orientation, elle rapproche les deux infinis : les étoiles, sondées par les tribus Skidi d’Amérique (chaque village avait la sienne) et par les astronomes – et entre toutes, ici, celles de la constellation d’Orion, dont l’auteure reproduit une photo d’amateur du 2 août 1939 ; et, d’autre part, le mouvement turbulent des atomes. Car celui-ci est visible à l’œil nu dans les étoiles, qui sont le lieu des réactions nucléaires en chaîne dont Einstein, le même 2 août 1939, annonçait la domestication prochaine : l’utopie scientifique allait accoucher de la bombe atomique. Qui sait lire dans le ciel, y voit tout autre chose que les Skidi : la destruction. Image qui conclut un recueil empreint d’un profond pessimisme (« Il n’est d’art documentaire / sans chant de deuil »), mais où Muriel Pic dessine un chemin prometteur – on regrettera seulement une poignée de vers un peu trop appuyés (« Lui, il dort sur ses deux oreilles d’assassin »).

    Tout, dans ces Élégies documentaires, contribue aux poèmes : coordonnées terrestres ou stellaires, dates, citations en langues étrangères, termes scientifiques, etc. et même les documents graphiques, présentés et titrés chacun comme un poème à part entière. Les poèmes-textes relèvent quant à eux d’une structure fixe, variable selon les sections : 3 strophes de 10 vers dans Rügen, de 12 vers dans Miel, de 14 vers dans Orientation, fétichisme des nombres à quoi se livrent volontiers les poètes d’aujourd’hui qui, affranchis de l’ancien arbitraire des formes fixes, lui substituent, pour échapper à l’informe, leur propre arbitraire.



    Gérard Cartier
    D.R. Gérard Cartier
    pour Terres de femmes




    ________________________________________
    * Un regret d’ordre matériel : exergues, titres de sections, poèmes, tout est donné sans aucune distinction, sans aucune page blanche, indifféremment à droite ou gauche, et dans un corps réduit, ce qui nuit à l’appréhension d’un livre qui aurait mérité une édition plus soignée.






    Muriel Pic





    MURIEL  PIC


    Muriel Pic NB
    Ph. © éditions Macula
    Source





    ■ Muriel Pic
    sur Terres de femmes


    Janvier 2001 | Muriel Pic, Affranchissements
    La neige (extrait d’Élégies documentaires)




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur le site des éditions Macula)
    la fiche de l’éditeur sur Élégies documentaires
    → (sur CCP, Cahier critique de poésie)
    une lecture d’Élégies documentaires, par Jérôme Duwa
    → (sur le site de France Culture)
    Muriel Pic, décrire ou hanter
    → (sur Diacritik)
    Les montages documentaires de Muriel Pic : En regardant le sang des bêtes, par Laurent Demanze
    → (sur etudiants.ch)
    Muriel Pic: Lire est un acte critique, un acte civique (Fragments d’entretien avec Muriel Pic)
    → (sur Babelio)
    une notice bio-bibliographique sur Muriel Pic




    ■ Autres lectures de Gérard Cartier
    sur Terres de femmes


    Patricia Cottron-Daubigné, Femme broussaille, la très vivante
    Jean-Pascal Dubost, & Leçons & Coutures II
    Alain Guillard, Quête du nom
    Cécile Guivarch, Vous êtes mes aïeux
    Emmanuel Moses, Ivresse



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  • Gérard Cartier, Les Métamorphoses

    par Maëlle Levacher

    Gérard Cartier, Les Métamorphoses,
    Le Castor Astral, 93500 Pantin, 2017.



    Lecture de Maëlle Levacher


    L’ANALOGIE MYSTIQUE DANS LES MÉTAMORPHOSES :
    DIALOGUE AVEC GÉRARD CARTIER





    Les Métamorphoses de Gérard Cartier ont donné lieu à des commentaires portant sur les références littéraires1, l’écriture2, les thèmes du banquet et de l’âge qui vient3. Je m’intéresse ici à deux autres aspects de l’ouvrage, d’une part à ce qui semble témoigner d’une forme de mysticisme, d’autre part aux figures féminines. Les réflexions qui suivent, nées de la lecture de l’ouvrage, ont été développées dans un second temps grâce à des éléments fournis par G. Cartier4.

    La dimension « mystique » du texte est portée par des motifs et thèmes religieux récurrents. Ainsi, prière (« La mort », p. 25), louange, mortification sont régulièrement mentionnées au long du recueil ; reniement et Passion sont évoqués (« Banquet des sens », p. 75). Parmi les « banquets » représentés, la Cène figure à plusieurs reprises. G. Cartier explique que le livre est composé « sur la base de 10 poèmes + 1. Celui-ci, le premier, plus court, évoquait initialement un banquet et un tableau précis5, le plus souvent ancien (Philippe de Champaigne, Dierick Bouts le Vieux, Renoir, etc.) – d’où la récurrence de la Cène ». Cette « cuisine » de la composition du livre, que l’auteur a bien voulu dévoiler, ne minore pas la dimension symbolique du dernier repas du Christ : le lecteur pourra transposer à la figure du poète l’idée de résurrection glorieuse, avatar de la postérité glorieuse de la tradition littéraire. Si le Christ ne révèle sa mission rédemptrice que dans le sacrifice et la résurrection, le poète ne se révèle dans sa nature spirituelle que par l’opération d’une lecture posthume (« Palinodie de la résurrection », p. 946). Dans « Banquet des nombres » (p. 89), le treizième convive qu’on devine être le Christ, « rassemble / Les signes épars et de ce peu se fait / Une algèbre infinie… » ; en cela il accomplit un geste comparable à celui du poète qui sait voir ce qui reste inintelligible aux autres, et pour qui, rappelle G. Cartier, « la poésie est aussi un art des nombres ». La Genèse est évoquée dans le dernier poème (« Le carnet », p. 102). Or la fin de ce poème fait retour au poème liminaire en le citant : « Bénie la table et les longs amis » ; si cette « table » est celle des poètes, il y a une circularité structurelle instaurant un rapport d’analogie entre le banquet apostolique et le banquet poétique.

    L’auteur déclare avoir un « penchant profond » pour la retraite solitaire, « sorte de folie nécessaire » à l’écrivain comme au moine. Il semble porter en lui le désir d’une ascèse profane, unique voie d’accès à l’écriture, à l’accomplissement de la vocation du poète, ainsi, pourrait-on ajouter, qu’à son salut spécifique : l’existence littéraire posthume. Cette aspiration personnelle, sans rapport avec la transcendance, explique la présence de certaines références mystiques (« Retraite », p. 30). G. Cartier ajoute qu’à son goût personnel pour la solitude s’articule son goût littéraire pour, parmi d’autres, certains poètes attachés au thème de la transcendance.

    Ce livre est donc en partie le produit d’une appropriation par l’auteur de thèmes et de motifs issus de la tradition chrétienne ; ce n’est pas sans lien, confie-t-il, avec sa fascination pour tout type de monachisme, et en particulier celui des chartreux qu’il fut amené à côtoyer enfant. Son prochain livre de poèmes, L’Ultime Thulé7, témoignera à nouveau de cette inspiration, sans révérence ni complaisance cependant envers l’institution religieuse.

    Par ailleurs, l’ouvrage tient de la confidence, presque de la confession. Il balance entre élans et regrets douloureux, de sorte que les métamorphoses éponymes pourraient être celles du sujet qui adopte successivement des postures de mortification et de jouissance. Pour G. Cartier, ces métamorphoses sont avant tout « celles de l’auteur lisant les poètes, celles de l’individu repassant sa vie et regardant ce qui “reste du voyage” ». Culpabilité, mortification de la chair reparaissent cependant de poème en poème, de sorte que la tonalité élégiaque, qui fraie avec l’amertume (ou qui la combat) peut être perçue par le lecteur comme l’expression de sentiments nés du registre des valeurs chrétiennes ; l’auteur tempère cette interprétation en reliant la tonalité élégiaque au sentiment de l’âge qui vient, et en rappelant qu’une joie violente, païenne, caractérise nombre de poèmes du recueil.

    Ma lecture des Métamorphoses m’avait fait supposer l’auteur croyant ; il est athée. Cette découverte m’engage à questionner ma façon de lire les références religieuses dans les textes littéraires. J’ai lu sept fois La Tentation de saint Antoine au cours de mon adolescence ; j’ai lu bien plus tard La Légende de saint Julien l’Hospitalier8. Ai-je jamais pensé à Flaubert comme à un homme mystique, comme à un (bon) chrétien ? Non. Est-ce parce que je possédais déjà un savoir tacite indiquant que Flaubert n’était pas religieux ? Ou est-ce parce que je n’étais pas sensible à l’époque à l’arrière-plan institutionnel du thème religieux ? Je crois que c’est pour la seconde raison. Il me reste en effet des dessins de jeunesse présentant des motifs chrétiens, issus de ma culture générale et de mon intérêt pour les beaux-arts. Je traitais donc ces motifs, et les lisais dans Flaubert, comme des motifs mythologiques, du même ordre peut-être que ceux de l’Iliade ou de la légende arthurienne. Pourquoi aujourd’hui, parcourant le livre de G. Cartier, lis-je autrement ces motifs, et les considéré-je comme l’expression de la foi de l’auteur, alors même que mes remarques analytiques prennent soin de distinguer la figure du poète qui se dessine à travers les textes, de la personne de l’auteur ? La révélation de cette faute de lecture me trouble ; je serai attentive à ce point en lisant L’Ultime Thulé, « qui reprend et actualise la légende de saint Brendan, moine irlandais du VIe siècle qui aurait découvert l’Amérique ».

    Un autre aspect des Métamorphoses a retenu mon attention : les figures féminines n’y semblaient souvent qu’objet de désir, de tentation, de convoitise, que menace à l’encontre de la vertu des hommes (« La création », p. 16, « L’homme-machine », p. 68). Ce n’était pas leur rendre justice que de les enfermer dans le registre de la faute ; la référence chrétienne avait-elle tendu ce piège à l’auteur ? Celui-ci concède que cette image des femmes est bien présente dans le recueil ; il rappelle cependant que « certains poèmes évoquant des femmes montrent une autre image que celle d’objet de l’amour (Hildegarde de Bingen, Anna de Noailles, la Du Deffand, d’autres peut-être) ». Suivant l’auteur sur la voie de cette rectification, je mentionnerais par exemple « Du désir ainsi que d’un fruit9 » (p. 82) qui, quoiqu’il relève du thème amoureux, paraît bien évoquer une femme particulière et non allégorique, une personne caractérisée, en l’occurrence, par une beauté enveloppant une aigreur de pensées, de sentiments ou de comportements. Délice qui se corrompt de lui-même, elle est également spécifiée dans la relation qu’elle entretient avec la figure du poète.

    G. Cartier ajoute que l’amour étant de très loin le thème le plus important de la poésie française, il était impossible de ne pas y céder « dans un livre qui se veut un hommage aux poètes à travers une évocation, biaise ou lointaine, de leur œuvre. » Certes ; cependant, ce n’est pas au recours au thème amoureux que je réagissais plus haut, mais au fait qu’il puisse cautionner des figures féminines fantasmées. Le fond de ma réflexion, élargie bien au-delà de l’étude de cet ouvrage, prenait en considération les figures allégoriques de la Femme, sublimée ou perverse, conçues par la sensualité créative des poètes (contemporains et pas seulement classiques), et qui ne sont pas de ce monde : elles me chagrinent dans la mesure où les femmes qui sont de ce monde se trouvent par elles exclues de sa traduction poétique au profit de chimères.

    Dans ce dialogue entre mes propositions de lecture et les nuances apportées par G. Cartier, celui-ci aura les derniers mots : « J’ai longtemps considéré ce livre avec un peu d’étonnement, car il ne me ressemble pas totalement, mais je suis finalement heureux qu’on puisse le lire sous des angles très différents : n’est-ce pas ce que veut aussi dire ce titre des Métamorphoses ? »



    Maëlle Levacher
    D.R. Texte Maëlle Levacher
    pour Terres de femmes





    ________________________________
    1. Article de Claude Adelen.
    2. Gérard Noiret.
    3. Georges Guillain.
    4. Communication personnelle précieuse, pour laquelle je le remercie vivement.
    5. Dispositif finalement simplifié en remplaçant la référence picturale par une référence poétique.
    6. Pour G. Cartier, le texte autorise cette lecture, mais son intention, en le composant, était d’ironiser sur la naïveté du lecteur posthume qui voit dans les vers épicuriens du poète ancien l’expression de son bonheur, quand celui-ci écrivait en fait dans l’ascèse et la peine ; de là la résurrection glorieuse du poète, fondée sur un malentendu.
    7. À paraître en 2018 chez Flammarion.
    8. Ces deux textes ont paru dans les années 1870.
    9. Poème que j’ai préféré, et que cite Gérard Noiret dans son article. G. Cartier précise dans son entretien avec G. Noiret que ce poème a été écrit « en pensant au poète andalou du XIe siècle Ibn Zaydûn, resté célèbre pour ses amours contrariées ».







    Gerard Cartier, Les Métamorphoses






    GÉRARD CARTIER


    PORTRAIT DE GERARD CARTIER
    Image, G.AdC



    ■ Gérard Cartier
    sur Terres de femmes



    .La duplicité. (poème extrait des Métamorphoses)
    [Terra nullius] (extrait de L’Ultime Thulé)
    Le Voyage de Bougainville (lecture de Marie-Claire Bancquart)
    Le Voyage de Bougainville (lecture d’AP)
    .Par moi on va dans la cité dolente… (poème extrait du Voyage de Bougainville)
    Tristran (lecture de Nathalie Riera)
    Le philtre (extrait de Tristran)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Gérard Cartier
    → (sur le site du Castor Astral)
    la fiche de l’éditeur sur Les Métamorphoses de Gérard Cartier





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  • Emmanuel Moses, Ivresse

    par Gérard Cartier

    Emmanuel Moses, Ivresse,
    éditions Al Manar, Collection Poésie, 2016.
    Dessins de Rachel Moses-Klapisch.



    Lecture de Gérard Cartier


    EN BOTTES DE SEPT LIEUES




    Il y a des livres qui s’emparent d’un thème, la mort d’un être cher, la descente d’un fleuve, la célébration d’un amour, et qui, jouant sur cette corde unique, nous saisissent : la grâce efficace. D’autres qui sont des recueils d’instants disparates, qui embrassent tout ce qui fait l’existence, indistinctement, et dont la cohérence tient à l’organisation d’ensemble ou à la forme d’écriture, nous comblant par leur liberté : la grâce suffisante. Ivresse est de ceux-ci.

    Le recueil s’ouvre avec un beau poème sur l’enterrement d’un oncle dans la boue du cimetière hébraïque de Chevilly-Larue, dont le ton rappelle certaines pages élégiaques des Bâtiments de la Compagnie asiatique (Obsidiane, collection Les Solitudes, 1993) ; il se clôt sur la vision de défunts sortant d’un bois pour jouir de la lumière ; en chemin, notre auteur s’est souvenu de son père à la vue d’un hôpital, a regretté sa bien-aimée, s’est indigné que d’anciens nazis meurent dans leur lit, a voyagé en train et déambulé en ville, a écrit un poème d’anniversaire où il est question de Janus et du Psalmiste, s’est désolé de ce qu’il est, a renouvelé le carpe diem et s’est piqué à la « guêpe des adieux », explorant à peu près toutes les émotions humaines, joie, mélancolie, colère, folie, chagrin, méchanceté : rien de ce qui est humain n’est à Moses étranger.

    Tout en parcourant la mappemonde des sentiments, il rappelle à lui la poésie du passé, dont on entend ici et là un écho discret, principalement de cette galaxie de poètes que l’on dit (souvent injustement) mineurs : car c’est l’ironie qui domine ces pages, et une désinvolture (témoin cette exergue empruntée à Tchékhov : « vaut mieux être poète que rien du tout ») qui prend racine chez certains poètes du Moyen Âge et de l’âge baroque, Villon, Saint-Amant (« J’écris ce poème du fond de mon lit… »), Mathurin Régnier. Mais Moses est la liberté même, d’un bond de ses bottes de sept lieues le voilà à la fin du XIXe siècle, saluant fraternellement Laforgue, le voilà au XXe, s’abouchant avec Max Jacob (« Dans l’ascenseur de mes rêves il y aurait un garçon en livrée bleue et ganses dorées… »), avec Francis Carco (« Odeur nocturne / Odeur de seringat… »), le voilà chez lui, dans ce siècle, retrouvant une « réalité qui fait grise mine et interdit de rêver ».

    S’il s’abandonne parfois à la gravité, pour se souvenir (ainsi, à propos de l’étoile jaune : « …je suis un fils de cette faune / Promise à l’infini chagrin ») ou s’indigner – l’Histoire, comme on le sait, assez souvent bégaye –, si l’âge qui s’insinue donne à certains vers une tonalité mélancolique, très vite sa fantaisie le reprend et, avec elle, le désir du monde. La plupart de ces pages semblent écrites dans la vitesse et la jubilation (l’ivresse ?), sans trop s’embarrasser de perfection formelle, tablant plutôt sur la liberté, l’imagination ou la spontanéité de l’enfance (« Groseilles, l’enfance n’a fui qu’en apparence… »), dans un jeu permanent entre feinte et vérité qui redouble le jeu des rimes.

    […]

    Mauvais père et mauvais fils au dernier automne

    Ci-devant mauvais mari, que Dieu me pardonne

    Poète perdu au décours de l’âge

    À qui ne reste que le privilège de la rage

    Frère absent, employé peu fiable

    Neveu sans cœur, débiteur insolvable

    Enthousiaste et velléitaire

    Faux polyglotte et vrai suicidaire

    Fumeur sans suite dans les idées

    Ermite reclus entre les murs de tous les cabinets

    Ennemi du bruit dont retentissent les lieux publics

    Rêvant de finir ma vie d’hôtel chic en hôtel chic

    La tête à demi-morte

    Tant l’oubli s’y déchaîne d’une main forte

    Le cœur en capilotade

    Collectionneur de rebuffades, dégringolades et débandades.

    Ce livre, tout de nerfs et d’humeur, dépourvu de la moindre lourdeur, on s’en veut d’en parler en faisant jouer les ressorts de la machine pensante. Il le faut pourtant, car s’il y a une unité dans ce livre, ce n’est pas la figure de Protée de l’auteur qui la lui donne, mais la forme des poèmes : des vers non mesurés mais rimés ou assonancés. On y retrouve un plaisir qu’on avait presque oublié, celui d’entendre la rime commander au sens (« Je fais un pas puis je m’arrête / Un nuage m’accable, une pétarade m’étête » ; ou bien : « Tu brûlerais ta bibliothèque / Tu pousserais des cris aztèques »), parfois à trois ou quatre vers d’écart. Quant au schéma formel, après une série de poèmes de cinq quintils, il devient plus mobile : quatrains, strophes libres, distiques (« chacun possède son rythme caractéristique / Le mien est peut-être le distique »).

    On se demande parfois comment l’on peut encore, aujourd’hui, se plier à la rime sans étouffer le poème sous la cendre des âges. Eh bien, lisez Ivresse.



    Gérard Cartier
    D.R. Gérard Cartier
    pour Terres de femmes







    Emmanuel Moses, Ivresse 2





    EMMANUEL  MOSES


    Emmanuel_moses_didier_pruvot_flammarion
    Ph. © Didier Pruvot/Flammarion
    Source





    ■ Emmanuel Moses
    sur Terres de femmes


    Dona (lecture d’AP)
    [La pluie donne un soir inachevé](poème extrait de Dona)
    La fleur « Shortia » (extrait de Polonaise)
    [Derniers feux](extrait d’Ivresse)
    [Aujourd’hui j’ai ouvert le journal de l’éternité](extrait de Dieu est à l’arrêt du tram)
    [Je ferme les yeux](autre extrait de Dieu est à l’arrêt du tram)
    [Je suis allée au puits](extrait de Comment trouver comment chercher)
    Quatuor (lecture d’AP)
    [Mais voilà il y a un au-delà des apparences](extrait de Quatuor)
    [La mer, à peau de cétacé](extrait du Paradis aux acacias)
    Tout le monde est tout le temps en voyage (lecture d’AP)
    Tardives (poème extrait de Tout le monde est tout le temps en voyage)
    [Mettre un éléphant dans un poème](extrait d’Un dernier verre à l’auberge)
    [Le cahier vide et le cahier qui se remplit](extrait du Voyageur amoureux)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Galaade)
    une notice bio-bibliographique consacrée à Emmanuel Moses




    ■ Autres lectures de Gérard Cartier
    sur Terres de femmes


    Patricia Cottron-Daubigné, Femme broussaille, la très vivante
    Jean-Pascal Dubost, & Leçons & Coutures II
    Alain Guillard, Quête du nom
    Cécile Guivarch, Vous êtes mes aïeux
    Muriel Pic, Élégies documentaires



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  • Gérard Cartier | .La duplicité.



    Proche et le lointain
    « Le proche et le lointain »
    Diptyque photographique, G.AdC







    .LA DUPLICITÉ.



    Celui qui hier      robe et ceinture étroite
    Le front penché sous l’aile poudreuse
    Du bombyx des nuits      remâchait son passé
    Et déjà     enfermé dans son mur      se voyait
    Toucher l’hiver      le voici à la table prolixe
    Dans ces collines qui gonflent sous les pins
    Et le vent rouge de Lybie      un monde
    De sept couleurs où tout flatte et contente
    Le proche et le lointain La morue à l’humide
    Et le ciel léger des tumulus romains
    Celui qui allait solitaire le voici
    Près d’un être en chignon fille de l’Étrurie
    Une sirène mouchetée en sorte de serpent
    Chancelant      l’œil et la langue aux abois
    Et la chair à l’agonie      Comment
    Réconcilier ces deux qui font leur personnage
    Ce sera le labeur de nombreuses années
    Un mur de chaux et de courtes pages
    Où précipiter femme et tombeaux et flatter
    Tantôt la chair insatiable tantôt
    L’ombre du passé…



    Gérard Cartier, « 3. Cultiver ses vices » in Les Métamorphoses, Le Castor Astral, 2017, page 53. Vignettes de couverture et intérieur : Gérard Titus-Carmel.






    Gerard Cartier, Les Métamorphoses






    GÉRARD CARTIER


    PORTRAIT DE GERARD CARTIER
    Image, G.AdC



    ■ Gérard Cartier
    sur Terres de femmes



    Les Métamorphoses (lecture de Maëlle Levacher)
    Le Voyage de Bougainville (lecture de Marie-Claire Bancquart)
    Le Voyage de Bougainville (lecture d’AP)
    .Par moi on va dans la cité dolente… (poème extrait du Voyage de Bougainville)
    Tristran (lecture de Nathalie Riera)
    Le philtre (extrait de Tristran)
    [Terra nullius] (extrait de L’Ultime Thulé)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Gérard Cartier
    → (sur le site du Castor Astral)
    la fiche de l’éditeur sur Les Métamorphoses de Gérard Cartier





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  • Alain Guillard, Quête du nom

    par Gérard Cartier

    Alain Guillard, Quête du nom,
    L’Amourier, Fonds Poésie,
    Collection dirigée par Alain Freixe,
    2016.



    Lecture de Gérard Cartier


    SATURNIENNES




    Si Alain Guillard n’est pas tout à fait un inconnu (il écrit depuis longtemps, a été publié par de petits éditeurs méritants et on a pu le lire dans diverses revues), Quête du nom est sans doute son œuvre la plus ambitieuse. Un bel exergue, emprunté à Ottavio Paz, explicite son projet : « La poésie n’est pas la vérité : elle est résurrection des présences ». Ceux qu’il s’est donné pour tâche de sauver de l’oubli, évoqués en un ressassement obsessionnel à quoi le livre doit beaucoup de sa force, ce sont ses parents, tous deux morts inapaisés et qui le hantent par delà les années. Un livre de la mort et de l’impossible résurrection, dédié « à toutes et à tous, à personne ».

    Le livre s’ouvre brutalement sur celui qui en est la figure centrale : « Aujourd’hui, le père a lâché la porte sur le vide ». Sa présence sombre, désolée, incomprise, se profile presque à chaque page. De sa condition d’ouvrier dans l’automobile, puis d’homme à rien faire, Alain Guillard ne nous montre rien. Les scènes où son père apparaît, terriblement insistantes, celles qui ont frappé l’enfant qu’il fut (« J’aimerais tant qu’il y en eût d’autres »), le montrent en proie à l’ivresse et à la solitude, « le visage décalqué sur les vitres des bars avoisinants », y cherchant un semblant d’épanouissement dans des rêves inconsistants, « châtelain d’Espagne sur le fleuve du zinc ». Et l’image de ce père condamné à une vie précaire, qui se refusait à son fils, que celui-ci se désolait de ne pouvoir aider, le poursuit jusque dans l’âge, comme ces spectres non consolés par les rites qui viennent tourmenter les vivants.

    Tu bois à ton comptoir

    Dehors bouffées grises glacées d’automne, fumées automobiles,

    haleines témoignant d’un séjour, pattes de mouche d’un amour

    Ce qui ne rit plus pour toi/ Ce qui

    Ta silhouette effondrée lentement

    La carcasse qui résiste/ Digne

    Mince comme un serment

    Au-dessus du cercueil cerisier se dépiaute

    (la peau autour des yeux des ongles et même des lèvres)

    C’est ainsi : La lumière nous quitte peu à peu ou d’un coup.

    Ou c’est nous qui quittons la lumière pour rejoindre la terre où étouffer

    nos faims nos peines et nos faims

    Quel appétit monstrueux il faut pour vivre !

    La mélancolie des paysages de la banlieue parisienne, quelque part entre La Défense et La Garenne-Colombes, un univers d’immeubles gris, de murs de brique, d’usines désaffectées aux toits de tôle, redouble le sentiment de déréliction qui naît de l’évocation de l’homme – mais, au-delà d’une certaine détermination sociale (un poème est sous-titré « conscience de classe »), on comprend que ce qui l’a perdu, c’est son propre démon. Alain Guillard dresse ici, dans le chagrin et le ressentiment (« Pardonner n’est pas oublier »), un étrange tombeau à ce père absent, divorcé de la vie, qui éteignait le désir et la pensée dans un « vin âpre et pourpre, de moindre qualité » ; et, tout effondré que celui-ci ait été, sans l’accepter ni le comprendre vraiment, il parvient à nous le faire éprouver de l’intérieur, avec une voix qui fait parfois penser à Mathieu Bénézet :

    L’homme s’était retiré – laissant l’ivraie envahir – âme blessée léchant

    ses plaies dans l’oubli des cafés  –  criant alors  –  sa parole divaguant

    négligée.

    Sa mère aurait pu offrir un recours et une consolation rétrospective à l’adulte qui titube sous le poids du passé. Il n’en est rien. Tôt divorcée, mal remariée, astreinte pour subsister à d’ingrates tâches de ménage, son souvenir est lui aussi miné par l’amertume, manifestée en quelques images récurrentes : ses cheveux gris, son visage voilé par la fumée des gauloises, une fenêtre sur la ville, les larmes. Elle, sa faiblesse était un effondrement du sentiment de soi qu’Alain Guillard définit magnifiquement : « terrible blessure à soi-même qu’on a laissé s’infecter », qui nourrissait une haine persistante des autres (l’ancien époux, la société) et d’elle-même, et dont, malgré l’amour qu’il lui portait, l’enfant (« son sanglot était tocsin dans mon corps d’enfant ») puis l’adolescent ont été profondément blessés. Ressentiment accru par un nouveau drame : «  …le suicide de mon frère résonna comme verdict de mort envers elle ». Le seul souvenir heureux qui vienne rédimer ces années est celui d’une grand-mère qui accueillait l’enfant les jours de garde du père, que l’auteur dépeint avec tendresse – et on lui sait gré de ce soupirail dans la cave du malheur.

    On ne guérit pas des blessures des premiers âges (« Il faudrait enfermer l’enfance à triple tour et oublier la clé »). L’enfant a intériorisé les tensions familiales au point d’avoir été contaminé par la haine qui s’échangeait autour de lui. L’âge a pu l’amoindrir, la changer en rancœur, non l’effacer : l’ombre portée de ces années de pauvreté, d’humiliations et de déchirements couvre encore l’homme à distance – fatalité du malheur qui l’a jeté un moment sur des traces honnies (« C’était pour moi le début des années d’alcool »).

    Alain Guillard nous donne là un livre grave, sombre, empreint d’un sentiment qu’on pourrait dire saturnien tant il semble sans remède, qu’on sent profondément vrai, dénué d’ostentation, une souffrance ancienne qu’il prend et reprend pour tenter de lui donner forme dans la langue, sans parvenir à l’épuiser – comme ceux qui grattent sans fin la plaie qui les irrite. C’est évidemment, pour l’auteur, son ouvrage le plus important, l’un de ces livres intimes qu’on porte longtemps avant de s’y risquer et qu’on ne mène pas à bien sans une grande dépense – l’écriture s’échelonne sur une dizaine d’années.

    Comme le veut son ambition, il déploie toutes les formes possibles : vers (le plus souvent très libres), poèmes émiettés, aphorismes, brefs récits en prose, notations de journal. Ce qui le distingue surtout, c’est un usage abondant de l’italique (et, plus occasionnellement, du gras) pour souligner certains mots ; et, parfois, de brusques interruptions de la phrase, comme si la langue était impuissante à comprendre, et même à recréer le passé – ou bien par pudeur : « Onze ans déjà qu’elle. » Avec, parmi ces « moments mêlés », souvenirs sans date, images veuves, bribes de conversations, de belles trouvailles de langue : « Mince comme un serment ». Un livre prenant.



    Gérard Cartier
    D.R. Gérard Cartier
    pour Terres de femmes







    Alain Guillard, Quête du nom





    ALAIN  GUILLARD


    Alain Guillard





    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions L’Amourier)
    une fiche bio-bibliographique sur Alain Guillard
    → (sur le site des éditions L’Amourier)
    la fiche de l’éditeur sur Quête du nom d’Alain Guillard
    → (sur le site de Michel Diaz)
    une recension de Quête du nom




    ■ Autres lectures de Gérard Cartier
    sur Terres de femmes


    Patricia Cottron-Daubigné, Femme broussaille, la très vivante
    Jean-Pascal Dubost, & Leçons & Coutures II
    Cécile Guivarch, Vous êtes mes aïeux
    Emmanuel Moses, Ivresse
    Muriel Pic, Élégies documentaires



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  • Gérard Cartier, Le Voyage de Bougainville

    par Angèle Paoli

    Gérard Cartier, Le Voyage de Bougainville,
    Éditions de L’Amourier, Fonds Poésie,
    Collection dirigée par Alain Freixe,  2015.



    Lecture d’Angèle Paoli


    UN VOYAGE IMMOBILE AUTOUR DU MONDE



    Avant même d’entreprendre la lecture du Voyage de Bougainville, le lecteur a l’intime conviction qu’il va voyager. Comment pourrait-il en être autrement ? En premier lieu parce que le titre est une invite explicite à l’embarquement immédiat et à la circumnavigation, ensuite parce que le patronyme de son auteur, Gérard Cartier, n’est pas sans évoquer celui du grand explorateur malouin, Jacques Cartier, découvreur en 1534 des embouchures du Saint-Laurent. Cartier, Bougainville. Voilà déjà deux entrées possibles auxquelles vient s’ajouter, comme en filigrane, le nom de Denis Diderot, encyclopédiste et auteur du célèbre Supplément au voyage de Bougainville. Comment ces quelques bribes d’informations vont-elles s’agencer les unes avec les autres ? À elle seule l’interrogation suffit à susciter un désir de lecture.

    Le recueil de poèmes — car c’est bien de poésie qu’il s’agit ici — est cependant précédé d’un préalable platonicien inattendu :

    NUL NE PÉNÈTRE ICI

    S’IL N’EST GÉOMÈTRE.

    Je ne suis ni une géomètre au sens premier du terme, ni une Académicienne, mais plutôt une dame arpenteuse des mots-et-textes. Ce qui m’a conduite à ne pas me laisser dissuader par un tel avertissement. Fort à propos, sur la page précédente, figure en épigraphe à ce Voyage une longue citation empruntée à Fénelon (Les Aventures d’Aristonoüs), laquelle évoque divers domaines de savoir qui exercent sur le jeune Aristonoüs une curiosité qui le conduit à l’étude introspective de lui-même. Voilà qui est réconfortant ! Je poursuis mon entreprise, bien décidée à suivre Gérard Cartier dans son périple, tout à la fois scientifique, littéraire et historique, à travers sa propre vision du Voyage de Bougainville. À la re-découverte de mondes disparus et à la découverte de lui-même. De cet autre monde qui est l’homme. Gérard Cartier.

    Autre surprise : la présence in fine (en fin d’ouvrage donc) d’une liste de passagers clandestins que le lecteur n’a de cesse d’identifier, souvent par tâtonnements et supputations, au cours de sa lecture. D’époques et de provenances diverses, tous se côtoient sur la même page, première énigme passagère qu’un poème aidera peut-être à élucider. Au lecteur de se laisser prendre au jeu, si toutefois cela lui sied, et de tenter de deviner où se cachent Yves di Manno, La Fontaine, Baudelaire, Tite-Live, Jacques Cartier, Tchékhov et les autres… Sans oublier bien sûr Louis Antoine de Bougainville. Un monde d’hommes exclusivement. Tous célèbres chercheurs philosophes écrivains navigateurs hommes politiques ou poètes.

    Suit la table des matières, qui répertorie la série des sections qui structurent l’ouvrage. Six sections au total, qui renvoient chacune à un domaine spécifique de savoir, depuis « Histoire Naturelle » jusqu’à « Littérature » en passant par les domaines « Géographie » « Sciences » « Histoire » et « Philosophie ». À l’intérieur de chacun d’eux, douze chapitres et leurs intitulés (on retrouve bien là le praticien de la géométrie raisonnée et l’ingénieur futé, mais pragmatique). L’ensemble se clôt sur un chapitre à part  : « .Encyclopédie. » En homme de gauche — disciple de Marat et habité par l’idée d’Une cause commune —, pour qui le partage du savoir se doit d’être universel,

    — « l’Ars dialectica

    Et la science des choses tout le savoir pour tous » —,

    Gérard Cartier énonce sa croyance en Wikipédia, « cabinet // Infini de curiosités », accessible en « cent langues ».

    Quant au poème d’ouverture du recueil, il donne à l’ensemble sa tonalité poétique. Dans le foisonnement des informations, des images, des épithètes (parfois « homériques »), des espaces qui ouvrent sur l’Orient et sur l’infinie variété des mondes qui s’offrent, la poésie de Gérard Cartier s’inscrit dans l’épique. Vingt vers se suivent d’un seul tenant — il en sera ainsi tout au long du recueil —, laisse d’un seul souffle sans ponctuation autre que les points qui encadrent le titre :

    . Le voyage de Bougainville.

    et les points de suspension qui clôturent ce premier poème sur le nom de La Boudeuse…, qui préside à l’embarquement. Dans ce poème inaugural, le poète assoit en effet le paysage de l’arrière-pays mental qui le fonde, lié aux souvenirs des anciens grands voyages, espaces marins et hommes

    « déchiffrant l’inconnu       du temps que la raison

    Se promettait l’empire du monde »

    et lui-même s’interrogeant sur ses origines et les raisons de sa nostalgie :

    « suis-je de ce siècle

    À embrasser des passions perdues       dernier peut-être

    Des bâtards semés sur les deux hémisphères

    Par les héros de La Boudeuse… »

    Interrogation première que l’on retrouve plus loin dans le poème .N 49° 40′- W54°00′.

    « Suis-je issu de l’audacieux qui dans l’inconnu

    Trois fois insolemment poussa ses vaisseaux

    Me volant dès l’enfance mon état civil

    De troubles aventures     

    moi qui pensif m’afflige

    D’abandonner mes murs palissés de livres

    Au 7e jour de juillet… »

    Le lecteur soupçonne que cette complexion singulière de l’esprit du voyageur Gérard Cartier l’accompagnera dans chacun des poèmes. Au fil des textes, le poète se dévoile, qui rassemble entre les vers les morceaux éclatés du puzzle qui se reconstitue autour de lui. L’ensemble s’apparente au bilan d’une vie, et le poète, « Homme des bois à l’égal des sauvages », s’ingénie « [à] couvrir de rameaux » son « Monomotapa ». Le rêveur d’aujourd’hui n’en oublie pas pour autant ceux de nos semblables qui ont traversé l’enfer et ont péri dans les charniers.

    De caractère plutôt indolent, « le voyageur immobile » passe beaucoup de temps allongé dans sa « méridienne », « l’esprit flottant » et contemplant le ciel. Il semble appartenir à la catégorie des « pensifs » à qui « suffit // Le récit du monde. » Peut-être est-il résigné, « [i]mpuissant à exister » et préfère-t-il s’absorber dans la fuite des formes que sa vie « ne prendra jamais » ? Ainsi, dans le poème « .Lapides. » (in corpus) [.Roches.](in table des matières), Gérard Cartier évoque-t-il l’époque désormais lointaine où, jeune ingénieur, il était confronté aux projets de son temps, occupé pour sa part, avec d’autres, pour le bien de tous et pour le rapprochement des peuples, à l’aventure énorme du creusement du tunnel sous la Manche. Et tandis qu’il pataugeait dans le bruit des machines et dans l’odeur de gazole, tandis qu’il était absorbé dans « le chantier de Sangatte », « craie » « gouffre » « eaux saumâtres », l’Histoire sévissait à Sarajevo :

    « et tandis qu’à Sarajevo

    La lourde roue de l’Histoire broyait les utopies

    Je jubilais casqué deux cents pieds sous la mer »…

    Et le poète de conclure, peut-être avec amertume, trois vers plus loin :

    « mais rien

    Qui ne me reste mien… »

    Ni les grands événements de l’Histoire (la section « Histoire » occupe une position centrale), ni les actions qui ont marqué sa propre présence au monde ne lui appartiennent en propre. Toutes les illusions se sont dissoutes, toutes les utopies se sont effondrées. L’épopée personnelle du poète se poursuit ailleurs, parmi planches et classifications en tous genres et, pour peu que le lecteur soit sensible à la magie des mots, il se prend à accompagner le rêveur dans ses déambulations et circonvolutions d’encyclopédiste, puis se prend à herboriser avec lui et à s’absorber dans la pensée du :

    « Silène      Alchémille      Armérie maritime

    Et de minuscules collections de lichens

    Argentant les rochers      infimes forêts

    Nées avant l’homme et l’insecte      qui peut-être

    Dureront après eux      flore d’ermite      rien

    Qui offusque la pensée      vie élémentaire

    À quoi sans effort s’accorder » (in . Flores.) [corpus] .Fleurs. [table des matières])

    Si le lecteur traverse nombre d’univers inconnus de lui, il est pourtant loin des images idylliques qu’il s’était initialement forgées en ouvrant le livre. Chaque rive abordée recèle ses désastres. Le progrès scientifique n’a pas tenu ses promesses. Quant à l’Histoire, quelle que soit l’époque, elle a trahi. La traversée sanglante des temps se clôt sur le massacre de Gaza, « l’antique Gaza des Maccabées » à laquelle le poète anéanti dédie

    « un poème sans art

    Sans mots assonants comptés sur les doigts

    Qui troublent et imitent les larmes […] que mes vers soient les ruines

    Où les morts s’envolent devant des foules noires

    Les femmes dans leur sang et les nourrissons

    Avec les combattants… »

    Le paradis, on s’en doute, a depuis longtemps déserté le monde :

    « et nous voici

    À greffer des scions et sur la double échelle

    Marauder dans la foison des arbres

    De frêles paradis ».

    Et les leçons de philosophie pourraient bien se résumer toutes dans cette fine observation :

    « une pomme

    Roulant dans l’herbe m’est un traité

    Lumineux de philosophie… »

    Quelle issue alors pour le poète ? Sinon celle de s’exiler du monde, de s’éloigner de son tumulte et de ses outrances, et de renoncer. D’abandonner là les manuscrits en cours, de fuir la « stérile confrérie » des poètes et de s’inscrire, comme avant lui Baudelaire, dans le silence.

    « pas de vers sur ma tombe […]

    Une borne nue sous un pied d’églantine

    PASSANT      FAIS SILENCE »

    Peut-être ne faut-il voir dans l’expression de ces souhaits qu’une posture un brin formelle, avec ce rien d’insincérité que l’on pourrait lui attribuer ? Peut-être s’agit-il tout au contraire d’une déclaration d’intention à prendre au sérieux ? Peu importe si l’interrogation demeure, seule importe l’image qui s’imprime de cet homme à l’orée de l’âge, voyageur immobile et tendre, délesté de ses illusions. Un homme attachant qui nous ressemble. Le regard douloureux qu’il porte sur le monde, sur nos cultures défuntes, sur nos histoires détruites, est aussi le nôtre. Saluons en Gérard Cartier, poète-voyageur, notre semblable… notre frère.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli







    Gérard Cartier, Le Voyage de Bougainville.jpg 2





    GÉRARD CARTIER


    PORTRAIT DE GERARD CARTIER
    Image, G.AdC



    ■ Gérard Cartier
    sur Terres de femmes



    .La duplicité. (poème extrait des Métamorphoses)
    Les Métamorphoses (lecture de Maëlle Levacher)
    Le philtre (extrait de Tristran)
    Tristran (lecture de Nathalie Riera)
    [Terra nullius] (extrait de L’Ultime Thulé)
    Le Voyage de Bougainville (lecture de Marie-Claire Bancquart)
    .Par moi on va dans la cité dolente… (poème extrait du Voyage de Bougainville)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Gérard Cartier
    → (dans la sonothèque de la revue Secousse)
    des extraits d’une première version du Voyage de Bougainville, lus par l’auteur
    → (sur le site des éditions L’Amourier)
    la page de l’éditeur sur Le Voyage de Bougainville





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  • Gérard Cartier, Le Voyage de Bougainville

    par Marie-Claire Bancquart

    Gérard Cartier, Le Voyage de Bougainville,
    Éditions de L’Amourier, Fonds Poésie,
    Collection dirigée par Alain Freixe,  2015.



    Lecture de Marie-Claire Bancquart


    Bougainville-carte
    Source







    Gérard Cartier a déjà publié de nombreux recueils, qui se caractérisent par un fort rattachement au temps de l’histoire, trait assez rare dans notre poésie d’aujourd’hui.

    Né à Grenoble, près du Vercors, Gérard Cartier revient souvent sur la Résistance, ses aventures et grands moments, et les secrets qui l’entourent encore. Elle l’attire comme l’héritage d’une énergie particulière. Avec Le Voyage de Bougainville, le poète nous fait entendre une voix très différente. On sait que le grand navigateur du XVIIIe siècle découvrit des mondes inconnus, et des peuples à la morale et aux croyances très différentes des nôtres, et que Diderot devait célébrer dans son Supplément au voyage de Bougainville.

    Au premier abord, le livre de Gérard Cartier peut sembler bien loin de cet écrivain : il aborde en effet, successivement, l’ensemble des connaissances de notre temps, « histoire naturelle », « géographie », « sciences », « histoire », « littérature », dans des suites de poèmes dont les pages sont couronnées par des indications propres à chacune des sciences : en latin (mais facile à comprendre) pour l’histoire naturelle, en longitudes/latitudes pour la géographie, etc.

    C’est dire si la structure est travaillée. Mais ce n’est pas pour dessiner une courbe ascendante. Car chacune des suites marque une évolution négative. Ainsi la « géographie » n’offre certes pas la suite de découvertes intéressantes de Bougainville, mais évoque la mort, le sexe décevant, les mauvais compagnons, les opprimés, les lieux inquiétants, ou malsains, ou médiocres.

    C’est dans « Histoire naturelle » que se manifeste le plus évidemment un ton personnel de séparation, de malaise, de futur bouché. On sait que Gérard Cartier est un ingénieur de haut niveau, qui a travaillé à Eurotunnel (tunnel sous la Manche) et pour la liaison transalpine Lyon-Turin. Ces travaux apparaissent avec des aspects pénibles dans « Histoire Naturelle », à la page titrée « Homo sapiens » : les pieds glissent dans la boue, suivent le « dédale d’oubliettes », parmi des fragments de squelettes ; tout cela évoque fortement notre destin de « singe barbouillé de latin » et « destiné à mourir en scène », comme Molière…

    Est-ce à dire que le livre veut exprimer une déception totale, ou du moins une angoisse majeure ? – Non, mais un état de recul, d’examen personnel, que le poète compare aux examens spirituels des Chartreux voisins de son lieu de naissance. Gérard Cartier a écrit son recueil au moment où il atteignait l’âge de la retraite, qui signifiait, compte tenu de son métier, un changement radical de son mode de vie.

    Voici donc un témoignage très intéressant sur un temps de la vie. Ce moment de pessimisme, de désenchantement et d’interrogation, bien des lecteurs l’ont connu, le connaissent ou auront à le connaître. Ils auront le privilège d’en lire l’évocation dans cette belle langue qui est propre à Gérard Cartier, avec ses césures qui rythment les vers de manière inégale, et donnent un dynamisme à l’ensemble.

    Quant à un renouveau des intérêts profonds du poète, quelque chose nous dit que dès maintenant, nous pouvons peut-être avoir des raisons de l’espérer… mais laissons un peu de temps au temps…



    Marie-Claire Bancquart
    D.R. Texte Marie-Claire Bancquart







    Gérard Cartier, Le Voyage de Bougainville.jpg 2





    GÉRARD CARTIER


    PORTRAIT DE GERARD CARTIER
    Image, G.AdC



    ■ Gérard Cartier
    sur Terres de femmes

    .La duplicité. (poème extrait des Métamorphoses)
    Les Métamorphoses (lecture de Maëlle Levacher)
    Le philtre (extrait de Tristran)
    Tristran (lecture de Nathalie Riera)
    [Terra nullius] (extrait de L’Ultime Thulé)
    Le Voyage de Bougainville (lecture d’AP)
    .Par moi on va dans la cité dolente… (poème extrait du Voyage de Bougainville)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Gérard Cartier
    → (dans la sonothèque de la revue Secousse)
    des extraits d’une première version du Voyage de Bougainville, lus par l’auteur
    → (sur le site des éditions L’Amourier)
    la page de l’éditeur sur Le Voyage de Bougainville





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  • Gérard Cartier | .Par moi on va dans la cité dolente…




    .Par moi on va dans la cité dolente…



    L’âme éduquée au noir de fumée
    Une bougie filante un psautier un crâne fêlé
    L’âme de chair s’épouvante sondant en soi
    L’abîme       si aride la vertu si
    Atroce la fournaise des tourments prodigieux
    Qui d’un homme accompli font un enfançon
    Théâtre des ténèbres des anges membraneux
    Fulminant dans leur langue sommaire
    Hoquets cris de gorge claquements de langue
    Autant de vices classés avec art autant
    De supplices chevalets crocs de fer
    Fourneaux et gibets       à lasser l’imagination
    De monstrueux dévots nous promettent encore
    Les machines peintes aux murs de Novalese
    Hélas quand la terre s’ouvrira où irai-je
    Tant de fautes       écheveau bariolé
    Soixante ans des âpretés des voluptés de chair
    Des vins barbaresques d’Alba      est-il
    Une heure où les songes montrent nos destinées
    Je vois déjà les ailes      et la fumée



    Gérard Cartier, « Littérature » in Le Voyage de Bougainville, Éditions de L’Amourier, Fonds Poésie, Collection dirigée par Alain Freixe, 2015, page 87.







    Gérard Cartier, Le Voyage de Bougainville.jpg 2





    GÉRARD CARTIER


    PORTRAIT DE GERARD CARTIER
    Image, G.AdC



    ■ Gérard Cartier
    sur Terres de femmes

    .La duplicité. (poème extrait des Métamorphoses)
    Les Métamorphoses (lecture de Maëlle Levacher)
    Le philtre (extrait de Tristran)
    Tristran (lecture de Nathalie Riera)
    [Terra nullius] (extrait de L’Ultime Thulé)
    Le Voyage de Bougainville (lecture de Marie-Claire Bancquart)
    Le Voyage de Bougainville (lecture d’AP)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Gérard Cartier
    → (dans la sonothèque de la revue Secousse)
    des extraits d’une première version du Voyage de Bougainville, lus par l’auteur
    → (sur le site des éditions L’Amourier)
    la page de l’éditeur sur Le Voyage de Bougainville



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