Étiquette : Gérard Genette


  • Gérard Genette | Bardadrac [Pape]




    PAPE




    Pape. Un matin de 1957, un de mes bons maîtres, qui, passé lui-même inspecteur général, m’avait fait nommer au lycée du Mans, vint, comme il se faisait alors, m’inspecter dans ma propre petite classe. En guise de rapport, il m’invita à la Brasserie du Théâtre, place des Jacobins, au pied de la cathédrale, et, devant une copieuse potée aux choux qu’il fit, en bon Lorrain, « alléger » de quelques pommes de terre, il commenta ma performance pédagogique sans s’étendre plus qu’il ne convenait sur ce sujet trop professionnel pour un déjeuner tout amical, me conseillait seulement : « Ne soyez pas trop au-dessus du niveau de vos élèves : une leçon d’avance doit vous suffire pour les aspirer.  » Je trouvais à part moi cette recommandation bien optimiste, mais il en était déjà passé à commenter ma récente sortie du PC, sortie qui l’intéressait davantage et qu’il approuvait, mais non sans évoquer avec une nuance de nostalgie mes années de militance à Lakanal. « En Khâgne, vous étiez vraiment le pape », conclut-il. Comme ancien parpaillot (ce qu’après tout j’étais tout autant que désormais ancien communiste), je jugeai plutôt accablant ce constat rétrospectif, et malheureusement justifié par ses plus mauvais aspects. J’aurais sans doute préféré recevoir, comme Julien au séminaire, le surnom de « Martin Luther » — que je méritais, en un sens, pendant ces premières années mancelles, où je me trouvais mis en quarantaine, par la cellule du lieu, comme dangereux apostat. En tout cas, passé d’une khâgne à l’autre et du rôle d’élève à celui de professeur, je ne risquais plus de recevoir cette mitre qui ressemble tant à un bonnet d’âne.

    On m’a encore, depuis, qualifié parfois de pape de ceci ou parfois même de cela, et à chaque fois me saisit le ridicule de cette élection sans conclave, et dont le champ est en général dessiné sans grande pertinence : « du structuralisme littéraire », « du formalisme », «  de la poétique », voire, plus récemment, et très peu à propos, « de la Nouvelle Critique ». La vulgate médiatique fait grande consommation de nouveautés éculées et de papautés apocryphes.



    Gérard Genette, Bardadrac, Éditions du Seuil, Collection Fiction & Cie, 2006, pp. 318-319.






    Gérard Genette  Bardadrac






    GÉRARD GENETTE


    Gerard_genette
    Gérard Genette en 2011
    Crédits : ULF ANDERSEN/Aurimages – AFP
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    ■ Gérard Genette
    sur Terres de femmes

    Épilogue [I’ll remember April]



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  • Gérard Genette, Épilogue [I’ll remember April]




    I'LL REMEMBER APRIL
    Image, G.AdC








    [I’LL REMEMBER APRIL]




    Je lis dans La Lune et les Feux une phrase qui m’enchante (citation de mémoire et traduction libre) : « En ce temps-là, il n’y avait pas d’années, mais seulement des saisons. » Sa vérité poétique tient, je suppose, non pas à une particularité historique, mais à celle de perceptions enfantines et campagnardes, ou de leur souvenir, « en ce temps-là » signifiant, pour toute époque, « dans mon enfance ». Pourtant, la sensibilité aux saisons, qu’elles tombent à l’heure, qu’elles se distendent, se contractent ou se « décalent », ne s’efface pas toujours à l’âge adulte, ni davantage à l’entrée dans la vie urbaine : dans la moindre avenue parisienne, l’éclatement des bourgeons ou la chute des feuilles nous font toujours signe, et la contremarque de la phrase de Pavese n’était heureusement pas la rengaine passéiste « Il n’y a plus de saisons ». Une amie qui m’accueillait un jour à Boulder, Colorado, me dit, comme sans doute à tous ses visiteurs : « Ici, le printemps dure deux jours, mais on le sent passer. » La portée de cette remarque, c’est que ce n’est pas le temps en général, abstrait, homogène et indifférencié, celui des horloges et des calendriers, qu’on y sent passer (Péguy : « Quand on a dit “Le temps passe”, on a tout dit » — il arrive aussi qu’il repasse), mais quelle qu’en soit l’amplitude, un moment vécu et senti, comme ces heures (j’y reviens une dernière fois) dont parle Proust dans une page, pour une fois bergsonienne à sa façon, du Temps retrouvé : « Une heure n’est pas qu’une heure, c’est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats. » Une saison n’est pas un repère chronologique, social, et pour ainsi dire « administratif », comme disait Debussy de certaines formes musicales, mais la couleur même, la saveur et justement la musique d’un temps qui ne passe pas sans durer, si fugitive que soit cette durée : Baudelaire l’a bien éprouvé, qui se satisfait, comme d’un « art », d’évoquer les minutes heureuses, et mon amie au pied des Rocheuses, qui respire à pleins poumons quelques heures de printemps. Le temps peut se compter en mois et en années, mais la vie s’éprouve en saisons, et c’est en saisons que nous la restitue ou nous la réinvente la mémoire, à moins qu’un nom de mois n’en figure une entière, par contagion métonymique : I’ll remember April.



    Gérard Genette, Épilogue, Éditions du Seuil, Collection « Fiction & Cie », 2014, pp. 21-22.







    Genette 2






    GÉRARD GENETTE


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    Gérard Genette en 2011
    Crédits : ULF ANDERSEN/Aurimages – AFP
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    ■ Gérard Genette
    sur Terres de femmes

    Bardadrac [Pape]



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    Épilogue, ou la suite à vivre de Gérard Genette





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