Étiquette : Gérard Pfister


  • Alda Merini, La Folle de la porte à côté

    par Angèle Paoli

    Alda Merini, La Folle de la porte à côté
    (La pazza della porta accanto, Bompiani, 1995),
    suivi de La poussière qui fait voler,
    conversation avec Alda Merini,
    éditions Arfuyen, Collection « Les Vies imaginaires », 2020.
    Traduit de l’italien par Monique Baccelli. Préface de Gérard Pfister.



    Lecture d’Angèle Paoli


    Alda Merini  portrait Guidu
    Image, G.AdC







    « LA GRANDE OBSESSION DES MOTS »





    « J’ai toujours écrit dans un état somnambulique », affirme Alda Merini dans La Folle de la porte à côté. Entre éveil et sommeil ? Sous l’emprise des drogues ? Ou de la douleur ? Sans doute. Mais peut-être aussi sous l’emprise d’un état inné d’exaltation permanent. La parole d’Alda Merini, ombrée par les volutes de fumée de ses cigarettes Marlboro, est celle d’une pythie.

    Foncièrement rebelle, contradictoire, survoltée, oscillant entre l’appel de la vie conventuelle et les fulgurances amoureuses, la poète milanaise proclame haut et fort ce qui lui tient à cœur et ce qu’elle pense. Cruelle, violente, passionnée, l’infatigable Alda Merini s’insurge. Contre la misère, contre la folie, la sienne et celle des autres, contre les convenances et les paillettes imposées par une société qui refuse les antagonismes, qui impose à chacun des voies uniques, des surfaces lisses et planes. Des itinéraires dont la Merini n’a que faire et auxquels elle ne se plie pas. Dans le récit intime qu’elle livre en 1995 — La pazza della porta accanto, Bompiani, Milan (La Folle de la porte à côté) — l’effrontée de soixante-quatre ans présente d’elle un portrait lucide, authentique, dérangeant. Émouvant et drôle. Plein d’humour et d’invectives ! Celui d’une femme débordante. Au physique et au moral. Une femme hors norme. Alda Merini est insaisissable. Insaisissable le personnage qui s’émeut, se défend, accuse, s’insurge. Insaisissable aussi l’écriture, qui demeure souvent énigmatique et échappe à une classification immédiate. Ainsi la poète se tient-elle à l’écart de toute tentative d’enfermement. « Je ne suis pas une femme domesticable », écrit-elle dans Aphorismes et magies. Il est certes possible de tracer à la volée quelques traits dominants. Innombrables et tourmentées, les amours d’Alda Merini firent couler beaucoup d’encre ; la naissance des quatre filles, suivie de l’expérience douloureuse de l’arrachement des deux dernières, Barbara et Simona ; la folie et les séjours répétés en hôpital psychiatrique. La torture de l’internement, électrochocs et hystérectomie. La douleur. De cette expérience « infernale, humaine et déshumanisante » naîtront les quarante poèmes de La Terra Santa, œuvre majeure d’Alda Merini, publiée chez Scheiwiller en 1984. Ainsi la poète écrit-elle, dans le poème qui donne son titre au recueil, ces vers terribles et tellement puissants [Ho conosciuto Gerico]&nbsp:

    « J’ai connu Jéricho,

    j’ai eu moi aussi ma Palestine,

    les murs de l’hôpital psychiatrique

    étaient les murs de Jéricho

    et une mare d’eau infectée

    nous a tous baptisés.

    Là-dedans nous étions Hébreux

    et les Pharisiens étaient tout en haut

    et il y avait aussi le Messie

    perdu au milieu de la foule :

    un fou qui hurlait au Ciel

    tout son amour en Dieu. » *

    Et pourtant, paradoxalement, Alda Merini affirme que « la folie est l’une des choses les plus sacrées qui existent sur terre. » Un paradoxe qui prend tout son sens à la lumière de l’explication qu’elle donne.

    « C’est un parcours de souffrance purificatrice, une souffrance comme quintessence de la logique. »

    La Folle de la porte à côté se déploie sur quatre chapitres d’une prose éblouissante : L’amour/La séquestration/La famille/La douleur. Chacun de ces chapitres est introduit par un poème en lien étroit avec la thématique abordée. À quoi vient s’ajouter une « Conversation avec Alda Merini », « La poussière qui fait voler ». C’est sur cette image inattendue, si belle et si émouvante, que se clôt la confession non impudique et magnifique de la poète :

    « Je ne sais pas si le papillon a des ailes, mais c’est la poussière qui le fait voler.

    Tout homme a les petites poussières de son passé, qu’il doit sentir sur lui et qu’il ne doit pas perdre. Elles sont son chemin. »

    Cigarette à la bouche, bouteilles de Coca-Cola à portée de main, Alda Merini préside. Dans son appartement milanais du Naviglio Grande où règne un désordre indescriptible et où s’amoncellent en piles instables livres et documents, elle reçoit. Journalistes, éditeurs, amis, poètes. Couverte de bijoux et colifichets, colliers de perles en sautoir, bagues énormes aux doigts et ongles peints, œil pétillant et langue acérée, elle reçoit. Pose nue, poitrine abondante et ventre rebondi, elle reçoit et se livre. Odalisque au regard de braise. Provocatrice et tendre. Elle évoque, intarissable, ses deux maris, celui de sa jeunesse, Ettore Carniti, père de ses filles et boulanger de son état ; celui de sa maturité, Michele Pierri, médecin et poète de Tarente qu’elle épouse en 1984. Elle évoque ses chers amants, tous plus beaux et plus fous les uns que les autres. L’étrange Titano, clochard vagabond, « grand personnage du Naviglio » qui suivait la poète dans ses « longues et complexes pérégrinations mentales ». Le père Richard, « impérieux, jeune, agressif et superbe », qu’Alda Merini aime d’un amour absolu. Alberto Casiraghi, éditeur des Aforismi (« Aphorismes ») de Merini ; et le grand-prêtre de la nouvelle avant-garde Giorgio Manganelli. Pour ne citer que quelques noms. Évoquant sa relation avec Manganelli, Alda Merini écrit :

    « Tous deux spécialistes du Trecento, et tous deux ardents dans la passion comme dans l’existence, nous avons toujours poussé à l’extrême notre amitié. Jusqu’à la faire devenir comme le chant de la neige. Un élément d’une élection visionnaire qui aurait fait envie à Gabriele D’Annunzio. »

    Ardente, Alda Merini l’est en toutes circonstances et dans tous les domaines. Y compris dans celui de sa folie. Elle est du côté des extrêmes. Troubles bipolaires ? Schizophrénie ? Alda Merini se définit comme telle. Ainsi explique-t-elle sa double personnalité antithétique :

    « Il y a en moi l’âme de la putain et de la sainte.

    Parce que je peux changer quand je veux et, comme une schizophrène, je peux aller me promener, dormir, faire mes courses comme si tout était normal. Il m’est facile de tromper mon prochain.

    Le fait d’être une histrionne est aussi un élément positif, car, derrière le masque aux mille apparences, il y a un inconnu qui ne veut pas être reconnu. »

    Troubles de la personnalité et dédoublements ? Alda Merini semble être à elle-même son propre bourreau comme en témoignent ces lignes extraites d’une lettre qu’elle adresse à l’éditeur Armando Curcio :

    « La fièvre. J’ai eu de très fortes températures que je n’ai jamais prises, mais c’était davantage une grande rébellion, et avant tout une conspiration contre moi seule, très ardente, contre l’unique barreau du souvenir. J’ai beaucoup aimé ce barreau, tu sais, et il m’a semblé la puissante tige d’une fleur. »

    Dans la même lettre, elle se dit prisonnière « de la folle de la porte à côté. » Est-ce d’elle qu’elle parle ? Est-ce d’une voisine ? D’une autre ? Le fou est toujours l’autre. Mais pour les autres, pour les habitants du Naviglio, pour ceux qui la croisent dans la rue, l’observent, la lisent, l’écoutent, la folle, c’est bien elle. Il lui arrive de lancer à ceux qui la reconnaissent :

    « Alda Merini, ce n’est pas moi, je suis son sosie ».

    Ailleurs, elle se défend en se définissant comme « normale ». La clochardise était un choix de Titano. Le sien était la folie. La folie est son piège, sa cage, son labyrinthe cerné de murs. Et c’est du Naviglio, ce quartier de Milan hanté par la drogue, où Alda Merini a choisi de « poser » ses « ailes fatiguées », qu’émane la « calomnie » de sa folie.

    La Folle de la porte à côté est son double métaphorique, comme l’est aussi le concierge de son immeuble qui lui cause « d’effroyables insomnies ». Personnage inquiétant mais bien réel, il a pris une signification secrète dans l’esprit d’Alda Merini.

    « C’était moi, mon moi le plus obscur. Une figure magique, jamais identifiable parce qu’elle était la peur même. La peur de l’injustice, de l’hôpital psychiatrique, de la misère. »

    Dans cette narration qui tient de la confession – publique/privée —, le flux de la parole se libère. Chaque page rend compte de cet état de transe permanent.

    Ainsi de ce paragraphe emprunté à la section « Séquestration » :

    « Je commence à comprendre qu’il y a eu un malentendu ; je n’étais pas poète, j’ai dû être un grand fakir, un sage. J’ai supporté des choses ignobles sans piper, en cherchant les raisons du mal. J’ai compris que le mal n’existe pas, comme le bien n’existe pas. C’est alors que je suis devenue nihiliste : le matin je prends ma tension, je me tâte le pouls et je me demande combien il me reste d’heures avant de monter sur cet échafaud qu’est la vie. J’offre ma tête à mes éditeurs pour qu’ils me laissent tranquille encore une fois.»

    Et l’écriture ? Et la poésie ? Elles ont à voir avec la passion amoureuse. Ainsi de sa passion amoureuse pour le père Richard (« un prêtre qui avait touché les cordes de [s]on âme »), Alda Merini confie-t-elle :

    « C’était l’une de ces passions qui déchirent, avec la peau écorchée qui vous tombe du corps, mais des passions qui font écrire. »

    La passion de l’écriture et des poèmes a elle-même très tôt commencé pour Alda Merini. La violence de son père, Nemo Merini, envers sa fille, déchirant sous ses yeux la critique élogieuse du critique Spagnoletti, aurait pu briser dans l’œuf l’élan créatif de la jeune fille. Le père a sans doute été un premier obstacle. Qu’Alda Merini a surmonté, mettant le geste paternel sur le compte du bon sens. Il y eut sans doute beaucoup d’autres obstacles. Devant lesquels elle ne recula pas. Car « pour le poète les obstacles sont inévitables, cette grande obsession des mots est devenue un chemin. » Comme l’amour et comme la folie :

    « Tu ne sais pas combien de fois je baise les grilles de ma maison qui ne s’ouvrent que si j’appelle à l’interphone la folle de la porte à côté. Et elle me laisse dehors comme une mendiante. Mais moi je sers sa nudité, son avarice et son évangile assassin. » (Incipit de La Folle de la porte à côté).



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli



    _________________
    * Alda Merini, La Terra Santa, Oxybia éditions, 2013, page 91. Traduction française de Patricia Dao.






    Alda Merini  La Folle de la porte à côté




    ALDA MERINI


    Alda Merini portrait 1 couleur
    Source





    ■ Alda Merini
    sur Terres de femmes


    [È un petalo la tua memoria] (extrait de La Folle de la porte à côté)
    Après tout même toi | Dopo tutto anche tu
    Ma poésie est vive comme le feu
    Mare
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    Il mio primo trafugamento di madre




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    la fiche de l’éditeur sur La Folle de la porte à côté d’Alda Merini
    le site officiel Alda Merini, créé par les quatre filles d’Alda Merini
    → (sur Fine Stagione)
    plusieurs poèmes d’Alda Merini (avec leur traduction en français)





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  • Alda Merini | [È un petalo la tua memoria]


    Alda Merini  portrait Guidu
    Image, G.AdC







    [È UN PETALO LA TUA MEMORIA]



    È un petalo la tua memoria
    che si adagia sul cuore,
    e lo sconvolge.
    Addio, come ogni sera,
    oltre le fratture c’è un cadavere
    eretto di discorso,
    sembra un frammento di un’eutanasia
    ma tu mi uccidi come sempre, amore,
    e riapri i miei eterni giacimenti.
    I sepolcri del Foscolo, gli addii
    di certe mani che non sono sepolte
    ed emergono futili dal nulla
    a chiedere giustizia di parole.







    [TON SOUVENIR EST UN PÉTALE]



    Ton souvenir est un pétale
    qui se couche sur mon cœur
    et le ravage.
    Adieu, comme chaque soir,
    au-delà des fractures il y a un cadavre
    érigé de parole,
    on dirait le fragment d’une euthanasie,
    mais tu me tues comme toujours, amour,
    et tu rouvres mes éternels gisements.
    Les sépulcres de Foscolo, les adieux
    de certaines mains qui ne sont pas ensevelies
    et émergent futilement du néant
    pour demander justice aux mots.




    Alda Merini, « L’amore | L’amour », La Folle de la porte à côté [La pazza della porta accanto, Bompiani, Milano, 1995 ; rééd. 2019], suivi de La poussière qui fait voler, conversation avec Alda Merini, éditions Arfuyen, Collection « Les vies imaginaires », 2020, pp. 24-25. Traduit de l’italien par Monique Baccelli. Préface de Gérard Pfister.






    Alda Merini  La Folle de la porte à côté




    ALDA MERINI


    Alda Merini portrait 1 couleur
    Source





    ■ Alda Merini
    sur Terres de femmes


    La Folle de la porte à côté (lecture d’AP)
    Après tout même toi | Dopo tutto anche tu
    Ma poésie est vive comme le feu
    Mare
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    Il mio primo trafugamento di madre




    ■ Voir aussi ▼


    le site officiel Alda Merini, créé par les quatre filles d’Alda Merini
    → (sur Fine Stagione)
    plusieurs poèmes d’Alda Merini (avec leur traduction en français)





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  • Shakespeare | [What light is light]



    [WHAT LIGHT IS LIGHT]




    What light is light, if Silvia be not seen? / What joy is joy, if Silvia be not by? / Unless it be to think that she is by / And feed upon the shadow of perfection. / Except I be by Silvia in the night, / There is no music in the nightingale; / Unless I look on Silvia in the day, / There is no day for me to look upon. (VALENTINE — TGV 3, 1) *




    La lumière est-elle lumière si Silvia n’est plus visible ? La joie est-elle la joie si Silvia n’est plus là, à moins que je ne puisse penser qu’elle est auprès de moi et me nourrir de l’ombre de ses perfections ? Si je ne suis pas près de Silvia la nuit, le rossignol est privé de musique. Si je ne vois pas Silvia le jour, il n’est pas de jour que je puisse regarder.



    Shakespeare in Ainsi parlait Shakespeare, Dits et maximes de vie choisis et traduits de l’anglais par William English et Gérard Pfister, édition bilingue, Arfuyen, Collection Ainsi parlait, 2016, pp. 36-37. Préface de Gabrielle Althen.





    ______________________
    * TGV = Les Deux Gentilshommes de Vérone : The Two Gentlemen of Verona






    Ainsi parlait Shakespeare





    SHAKESPEARE



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    la fiche de l’éditeur sur Ainsi parlait Shakespeare





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  • Gérard Pfister, Le Livre des sources

    par Jean-Paul Sorg

    Gérard Pfister, Le Livre des sources,
    Éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2013.



    Lecture de Jean-Paul Sorg



    Codex-manesse
    Source







    LE LIVRE DES SOURCES, ROMAN HISTORIQUE ET PHILOSOPHIQUE | RECENSION ET DIGRESSIONS




    Pour son premier roman, Gérard Pfister (poète, éditeur) a monté une puissante machine narrative qui lui permet de rassembler et d’engrener un grand nombre de pièces, documents, rapports historiques, carnets secrets, lettres, copies de vieux manuscrits, méditations poétiques et spirituelles, de différentes époques (du XIVe au XXe siècle) et différents lieux (Strasbourg, Fribourg, Tübingen, Vienne, Rome, Waldkirch, vallée et hauteurs de Munster). De quoi s’agit-il ? Comme dans tout roman au fond, de la généalogie d’un mal (ou de la méchanceté) – d’une faute – d’un crime – et de la bêtise qui va avec, par passion, entêtement, confusion, aveuglement ou surdité, indifférence.




    Strasbourg occupé

    Nous partons sur les traces du Strasbourgeois Serge Bermont, professeur de philosophie au lycée Fustel-de-Coulanges, qui a été arrêté par la Gestapo en juillet 1942, interrogé dans ses locaux rue Sellenick, interné au camp de Schirmeck, torturé, assassiné. Il s’était pourtant tenu coi dans ses fonctions, allant même pour protéger sa famille jusqu’à adhérer à l’Opferring, et il n’avait aucun contact avec la résistance clandestine. Il admira de loin, impuissant, le courage et la lucidité de Marcel Weinum (réseau de La Main Noire) qui était le fils du boucher de sa mère, dans un quartier de Neudorf. Guillotiné à 18 ans, ce garçon, le 14 avril 1942, dans une prison de Stuttgart. Climat de terreur sur l’Alsace. Suspicion générale. Délations.

    Les milieux intellectuels sont surveillés et infiltrés par des agents fanatisés ou pervers. Le directeur du lycée Fustel (débaptisé Hochschule Erwin-von-Steinbach), qui accable et injurie son professeur dans le bureau de la Gestapo, est le Pr Anrich. Son frère, Dr Ernst Anrich, professeur d’histoire moderne et contemporaine, a été « bombardé » doyen de la faculté de lettres. Deux fils du pasteur Gustav Adolf Anrich qui a été, de 1901 à 1903, directeur des études au Thomasstift (Séminaire Saint-Thomas), le prédécesseur dans cette fonction d’Albert Schweitzer qui en démissionna en 1905, quand il commença, à trente ans, ses études de médecine. La trajectoire des Anrich, expulsés de Strasbourg en décembre 1918, avec pour seuls bagages ceux qu’ils pouvaient porter, et revenus en 1940 « dans les valises de l’Occupant » prendre leur revanche et restaurer ce qu’ils considéraient, eux, comme l’état naturel de l’Alsace-Lorraine, la trajectoire de ces hommes et leur dérive criminelle, leur devenir-salaud, sont aussi un produit et une expression funeste de l’histoire européenne dans le bassin rhénan supérieur (Oberrhein). Un romancier comprend (inclut) et relate les faits de manière que le jugement des hommes (des lecteurs) puisse être prononcé équitablement et sans pitié.

    Bien qu’on ne puisse l’incriminer que pour quelques paroles de sympathie échangées avec un élève qui tentera de passer en Suisse et sera pris sur le fait, Serge Bermont est arrêté comme traître dans sa maison à Hohrod, sur les hauteurs de Munster, le 28 juillet 1942. Perquisition. Les Feldgendarmen ne trouvent pas ce qu’ils ont l’ordre de chercher : le manuscrit d’un livre sur les véritables sources de la philosophie allemande. Il a eu l’heureuse idée de le cacher dans une cabane attenante à sa maison d’habitation. C’est là, à la faveur d’une démolition pour transformation, que des décennies plus tard, en 1989, sa veuve Jeanne Bermont (88 ans alors) découvrira, déterrera, une masse de papiers qui, classée, distribuée, reproduite, commentée, fera la substance du roman.



    En finir avec Heidegger

    Une des parties importantes du manuscrit découvert, ce sont les « Carnets secrets » du personnage central donc, qui raconte les péripéties de sa quête philosophique (une sorte de Journal de l’œuvre en train de se constituer) en ces années 1930, puis dans les années de l’Occupation jusqu’à la veille de son arrestation fatale. Ses recherches, en vue d’abord d’une banale thèse d’habilitation, le conduisent en 1933 à Fribourg (Freiburg i. Breisgau), où il fait la connaissance du Pr Heidegger et assiste le 25 novembre à son discours de recteur, retransmis par la radio dans tout le sud-ouest de l’Allemagne. C’est dire la valeur que le régime lui accorde. L’Alsacien est abasourdi par ce délire emphatique qui exalte le devenir-État du peuple et le devenir-travailleur de l’étudiant, en même temps que l’obéissance qui « crée la camaraderie, et non pas l’inverse », et se termine sur un retentissant Heil Hitler.

    Heidegger dévoilé (selon le principe de l’alètheia), son caractère mis à nu, l’homme apparaissant imbu de lui-même, convaincu de remplir une mission philosophique culminante au sein du national-socialisme, voilà qui nous change – et nous venge ! – du culte précautionneux, mais constamment raffermi, que deux générations de philosophes universitaires français ont rendu au maître de Fribourg et sage de Todtnauberg (1 150 mètres d’altitude). Il faut s’étonner, faire mine de ne pas comprendre que tant de philosophes français, urbains, parisiens, farouchement laïques, républicains, formés à l’ENS, se soient engoués de ce pastoureau de l’être qui ne dédaignait pas de paraître devant ses visiteurs comme un vieux paysan en costume traditionnel de sa région de la Forêt-Noire.

    Attrait de l’exotisme ? L’Allemagne si autre et si proche ? Étrangeté dotée d’un coefficient de séduction supérieur ? Ne pas sous-estimer les effets du « système de la mode », les singeries. La mimesis ! Le professeur Heidegger finira par reconnaître qu’il avait « à l’époque commis sans contredit une erreur » (le mot est faible). Quand les philosophes et esthètes français reconnaîtront-ils qu’en portant aux nues, comme le plus grand penseur du XXe siècle, l’auteur de Sein un Zeit (un brillant essai d’anthropologie, pas beaucoup plus), ils ont manqué de discernement ?

    Il y eut un Heidegger 2, postnazi comme on est confusément postmoderne et postpolitique, que Gérard Pfister n’a pas pu intégrer dans sa machine romanesque puisqu’il s’est révélé après la période que recouvre le journal – et la vie – de son personnage. C’est le Heidegger de la Hütte, qui, après le cataclysme de la guerre, cultive la Gelassenheit (le laisser-être, « la sérénité » a-t-on traduit) dans son chalet de Todtnauberg, sur ses Hautes-Terres à lui. Et ce qu’il a médité là et mis en scène (comme lors de la visite de Paul Celan) présente à première vue, ne serait-ce que par une symétrie géographique entre massif de la Forêt-Noire et massif vosgien, des affinités troublantes avec l’expérience spirituelle et les méditations mystiques de la « Communauté du Haut-Pays » (Oberland) au XIVe siècle, d’inspiration eckhartienne, que Serge Bermont (Gérard Pfister) localise quelque part sur les hauteurs des Vosges, montagne alors sauvage, offrant des refuges difficilement accessibles.

    Il en réinvente longuement l’histoire, la naissance, le devenir et la dissolution, sur la base de manuscrits qui étaient conservées à l’abbaye de Waldkirch, au fin fond des forêts bavaroises, et qu’il recopie patiemment et traduit sur place pour la postérité. Oui, là tout est fiction, Dichtung ! Littérature ! Jouons le jeu. Imaginons donc qu’un certain Johannes von Bietenheim, beau-frère du banquier strasbourgeois Rulman Merswin, a consigné par écrit l’aventure humaine et spirituelle de la mystérieuse, mythique, communauté des cinq hommes – ils étaient sept un moment – « Amis de Dieu ».



    L’unité mystique des religions

    Sur cette aventure, historiquement documentée, nous avons un livre : Des Gottesfreunds Fünfmannenbuch, dont l’éditeur Gérard Pfister a publié une version française (L’Ami de Dieu de l’Oberland, Le Livre des cinq hommes, Prix du Patrimoine Nathan Katz 2010). Un texte de spiritualité médiévale, allusif, allégorique, plein de « très chers frères », de « Notre Dame » et de grâces fécondes, pour nous passablement obscur. Le romancier Gérard Pfister lui a substitué le récit circonstancié, informatif, de Bietenheim, sur lequel il a encore monté des notes de Bernard de Hastatt, des extraits du journal d’Abraham Élifas et un court mémoire de Wolfram d’Aspach, autres personnages singuliers. En émerge la vie de tribulations d’une communauté ouverte, évolutive, qui s’élève par moments à une spiritualité sans rivages, œcuménique, dans un sens fort, interreligieuse et même transreligieuse. Au sommet spirituel qu’elle atteint, sans pouvoir y demeurer cependant, « toutes les vaches sont grises » (l’image est de Hegel), ce qui peut vouloir dire qu’à la vive lumière de l’esprit lisant et réfléchissant, les différences dogmatiques entre les religions s’estompent – chacune se montrant dans sa vérité relative, contingente, comme hasardeuse construction de symboles, œuvre du génie humain. Elles renvoient toutes, si on les serre de près, à un sens insaisissable, peut-être un non-sens, un vide, un abîme (Abgrund), une cause sans raison. Warum ? Darum ! La rose est rose sans pourquoi, fleurit parce qu’elle fleurit… Les rites ? Au mieux, des instruments, des outils, dont on accepte humblement de se servir ou d’en être les objets, le matériau, mais en n’en sachant pas moins – ou pas plus ! Nous cherchions une voie nouvelle, la plus simple et la plus innocente possible, car nous étions « fatigués de règles et de rites dont nous sentions trop bien le vide de foi et d’amour qu’ils dissimulaient… »

    Dans le texte original de 1377, Le Livre des cinq hommes, le Juif érudit qui a rejoint la communauté, « le quatrième de nos frères », finit – tout de même – par se convertir et se faire baptiser, persuadé que Dieu avait « un dessein avec la foi chrétienne ». Victoire. Joie des cinq. Dans le roman, début XXIe siècle, Abraham Élifas reste « juif parmi les catholiques », « le cygne dans la bergerie », « le prophète parmi les réprouvés ». Et plus, comble d’hérésie, on est là-haut, par des voies mystérieuses, en relation épistolaire avec le dénommé Yussuf Hamdani, natif d’Akchehir, négociant de son état, qui va plus loin, plus profond, que tous. Il a écrit :


    « J’ai oublié la religion / rien n’est resté que la ferveur. / Quel est ce connaître / plus profond que la religion ? / Abandonner sa religion / est œuvre d’athéisme. / Quel est cet athéisme / plus profond que la foi ? »


    Il va trop loin sûrement, et ce sont des questions, mais sur le chemin spirituel que l’on se fraye il faut les poser et on frôle d’un même geste le néant et le sublime. Le romancier Gérard Pfister a réussi ce tour de force d’imprégner la [sa] communauté du Haut-Pays « d’inspirations issues d’une école mystique des bords du Bosphore ». Chauffés à blanc, les trois monothéismes rigidifiés, judaïsme, christianisme, islam, s’évaporent dans une mystique de l’Un que des personnes recluses et des petites communautés peuvent vivre et soutenir, mais pas les masses, pas les sociétés ?

    Un autre personnage encore, Timothée l’Agnelet, partage cette mystique en toute innocence, sans avoir eu à la conquérir par des exercices et par l’étude. Ancien cuisinier de la chartreuse de Chamont, analphabète, mais d’une grande ingéniosité pratique et doué de voyance, capable de parler aux oiseaux et aux animaux de la forêt comme un saint François, il enchante de sa fantaisie la communauté. Voyons en lui une incarnation romanesque de ce que l’historien Auguste Jundt appelait un « panthéisme populaire », panthéisme diffus, naturel, qui survit jusqu’à nos jours chez les poètes et des paysans demeurés « arriérés ».



    Une Arche dans les Vosges

    Ainsi se compose, ainsi Gérard Pfister a-t-il composé « sa » communauté, en lui donnant le plus large spectre spirituel possible. Il l’appelle une Arche, ce que métaphoriquement elle est, agrippée à son mont Ararat (quelque part un massif des Hautes-Vosges !), tandis qu’en bas c’est la désolation, une fin de monde : deux tremblements de terre, le premier en 1346, le second en 1348, et une épidémie de peste asiatique qui atteint son acmé en février 1349. Souffle pestilentiel et vent de folie. Les Juifs sont accusés d’empoisonner les puits. Et voilà pourquoi la foule se déchaîne contre eux. Rafles, massacres, pogroms. Terrible XIVe siècle. 25 millions de morts de la peste noire en Europe. Combien de millions de morts causeront la peste brune et la rouge, diaboliquement interactives au XXe siècle ? La Seconde Guerre mondiale à elle seule : 40 millions. Le grand intérêt historique du roman de Pfister est de dévoiler le sombre arrière-fond collectif de l’expérience spirituelle qu’il raconte, un fond qui n’apparaissait pas avec autant de force dramatique dans les éditions des textes de Rulman Merswin ou de Tauler.

    Il est effrayant – et instructif – de constater au XIVe siècle comme au siècle dernier, à six cents ans d’intervalle, la même connexion entre l’holocauste, comme extermination systématique des Juifs, et le phénomène de la peste. Cela est gravé dans l’histoire de l’Europe et, il faut le souligner, de la chrétienté. L’histoire, mue par des puissances obscures (agencée par des structures identiques), se répète. De nouvelles répétitions ne sont pas exclues. On n’enseigne pas assez rigoureusement ce passé. Le livre de Pfister, dit justement « des sources », est, intentionnellement d’ailleurs, un livre contre l’oubli, contre la légèreté.

    Dans le même sens et ouvertement, c’est un livre d’utopie. Par un anachronisme (révélateur comme un lapsus ?), il met le mot utopie sous la plume de son personnage, Jean de Bietenheim, dont le récit commence en 1344, alors que chacun sait que ce mot, sous sa forme latine Utopia, a été forgé par Thomas More dans son ouvrage de 1516. Comme aujourd’hui, l’utopie est à son origine la construction d’une alternative à un monde (une civilisation) qui se décompose et menace la survie de l’humanité. C’est à nous, qui vivons à l’aube du XXIe siècle, dans une situation redoutable, que Gérard Pfister destine donc la connaissance de l’utopie communautaire et spirituelle que vit et décrit en détail, avec des hauts et des bas, son personnage, ce Jean de Bietenheim, typiquement un « intellectuel du Moyen Âge » (Jacques Le Goff), homme littéraire, réfléchi et studieux.

    Quel est l’esprit de cette utopie, son fondement idéologique (ou religieux) ? Ce qu’elle désire et vise : une vie contemplative et libre, sainte et philosophique, bienveillante et intelligente, « riche en pauvreté » (Alain de Libera). Elle prendrait sa source dans la pensée de Meister Eckhart (1260-1328), dans ce qui s’en est diffusé à Strasbourg et a rayonné malgré les interdits dans le pays rhénan. Une pensée occultée, refoulée comme hérétique encore du vivant du Maître par le pape d’Avignon Jean XXII, qui en prononça la condamnation solennelle en 1329.

    La catholicité et la valeur spéculative de l’œuvre d’Eckhart seront toujours disputées. Celle-ci attire certains esprits, en raison même de la condamnation dont elle fit l’objet et qui lui laisse une odeur de soufre. Un de ses atouts, au temps des nationalismes du XIXe siècle, sera qu’en partie du moins elle est écrite ou a été prononcée et puis transcrite en allemand (en particulier les Sermons) et que Hegel, par exemple, indiquera en elle la forge du vocabulaire et de la syntaxe de la philosophie allemande, libérée du latin. C’est le feu de la mystique « rhénane » qui lui aurait donné à travers les siècles son génie spéculatif.



    Penser Eckhart contre Rosenberg

    Mais, dans la pathologie du nationalisme qui s’étend au XXe siècle, l’appropriation la plus grossière — un rapt, un pillage — sera opérée par Rosenberg dans Le Mythe du XX e siècle (1930), qui vient renforcer idéologiquement Mein Kampf de Hitler (1927) et être promu par le régime nazi. En 1934 déjà, 42eédition, plus de 200 000 exemplaires. Un ouvrage touffu, brouillon, dont la 3e partie du 1er livre s’appesantit longuement sur Eckhart, montré comme « le fondateur d’une nouvelle religion », purement aryenne, « libérée de l’essence étrangère » (comprenez sémite). À « la vision du monde judéo-romaine », Eckhart aurait substitué « la connaissance nordico-occidentale », et celle-ci serait « la face intérieure de l’homme germanique » (sic).

    Serge Bermont se convainc qu’une juste compréhension du vieux maître rhénan, textes et commentaires à l’appui, pourra déjouer la manœuvre de Rosenberg et miner tout le dispositif du national-socialisme. En quoi le philosophe solitaire qu’il est se fait des illusions qui prêtent à sourire, car le nazisme, idéologie et régime, théorie et pratique policière, tient par des forces obscures, archaïques, chtoniennes, et se maintient par la propagande et la terreur ; ce n’est pas une démonstration philosophique, ce n’est pas une thèse d’histoire de la pensée médiévale, qui va le renverser !

    Que cette illusion du personnage Serge Bermont ne soit pas mise à distance et moquée dans le roman même, que ce roman formidable manque de l’ironie propre à son genre, à son « art » (comme chez un Cervantès, chez Flaubert, chez Proust, chez Thomas Mann, chez Kundera…), rend l’histoire tragique du personnage moins crédible, enlève à l’œuvre l’ultime et désespérante vérité humaine qui touche, il est vrai, au nihilisme.

    Théologien exceptionnel, virtuose, de la mystique, personnage sans doute charismatique, Meister Eckhart a été tôt revêtu de mythe et l’est encore. Le titre de « Maître » qui lui est régulièrement accolé le signale… déjà. De son aura romanesque, faite de mystère, témoigne dans notre littérature mainte œuvre de fiction. La pensée d’Eckhart vole aux extrêmes, elle a quelque chose de sidérant, de non partageable à vrai dire, de non sociable. Elle s’accorde à des communautés monacales qu’elle éclaire et entraîne dans les exercices spirituels, mais elle ne convient pas aux foules. Ce qui fascine, c’est qu’elle trace (dresse) une pensée toute autre et que la vie contemplative qu’elle doit inspirer, emplie de joie, se présente comme toute autre, alternative à la vie active et laborieuse qui est nécessité, lot ordinaire des humains, et qui, grossie par des progrès techniques immaîtrisables, mène la civilisation moderne (l’humanité mondialisée) à un mortel point d’étouffement.

    Gérard Pfister tire une ligne qui va de sa communauté contemplative, à laquelle il attribue le sens d’une utopie contestatrice, au « Mouvement de Mai 68 » qui s’insurgeait contre une société matérialiste de compétition et de consommation. Et de citer le Daniel Cohn-Bendit de vingt ans, de nos vingt ans : « Nous refusons un monde où la certitude de ne pas mourir de faim s’échange contre le risque de périr d’ennui ». Les termes de cette prophétie font sourire cinquante ans après, tellement la situation de l’humanité s’est aggravée (et l’on continue de mourir de faim), mais passons – et reposons-nous la lourde question, qui est l’enjeu du roman, de savoir si la pensée mystique de Maître Eckhart et plus largement rhénane, européenne, avec ses épigones disciples, Henri Suso, Jean Tauler, et plus tard Johannes Scheffler, appelé Angelus Silesius, ouvre réellement une autre voie aux hommes modernes, une voie de renoncement, de pauvreté volontaire, de décroissance, et par là de salut.



    La seconde imposture de Heidegger

    Nous tirerions alors la ligne, le fil rouge, comme le fait bien Alain de Libera (dans Penser au Moyen Âge), jusqu’à Heidegger 2 qui se permet, sur sa montagne de la Forêt-Noire, de prôner la Gelassenheit : positivement sérénité, égalité d’âme ; négativement, délaissement, abandon, laisser-être, laisser-faire, laisser-passer, jusqu’à l’insouciance, l’indifférence peut-être, voire l’apathie ? À sa manière, toujours madrée, dans un commentaire à Sérénité, sous forme d’un entretien imaginaire, il… laisse échapper qu’il a bien emprunté le mot et le concept à Maître Eckhart. Chez qui, dit-il dédaigneusement, « il y a beaucoup de bonnes choses à prendre et à apprendre ». Il veut alors nous faire savoir que par « sérénité » (Gelassenheit) il entend autre chose, lui, de plus profond, de moins moral, une confiance, la confiance que l’homme dans le péril où cependant il se trouve saura garder en éveil sa pensée et « préparer le chemin conduisant au cœur de l’âge atomique et à travers lui ».

    Comprenne qui voudra ces propos sibyllins, qui sur un ton grave singent une sagesse avertie, revenue de tout – de toutes les illusions, de tous les errements. C’est de 1955 que datent ces paroles, prononcées à l’occasion d’une fête champêtre à Messkirch, sa ville natale, commémorant le 175e anniversaire de la naissance du compositeur souabe Conradin Kreutzer. Heidegger 2 ne rachète pas Heidegger 1. Dix ans après la fin de la Guerre, vingt-deux ans après le discours du rectorat sur la Selbstbehauptung der deutschen Universität et après douze ans de cotisation au Parti, on attendait des paroles de repentance et des actes d’expiation, de réparation. Et du penseur, une éthique cohérente de la responsabilité. N’est-il pas curieux, non, symptomatique, que le mot responsabilité (Verantwortung) soit absent du lexique de l’anthropologie de Sein und Zeit, qui se veut pourtant exhaustive ? Il y est question de Schuld (culpabilité) et du Ruf des Gewissens (appel de la conscience morale), mais le sentiment et le principe de responsabilité n’apparaissent pas une seule fois. Oubli contingent !



    D’un lieu de mystique à un lieu de management

    Gérard Pfister termine son roman par une mélancolique méditation poétique (il est poète avant tout) sur le lieu, au bord de l’Ill, de l’ancienne Commanderie de l’Île-Verte. Il le visite en 1993, en compagnie d’un ancien membre du réseau La Main Noire, camarade de Marcel Weinum. Ils regardent ensemble un immense chantier. C’est là que le banquier Rulman Merswin avait fondé en 1371 un Ermitage destiné à des laïques qui voulaient vivre l’Évangile au cœur de la cité. Le bâtiment tomba en ruine. On le rasa et y construisit en 1734 une maison de correction qui deviendra la Prison Sainte-Marguerite, familièrement ‘s Raspelhüs, car longtemps le principal des prisonniers consista à râper du bois de gaïac, « bois de vie » originaire des Antilles et utilisé contre la syphilis. Fin XXe siècle, le bâtiment, jugé insalubre même pour une prison, fut désaffecté ; on le reconstruit et restructura, on le modernisa entièrement pour en faire le siège de l’ENA et encore d’un Centre des Études Européennes de Strasbourg (CEES).

    Quel parcours ! Quelle histoire ! Pleine de bruit et qui ne signifie rien ? Ou qui montre du sens ? Une eschatologie qui conduit à un endroit propre, fonctionnel et moderne ? « Il y a un temps pour tout, un temps pour naître, et un temps pour mourir ; un temps pour planter, et un temps pour arracher ce qui a été planté ; un temps pour bâtir, et un temps pour abattre et pleurer… »

    Les élèves de l’ENA, pépinière de l’élite républicaine, savent-ils quelque chose de l’histoire du lieu où ils se préparent à administrer la France ? Savent-ils quelque chose de la mystique rhénane d’il y a six siècles ? S’intéresseraient-ils aux écrits de Rulman Merswin, de Jean Tauler, aux spéculations de Maître Eckhart ? Probablement pas. D’autres intérêts et soucis les occupent, plus concrets ! Toute preuve du contraire serait accueillie avec joie par l’auteur de ces lignes, ainsi que par l’auteur du Livre des sources.



    Jean-Paul Sorg
    D.R. Jean-Paul Sorg
    pour Terres de femmes





    Récapitulation bibliographique :

    – Gérard Pfister, Le Livre des sources, roman, éd. Pierre-Guillaume de Roux, 426 pages, 2013 ; Marcel Weinum et la Main Noire, Arfuyen, 2007.
    – Rulman Merswin, Le Livre des neuf rochers, traduit du moyen haut-allemand et présenté par Jean Moncelon et Éliane Bouchery, avec une préface de Francis Rapp, Arfuyen, février 2011. Prix du Patrimoine Nathan Katz 2010.
    – L’Ami de Dieu de l’Oberland, Le Livre des cinq hommes, Arfuyen, mars 2011. Prix du Patrimoine Nathan Katz 2010.
    – Maître Eckhart, Sur l’humilité, Arfuyen, 1988.
    – Jean Tauler, Le Livre des Amis de Dieu ou les Institutions divines, avec une préface de Rémy Vallejo, Arfuyen, collection Ombre, janvier 2011.
    – Silesius, La rose est sans pourquoi, Arfuyen, 1988.
    – Alain de Libera, Eckhart, Suso, Tauler ou la divinisation de l’homme, Bayard Éditions, Collection L’aventure intérieure, 1996 ; Penser au Moyen Âge, Seuil, Point Essais, 1996.









    Gérard Pfister, Le Livre des sources







    GÉRARD PFISTER


    Gérard Pfister




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Pierre-Guillaume de Roux)
    la page de l’éditeur sur Le Livre des sources de Gérard Pfister
    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    une fiche bio-bibliographique sur Gérard Pfister
    → (dans la poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Gérard Pfister





    JEAN-PAUL SORG


    Jean-Paul Sorg




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